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Le Sphinx des glaces/I/VI

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Hetzel (p. 79-92).

Le visage du capitaine était aussi livide…


VI

« comme un linceul qui s’entrouvre ! »

La navigation de l’Halbrane ne cessait de s’opérer avec l’aide du courant et du vent. En quinze jours, si ils persistaient, la distance qui sépare l’île du Prince-Édouard de celle de Tristan d’Acunha, — deux mille trois cents milles environ, — serait franchie, et, comme l’avait annoncé le bosseman, il n’aurait pas été nécessaire de changer une seule fois les amures. L’invariable brise du sud-est bien établie, quelquefois au grand frais, n’exigeait qu’une diminution des voiles hautes.

Du reste, le capitaine Len Guy laissait à Jem West le soin de manœuvrer, et l’audacieux porte-voile, — que l’on me passe cette expression — ne se décidait à prendre des ris qu’à l’instant où la mâture menaçait de venir en bas. Mais je ne craignais rien, et il n’y avait aucune avarie à redouter avec un tel marin. Il avait trop l’œil à son affaire.

« Notre lieutenant n’a pas son pareil, me dit un jour Hurliguerly, et il mériterait de commander un vaisseau amiral !

— En effet, ai-je répondu, Jem West me paraît être un véritable homme de mer.

— Et aussi, quelle goélette, notre Halbrane ! Félicitez-vous, monsieur Jeorling, et félicitez-moi puisque j’ai pu amener le capitaine Len Guy à changer d’avis à votre sujet !

— Si c’est vous qui avez obtenu ce résultat, bosseman, je vous en remercie.

— Et il y a de quoi, car il hésitait diantrement, notre capitaine, malgré les instances du compère Atkins ! Mais je suis parvenu à lui faire entendre raison…

— Je ne l’oublierai pas, bosseman, je ne l’oublierai pas, puisque, grâce à votre intervention, au lieu de me morfondre aux Kerguelen, je ne tarderai pas à être en vue de Tristan d’Acunha…

— Dans quelques jours, monsieur Jeorling. Voyez-vous, d’après ce que j’ai ouï dire, on s’occupe maintenant en Angleterre et en Amérique de bateaux qui ont une machine dans le ventre, et des roues dont ils se servent comme un canard de ses pattes !… C’est bien, et l’on saura ce que ça vaut à l’usage. M’est avis, pourtant, que jamais ces bateaux-là ne pourront lutter avec une belle frégate de soixante, filant au plus près par fraîche brise ! Le vent, monsieur Jeorling, même quand il faut le pincer à cinq quarts, cela suffit et un marin n’a pas besoin de roulettes à sa coque ! »

Je n’avais point à contrarier les idées du bosseman relativement à l’emploi de la vapeur en navigation. On en était encore aux tâtonnements, et l’hélice n’avait pas remplacé les aubes. Quant à l’avenir, qui eût pu le prévoir ?…

Et, en ce moment, il me revint à la mémoire que la Jane — cette Jane dont le capitaine Len Guy m’avait parlé comme si elle eût existé, comme s’il l’eût vue de ses propres yeux — s’était rendue, précisément en quinze jours, de l’île du Prince-Édouard à Tristan d’Acunha. Il est vrai, Edgar Poe disposait à son gré des vents et de la mer.

Au surplus, pendant la quinzaine qui suivit, le capitaine Len Guy ne m’entretint plus d’Arthur Pym. Il ne semblait même pas qu’il m’eût jamais rien dit des aventures de ce héros des mers australes. S’il avait espéré, d’ailleurs, me convaincre de leur authenticité, il aurait fait preuve de médiocre intelligence. Je le répète, comment un homme de bon sens aurait-il consenti à discuter sérieusement sur cette matière ? À moins d’avoir perdu la raison, d’être tout au moins un monomane sur ce cas spécial, comme l’était Len Guy, personne — je le répète pour la dixième fois, — personne ne pouvait voir autre chose qu’une œuvre d’imagination dans le récit d’Edgar Poe.

