Le Spectateur français/02

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Œuvres complètesDauthereau, Libraire9 (p. 11-19).


DEUXIÈME FEUILLE.


Les austérités des fameux anachorètes de la Thébaïde, les supplices ingénieux qu’ils inventaient contre eux-mêmes pour tourmenter la nature ; cette mort toujours nouvelle, toujours douloureuse qu’ils donnaient à leurs sens ; tout cela, joint à l’horreur de leurs déserts, ne composait peut-être pas la valeur des peines que peut éprouver une femme du monde, jeune, aimable, aimée, et qui veut être vertueuse.

Ce que je dis là paraîtra sans doute ridicule à bien des gens. Un anachorète ! s’écriera-t-on : un homme atténué, mourant, épuisé de jeûnes et de veilles ! un homme !… Mais ce n’est plus un homme ; ce n’en sont plus que les ruines. Jugez de ses souffrances par leurs effets, jugez de ses combats par la désolation du champ de bataille ; que deviendra votre parallèle ?

Vous nous parlez d’une jeune femme aimable ; et ce sont des yeux brillants, c’est une santé, ce sont des appas nés du sein de la mollesse et de l’oisiveté, c’est l’ouvrage de la profane complaisance pour soi-même, que vous comparez à l’ouvrage de la rupture la plus sévère avec ses sens. Depuis quand le duvet est-il plus fatigant que la dure ? depuis quand celui qui dort à son aise, est-il plus malade que celui qui veille presque toujours ? Quoi ! se nourrir délicieusement, agacer son appétit par une abstinence industrieuse, sera plus pénible que mourir de faim !

Voilà ce qu’on peut me dire, voilà la déclamation qu’on peut faire contre mon sentiment. Peut-être m’aurait-il paru ridicule à moi-même, il n’y a qu’une heure ; mais lisez la lettre que je vais rapporter : c’est cette lettre qui a ébauché mon jugement. Un de mes amis, dont je suis le confident, vient de me la donner ; il l’a reçue d’une jeune dame dont il est éperdument amoureux ; lisez-la, elle argumentera mieux que moi contre vous.

