Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 175-183).


CHAPITRE XIV

Qui contient moins de faits que de discours.


Amanzéi, le lendemain, continua ainsi :

— « Dans le fond, dit Zulica, ce n’est pas Mazulhim que je pleure : c’est ma faiblesse, c’est de m’être donnée à un homme si indigne de moi.

— « J’avoue, répliqua Nassès d’un air simple, que le tour qu’il vous joue ne doit pas le rendre aimable à vos yeux ; cependant, si vous voulez le juger sans prévention, je ne doute pas que vous ne lui trouviez des agréments, car enfin il en a.

— « Si vous voulez, répondit-elle dédaigneusement : d’abord, il n’est pas bien fait.

— « Je ne sais pas, reprit-il, mais personne, cependant, n’a plus de grâce que lui, il a la plus belle tête et la plus belle jambe du monde, l’air noble et aisé, l’esprit vif, léger, amusant.

— « Oui, reprit-elle, je ne nie point qu’il ne soit une bagatelle assez jolie ; mais, après tout, il n’est que cela, et de plus je vous assure qu’il s’en faut beaucoup qu’il soit aussi amusant qu’on le dit. Entre nous, c’est un fat, d’une présomption, d’une suffisance !…

— « Je pardonne un peu d’orgueil à un homme assez heureux pour vous avoir plu, interrompit Nassès ; on en prend à moins tous les jours.

— « Mais, Nassès, répondit-elle, pour un homme qui me dit qu’il m’aime, et qui veut que je le croie apparemment, vous me tenez de singuliers propos.

— « Tout odieux que vous est à présent Mazulhim, répondit Nassès, il vous l’est encore moins que moi, et je croirais risquer plus à vous parler d’un amant que vous n’aimerez jamais que je ne fais à vous entretenir d’un que vous avez si tendrement aimé. Il vous occupe encore si vivement que jamais je ne prononce son nom, que vos yeux ne se mouillent de larmes ; actuellement encore ils s’en remplissent, et vous voulez en vain me les cacher. Ah ! retenez vos pleurs, aimable Zulica, s’écria-t-il ; ils me percent le cœur ! Je ne puis, sans un attendrissement qui me devient funeste, les voir couler de vos yeux. »

« Zulica, qui depuis quelque temps n’avait pas envie de pleurer, ne put entendre ce discours sans se croire obligée de verser de nouvelles larmes. Nassès, qui se divertissait de tout le manège qu’il lui faisait faire à son gré, la laissa quelque temps dans cette douleur affectée. Cependant, pour ne pas perdre ses moments auprès d’elle, il s’amusa à lui baiser la gorge qu’elle avait extrêmement découverte. Elle fut assez longtemps sans daigner songer à ce qu’il faisait, et ce ne fut qu’après lui avoir laissé là-dessus entière liberté, qu’elle s’avisa d’y trouver à redire.

— « Vous n’y pensez pas. Nassès, lui dit-elle, ayant toujours un mouchoir sur ses yeux ; voilà des libertés qui me blessent, vraiment !

— « Je le crois, répondit-il, n’allez-vous pas prendre cela pour une faveur ? Regardez-moi donc, ajouta-t-il, que je voie vos yeux.

— « Non, reprit-elle ; ils ont trop pleuré pour être beaux.

— « Sans vos larmes, répliqua-t-il, vous me paraîtriez bien moins belle. Écoutez-moi, continua-t-il ; l’état où je vous vois m’afflige ; je veux absolument que vous vous en tiriez. Je vous ai prouvé la nécessité où vous êtes d’aimer encore, et je vais, autant qu’il me sera possible, vous prouver actuellement que c’est moi qu’il faut que vous aimiez.

— « Je doute, répondit-elle, que vous y réussissiez.