Qu’on y songe ! D’après ledit récit, une goélette anglaise se serait avancée jusqu’au quatre-vingt-quatrième degré de latitude sud, et ce voyage n’aurait pas pris l’importance d’un grand fait géographique ?… Arthur Pym, revenu des profondeurs de l’Antarctide, n’eût pas été mis au-dessus des Cook, des Weddell, des Biscoe ?… À lui comme à Dirk Peters, les deux passagers de la Jane, qui se seraient même élevés au-dessus dudit parallèle, on n’aurait pas rendu des honneurs publics ?… Et que penser de cette mer libre découverte par eux… de cette vitesse extraordinaire des courants qui les entraînaient vers le pôle… de la température anormale de ces eaux, chauffées en dessous, que la main ne pouvait supporter… de ce rideau de vapeurs tendu à l’horizon… de cette cataracte gazeuse, qui s’entrouvre, et derrière laquelle apparaissent des figures de grandeur surhumaine ?…

Et puis, sans parler de ces invraisemblances, comment Arthur Pym et le métis étaient revenus de si loin, comment leur embarcation tsalalienne les avait ramenés par-delà le cercle polaire, comment, en fin de compte, ils furent recueillis et rapatriés, j’eusse été curieux de le savoir. Avec un fragile canot à pagaies, franchir une vingtaine de degrés, repasser la banquise, gagner les terres les plus proches, comment le journal d’Arthur Pym n’a-t-il pas mentionné les incidents de ce retour ?… Mais, dira-t-on, Arthur Pym est mort avant d’avoir pu livrer les derniers chapitres de son récit… Soit ! Est-il donc vraisemblable qu’il n’en ait dit mot à l’éditeur du Southern Literary Messenger ?… Et pourquoi Dirk Peters, qui, pendant plusieurs années, aurait résidé dans l’Illinois, se serait-il tu sur le dénouement de ces aventures ?… Est-ce qu’il aurait eu quelque intérêt à ne point parler ?…

Il est vrai, le capitaine Len Guy, à l’entendre, s’était rendu à Vandalia, où, disait le roman, demeurait ce Dirk Peters, et il ne l’avait point rencontré… Je le crois bien ! Comme Arthur Pym, il n’avait existé, je le répète, que dans la troublante imagination du poète américain… Et, on en conviendra, cela ne témoigne-t-il pas de l’extraordinaire puissance de ce génie, puisqu’il a pu imposer à quelques esprits comme réel ce qui n’était que fictif ?…

Toutefois, je le comprenais, j’eusse été mal venu à discuter de nouveau avec le capitaine Len Guy, obsédé par cette idée fixe, et à reprendre une argumentation qui n’aurait pu le convaincre. Plus sombre, plus renfermé, il ne paraissait jamais sur le pont de la goélette à moins que cela ne fût nécessaire. Et alors ses regards parcouraient obstinément l’horizon méridional, qu’ils cherchaient à percer…

Et, peut-être, croyait-il voir cette nappe de vapeurs, zébrée de larges fentes, et les hauteurs du ciel épaissies d’impénétrables ténèbres, et des éclats lumineux jaillissant des profondeurs laiteuses de la mer, et le géant blanc lui montrant la route à travers les gouffres de la cataracte.

Singulier monomane, que notre capitaine ! Heureusement, sur tout autre sujet que celui-ci, son intelligence gardait sa lucidité. Quant à ses qualités de marin, elles restaient intactes, et les craintes que j’avais pu concevoir ne menaçaient pas de se réaliser.

