Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 12

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Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 153-161).


CHAPITRE XII

Le même, à peu près, que le précédent.


Si le désagrément qui arrivait à Zulica la mortifia beaucoup, il ne lui ôta pas la présence d’esprit qui lui était nécessaire dans un accident aussi fâcheux. Elle félicita Mazulhim, se plaignit de tout autre chose que de ce qui la pénétrait de fureur ; et, pour tâcher de sauver sa gloire, ne craignit pas de lui faire un honneur qu’assurément il ne méritait point.

« Je ne sais si ce fut pour mortifier Zulica, ou si, contre son ordinaire, il voulait se rendre justice ; mais, quelque chose qu’elle fît, il ne voulut jamais croire qu’il fût ce qu’elle disait. Il y avait, disait-il opiniâtrement, des jours malheureux ; des jours que si on les prévoyait, on mourrait plutôt que de les attendre.

« Zulica convenait bien qu’il y en avait qui, en effet, ne commençaient pas d’une façon brillante, mais dont à la fin on trouvait plus à se louer qu’à se plaindre.

« Ils se mirent à se promener dans la chambre, tous deux fort embarrassés l’un de l’autre, sans amour, sans désirs, et réduits, par leur mutuelle imprudence et l’arrangement qu’entraîne un rendez-vous dans une petite maison, à passer ensemble le reste d’un jour qu’ils ne paraissaient pas disposés à employer d’une façon qui pût leur plaire. Ils se promenèrent quelque temps sans rien dire ; de temps en temps cependant ils se souriaient d’une façon froide et contrainte.

— « Vous rêvez ! lui dit-il enfin.

— « Vous vous en étonnez ? répondit-elle d’un air prude ; pensez-vous que d’être avec quelqu’un comme je suis avec vous ne soit point, pour une femme raisonnable, une chose extraordinaire ?

— « Non, répliqua-t-il ; j’y crois les femmes raisonnables tout à fait accoutumées.

— « Il paraît bien, reprit-elle, que vous ignorez ce que cela prend sur elles, et combien, avant que de se rendre, elles éprouvent de combats.

— « Ce que vous dites, par exemple, est très probable, répliqua-t-il ; car à la façon dont elles les ont abrégés, il fallait qu’ils les fatiguassent cruellement.

— « Voilà, s’écria-t-elle, un des plus mauvais propos qu’on puisse tenir. Croyez-vous avoir eu bien de l’esprit, quand vous avez dit de pareilles choses ? Savez-vous bien que ce n’est là qu’un vrai discours de petit-maître ?

— « Je ne l’en tiendrai pas plus mauvais pour cela, répondit-il.

— « Du moins vous le trouveriez bien faux, reprit-elle, si vous saviez ce qu’il m’en a coûté pour vous prendre.

— « Quoi, s’écria-t-il, vous y avez rêvé ! Cela m’outrage ; je me flattais du contraire, et je vous sais mauvais gré de m’ôter une erreur à laquelle je gagnais, sans que vous y perdissiez rien dans mon esprit. Eh ! dites-moi de grâce, Zâdis vous a-t-il autant coûté de réflexions ?

— « Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle froidement : qu’est-ce que c’est que Zâdis ?

— « Je vous demande pardon, répondit-il en raillant ; j’aurais juré que vous le connaissiez.

— « Oui, répondit-elle, comme on connaît tout le monde.

— « Je crois, tout peu connu qu’il vous est, qu’il serait bien fâché s’il vous savait ici, continua-t-il, et je me trompe fort, ou vos bontés pour moi le chagrineraient beaucoup. Soyez de bonne foi, ajouta-t-il en lui voyant hausser les épaules, Zâdis vous plaisait avant que j’eusse le bonheur de vous plaire, et je parierais même qu’actuellement vous êtes bien ensemble.

— « Voilà, répondit-elle, une plaisanterie d’un bien mauvais genre ! »

« À ces mots, il la conduisit de mon côté, mais d’un air qui faisait aisément connaître que la bienséance seule y guidait ses pas.

