Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 13

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Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 163-174).


CHAPITRE XIII

Fin d’une aventure, et commencement d’une autre.


« En achevant ces paroles, ses yeux se mouillèrent de quelques larmes, et Zâdis, qui les croyait sincères, ne put s’empêcher d’y mêler les siennes.

— « Oui, j’ai tort, lui disait-il tendrement ; et, quelque violente que soit ma passion pour vous, je sens qu’elle ne peut pas même me servir d’excuse.

— « Ah ! cruel ! répondit-elle en sanglotant, soyez jaloux si vous le voulez ; abandonnez-vous à toute votre frénésie, j’y consens ; mais si vous me connaissez assez peu pour vous défier de ma tendresse, du moins ne me soupçonnez pas d’être capable d’aimer Mazulhim.

— « Non, reprit-il, je puis avoir le ridicule de le craindre quelquefois, mais je vous jure que je n’aurai jamais celui de le croire.

— « Et moi je n’en jurerais pas, répondit-elle. De l’humeur dont vous êtes, ce doit être pour vous une chose délicieuse que d’entendre mal parler de votre maîtresse, et de venir lui faire une querelle la plus grande du monde sur les propos du premier fat qui, connaissant votre caractère, aura voulu vous donner de l’inquiétude.

— « Ne parlons plus de lui, répondit-il ; et puisque vous m’avez pardonné, et que, jusques à mes injustices, tout vous prouve que je vous adore, ne perdons pas des moments précieux, et daignez me confirmer ma grâce. »

« À ces mots, que Zulica comprenait fort bien, elle prit un air embarrassé.

— « Que vous êtes incommode avec vos désirs ! lui dit-elle ; ne me les sacrifierez-vous donc jamais ? Si vous saviez combien je vous aimerais, si vous étiez plus raisonnable… Cela est vrai, ajouta-t-elle en le voyant sourire, je vous en aimerais mille fois plus ; je le croirais du moins, et n’ayant rien à craindre de vous du côté de ce que je hais, vous me verriez livrer avec beaucoup plus d’ardeur aux choses qui me plaisent. »

« Tout en disant ces augustes paroles, elle se laissait conduire languissamment de mon côté.

— « Je vous le jure, dit-elle à Zâdis, quand elle fut sur moi, que, de ma vie, je ne me brouillerai avec vous.

— « Je le voudrais bien, répondit-il ; mais je ne l’espère pas !

— « Et moi, répondit-elle, à ce que me coûtent les raccommodements, je commence à le croire ! »

« Malgré sa répugnance, Zulica céda enfin aux empressements de Zâdis : mais ce fut avec une décence ! une majesté ! une pudeur ! dont on n’a peut-être pas d’exemple en pareil cas. Un autre que Zâdis s’en serait plaint sans doute ; pour lui, attaché aux plus minutieuses bienséances, la vertu déplacée de Zulica le transporta de plaisir, et il imita du mieux qu’il put l’air de grandeur et de dignité qu’il lui voyait, et fut d’autant plus content d’elle qu’elle lui témoignait moins d’amour.

« Je ne sais pourtant pas comment les choses à la fin se tournèrent dans l’imagination de Zulica ; mais elle lui proposa de passer la journée avec elle. Pour que personne ne sût qu’ils étaient ensemble, et le temps qu’ils y demeureraient ; en un mot, plus pour éviter les discours que pour toute autre raison, elle ordonna qu’on dît qu’elle n’était pas chez elle. Zâdis, que sa jalousie n’avait, comme c’est l’ordinaire, rendu que plus amoureux, répondit fort bien aux bontés de Zulica, et, malgré sa taciturnité, ne l’ennuya pas une minute. Il sortit enfin vers la moitié de la nuit et quitta Zulica, persuadé, autant qu’on peut l’être, qu’elle était la femme d’Agra la plus raisonnable et la plus tendre. Elle dit à Zâdis, en le quittant, qu’une affaire fort importante l’empêcherait de le voir le lendemain ; et le soir marqué pour le rendez-vous fut à peine arrivé, qu’elle monta dans son palanquin, et prit, avec mon âme qui la suivit, le chemin de la petite maison, où nous ne trouvâmes qu’un esclave qui attendait et elle et Mazulhim.