Je dois le dire, ce qui me paraissait plus intéressant, c’était de découvrir la raison pour laquelle le capitaine Len Guy portait tant d’intérêt aux prétendus naufragés de la Jane. Même en tenant pour véridique le récit d’Arthur Pym, en admettant que la goélette anglaise eût traversé ces infranchissables parages, à quoi bon de si inutiles regrets ? Que quelques-uns des matelots de la Jane, son chef ou ses officiers eussent survécu à l’explosion et à l’engloutissement provoqué par les naturels de l’île Tsalal, pouvait-on raisonnablement espérer qu’ils fussent encore vivants ? Il y avait onze ans que les faits se seraient passés, d’après les dates indiquées par Arthur Pym, et dès lors, en admettant que ces malheureux eussent échappé aux insulaires, comment auraient-ils subvenu à leurs besoins dans de telles conditions, et ne devaient-ils pas avoir péri jusqu’au dernier ?…

Allons ! voici que je me mets à discuter sérieusement de semblables hypothèses, bien qu’elles ne reposent sur aucun fondement ? Un peu plus, j’allais croire à l’existence d’Arthur Pym, de Dirk Peters, de leurs compagnons, de la Jane perdue derrière les banquises de la mer australe ? Est-ce que la folie du capitaine Len Guy m’aurait gagné ? Et, de fait, tout à l’heure, est-ce que je ne me suis pas surpris à établir une comparaison entre la route qu’avait suivie la Jane en remontant vers l’ouest et celle que suivait l’Halbrane en ralliant les parages de Tristan d’Acunha ?…

Nous étions au 3 septembre. Si aucun retard ne se produisait, — et il n’aurait pu provenir que d’un incident de mer, — notre goélette serait dans trois jours en vue du port. D’ailleurs, telle est l’altitude de la principale île du groupe que, par beau temps, on l’aperçoit d’une grande distance.

Ce jour-là, entre dix et onze heures du matin, je me promenais de l’avant à l’arrière, du côté du vent. Nous glissions légèrement à la surface d’une mer ondulée, un peu clapoteuse. Il semblait que l’Halbrane fût un énorme oiseau — un de ces gigantesques albatros signalés par Arthur Pym, — qui déployait sa large envergure et emportait tout un équipage à travers l’espace. Oui ! Pour un esprit imaginatif, ce n’était plus de la navigation, c’était du vol, et le battement des voiles, c’était le battement des ailes !

Jem West, debout près du guindeau, abrité de la trinquette, sa longue-vue aux yeux, regardait sous le vent par bâbord un objet flottant à deux ou trois milles que plusieurs matelots, penchés au-dessus des bastingages, montraient du doigt.

C’était une masse de dix à douze yards superficiels, irrégulièrement formée, relevée à sa partie centrale par une tumescence d’un vif éclat. Cette masse montait et descendait au gré des lames qui se déplaçaient dans la direction du nord-ouest.

Je me rendis vers la lisse de l’avant, et j’observai attentivement cet objet.

À mon oreille arrivaient les propos des marins, toujours intéressés par les moindres apports de la mer.

« Ce n’est point une baleine, déclara le maître-voilier Martin Holt. Elle aurait déjà soufflé une ou deux fois depuis le temps que nous l’examinons !

— Bien sûr, il ne s’agit pas d’une baleine, affirma Hardie, le maître-calfat. Peut-être est-ce quelque carcasse de navire abandonné…

— Le diable l’envoie par le fond ! s’écria Rogers. Allez donc vous jeter là-dessus pendant la nuit ! Il y aurait de quoi se crever les joues et couler sans avoir eu le temps de se reconnaître !

— Je te crois, ajouta Drap, et ces épaves-là, c’est plus dangereux qu’une roche, car elles sont un jour ici, un autre là-bas, et comment les parer ?… »

Hurliguerly venait de s’approcher.

« Qu’en pensez-vous, bosseman ? » lui demandai-je, lorsqu’il se fut accoudé près de moi.

Hurliguerly regarda avec attention, et comme la goélette, servie par une fraîche brise, gagnait rapidement vers la masse, il devenait plus facile de se prononcer.