— « Il est vrai que vous êtes charmante, lui dit-il, et sans un air un peu trop décent que même avec moi vous ne quittez pas, je ne connais personne qui pût mieux que vous faire le bonheur d’un amant.

— « J’avoue, répondit-elle, que naturellement je suis réservée ; ce n’est pourtant pas à vous à vous en plaindre.

— « Vous me rendez heureux, sans doute, répliqua-t-il : mais, née sans désirs, vous n’accordez pas assez à ceux que vous faites naître ; je sens de la contrainte dans tout ce que vous faites pour moi : vous craignez sans cesse de vous livrer trop, et entre nous, je vous soupçonne d’être assez peu sensible. »

« Mazulhim, en parlant ainsi à Zulica, lui serrait les mains d’un air passionné.

— « Quoique l’excès de vos charmes m’ait déjà nui, poursuivit-il, je ne saurais me refuser au plaisir de les admirer encore ; dussé-je même en périr, tant de beautés ne me seront pas cachées plus longtemps ! Dieux, s’écria-t-il avec transport, ah ! s’il se peut, rendez-moi digne de mon bonheur ! »

« Quelque chose que Zulica eût dite de son peu de sensibilité, l’admiration où Mazulhim paraissait plongé, la vivacité de ses transports, les soins qu’il prenait pour les lui faire partager, l’émurent et la troublèrent.

— « Vous plaindrez-vous ? » lui dit-elle tendrement.

« Il ne lui répondit qu’en voulant lui prouver toute sa reconnaissance : mais Zulica se souvenait encore du peu de fond qu’il y avait à faire sur lui, et redoutant tout de l’égarement dans lequel elle le voyait :

— « Ah ! Mazulhim, lui dit-elle, d’un ton qui marquait toute sa crainte, n’allez-vous pas m’aimer trop ? »

« Quoique Mazulhim ne pût s’empêcher de rire de sa terreur, elle se trouva moins aimée qu’elle ne craignait de l’être.

« Leur bonheur mutuel leur ôta cette contrainte et cet air ennuyé que depuis quelque temps ils avaient l’un avec l’autre. Leur conversation s’anima ; Zulica, qui croyait avoir délivré Mazulhim des mains des enchanteurs, s’applaudissait de l’ouvrage de ses charmes, et Mazulhim, plus content de lui-même, s’abandonnait aussi à son enjouement.

« Comme ils étaient dans ces heureuses dispositions, on vint servir ; leur repas fut gai.

« Mazulhim, moins touché encore l’après-souper des charmes de Zulica qu’il ne l’avait été dans la journée, entre mille idées d’amusements qu’il lui proposa, ne trouva jamais ce qui aurait pu lui convenir, et Zulica se prépara à sortir, d’un air qui me fit douter de la revoir.

« Cependant, malgré la mauvaise humeur de Zulica, et la façon dont Mazulhim l’avait traitée, il osa cependant, avant que de la quitter, lui demander qu’ils se revissent, et ajouter, avec empressement, qu’il fallait que ce fût dans deux jours. Quoiqu’en ce moment elle eût, je crois, peu d’envie de lui accorder ce qu’il semblait désirer avec tant d’ardeur, elle lui répondit qu’elle le voulait bien, mais si froidement que je n’imaginai pas qu’elle voulût lui tenir parole.

« En cet instant je fis réflexion qu’après le départ de Mazulhim je m’ennuierais dans sa petite maison ; qu’il suffirait que j’y revinsse quand il y reviendrait lui-même, et que je ne pouvais mieux faire, pour m’amuser et pour m’instruire, que de suivre Zulica chez elle ; je m’abandonnai à cette idée, et montai avec elle dans son palanquin. Aussitôt que je fus dans son palais, j’allai, par le mouvement de l’attraction que Brahma avait mise en moi, me cacher dans le premier sopha qui s’offrit à mes yeux.