— « Comment donc ! dit-elle à l’esclave, d’un ton brusque, il n’est pas encore ici ? Je le trouve charmant de se faire attendre ! Il est admirable que je sois ici la première ! »

« L’esclave l’assura que Mazulhim allait arriver.

— « Mais, reprit-elle, c’est que ce sont des airs tout particuliers que ceux qu’il se donne ! »

« L’esclave sortit, et Zulica vint d’un air colère se mettre sur moi. Comme elle était naturellement impétueuse, elle n’y fut pas tranquille, et en s’accusant tout haut d’être d’une facilité sans exemple, elle jura mille fois de ne plus voir Mazulhim. Enfin elle entendit un char arrêter ; préparée à dire à Mazulhim tout ce que la colère pouvait lui fournir, elle se leva vivement et, ouvrant la porte :

— « En vérité, Monsieur, dit-elle, vous avez des façons aussi singulières, aussi rares ! Ah ! Ciel ! » s’écria-t-elle en voyant l’homme qui entrait.

« Je fus presque aussi étonné qu’elle à la vue d’un homme que je ne connaissais pas. La colère et la surprise qui saisirent Zulica à l’aspect de l’homme qui venait d’entrer, l’empêchaient de parler.

— « Je sais, Madame, lui dit cet Indien d’un air respectueux, combien vous devez être étonnée de me voir. Je n’ignore pas davantage les raisons qui vous feraient désirer ici toute autre vue que la mienne. Si ma présence vous interdit, la vôtre ne me cause pas moins d’émotion. Je ne m’attendais pas que la personne à qui Mazulhim m’a prié de porter ses excuses, serait celle de toutes à qui (si j’avais eu le bonheur d’être à sa place) j’aurais voulu manquer le moins. Ce n’est pas cependant que Mazulhim soit coupable ; non, Madame, il sait tout ce qu’il doit à vos bontés ; il brûlait de venir à vos genoux vous parler de sa reconnaissance : des ordres cruels, auxquels même il a pensé désobéir, quelque sacrés qu’ils lui doivent être, l’ont arraché à d’aussi doux plaisirs. Il a cru devoir compter sur ma discrétion plus que sur celle d’un esclave, et n’a pas imaginé qu’il fallût mettre au hasard un secret où une personne telle que vous se trouve aussi particulièrement intéressée. »

« Zulica était si étonnée de ce qui lui arrivait, que l’Indien aurait pu parler plus longtemps sans qu’elle eût la force de l’interrompre. L’embarras où elle était lui faisait même souhaiter qu’il eût encore plus de choses à lui dire. Consternée, et presque sans mouvement, elle baissait les yeux, n’osait le regarder, rougissait de honte et de colère. Enfin elle se mit à pleurer. L’Indien, lui prenant civilement la main, la conduisit sur moi, où, sans prononcer une seule parole, elle se laissa tomber.

— « Je le vois, Madame, continua-t-il, vous vous obstinez à croire Mazulhim coupable, et tout ce que je puis vous dire pour le justifier semble augmenter la colère où vous êtes contre lui. Qu’il est heureux ! Tout mon ami qu’il est, que j’envie les précieuses larmes qu’il vous fait verser ! Que tant d’amour !…

— « Qui vous dit que je l’aime, Monsieur ? interrompit fièrement Zulica, qui avait eu le temps de se remettre. Ne puis-je pas être venue ici pour des choses où l’amour n’a point de part ? Ne peut-on voir Mazulhim sans concevoir pour lui les sentiments que vous semblez m’attribuer ? Sur quoi enfin osez-vous juger qu’il offense mon cœur ?

— « J’ose croire, répondit l’Indien en souriant, que si mes conjectures ne sont pas vraies, au moins elles sont vraisemblables. Les pleurs que vous versez, votre colère, l’heure à laquelle je vous trouve dans un lieu qui jamais n’a été consacré qu’à l’amour, tout m’a fait croire que lui seul avait eu le pouvoir de vous y conduire. Ne vous en défendez pas, Madame, ajouta-t-il, vous aimez : faites-vous, si vous le voulez, un crime de l’objet, et non de la passion.

