Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 06

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Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 57-65).


CHAPITRE VI

Pas plus extraordinaire qu’amusant.


Depuis quelques jours, j’avais remarqué qu’Amine était plus triste qu’à l’ordinaire ; sa maison la nuit était fermée, et le jour elle ne voyait qu’Abdalathif. On lui avait écrit beaucoup de lettres, et toutes l’avaient chagrinée. Je me perdais en réflexions pour deviner ce qu’elle pouvait avoir, et ne pouvant le pénétrer, je fus assez imbécile pour croire que les remords dont elle était agitée, causaient seuls le chagrin qu’elle paraissait avoir.

« Quoique la connaissance que j’avais de son caractère dût m’interdire cette idée, la difficulté de pénétrer la cause de son inquiétude, me la fit former. Je ne fus pas longtemps à voir que je m’étais trompé sur tout ce que j’avais imaginé.

« Amine, l’air embarrassé, pensif, sombre, était un matin à sa toilette. Abdalathif entra. Elle rougit à sa vue ; elle n’était pas accoutumée à le voir le matin, et cette visite inopinée lui déplut. Confuse et timide, à peine osa-t-elle lever les yeux sur lui. À la mine refrognée d’Abdalathif, aux regards terribles que de temps en temps il lançait sur elle, il n’était pas difficile de juger qu’il était tourmenté d’une idée fâcheuse à laquelle, vraisemblablement, elle avait donné lieu. Amine, sans doute, savait ce que c’était, car elle n’osa jamais le lui demander. Il garda quelque temps le silence.

— « Vous êtes jolie ! lui dit-il enfin, avec une fureur ironique ; vous êtes jolie ! Oui, très fidèle ! Oh ! parbleu, ma reine, parbleu ! on saura vous apprendre à être sage, et vous mettre en lieu où vous serez forcée de l’être, du moins quelque temps.

— « Quel est donc ce discours. Monsieur ? lui répondit Amine, d’un air de hauteur ; est-ce à une personne comme moi qu’il peut jamais s’adresser ? Mesurez un peu vos paroles, je vous prie ? »

« L’insolence d’Amine, dans la situation présente, parut si singulière à Abdalathif, que d’abord elle le confondit, mais enfin, la fureur prenant le dessus, il l’accabla de toutes les injures et de tout le mépris qu’il croyait lui devoir. Amine voulut alors entrer en justification : mais Abdalathif, qui, sans doute, avait des témoins convaincants de ce dont il l’accusait, lui ordonna brusquement de se taire.

« Après avoir dit toutes les impertinences que sa fureur et sa fatuité lui dictaient tour à tour, il s’empara généralement de tout ce qu’il avait donné à Aminé. Elle s’était attendue à être quittée, et elle s’en consolait, en jetant de temps en temps les yeux sur les diamants et les autres choses qu’elle croyait qui lui resteraient ; mais quand elle vit l’impitoyable Abdalathif se mettre en devoir de tout reprendre, elle poussa les cris les plus perçants et les plus douloureux. Sa mère alors entra, se jeta mille fois aux pieds d’Abdalathif, et crut l’apaiser beaucoup en lui avouant que c’était un maudit bonze qui était cause de tout ce qui arrivait.

« Loin que ce qu’on disait du bonze parût attendrir Abdalathif, il sembla le déterminer à user de toute la rigueur possible.

— « Hélas ! ajoutait tristement la mère d’Amine, nous sommes bien punies de nous être fiées à un infidèle ! Ma fille sait ce que je pensais, et que je lui ai toujours dit que cela ne pouvait que lui porter malheur ! »

« Pendant ces lamentations, Abdalathif, ayant à la main un état de tout ce qu’il avait donné à Amine, se faisait tout restituer par ordre. Lorsque cela fut fait :

— « À l’égard de l’argent que je vous ai donné, dit-il à Amine d’un air grave, je vous le laisse ; il n’a pas tenu à moi, petite reine, que vous n’ayez été plus heureuse. Cette mortification-ci vous rendra sans doute plus prudente ; je le désire sincèrement. Allez, ajouta-t-il, je n’ai plus besoin de vous ici. Rendez grâce au ciel de ce que je ne porte pas plus loin ma colère ! »

« En achevant ces paroles, il ordonna à ses esclaves de les faire sortir, n’étant pas plus ému des injures atroces qu’alors elles vomissaient contre lui, qu’il ne l’avait été des larmes qu’il leur avait vu répandre.