« Vous m’aimez, monsieur[1], et quand vous ne me l’auriez pas dit tant de fois, je n’en serais pas moins persuadée. Oui, vous m’aimez ; je le savais même avant que vous me l’eussiez avoué. Je vous examinais quelquefois, sans le vouloir, et je vous trouvais comme il me semblait qu’on devait être quand on aimait. Hélas ! je ne savais pas encore que je souhaitais alors de vous trouver comme vous étiez. Juste ciel ! moi, qui n’avais jamais eu d’amour, comment pénétrais-je celui que vous me cachiez ? Comment étais-je sûre que je ne me trompais pas ? D’où vient que je ne m’apercevais pas que je vous aimais moi-même ? Le voilà, cet aveu que vous demandiez ; voilà ce mot si important à votre bonheur, et que je n’osai prononcer dans notre dernier entretien. Hélas ! vous n’en aviez pas besoin non plus, et j’étais folle de n’oser vous dire ce que vous voyiez si clairement. Pour un aveu que vous refusait ma bouche, combien ma complaisance pour vos discours vous en prodiguait-elle ! Souvenez-vous de vos caresses. Il est vrai qu’elles étaient innocentes, mais je m’en défendais mal. Eh ! n’était-ce pas vous les rendre ? N’importe, soyez content, je vous aime, et tout inutile qu’il est de vous le dire, je m’en étais fait une honte, et je vous la sacrifie. Je me flattais de n’avoir pas encore violé mon devoir, tant que cet aveu restait à faire. Malheureuse illusion ! qu’était devenue ma raison ? j’aimais, et je ne m’en embarrassais pas. Je regardais cela comme rien, je me croyais toujours vertueuse, seulement pour n’avoir pas dit que je ne l’étais plus. Je dois ma tendresse à mon mari ; cependant au moment où je parle, elle est toute à vous. Juste ciel ! pourquoi faut-il que ce soit un crime ? Que dis-je, cruel que vous êtes ! voyez le désordre que vous avez porté dans mon cœur ; voyez ce que je deviendrais, si je continuais à vous voir. Je ne vous cèle rien ; car enfin, dans l’état où je suis, j’ai besoin de vous parler sans retenue ; ma faiblesse a besoin de se répandre ; c’est un crime encore, mais il m’est nécessaire ; je serais trop exposée, si je voulais combattre tous les mouvemens qui me viennent. Je vous découvre mon état ; cette satisfaction coupable que je me donne, rendra peut-être ma passion moins pesante. Ma passion ! juste Dieu ! n’êtes-vous point étonné vous-même de ce que vous lisez ? Vous qui n’osiez me déclarer votre amour, qui m’en avez fait l’aveu avec tant de crainte, qui m’en entreteniez avec tant de respect, qui ne me demandiez le mien qu’en tremblant, me reconnaissez-vous ? Je n’avais rien à me reprocher, j’avais lieu d’être contente de moi, vous m’estimiez, je m’estimais moi-même, je vivais en repos et dans l’innocence. Où sont tous ces biens-là ? vous m’aimez, et vous me les avez ôtés ; et vous voulez que je vous aime, et vous dites que vous seriez heureux si je vous aimais ! Quel étrange bonheur vous proposez-vous ! Mes égarements, et la perte de ma vertu, vous rendront donc heureux ! et vous appelez cela m’aimer ! voilà les sentiments que vous voulez que je récompense ! Ah ! juste ciel ! qu’est-ce que c’est qu(un amant ! La haine du plus mortel ennemi me ferait-elle autant de mal que vous m’en souhaitez ? Eh bien, je suis dans le trouble, dans la douleur, dans les larmes. Mon mari m’est presque odieux, ce qui me reste de vertu presque insupportable ; je suis digne de compassion, je vous ferai compassion sans doute à vous-même. En est-ce assez ? êtes-vous heureux ? Non, vous vous plaindrez encore ; mon malheur n’est pas au point où vous le voudriez ; vous aspirez à me rendre encore plus méprisable, et vous avez raison. Je suis bien digne de l’outrage que me font vos desseins. Mais que fais-je ? d’où vient vous rendre compte de ce je sens ? d’où vient que j’entre avec tant d’abondance dans un détail si honteux ? d’où vient qu’il m’entraîne ? Il est pourtant vrai que je me repens sincèrement d’avoir blessé mon devoir. Hélas ! est-il bien vrai que je m’en repente ? Eh ! comment m’en assurer ? puis-je rien démêler dans mon cœur ? je veux me chercher, et je me perds. Comment, avec tant d’amour, puis-je savoir si je me repens d’aimer ? Je renonce à vous et je vous regrette ; je veux vous ôter toute espérance, et j’ai peur que vous croyiez que je ne vous aime point ; enfin, de quelque côté que je me tourne, tout est péril pour moi ; et la confusion où je suis de ma faiblesse, et les efforts que je fais pour combattre, et la résolution de ne vous plus voir, tout est empoisonné, tout devient amour dès que j’y songe. Ô ciel ! que je suis égarée ! qu’une femme à ma place est à plaindre d’avoir pris de l’amour ! quelle punition pour elle que le plaisir qu’il lui fait ! Grâce au ciel, j’y renonce à ce plaisir, je le déteste ; je vais redevenir vertueuse, je retrouverai le plaisir que j’avais à l’être. Oui, monsieur, mon parti est pris, je ne vous verrai plus. Il ne fallait que deux mois pour vous l’écrire, et je n’avais pas dessein de vous en marquer davantage ; mais je l’ai tenté inutilement dans quatre lettres