« À mon avis, monsieur Jeorling, répliqua le bosseman, ce que nous voyons là n’est ni un souffleur ni une épave, mais tout simplement un glaçon…

— Un glaçon ?… m’écriai-je.

— Hurliguerly ne se trompe pas, affirma Jem West. Il s’agit bien d’un glaçon, un morceau d’ice-berg que les courants ont entraîné…

— Comment, ai-je repris, entraîné jusqu’au quarante-cinquième parallèle ?…

— Cela se voit, monsieur, répondit le lieutenant, et les glaces remontent parfois jusque par le travers du Cap, à en croire un navigateur français, le capitaine Blosseville, qui en aurait rencontré à cette hauteur en 1828.

— Alors celui-là ne peut tarder à se fondre ?… déclarai-je, assez étonné que le lieutenant West m’eût honoré d’une aussi longue réponse.

— Il doit même s’être dissous en grande partie, affirma le lieutenant, et ce que nous voyons est certainement ce qui reste d’une montagne de glace qui devait peser des millions de tonnes. »

Le capitaine Len Guy venait de sortir du rouf. Lorsqu’il aperçut le groupe de matelots rangés autour de Jem West, il se dirigea vers l’avant.

Après quelques mots échangés à voix basse, le lieutenant lui passa sa longue-vue.

Len Guy la braqua sur l’objet flottant dont la goélette s’était rapprochée d’un mille environ, et, après l’avoir observé près d’une minute :

« C’est un glaçon, dit-il, et il est heureux qu’il se dissolve. L’Halbrane aurait pu se faire de graves avaries en se jetant dessus pendant la nuit… »

Je fus frappé du soin que le capitaine Len Guy mettait à son observation. Il semblait que ses regards ne pussent quitter l’oculaire de la longue-vue, devenu, pour ainsi dire, la pupille de son œil. Il demeurait immobile, comme s’il eût été cloué au pont. Insensible au roulis et au tangage, les deux bras rigides, grâce à sa grande habitude, il maintenait imperturbablement le glaçon dans le champ de l’objectif. Son visage hâlé présentait çà et là des plaques hectiques, des taches de pâleur, et de ses lèvres s’échappaient de vagues paroles.

Quelques minutes s’écoulèrent. L’Halbrane, sous rapide allure, était sur le point de dépasser le glaçon en dérive.

« Laissez porter d’un quart », dit le capitaine Len Guy, sans abaisser sa longue-vue.

Je devinai ce qui se passait dans l’esprit de cet homme sous l’obsession d’une idée fixe. Ce morceau de glace, arraché de la banquise australe, venait de ces parages où sa pensée l’entraînait sans cesse. Il voulait le voir de plus près… peut-être l’accoster… peut-être en recueillir quelque débris…

Cependant, sur l’ordre transmis par Jem West, le bosseman avait légèrement fait mollir les écoutes, et la goélette, arrivant d’un quart, se dirigea vers le glaçon. Nous n’en fûmes bientôt qu’à deux encablures, et je pus l’examiner.

Ainsi que cela avait été remarqué, la tumescence centrale fondait de toutes parts. Des filets liquides s’égouttaient le long de ses parois. Au mois de septembre de cette année si précoce, le soleil possédait assez de force pour provoquer la dissolution, l’activer, la précipiter même.

Assurément, avant la fin de la journée, il ne resterait plus rien de ce glaçon, entraîné par les courants jusqu’à la hauteur du quarante-cinquième parallèle.

Le capitaine Len Guy l’observait toujours, et sans qu’il eût besoin de recourir à sa longue-vue. On commençait même à distinguer un corps étranger qui, peu à peu, se dégageait à mesure que s’opérait la fusion, — une forme, de couleur noirâtre, étendue sur la couche blanche.