« La curiosité de voir l’usage qu’Amine ferait de son humiliation me fit résoudre, malgré le dégoût que ses mœurs me causaient, à la suivre dans ce réduit obscur d’où Abdalathif l’avait tirée, et où elle retourna cacher sa honte et la douleur de n’avoir pas su le ruiner.

« Ce fut dans ce triste lieu que je fus témoin de ses regrets et des imprécations de la vertueuse mère. Les débris de leur fortune, qui étaient encore considérables, les consolèrent enfin de ce qu’elles avaient perdu.

— « Hé bien ! ma fille, disait un jour la mère d’Amine, est-ce donc un si grand malheur que ce qui vous est arrivé ? Je conviens que ce monstre que vous aviez était la libéralité même : mais il est donc le seul à qui vous puissiez plaire ? D’ailleurs, quand vous n’en retrouveriez pas un aussi riche, croiriez-vous pour cela être malheureuse ? Non, ma fille ; où l’espèce manque, il faut se dédommager par le nombre. Si quatre ne suffisent pas pour le remplacer, prenez-en dix, plus même s’il le faut. Vous me direz peut-être que cela est sujet à des accidents : cela est vrai ; mais quand on ne se met au-dessus de rien, que l’on craint tout, on reste dans l’infortune et dans l’obscurité. »

« Quelque envie qu’Amine eût de mettre à profit ces sages conseils, l’abandonnement où elle était ne lui permit pas de s’en servir aussi tôt qu’elle l’aurait voulu. Son aventure avec Abdalathif lui avait si bien donné, dans Agra, la réputation d’une personne peu sûre dans le commerce, que, hors le fidèle Massoud, de qui la tendresse était à l’épreuve de tout, je ne vis chez elle, pendant longtemps, que quelques-unes de ses compagnes qui venaient la voir, plutôt sans doute pour jouir de son malheur que pour l’en consoler.

« Le temps, qui efface tout, effaça enfin la mauvaise opinion qu’on avait d’Amine. On la crut changée, on imagina que les réflexions qu’on lui avait laissé le temps de faire l’auraient guérie de la fureur d’être infidèle. Les amants revinrent. Un seigneur persan, qui arriva dans ce temps à Agra, et qui n’en savait que médiocrement les anecdotes, vit Amine, la trouva jolie, et s’en entêta d’autant plus qu’un de ces hommes obligeants, qui ne s’occupent que du noble soin de procurer des plaisirs aux autres, l’assura que, s’il avait le bonheur de plaire à Amine, il devrait lui en savoir d’autant plus de gré que ce serait la première faiblesse qu’elle aurait à se reprocher.

« Tout autre aurait cru la chose impossible ; le Persan ne la trouva qu’extraordinaire. Cette nouveauté le piqua, et à l’aide de l’irréprochable témoin de la vertu d’Amine, il acheta au plus haut prix des faveurs qui, dans Agra, commençaient à être taxées au plus bas, et n’étaient pourtant pas encore aussi méprisées qu’elles auraient dû l’être.

« Cette triste maison qu’Amine habitait fut encore une fois quittée pour un palais superbe, où brillait tout le faste des Indes. Je ne sais si Amine usa sagement de sa nouvelle fortune ; mon âme, rebutée d’étudier la sienne, alla chercher des objets plus dignes de s’occuper, dans le fond peut-être aussi méprisables, mais qui, plus ornés, la révoltaient et l’amusaient davantage.

