Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 08

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Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 77-88).


CHAPITRE VIII


« Las de la vie errante que je menais, convaincu que le sentiment dont on veut sans cesse paraître rempli est cependant ce que l’on éprouve le moins, je commençai à m’ennuyer de ma destinée, et à désirer de trouver cette occasion qui devait terminer le supplice auquel j’étais condamné.

— « Quelles mœurs ! m’écriais-je quelquefois ; non, Brahma, qui les connaît, m’a flatté d’une espérance vaine ; il n’a pas cru qu’avec ce goût effréné des plaisirs qui règne dans Agra, et ce mépris des principes qui y est si généralement répandu, je puisse jamais trouver deux personnes, telles qu’il les demande, pour m’appeler à une vie ? »

« Tout entier à ces chagrinantes réflexions, je me transportai dans une maison où tout avait l’air paisible. Une fille, âgée de près de quarante ans, y logeait seule. Quoiqu’elle fût encore assez bien pour pouvoir sans ridicule se livrer à l’amour, elle était sage, fuyait les plaisirs bruyants, voyait peu de monde, et semblait même avoir moins cherché à se faire une société agréable, qu’à vivre avec des gens qui, soit par leur âge, soit par la nature de leurs emplois, pussent la mettre à l’abri de tout soupçon. Aussi y avait-il dans Agra peu de maisons plus tristes que la sienne.

« Entre les hommes qui allaient chez elle, celui qu’elle paraissait voir avec le plus de plaisir, et qui aussi la quittait le moins, était un homme déjà d’un certain âge, grave, froid, réservé, plus encore par tempérament que par état, quoiqu’il fût chef d’un collège de Brahmines. Il était dur, haïssait les plaisirs, et ne croyait pas qu’il y en eût aucun dont l’âme du vrai sage pût n’être pas avilie. À cette mauvaise humeur, à cet extérieur sombre, je le pris d’abord pour une de ces personnes plus farouches que vertueuses, inexorables pour les autres, indulgentes pour elles-mêmes, et blâmant en public avec aigreur les vices auxquels elles se livrent en secret ; je le pris enfin pour un faux dévot. Fatmé m’avait terriblement gâté l’esprit sur les gens dont l’extérieur était sage et réglé. Quoique je me sois rarement mépris en pensant mal d’eux, je me trompais sur Moclès, et lorsque je le connus, il méritait que j’eusse de lui d’autres idées. Son âme alors était droite, et sa vertu sincère. Tout Agra le croyait plus sage même qu’il ne voulait le paraître ; personne ne doutait que son aversion pour les plaisirs ne fût réelle, et que, quelque durs que fussent ses principes, il ne les eût toujours suivis. L’on avait d’Almaïde (c’est le nom de la fille chez qui j’étais) des idées aussi favorables. L’étroite liaison qui était entre elle et Moclès n’avait donné aucun lieu à des soupçons qui leur fussent désavantageux, et quelle que soit, sur les liaisons intimes, la méchanceté du public, il n’y avait personne qui ne respectât la leur, et qui ne la crût fondée sur le goût qu’ils avaient pour la vertu.

« Moclès venait tous les soirs chez Almaïde, et, soit qu’ils fussent en compagnie, soit qu’ils fussent seuls, leurs actions étaient irréprochables, et leurs discours sages et mesurés. Communément ils agitaient quelques points de morale. Moclès, dans ces discussions, faisait toujours briller ses lumières et sa droiture. Une chose seule me déplaisait : c’était que deux personnes si supérieures aux autres, et qui tenaient toutes leurs passions dans des bornes si resserrées, n’eussent point triomphé de l’orgueil, et que mutuellement elles se proposassent pour exemple. Souvent même ne s’en reposant pas sur l’estime qu’ils avaient l’un pour l’autre, chacun d’eux entreprenait son panégyrique, et se louait avec une complaisance, une chaleur, une vanité dont assurément leur vertu n’aurait pas dû être contente.