que j’ai toutes rebutées. Voici la moins honteuse pour moi, que je vous envoie ; c’est presque vous les envoyer toutes, que vous avouer que je les ai écrites ; mais après ce qui m’est échappé dans celle que vous lisez, je ne puis guère me faire de nouveaux affronts. D’ailleurs, puisque je ne vous verrai plus, et que je rentre dans mon devoir, les peines que je vais souffrir satisferont bien à mes fautes. Mais, ne finirai-je jamais ? ce que je dis ne ressemble point à ce que je veux dire. Je pense que je ne veux plus aimer, et toujours je répète que j’aime. N’importe, n’espérez rien d’un sentiment involontaire ; ce n’est plus moi qui aime ; je ne suis plus coupable ; peut-être je ne l’ai jamais été ; c’est vous qui l’étiez, c’est la faiblesse que vous m’aviez donnée, c’est mon cœur qui ne dépendait plus de moi. Aujourd’hui, tout cela m’est étranger ; aujourd’hui, je romps avec ce cœur lâche, avec cette faiblesse, avec mon séducteur, enfin avec vous. Vous n’en serez pas persuadé, et vous allez prendre ce que je dis pour de l’emportement et du trouble ; vous vous trompez ; ma résolution ne vient pas d’être formée. Vous savez que ma mère demeure ici ; vous connaissez son caractère ; hier matin, je lui confiai ma situation ; elle en frémit, autant qu’il m’était nécessaire. Ainsi, voilà sa vertu dans les intérêts de mon devoir. Le soir, mon mari et moi, nous parlâmes de vous ; il fit votre éloge[2], et ce fut un coup de poignard pour moi ; lui qui vous estime tant, mérite-t-il de se tromper si cruellement sur votre compte ? Jetons tous deux les yeux sur nous. Que de devoirs violés de part et d’autre, perfides que nous sommes ! Nous nous serions aimés ! Sans doute nous nous serions juré de nous aimer toujours ! Ah ! monsieur, à qui devais-je plus de fidélité qu’à mon mari ? À qui, vous, en deviez-vous plus qu’à l’honneur ? Vous auriez trahi votre ami ; j’aurais trahi mon époux ; ne voyez-vous pus qu’enfin nous nous serions trahis tous deux ? Vous n’auriez donc aimé qu’une femme indigne, et je n’aurais aimé qu’un malhonnête homme. Juste ciel ! cette réflexion m’attendrit sur vous, et je ne me reproche point le mouvement de tendresse qui me vient ici. Vous êtes naturellement vertueux ; quel malheur que vous cessassiez de l’être ! Et ce malheur, voudriez-vous qu’il fût mon ouvrage ? Voilà ce que je sens ; rendez-moi tendresse pour tendresse. Que la votre à présent ressemble à la mienne : vous avez les mêmes réflexions à faire sur moi, c’est même horreur à envisager pour nous deux. Je suis née vertueuse aussi bien que vous ; auriez-vous le courage de m’ôter ma vertu ? M’ôter ma vertu ! l’amour même, dans une âme comme la vôtre, est-il compatible avec cette idée-là ? Je sais bien que nous aurons quelque peine à penser toujours de même ; mais j’y ai pourvu ; j’ai fait remarquer à mon mari que vous veniez souvent ici, et que vos visites, tout innocentes quelles étaient, pouvaient nuire à une femme de mon âge. Il vous le dira, il me l’a promis ; prenez votre parti là-dessus. Si je vous revois encore chez moi, mon mari saura que je vous aime ; j’y suis résolue ; j’en perdrai peut-être son estime et son amour ; mais, pour les mériter, il faut me résoudre à les perdre ; et si ce n’est encore assez, j’instruirai tous mes amis de ma faiblesse ; ils seront autant de barrières que je mettrai entre vous et moi. Voilà des extrémités où assurément vous êtes incapable de me réduire ; il me suffit de vous les montrer. Je ne vous demande ni votre souvenir ni votre oubli ; je suis encore trop faible pour oser m’examiner là-dessus, et je ne veux pas savoir lequel des deux je souhaiterais. Pour moi, je vais tâcher de vous oublier ; je ne suis point obligée d’y réussir ; mais je suis obligée de faire, toute ma vie, ce que je pourrai pour cela, et je vais remplir mes devoirs ; je ne vous verrai plus. Adieu. »

Mon ami, après m’avoir lu cette lettre, me dit qu’il y avait fait réponse au gré de la vertu de cette dame, et qu’il partait le lendemain pour sa province.


  1. Vous m’aimez, monsieur. On ne peut guère supposer qu’une femme ait jamais écrit une pareille lettre à l’amant dont elle songeait sérieusement à combattre la passion ; mais il ne faut considérer cette lettre que comme un cadre où l’auteur a voulu et a su représenter avec une vérité souvent admirable les plus secrets sentimens d’une femme mariée, d’une femme du monde, qui, comme il le dit lui-même, est jeune, aimable, et veut être vertueuse.
  2. Mon mari et moi, nous parlâmes de vous ; il fit votre éloge. Voilà un mot bien vrai, et cette lettre en contient dix autres non moins heureux, que nous n’avons pas besoin de rappeler. Si nous donnons la préférence à celui-ci, c’est que nous y retrouvons un mot du Marino Faliero de Casimir Delavigne. Héléna, coupable, mais repentante, et décidée à rentrer dans son devoir d’épouse, tâche de ramener à la vertu Fernando, son amant, en lui remettant sous les yeux l’amitié qu’a pour lui le vieux doge. Elle lui dit comme ici : Il me parla de vous.