« Je m’envolai dans une maison qu’à sa magnificence et au goût qui y régnait de toutes parts, je reconnus pour une de celles où je me plaisais à demeurer, où l’on trouve toujours le plaisir et la galanterie, et où le vice même, déguisé sous l’apparence de l’amour, embelli de toute la délicatesse et de toute l’élégance possibles, ne s’offre jamais aux yeux que sous les formes les plus séduisantes.

« La maîtresse de ce palais était charmante, et à la tendresse qu’elle avait dans les yeux, autant qu’à sa beauté, je jugeai que mon âme y trouverait des amusements. Je restai quelque temps dans son sopha sans qu’elle daignât seulement s’y asseoir. Cependant elle aimait et elle était aimée. Poursuivie par son amant, persécutée par elle-même, il n’y avait pas d’apparence que je lui fusse toujours aussi indifférent qu’elle semblait se le promettre.

« Quand j’entrai chez elle, il avait déjà obtenu la permission de lui parler de son amour ; mais quoiqu’il fût aimable et pressant, que même il eût déjà persuadé, il était encore bien loin de vaincre.

« Phénime (c’est ainsi qu’elle s’appelait) renonçait avec peine à sa vertu, et Zulma, trop respectueux pour être entreprenant, attendait, du temps et des soins, qu’elle prît pour lui autant d’amour qu’il en ressentait pour elle. Mieux informé que lui des dispositions de Phénime, je ne concevais pas qu’il pût connaître aussi peu son bonheur. Toutes les fois qu’il la trouvait seule (et sans s’en apercevoir elle lui en donnait mille occasions), l’émotion la plus tendre et la plus marquée s’emparait d’elle involontairement. Si dans le cours d’un entretien long et animé, il arrivait à Zulma de lui baiser la main ou de se jeter à ses genoux, Phénime s’effrayait, mais ne se fâchait pas ; c’était même si tendrement qu’elle se plaignait de ses entreprises !

— Et cependant, interrompit le Sultan, il ne les continuait pas ?

— Non, assurément, Sire, répondit Amanzéi ; plus il était amoureux…

— Plus il était bête, dit le Sultan, je le vois bien.

— L’amour n’est jamais plus timide, reprit Amanzéi, que quand…

— Oui, timide, interrompit encore le Sultan, voilà un beau conte ! Est-ce qu’il ne voyait pas qu’il impatientait cette dame ? À la place de cette femme-là, je l’aurais renvoyé pour jamais, moi qui vous parle !

— Il n’est pas douteux, reprit Amanzéi, qu’avec une coquette, Zulma n’eût été perdu : mais Phénime, qui réellement désirait de n’être pas vaincue, tenait compte à son amant de sa timidité. D’ailleurs, plus il ménageait les scrupules de Phénime, plus il s’assurait la victoire. Un moment donné par le caprice, s’il n’est pas saisi, ne revient peut-être jamais, mais quand c’est l’amour qui le donne, il semble que moins on le saisit, plus il s’empresse à le rendre.

« Un jour, par exemple, il entra chez Phénime ; il y avait plus d’une heure que, livrée à sa tendresse, elle ne s’occupait que de lui ; elle avait commencé par le désirer vivement, et son imagination s’échauffant par degrés, elle s’abandonna voluptueusement à son désordre ; il était au plus haut point lorsque Zulma se présenta à ses yeux. Son trouble augmenta, elle acheva de rougir en le voyant. Ah ! s’il eût deviné ce qui faisait alors rougir Phénime ! S’il eût osé même la presser ! Mais il se croyait fort mal avec elle de quelques libertés, fort innocentes, que la veille il avait voulu prendre ; il employa à lui en demander pardon le temps où elle ne se serait offensée de rien.

— Ah ! le butor ! s’écria le Sultan ; il n’est pas croyable que l’on soit si bête !

— Il ne faut cependant pas que cela vous étonne, Sire, repartit Amanzéi : tout le temps que j’ai été sopha, j’ai vu manquer plus de moments que je n’en ai vu saisir.

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