« Quoiqu’une maison si triste m’ennuyât beaucoup, je résolus d’y demeurer quelque temps. Ce n’était pas que j’espérasse de m’y amuser un jour, ou d’y trouver ma délivrance. Plus je croyais Almaïde et Moclès assez parfaits pour l’opérer, moins j’osais attendre d’eux une faiblesse ; mais las encore de mes courses, dégoûté du monde, sentant alors avec horreur à quel point il m’avait perverti, je n’étais pas fâché d’entendre parler morale, soit que la nouveauté dont elle était pour moi fût seulement ce qui me la rendait agréable, ou que, dans les dispositions où j’étais, je la regardasse comme une chose qui pouvait m’être salutaire.

« Malgré la rare vertu dont Almaïde et Moclès étaient doués, ils mêlaient quelquefois à la morale des peintures du vice un peu trop détaillées. Leurs intentions, sans doute, étaient bonnes ; mais il n’en était pas plus prudent à eux de s’arrêter sur des idées dont on ne saurait trop éloigner son imagination, si l’on veut échapper au trouble qu’elles portent ordinairement dans les sens.

« Il y avait au moins un mois que tous les soirs ils s’amusaient de ces peintures vives que je croyais si peu faites pour eux ; et quelques sujets qu’ils traitassent d’abord, ils retombaient toujours sur celui qu’ils auraient dû éviter. Moclès, de qui insensiblement ces discours avaient adouci l’humeur, venait chez Almaïde plus tôt qu’à son ordinaire, s’y amusait davantage, et en sortait plus tard. Almaïde, de son côté, l’attendait avec plus d’impatience, le voyait avec plus de plaisir, l’écoutait avec moins de distraction. Quand Moclès arrivait chez elle et qu’il y trouvait du monde, il y avait l’air contraint et embarrassé, et elle-même ne paraissait pas être plus contente. Enfin les laissait-on seuls, je remarquais sur leur visage cette joie que ressentent deux amants qui, longtemps troublés par une visite importune, ont enfin le bonheur de pouvoir se livrer à leur tendresse. Almaïde et Moclès s’approchaient l’un de l’autre avec empressement, se plaignaient de ce qu’on ne les laissait pas assez à eux-mêmes, et se regardaient mutuellement avec une extrême complaisance. C’était à peu près la même façon de parler, mais ce n’était plus le même ton. Ils vivaient enfin avec une familiarité qui devait les mener d’autant plus loin qu’ils s’étourdissaient sur ce qui l’avait fait naître, ou (ce que je croirais plus aisément) ne le pénétraient pas.

« Moclès, un jour, louait excessivement Almaïde sur sa vertu.

— « Pour moi, dit-elle, il n’est pas bien singulier que j’aie été sage : dans une femme, les préjugés aident la vertu, mais dans un homme, ils la corrompent. C’est une espèce de sottise à vous de n’être pas galants ; en nous c’est un vice de l’être. Vous avez dû, vous par exemple qui me louez, en ne pensant que comme moi, mériter pourtant plus d’estime.

— « À ne pas examiner les choses avec cette exactitude de raisonnement qui les montre telles qu’elles sont, répondit-il gravement, on imaginerait que je suis en effet plus estimable que vous, et l’on se tromperait. Il est aisé à un homme de résister à l’amour, et tout y livre les femmes. Si ce n’est pas la tendresse qui les y porte, ce sont les sens. À défaut de ces deux mouvements qui causent tous les jours tant de désordres, elles ont la vanité qui, pour être la source de leurs faiblesses que l’on doit excuser le moins, n’en est peut-être pas moins ordinaire ; et ce qui, ajouta-t-il en soupirant et en levant les yeux au ciel, est encore plus terrible pour elles, c’est le désœuvrement perpétuel dans lequel elles languissent. Cette nonchalance fatale livre l’esprit aux idées les plus dangereuses ; l’imagination, naturellement vicieuse, les adopte et les étend ; la passion déjà née en prend plus d’empire sur le cœur, ou, s’il est encore exempt de trouble, ces fantômes de volupté que l’on se plaît à se présenter, le disposent à la faiblesse.