— « C’est ce que nous allons voir, reprit-il ; premièrement, vous convenez de m’avoir haï sans sujet ; c’est une injustice que vous ne pouvez réparer qu’en m’aimant à la fureur. (Elle sourit.) D’ailleurs, continua-t-il, je vous aime, et tout facile qu’il vous est de faire prendre à qui que ce soit plus d’amour même qu’il ne vous plaira peut-être de lui en inspirer, jamais vous ne trouverez personne aussi disposé que moi à vous aimer avec toute la tendresse que vous méritez. Que nous ayons tort ou raison, il est constant qu’en général nous pensons mal des femmes ; nous nous sommes persuadés qu’elles ne sont ni fidèles ni constantes, et sur ce fondement, nous croyons ne leur devoir ni constance ni fidélité. De passions par conséquent on n’en voit guère ; il faudrait, pour nous déterminer à en prendre une, que nous sussions qu’une femme mérite des sentiments moins légers que ceux que communément on lui accorde ; examiner son caractère et sa façon de vivre et de penser, et régler là-dessus le degré d’estime que nous pouvons lui devoir…

— « Hé bien ! interrompit-elle, qui vous en empêche ?

— « Vous vous moquez, Madame, répondit-il ; cette étude prend du temps ; pendant que nous en serions occupés, une femme nous préviendrait d’inconstance, et c’est un si cruel accident pour nous que, pour n’y pas être exposés, nous la quittons souvent avant que de savoir si elle mérite que nous l’aimions plus longtemps.

— « Mais, demanda-t-elle, qu’est-ce que tout cela peut conclure pour vous ?

— « Le voici, répondit-il ; mais ce mouchoir sera-t-il, éternellement sur vos yeux ?

— « Ne vous ai-je pas regardé ? lui dit-elle.

— « Pas assez, répondit-il ; je ne veux plus que ce mouchoir paraisse, ou je vous hais, s’il est possible, autant que vous m’avez haï ! »

« Alors elle le regarda en souriant et d’une façon assez tendre.

— « Continuez donc, lui dit-elle en se penchant sur lui.

— « Oui, répondit-il en la serrant fortement dans ses bras, je vais continuer, n’en doutez point. Ce que j’ai vu de vous ici, poursuivit-il, me vaut l’étude dont je vous parlais, vous a acquis toute mon estime, et conséquemment a redoublé mon amour pour vous. Un autre que moi ne peut donc pas vous aimer autant que je vous aime ; il ne verrait de vous que vos charmes, et la beauté de votre âme serait une chose dont il ne pourrait jamais être sûr, puisque rien ne lui prouverait jusqu’à quel point vous portez la délicatesse des sentiments. Il l’apprendrait, direz-vous, en me voyant agir ; eh ! Madame (je vais parler mal de nous), pensez-vous qu’un homme dissipé, étourdi, sans mœurs, surtout sur ce qui regarde les femmes, et ne trouvant pas de moyen plus sûr pour les mépriser toujours que de ne leur faire jamais l’honneur de les examiner, pensez-vous, dis-je, qu’il s’aperçoive des choses qui devraient vous assurer son estime, ou qu’il ne vous accuse pas de forcer votre caractère et de vous parer à ses yeux de vertus que vous ne possédez point ?

— « Oui, je le crois, dit-elle ; ce que vous dites là, par exemple, est on ne peut plus sensé. »

« Nassès, pour la remercier de cet éloge, voulut d’abord lui baiser la main, mais la bouche de Zulica se trouvant plus près de lui, ce fut à elle qu’il jugea à propos de témoigner sa reconnaissance.

— « Ah ! Nassès, lui dit-elle doucement, nous nous brouillerons.

— « Vous voyez donc bien, poursuivit-il sans lui répondre, que, puisque je suis l’homme du monde qui vous estime le plus, et qui a le plus de raison de le faire, je dois être aussi le seul que vous puissiez aimer.

— « Non, répondit-elle, l’amour est trop dangereux.

— « Vieille maxime d’opéra, si plate, si usée, répliqua-t-il, qu’on ne la voudrait seulement pas aujourd’hui passer dans un madrigal, et qui, au reste, n’empêchera point du tout que vous ne m’aimiez. Je vous en avertis.