— « Quoi ! s’écria Zulica, que rien ne faisait renoncer à la fausseté, Mazulhim a osé vous dire que je l’aimais !

— « Oui, Madame.

— « Et vous le croyez ? lui demanda-t-elle avec étonnement.

— « Vous me permettrez de vous dire, répondit-il, que la chose est si probable qu’il serait ridicule d’en douter.

— « Hé bien ! oui, Monsieur, répliqua-t-elle, oui, je l’aimais, je le lui ai dit, je venais ici le lui prouver ; l’ingrat avait enfin su m’amener jusque-là. Je ne rougis pas de vous l’avouer, mais le perfide n’aura jamais d’autres preuves de ma faiblesse que l’aveu que je lui en ai fait. Un jour plus tard, ciel ! que serais-je devenue ?

— « Eh ! Madame ! dit froidement l’Indien, pensez-vous que Mazulhim ait eu assez mauvaise opinion de moi, pour ne m’avoir confié que la moitié du secret ?

— « Qu’a-t-il donc pu vous dire ? demanda-t-elle aigrement ; a-t-il joint la calomnie à l’outrage, et serait-il assez indigne ?…

— « Mazulhim peut être indiscret, répondit-il, mais j’ai peine à le croire menteur.

— « Ah ! le fourbe ! s’écria-t-elle ; c’est la première fois que je viens ici.

— « Mazulhim m’a tout dit ! Je n’ignore pas que vous avez comblé ses vœux ; je sais même des détails de son bonheur qui vous étonneraient. Ne vous en offensez point, poursuivit-il ; sa félicité était trop grande pour qu’il pût la contenir ; moins content, moins transporté, sans doute, il aurait été plus discret. Ce n’est pas sa vanité, c’est sa joie qui n’a pu se taire.

— « Mazulhim ! interrompit-elle avec transport ; ah, le traître ! Quoi ! Mazulhim me sacrifie ! Mazulhim vous a tout dit ? Il a bien fait, poursuivit-elle d’un ton plus modéré ; je ne connaissais pas encore les hommes, et grâce à ses soins j’en serai quitte pour une faiblesse !

— « Eh ! Madame, répondit froidement l’Indien qui feignait de la croire, ce n’est pas vous venger : c’est vous punir.

— « Non, répondit-elle, non, tous les hommes sont perfides, j’en fais une trop cruelle expérience pour en pouvoir douter ; non, ils ressemblent tous à Mazulhim !

— « Ah ! ne le croyez pas, s’écria-t-il ; j’ose vous jurer que si vous m’aviez mis à sa place, vous ne l’auriez jamais vu à la mienne.

— « Mais, reprit-elle, ces ordres qui l’ont retenu ne sont qu’un vain prétexte, et sans doute il m’abandonne ? Ah ! ne craignez point de me l’apprendre.

— « Eh bien ! oui, Madame, répondit l’Indien ; il serait inutile de vous le cacher, Mazulhim ne vous aime plus.

— « Il ne m’aime plus ! s’écria-t-elle douloureusement ; ah ! ce coup me tue ! L’ingrat ! Était-ce là le prix qu’il réservait à ma tendresse ? »

« En finissant ces paroles, elle fit encore quelques exclamations et joua tour à tour les larmes, la fureur et l’abattement. L’Indien, qui la connaissait, ne s’opposait à rien, et feignait toujours d’être pénétré d’admiration pour elle.

— « Je sens que je me meurs, Monsieur, lui dit-elle, après avoir longtemps pleuré ; ce n’est point à un cœur aussi sensible, aussi délicat que le mien, qu’on peut porter impunément d’aussi rudes coups. Mais qu’aurait-il donc fait, si je l’avais trompé ?

— « Il vous aurait adorée, répondit l’Indien.

