Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 07

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Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 67-76).


CHAPITRE VII

Où l’on trouvera beaucoup à reprendre.


« Un soir, en quittant Phénime, Zulma lui demanda quand il pourrait la revoir ; quoiqu’elle craignît beaucoup sa présence, elle ne savait pas s’en passer ; ainsi après avoir rêvé quelque temps, elle lui répondit qu’il pourrait la voir le lendemain.

« Phénime, qui sentait bien tout le danger qu’il y avait pour elle à être seule avec lui, avait pensé avoir du monde, et pourtant fit dire, le jour du rendez-vous, qu’elle n’y était pour personne que pour Zulma. Il lui semblait que, quand il trouvait quelqu’un chez elle, moins il avait la liberté de lui parler de son amour, plus, par mille choses qu’il imaginait, il tâchait de lui faire comprendre qu’il en était perpétuellement occupé, et l’on est si clairvoyant dans le monde ! Elle entendait si bien Zulma ! La méchanceté des spectateurs ne pouvait-elle pas leur donner cette pénétration qu’elle ne devait qu’à l’amour ? Zulma était moins dangereux pour elle quand ils étaient seuls, puisque alors il savait être respectueux, et que devant des témoins il n’était pas assez prudent ; donc il ne fallait jamais le voir en compagnie que le moins qu’il serait possible.

« D’ailleurs, il était si triste quand il ne pouvait pas lui parler ! N’y avait-il pas trop d’inhumanité à le priver d’un plaisir que jusques alors elle avait trouvé si peu de risque à lui accorder ?

« Toutes ces raisons avaient déterminé Phénime, ou du moins elle le croyait, et elle fondait toujours soit sur les usages, soit sur des choses qui lui paraissaient aussi sensées, ce que l’amour seul lui faisait faire en faveur de Zulma.

« Ce jour même elle avait été extrêmement tentée de faire son bonheur ; elle s’était dit tout ce que peut se dire une femme qui veut se vaincre elle-même sur ce qu’elle oppose à son amour ; elle s’était exagéré la constance et les soins de Zulma, ce désir toujours si pressant qu’il avait de lui plaire : elle se souvenait même avec plaisir qu’il avait toujours mieux aimé être trompé qu’infidèle. Zulma d’ailleurs était jeune, spirituel, bien fait, toutes choses sur lesquelles elle ne croyait pas appuyer, mais qui n’en étaient pas moins celles qui l’avaient le plus touchée.

— Qui diable l’arrêtait donc ? demanda le Sultan. Cette femme-là m’excède !

— Huit ans de vertu, répondit Amanzéi, huit ans dont une seule faiblesse allait lui enlever tout le mérite.

— En effet, s’écria le Sultan, voilà ce qui s’appelle une perte !

— Zulma entra, reprit Amanzéi ; et Phénime, quoiqu’il vînt plus tôt qu’elle ne l’attendait, ne laissa pas de lui dire qu’il venait bien tard.

— « Que je suis heureux, Phénime, lui dit-il tendrement, que vous me trouviez coupable ! »

« Phénime ne s’aperçut que dans cet instant de la force de ce qu’elle venait de lui dire ; elle voulut s’excuser et ne sut que répondre. Zulma sourit de l’embarras où il la voyait, et elle rougit de l’avoir vu sourire. Il se jeta à ses genoux et lui baisa la main avec une ardeur extrême ; elle fit un mouvement pour la retirer, mais comme il ne faisait pas des efforts pour la retenir, elle la lui rendit.

« Zulma, cependant, lui disait les choses les plus tendres ; elle ne lui répondait pas, mais elle l’écoutait avec une attention et une avidité qu’elle se serait sûrement reprochées si elle avait pu démêler ses mouvements. Sa gorge était un peu découverte ; elle s’aperçut qu’il y portait ses yeux, et voulut rapprocher sa robe.

— « Ah ! cruelle ! » lui dit Zulma.