« Zulica venait, le lendemain, de se mettre à sa toilette, lorsqu’on lui annonça Zàdis ; elle le fit prier d’attendre, soit qu’elle ne voulût paraître à ses yeux qu’avec toute la beauté qu’elle avait ordinairement lorsqu’elle s’était préparée, ou qu’elle imaginât qu’il serait indécent qu’il la vît dans le désordre où elle était alors. Vu la fausseté de Zulica, cette dernière raison n’était peut-être pas aussi imaginaire qu’elle pourrait le paraître.

« Zâdis entra enfin ; quand on ne l’aurait pas nommé, au portrait que la veille j’en avais entendu faire à Mazulhim, je l’aurais reconnu. Il était grave, froid, contraint, et avait toute la mine de traiter l’amour avec cette dignité de sentiment, cette scrupuleuse délicatesse qui sont aujourd’hui si ridicules, et qui peut-être ont toujours été plus ennuyeuses encore que respectables.

« Zâdis s’approcha de Zulica avec autant de timidité que s’il ne lui eût pas encore déclaré sa passion ; de son côté, elle le reçut avec une politesse étudiée et cérémonieuse, et un air aussi prude qu’il le fallait pour le tromper toujours.

« Lorsqu’elle fut coiffée, ses femmes sortirent.

— « Voulez-vous bien, Zâdis, lui demanda-t-elle d’un air d’autorité, me dire ce que vous avez ?

— « Le croiriez-vous, Madame ? lui dit-il en rougissant de l’absurdité qu’il trouvait dans ce qu’il allait lui dire ; je suis jaloux !

— « Vous ! Zâdis, s’écria-t-elle d’un air d’étonnement. C’est moi que vous aimez, je vous aime, et vous êtes jaloux ? Y pensez-vous bien ?

— « Ah ! Madame, répliqua-t-il d’un air pénétré, ne m’accablez point de votre colère ! Je sens tout le ridicule de mes idées ; j’en rougis moi-même. Mon esprit se refuse aux mouvements de mon cœur et les désavoue ; cependant ils m’entraînent, et tout le respect que j’ai pour vous, toute l’estime que je vous dois, n’empêchent pas que je ne sois cruellement tourmenté. La honte enfin que je me fais de mes soupçons ne les détruit point.

— « Écoutez-moi, Zâdis, lui répondit-elle d’un air majestueux, et souvenez-vous à jamais de ce que je vais vous dire. Je vous aime, je ne crains point de vous le répéter, et je vais vous donner de mes sentiments une preuve qui, pour vous, doit être sans réplique : c’est de vous pardonner vos soupçons. Peut-être pourrais-je vous dire que ce qu’il vous en a coûté pour me vaincre, et la façon dont je vis, ne devraient vous laisser aucun lieu de douter de moi, et qu’une personne de mon caractère doit inspirer de la confiance. Je devrais même mépriser vos craintes, ou m’en offenser ; mais il est plus doux pour mon cœur de vous rassurer, et mon amour veut bien descendre jusqu’à une explication.

— « Ah ! Madame, s’écria Zâdis en se prosternant à ses genoux, je crois que vous m’aimez ; et je mourrais de douleur, si je pouvais penser que des soupçons auxquels même je ne me suis pas arrêté longtemps, fussent pour vous une raison de douter de mon respect.

— « Non, Zâdis, répondit-elle en souriant, je n’en doute pas ; mais sachons un peu ce qui vous a donné de l’inquiétude !

— « Qu’importe, Madame, quand je n’en ai plus ? reprit-il.

— « Je le veux savoir ! répliqua-t-elle.

— « Hé bien ! dit-il, les soins que Mazulhim a paru vous rendre…

— « Quoi ! interrompit-elle, c’est de lui que vous étiez jaloux ? Ah ! Zâdis, êtes-vous fait pour craindre Mazulhim, et m’avez-vous assez méprisée pour croire qu’il pût jamais me plaire ? Ah ! Zâdis, dois-je et puis-je jamais vous le pardonner ? »

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