— « Ah, Moclès ! s’écria Almaïde en rougissant, que la vertu est difficile à pratiquer !

— « Quoi ! lui dit-il, vous aussi, Almaïde ?

— « J’ai trop de confiance en vous pour vouloir rien vous cacher, reprit-elle, et je vous avouerai que j’ai eu cruellement à combattre. Ce qui m’a longtemps étonnée, et qu’encore aujourd’hui je ne conçois pas, c’est que ce trouble qui s’empare des sens et les confond, soit indépendant de nous-mêmes : cent fois il m’a surprise dans les occupations les plus sérieuses, et qui naturellement devaient y rendre mon âme moins accessible. Quelquefois je le combattais avec assez de succès ; dans d’autres temps, moins forte contre lui, malgré moi-même il m’asservissait, entraînait mon imagination, se soumettait toutes mes facultés. Que ces honteux mouvements subjuguent une âme qui se plaît à les nourrir, et qui ne se trouve heureuse qu’autant qu’elle en est en proie, je n’en suis pas surprise ; mais pourquoi y est-on exposé quand on fait le plus grand et le plus continu de ses soins de les anéantir ?

— « Ce que l’on appelle sagesse, répondit Moclès, consiste beaucoup moins à n’être pas tenté qu’à savoir triompher de la tentation, et il y aurait trop peu de mérite à être vertueux, si, pour l’être, l’on n’avait pas d’obstacles à surmonter. Mais puisque nous en sommes sur ce chapitre, dites-moi, de grâce : depuis que vous êtes dans cet âge où le sang coulant dans les veines avec moins d’impétuosité vous rend moins susceptible de désirs, sentez-vous encore ces mouvements affreux ?

— « Ils sont beaucoup moins fréquents, repartit-elle ; mais j’y suis encore sujette.

— « Je suis aussi dans le même cas, répondit-il en soupirant.

— « Mais nous sommes fous de parler comme nous faisons, dit Almaïde en rougissant, et cette conversation n’est pas faite pour nous.

— « Je doute, toutes réflexions faites, que nous devions beaucoup la craindre, répondit Moclès en souriant d’un air vain : il est bon de se défier de soi-même, mais ce serait aussi avoir trop mauvaise opinion de nous, que de nous croire si susceptibles. Je conviens que le sujet que nous traitons ramène nécessairement à de certaines idées ; mais il est bien différent de le discuter dans la vue de s’éclairer, ou dans celle de se séduire ; et nous pouvons, je crois, sans nous tromper, nous répondre de nos motifs et nous reposer sur eux de notre tranquillité. Il ne faut pas, d’ailleurs, que vous croyiez que ces sortes d’objets, si dangereux pour les gens qui vivent dans le désordre, puissent faire la même impression sur nous : par eux-mêmes ils ne sont rien ; des personnes de la vertu la plus pure sont quelquefois forcées de s’y arrêter, sans que la discussion la plus exacte de ces matières prenne sur l’innocence de leurs mœurs. Tout est mal et corruption pour les coeurs corrompus, comme les choses qui paraissent les plus contraires à la sagesse sont sans pouvoir sur ceux qui ne cherchent point à s’y complaire.

— « Cela n’est pas douteux, puisque vous le croyez, répondit-elle ; et je n’ai garde de me faire des scrupules, quand il vous paraît que je n’en dois pas avoir.