— « Si ce n’est pas elle qui m’en empêche, répondit-elle… Mais pourquoi me demander de l’amour ? Ne vous ai-je pas promis de l’amitié ?

— « Sans doute, répliqua-t-il, l’effort est généreux ! Il est constant que, si je ne vous aimais pas, je vous tiendrais quitte pour cela, et peut-être même à moins, mais les sentiments que j’ai pour vous ne peuvent être payés que par le plus tendre retour de votre part, et je puis jurer que je n’oublierai rien pour vous inspirer toute l’ardeur que je vous demande.

— « Je vous proteste aussi, répondit-elle, que je n’oublierai rien pour m’en défendre.

— « Ah ! ah ! dit-il, vous voulez prendre des précautions contre moi, j’en suis charmé, ce m’est une preuve que vous me croyez dangereux. Vous avez raison. En vous aimant comme je le fais, je le serai pour vous plus que personne. Avec une femme moins estimable que vous, je ne serais pas si sûr de ma victoire.

— « Cependant, reprit-elle, plus je suis estimable, plus je résisterai.

— « Tout au contraire, répliqua-t-il, les coquettes seules coûtent à vaincre ; on leur persuade aisément qu’elles sont aimables, mais on ne les touche pas de même, et, de toutes les conquêtes la plus aisée, c’est celle d’une femme raisonnable.

— « Je ne l’aurais assurément pas cru, dit-elle.

— « Rien n’est pourtant plus vrai, répondit-il. Vous ne pouvez pas douter que je ne vous aime, vous, par exemple. Répondez : en doutez-vous ? Soyez de bonne foi !

— « Je viens d’être si sottement crédule, repartit-elle, que je crois qu’on ne me persuadera de longtemps.

— « Mais, Mazulhim à part, insista-t-il, qu’en croyez-vous ? »

« Elle répondit qu’elle croyait qu’il ne la haïssait pas ; il s’obstina, et enfin obtint d’elle qu’elle était persuadée qu’il l’aimait.

— « Et vous, poursuivit-il, vous ne me trouvez plus odieux ?

— « Odieux ! dit-elle ; non, sans doute : je puis vouloir être indifférente, mais je ne veux plus être injuste.

— « Vous croyez que je vous aime, s’écria-t-il, vous ne me haïssez pas, et vous imaginez que vous me résisterez longtemps, vous, avec cette vérité que vous avez dans le caractère ? Vous vous flattez que vous pourrez me rendre malheureux, lorsque vos propres désirs vous parleront en ma faveur ; que vous fixerez un temps pour céder, et que ce ne sera que lorsqu’il sera arrivé que vous croirez pouvoir vous rendre avec décence ? Non, Zulica, non ! j’ai meilleure opinion de vous que vous-même. Vous n’aurez point assez de fausseté pour vouloir désespérer un amant que vous aimez ; vous ignorez l’art perfide de me conduire de faveur en faveur, jusqu’à celle qui doit à jamais combler et ranimer mes désirs ; l’instant où je vous attendrirai sera celui où je mourrai de plaisir entre vos bras, et cette bouche charmante, » ajouta-t-il avec transport…

— Fort bien, cela, fort bien ! interrompit le Sultan ; vous me tirez d’une grande peine. Ma foi ! je commençais à craindre que cela ne fût jamais. Ah ! la sotte créature que cette Zulica, avec ses façons !

— En effet, dit la Sultane, il faut convenir qu’on ne peut pas faire attendre des faveurs plus longtemps. Comment donc ! résister une heure ! Cela est sans exemple !

— Ce qu’il y a de vrai, répondit le Sultan, c’est que cela m’ennuyait autant que s’il y eût eu quinze jours, et que pour peu qu’Amanzéi eût encore retardé la chose, je serais mort de chagrin et de vapeurs, mais qu’auparavant il lui en aurait coûté la vie, et que je lui aurais appris à faire périr d’ennui une tête couronnée.

Séparateur