— « Je ne conçois rien, reprit-elle, à ce procédé ; je m’y perds. Si l’ingrat ne m’aimait plus, et qu’il craignît de me l’annoncer lui-même, ne pouvait-il pas me l’écrire ? Romprait-on plus indignement avec l’objet le plus méprisable ? Pourquoi encore faut-il que ce soit vous qu’il choisisse pour me le faire dire ?

— « Je ne vois que trop, répliqua l’Indien, que le choix du confident vous déplaît plus encore que la confidence même, et je puis vous jurer que connaissant, comme je fais, votre injuste aversion pour moi, vous ne m’auriez pas vu ici, si Mazulhim m’avait nommé la dame à laquelle il me priait de porter ses excuses. C’est donc fort innocemment, ajouta-t-il, que je contribue à vous donner le chagrin que vous puissiez recevoir, et que je me trouve mêlé dans des secrets que sûrement vous aimeriez mieux voir entre les mains de tout autre qu’entre les miennes.

— « Je ne sais ce qui vous le fait croire, répondit-elle d’un air embarrassé ; les secrets de la nature de celui dont vous vous trouvez aujourd’hui possesseur, ne se confient ordinairement à personne : mais je n’ai point de raisons particulières…

— « Pardonnez-moi, Madame, interrompit-il vivement, vous me haïssez ; je n’ignore pas qu’en toute occasion mon esprit, ma figure et mes mœurs ont été l’objet de vos railleries, ou de votre plus sévère critique.

— « Moi ! Monsieur, dit-elle en rougissant, je n’ai jamais rien dit de vous dont vous puissiez être fâché. D’ailleurs à peine nous connaissons-nous ; vous ne m’avez jamais donné sujet de me plaindre de vous, et je ne me crois pas assez ridicule…

— « Brisons là, de grâce, Madame ! interrompit-il ; une plus longue explication vous gênerait. Mais puisque nous sommes sur ce chapitre, permettez-moi seulement de vous dire que par les sentiments que j’ai toujours eus pour vous (sentiments tels que votre injustice n’a pas pu un moment les altérer), j’étais l’homme du monde qui méritais le plus votre pitié et le moins votre haine. Oui, Madame, ajouta-t-il, rien n’a été capable d’éteindre le malheureux amour que vous m’avez inspiré ; vos mépris, votre haine, votre acharnement contre moi, m’ont fait gémir, mais ne m’ont pas guéri. »

« Zulica, gagnée par un discours si respectueux, lui avoua qu’en effet, par un caprice dont elle n’avait jamais pu découvrir la source, elle s’était ouvertement déclarée son ennemie ; mais que c’était un tort qu’elle comptait si bien réparer qu’il n’en serait plus question entre eux, et qu’elle l’assurait de son estime, de son amitié et de sa reconnaissance.

« Après l’avoir prié de vouloir bien lui garder le secret le plus inviolable, elle se leva dans l’intention de sortir.

— « Où voulez-vous aller, Madame ? lui dit l’Indien en la retenant. Vous n’avez ici personne à vous ; j’ai renvoyé mes gens, et l’heure à laquelle ils doivent revenir est encore bien éloignée.

— « N’importe, répliqua-t-elle ; je ne puis rester dans un lieu où tout me reproche ma faiblesse.

— « Oubliez Mazulhim, reprit-il ; cette maison aujourd’hui n’est point à lui, il me l’a cédée ; permettez à l’homme du monde qui s’intéresse le plus véritablement à vous, de vous prier d’y commander. Songez, du moins, à ce que vous voulez faire. Vous ne pouvez sortir à l’heure qu’il est sans risquer d’être rencontrée. Que votre colère ne vous fasse pas oublier ce que vous vous devez. »

« Zulica résista longtemps aux raisons que Nassès (c’était le nom de l’Indien) lui apportait pour la faire rester.

— « Tout était préparé ici pour vous recevoir, ajouta-t-il : souffrez que j’y passe la soirée avec vous ; ce que vous êtes, ce que je suis moi-même, tout doit vous répondre de mon respect. »

« Après quelque résistance, Zulica, persuadée par ce que lui disait Nassès, consentit enfin à rester. »

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