« Phénime, malgré le désordre qui s’emparait d’elle, s’aperçut de celui de son amant, et craignant également l’émotion de Zulma et la sienne, elle se leva brusquement. Il fit quelques efforts pour la retenir, et n’ayant plus la force de lui parler, il tâcha, en arrosant sa main des pleurs qu’il répandait, de lui faire comprendre combien il était touché de la cruelle résolution qu’elle prenait. Tant de respect achevait d’émouvoir Phénime, mais l’amour ne l’ayant pas encore absolument vaincue, elle triompha et de ses propres désirs et de ceux de son amant, plus dangereux pour elle peut-être que les siens mêmes.

« Aussitôt qu’elle se fut débarrassée des bras de Zulma, elle lui fit signe de se relever ; il obéit. Ils se regardèrent quelque temps en gardant le silence. Phénime enfin lui dit qu’elle voulait jouer. Quelque déplacée que cette envie parût à Zulma, il ne savait pas résister aux volontés de Phénime, et il prépara tout lui-même avec autant de vivacité que si c’eût été lui qui eût désiré le jeu. Cette nouvelle preuve de sa soumission toucha extrêmement Phénime, et je la vis prête à lui demander pardon d’une fantaisie qu’alors elle trouvait ridicule.

« Le repentir de Phénime ne dura pas autant qu’il l’aurait fallu pour le bonheur de Zulma, et plus elle se sentit émue, plus elle crut devoir lui cacher son trouble. Elle se mit donc au jeu, mais il lui inspira un ennui qui lui fit bientôt connaître que ce qu’elle avait imaginé contre Zulma était, pour elle, d’une bien faible ressource. Elle ne voulut pourtant pas croire d’abord que les dispositions où elle était pour lui causassent cette langueur dans laquelle elle se sentait, et, l’attribuant uniquement au jeu qu’elle avait choisi, elle pressa son amant d’en prendre un autre : il obéit en soupirant, et elle n’en fut pas moins tourmentée. Elle croyait regarder son jeu, et ne s’occupait que de Zulma.

« L’air pénétré qu’elle lui voyait, les profonds soupirs qu’il poussait, ses larmes qu’elle voyait prêtes à couler et que son respect pour elle semblait seul retenir encore, achevèrent d’attendrir Phénime. Soit qu’enfin elle fût confuse de l’état où elle se trouvait, soit qu’elle ne pût plus soutenir les regards de Zulma, elle appuya sa tête sur sa main. Zulma ne la vit pas plutôt dans cette attitude qu’il alla se jeter à ses pieds ; ou Phénime trop occupée ne le vit pas, ou elle ne voulut pas l’en empêcher. Il profita de ce moment de faiblesse pour lui baiser la main qu’elle avait libre, et il la baisa avec plus de transports qu’un amant ordinaire n’en éprouve en jouissant de tout ce qui peut le rendre heureux.

« Comblé d’une faveur que, dans les termes mêmes où ils en étaient ensemble, il n’osait pas encore espérer, il voulut chercher dans les yeux de Phénime quel devait être son destin. Elle avait toujours la tête appuyée sur sa main ; il s’en empara doucement, et Phénime en se découvrant le visage, le laissa voir couvert de ses larmes. Ce spectacle émut Zulma au point d’en verser lui-même.

— « Ah ! Phénime ! s’écria-t-il, en poussant un profond soupir.

— « Ah ! Zulma ! » répondit-elle tendrement.

« En achevant ces paroles, ils se regardèrent, mais avec cette tendresse, ce feu, cette volupté, cet égarement que l’amour seul, et l’amour le plus vrai, peut faire sentir.

« Zulma enfin, d’une voix entrecoupée par les soupirs, reprit la parole :

— « Phénime, dit-il avec transport, ah ! s’il est vrai qu’enfin mon amour vous touche et que vous craigniez encore de me le dire, laissez du moins à ces yeux charmants, à ces yeux que j’adore, la liberté de s’expliquer en ma faveur.

— « Non, Zulma, répondit-elle, je vous aime, et je ne me pardonnerais pas de vous retrancher rien d’un triomphe que vous avez si bien mérité. Je vous aime, Zulma ; ma bouche, mon cœur, mes yeux, tout doit vous le dire, et tout vous le dit… Zulma ! mon cher Zulma ! je ne suis heureuse que depuis que je peux vous apprendre tout ce que je sens pour vous ! »

« À des paroles si douces et si peu attendues, Zulma pensa mourir de joie. Dans quelque égarement qu’elle le plongeât, il n’oublia pas que Phénime pouvait le rendre plus heureux. Quoiqu’il n’ignorât pas que l’aveu qu’elle lui faisait l’autorisait à mille choses qu’à peine jusqu’à ce moment il avait osé imaginer, le respect qu’il avait pour elle l’emportant sur ses désirs, il voulut attendre qu’elle achevât de décider de son sort.