Et quelle fut notre surprise, mêlée d’horreur, lorsqu’on vit un bras apparaître, puis une jambe, puis un torse, puis une tête, non point en état de nudité, mais recouverts de vêtements sombres…

Un instant, je crus même que ces membres remuaient… que ces mains se tendaient vers nous…

L’équipage ne put retenir un cri.

Non ! ce corps ne s’agitait pas, mais il glissait doucement sur la surface glacée…

Je regardai le capitaine Len Guy. Son visage était aussi livide que celui de ce cadavre, venu en dérive des lointaines latitudes de la zone australe !

Ce qu’il y avait à faire, on le fit à l’instant pour recueillir ce malheureux, — et qui sait si quelque souffle ne l’animait pas encore !… Dans tous les cas, ses poches contenaient peut-être quelque document qui permettrait d’établir son identité !… Puis, en les accompagnant d’une dernière prière, on abandonnerait ces restes humains aux profondeurs de l’Océan, ce cimetière des marins morts à la mer !…

Le canot fut descendu. Le bosseman y prit place avec les matelots Gratian et Francis, placés chacun à un des avirons. Par la disposition contrariée de sa voilure, ses focs et sa trinquette traversés, sa brigantine bordée à bloc, Jem West avait cassé l’erre de la goélette, presque immobile, s’élevant ou s’abaissant sur les longues lames.

Je suivais des yeux le canot, qui accosta la marge latérale du glaçon rongée par les eaux.

Hurliguerly prit pied à un endroit qui présentait encore quelque résistance. Gratian débarqua après lui, tandis que Francis maintenait le canot par la chaîne du grappin.

Tous deux rampèrent alors jusqu’au cadavre, le tirèrent l’un par les jambes, l’autre par les bras, et l’embarquèrent.

En quelques coups d’avirons, le bosseman eut rejoint la goélette.

Le cadavre, congelé de la tête aux pieds, fut déposé à l’emplanture du mât de misaine.

Aussitôt le capitaine Len Guy alla vers lui et le considéra longuement, comme s’il eût cherché à le reconnaître.

Ce corps était celui d’un marin, vêtu d’une grossière étoffe, pantalon de laine, vareuse rapiécée, chemise d’épais molleton, ceinture entourant deux fois sa taille. Nul doute que sa mort remontât à plusieurs mois déjà, — peu après, probablement, que cet infortuné eût été entraîné par la dérive…

L’homme que nous avions ramené à bord ne devait pas avoir plus d’une quarantaine d’années, bien que ses cheveux fussent grisonnants. Sa maigreur était effrayante, — un squelette dont l’ossature saillait sous la peau. Il avait dû subir les affreuses tortures de la faim, pendant ce trajet d’au moins vingt degrés depuis le cercle polaire antarctique.

Le capitaine Len Guy venait de relever les cheveux de ce cadavre, conservé par le froid. Il lui redressa la tête, il chercha son regard sous les paupières collées l’une à l’autre, et enfin ce nom lui échappa avec un déchirement de sanglot :

« Patterson… Patterson !

— Patterson ?… » m’écriai-je.

Et il me sembla que ce nom, si commun qu’il fût, tenait par quelque lien à ma mémoire !… Quand l’avais-je entendu prononcer, — ou bien ne l’avais-je pas lu quelque part ?…

Alors le capitaine Len Guy, debout, parcourut lentement l’horizon des yeux, comme s’il allait donner l’ordre de mettre le cap au sud…


En ce moment, sur un mot de Jem West, le bosseman plongea sa main dans les poches du cadavre. Il en retira un couteau, un bout de fil de caret, une boîte à tabac vide, puis un carnet de cuir, muni d’un crayon métallique.

Le capitaine Len Guy se retourna, et, au moment où Hurliguerly tendait le carnet à Jem West :

« Donne », dit-il.