— « Vous ne devineriez jamais, lui dit-il, la curiosité qui m’occupe. Je n’ose vous la découvrir, parce que je la crois indiscrète, et je ne puis cependant y résister. Je voudrais savoir si jamais on ne vous a fait de propositions d’un certain genre ; si jamais enfin (pour vous montrer ma curiosité toute entière) vous n’avez essuyé les transports d’aucun homme, soit volontairement, soit malgré vous ? »

« À cette question qu’Almaïde n’avait pas prévue, elle demeura étonnée, rougit, et parut rêver. Enfin, prenant son parti :

— « Mais oui, répondit-elle avec embarras ; et, puisque vous voulez le savoir, je vous avouerai naturellement qu’un jour un jeune étourdi qui (car je ne veux rien vous dissimuler), malgré mon aversion pour les hommes, me paraissait assez aimable, me trouvant seule, me dit de ces galanteries que les hommes croient nous devoir, quand nous ne sommes pas encore parvenues à cet âge heureux qui ne leur inspire pour nous que du respect, ou que nous sommes assez à plaindre pour avoir une figure qui nous expose à leurs désirs. Nous étions seuls ; je lui répondis selon les principes que je m’étais faits. Loin que ma réponse lui imposât, il crut que je cherchais moins à lui dérober sa conquête, qu’à la lui faire valoir ; il osa même m’assurer que je l’aimerais. Vous imaginez bien que je lui soutins fortement le contraire. Je ne sais avec quelles femmes vivait ordinairement cet étourdi ; mais assurément elles ne l’avaient pas accoutumé au respect. Il s’approcha de moi, et, me prenant brusquement entre ses bras, il me renversa sur un sopha. Dispensez-moi, de grâce, du reste d’un récit qui blesserait ma pudeur, et qui peut-être troublerait encore mes sens. Qu’il vous suffise de savoir…

— « Non, interrompit Moclès, vous me direz tout : c’est moins, je le vois (et ne le vois pas sans frémir pour vous), la crainte d’émouvoir vos sens ou de blesser la pudeur qui vous ferme la bouche, que la honte d’avouer que vous avez été trop sensible, et ce motif, loin d’être louable, ne saurait être trop blâmé. Je puis, je crois même devoir ajouter à ce que je vous dis, que s’il est vrai que vous craignez que le récit que j’exige de vous ne vous jette dans une émotion dangereuse, vous ne pouvez le supprimer ou l’adoucir sans être coupable. N’est-il donc pour vous d’aucune conséquence d’ignorer ce que peuvent sur vous de certaines idées ? Oserez-vous compter sur vous-même, quand vous ne vous serez pas éprouvée ? Ainsi donc, ménageant toujours votre âme, vous ignorez toujours quelles sont ses forces ! Almaïde, croyez-moi, l’on ne craint jamais assez un danger que l’on ne connaît pas, et l’on ne tombe ordinairement que pour avoir trop compté sur soi-même. Vous ne pouvez donc peser trop sur toutes les circonstances de votre histoire ; ce n’est que par l’effet qu’elles feront aujourd’hui sur vous, que vous pourrez apprendre jusques où vont les progrès que vous avez faits dans le chemin de la vertu, ou (ce qui est encore plus essentiel) ce qu’il vous reste encore à détruire pour parvenir à cette aversion totale des plaisirs, qui seule fait les vertueux. »

« Ce conseil me surprit dans la bouche de Moclès ; je lui connaissais de la droiture et des lumières, et je ne concevais pas ce qui dans cet instant le faisait raisonner d’une façon si contraire à ses principes. « Quoi ! me dis-je avec étonnement, c’est Moclès, ce sage Moclès ! qui conseille à Almaïde de peser sur des détails qui peuvent blesser la pudeur, et porter la corruption ? » L’envie que j’avais de m’éclaircir des motifs de Moclès, me le fit regarder avec attention, et je lui trouvai tant d’agrément dans les yeux, que je commençai à croire que je pourrais bien trouver ma délivrance dans le lieu du monde où j’aurais le moins osé l’attendre.

« Pendant que je fondais de si douces espérances, autant sur l’idée que j’avais de la vertu d’Almaïde et de Moclès que sur le trouble où tous deux commençaient à se mettre, Almaïde continua son histoire.

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