« Phénime connaissait trop Zulma pour se méprendre au motif qui suspendait ses empressements ; elle le regarda encore avec une extrême tendresse, et, cédant enfin aux doux mouvements dont elle était agitée, elle se précipita sur lui avec une ardeur que les termes les plus forts et l’imagination la plus ardente ne pourraient jamais bien peindre.

« Que de vérité ! Que de sentiment dans leurs transports ! Non, jamais spectacle plus attendrissant ne s’était offert à mes yeux ! Tous deux, enivrés, semblaient avoir perdu tout usage de leurs sens. Ce n’était point ces mouvements momentanés que donne le désir, c’étaient ce vrai délire, cette douce fureur de l’amour toujours cherchés et si rarement sentis.

— « Ô Dieux ! Dieux ! » disait de temps en temps Zulma, sans pouvoir en dire davantage.

« Phénime, de son côté, abandonnée à tout son trouble, serrait tendrement Zulma dans ses bras, s’en arrachait pour le regarder, s’y rejetait, le regardait encore.

— « Zulma, lui disait-elle avec transport, ah ! Zulma, que j’ai connu tard le bonheur ! »

« Ces paroles étaient suivies de ce silence délicieux auquel l’âme se plaît à se livrer, lorsque les expressions manquent au sentiment qui la pénètre.

« Zulma cependant avait bien des choses encore à désirer, et Phénime, à qui son ardeur les rendait en ce moment presque aussi nécessaires qu’à lui-même, loin de vouloir rien opposer à ses désirs, s’y livra aveuglément. Il semblait même qu’elle fît encore plus pour lui qu’il ne faisait pour elle ; plus elle s’était défendue contre son amour, plus elle croyait devoir lui prouver combien sa résistance lui avait coûté, et lui faire une sorte de satisfaction sur les tourments qu’elle lui avait fait éprouver si longtemps. Elle aurait rougi de s’armer de cette fausse décence qui si souvent gêne et corrompt les plaisirs, et qui, paraissant mettre sans cesse le repentir à côté de l’amour, laisse, au milieu du bonheur même, un bonheur encore plus doux à désirer. La tendre, la sincère Phénime se serait crue coupable envers Zulma, si elle lui avait dérobé quelque chose de l’ardeur extrême qu’il lui inspirait ; elle volait avec empressement au-devant de ses caresses, et comme quelques moments auparavant elle s’estimait de lui résister, elle mettait alors toute sa gloire à le bien convaincre de sa tendresse.

« Il me serait impossible de me rappeler les discours de deux amants qui, enivrés d’eux-mêmes, s’interrogeaient et ne se donnaient jamais le temps de se répondre, et dont les idées, n’ayant alors entre elles aucune liaison, ne peignaient que le désordre de leur âme, et ne devaient pas avoir pour un tiers le même charme que pour eux. J’étais surpris et de la vivacité de leur passion, et des ressources qu’ils y trouvaient. Ils ne se séparèrent que fort tard, et Zulma fut à peine sorti, que Phénime, qui lui avait consacré tous ses moments, se mit à lui écrire.

« Zulma revint le lendemain de fort bonne heure, toujours plus amoureux, toujours plus tendrement aimé, jouir aux genoux, ou dans les bras de Phénime, des plus délicieux moments.

« Malgré le penchant qui me portait à changer souvent de demeure, je ne pus résister au désir de savoir si Zulma et Phénime s’aimeraient longtemps, et cette curiosité m’arrêta chez elle près d’un an ; mais voyant enfin que leur amour, loin de diminuer, semblait tous les jours prendre de nouvelles forces, et qu’ils avaient même joint à toutes les délicatesses, à toute la vivacité de la passion la plus ardente, la confiance et l’égalité de l’amitié la plus tendre, j’allai chercher ailleurs ma délivrance, ou de nouveaux plaisirs.

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