Quelques feuillets étaient couverts d’une écriture que l’humidité avait presque entièrement effacée. Mais la dernière page portait des mots déchiffrables encore, et peut-on imaginer de quelle émotion je fus saisi, lorsque

j’entendis le capitaine Len Guy lire d’une voix tremblante :

« La Jane… île Tsalal… par quatre-vingt trois… Là… depuis onze ans… Capitaine… cinq matelots survivants… Qu’on se hâte de les secourir… »

Et, sous ces lignes, un nom… une signature… le nom de Patterson…

Patterson !… Je me souvins alors !… C’était le second de la Jane… le second de cette goélette qui avait recueilli Arthur Pym et Dirk Peters sur l’épave du Grampus… la Jane, conduite jusqu’à cette latitude de l’île Tsalal… la Jane attaquée par les insulaires et anéantie par l’explosion !…

Tout cela était donc vrai !… Edgar Poe avait donc fait œuvre d’historien, non de romancier !… Il avait donc eu communication du journal d’Arthur Gordon Pym !… Des relations directes s’étaient donc établies entre eux !… Arthur Pym existait ou plutôt il avait existé… lui… un être réel !… Et il était mort — d’une mort soudaine et déplorable, dans des circonstances non révélées, avant qu’il eût complété le récit de son extraordinaire voyage !… Et jusqu’à quel parallèle s’était-il élevé en quittant l’île Tsalal avec son compagnon Dirk Peters, et comment tous deux avaient-ils pu être rapatriés en Amérique ?…

Je crus que ma tête allait éclater, que je devenais fou, moi qui accusais le capitaine Len Guy de l’être !… Non ! j’avais mal entendu… j’avais mal compris !… Cela n’était que pure extravagance de mon cerveau !…

Et, pourtant, comment récuser ce témoignage trouvé sur le corps du second de la Jane, de ce Patterson, dont le dire si affirmatif s’appuyait de dates certaines ?… Et, surtout, comment conserver un doute, après que Jem West, plus calme, fut parvenu à déchiffrer ces autres lambeaux de phrases :

« Entraîné depuis le 3 juin dans le nord de l’île Tsalal… Là… encore… capitaine William Guy et cinq des hommes de la Jane… Mon glaçon dérive à travers la banquise… nourriture va me manquer… Depuis le 13 juin… épuisé mes dernières ressources… Aujourd’hui… 16 juin… plus rien… »

Ainsi, il y avait près de trois mois que gisait le corps de Patterson à la surface de ce glaçon rencontré sur la route des Kerguelen à Tristan d’Acunha !… Ah ! que n’avions-nous sauvé le second de la Jane !… Il eût pu dire ce qu’on ne savait pas, ce qu’on ne saurait jamais, peut-être, — le secret de cette effrayante aventure !

Enfin, il fallait me rendre à l’évidence. Le capitaine Len Guy, qui connaissait Patterson, venait d’en retrouver le cadavre glacé !… C’était bien lui qui accompagnait le capitaine de la Jane, lorsque, pendant une relâche, il avait enterré cette bouteille aux Kerguelen, et dans cette bouteille cette lettre à l’authenticité de laquelle je refusais de croire !… Oui !… depuis onze années, les survivants de la goélette anglaise étaient là-bas, sans espoir d’être jamais recueillis !…

Alors s’opéra dans mon esprit surexcité le rapprochement de deux noms, qui allait m’expliquer cet intérêt que portait notre capitaine à tout ce qui rappelait l’affaire Arthur Pym.

Len Guy se retourna vers moi, et, me regardant, ne prononça que ces mots :

« Y croyez-vous, maintenant ?…

— J’y crois… j’y crois ! balbutiai-je. Mais le capitaine William Guy de la Jane

— Et le capitaine Len Guy de l’Halbrane sont frères ! » s’écria-t-il d’une voix tonnante, qui fut entendue de tout l’équipage.

Puis, lorsque nos yeux se reportèrent vers la place où flottait le glaçon, la double influence des rayons solaires et des eaux de cette latitude avait produit son effet, et il n’en restait plus trace à la surface de la mer.