Le Sphinx des glaces/II/VII

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 317-ill).

Le capitaine jeta un regard ferme…


VII

l’ice-berg culbuté.


Je dus ramper sur le plancher du rouf pour atteindre la porte et gagner le pont.

Le capitaine Len Guy, ayant déjà quitté sa cabine, se traînait sur les genoux, tant la bande était accusée, et il vint s’accrocher de son mieux au râtelier de tournage des pavois.

Vers l’avant, entre le gaillard et le mât de misaine, quelques têtes sortaient des plis de la trinquette abattue comme une tente dont la drisse aurait largué.

Étaient suspendus aux haubans de tribord, Dirk Peters, Hardie, Martin Holt, Endicott, sa face noire tout hébétée.

Il est à croire qu’à cette heure, le bosseman et lui eussent volontiers cédé à cinquante pour cent les primes qui leur étaient dues depuis le quatre-vingt-quatrième parallèle !…

Un homme parvint jusqu’à moi en rampant, car l’inclinaison du pont empêchait de se tenir debout, — au moins cinquante degrés.

C’était Hurliguerly, qui se pomoyait à la façon d’un gabier sur une vergue.

Étendu tout de mon long, les pieds appuyés contre le chambranle de la porte, je ne craignais plus de glisser jusqu’à l’extrémité de la coursive.

La main que je tendis au bosseman l’aida à se hisser, non sans peine, près de moi.

« Qu’y a-t-il ?… lui demandai-je.

— Un échouement, monsieur Jeorling !

— Nous sommes à la côte ?… m’écriai-je.

— Une côte suppose une terre, répondit ironiquement le bosseman, et, en fait de terre, il n’y en a jamais eu que dans l’imagination de ce diable de Dirk Peters !

— Enfin… qu’est-il arrivé ?…

— Il est arrivé un ice-berg au milieu de la brume, — un ice-berg dont on n’a pu se garer…

— Un ice-berg, bosseman ?…

— Oui !… un ice-berg, qui a choisi ce moment pour faire la culbute !… En se retournant, il a rencontré l’Halbrane, et il l’a enlevée comme une raquette ramasse un volant, et nous voici maintenant échoués à une bonne centaine de pieds au-dessus du niveau de la mer antarctique. »

Aurait-on pu imaginer plus terrible dénouement à l’aventureuse campagne de l’Halbrane !… Au milieu de ces extrêmes parages, notre unique moyen de transport venait d’être arraché de son élément naturel, emporté par le basculage d’un ice-berg à une hauteur qui dépassait cent pieds !… Oui ! je le répète, quel dénouement ! De s’engloutir au plus fort d’une tempête, d’être détruit dans une attaque de sauvages, d’être écrasé entre des glaces, ce sont les dangers auxquels s’expose tout navire engagé dans les mers polaires !… Mais que l’Halbrane eût été soulevée par une montagne flottante à l’instant où cette montagne se retournait, et qu’elle fût, à cette heure, échouée presque à sa cime, non ! cela dépassait les limites du vraisemblable !

Avec les moyens dont nous disposions, parviendrions-nous à descendre la goélette de cette hauteur, je l’ignorais. Ce que je savais, d’autre part, c’est que le capitaine Len Guy, le lieutenant, les anciens de l’équipage, revenus d’un premier effroi, ne seraient pas gens à désespérer, si effrayante que fût la situation. De cela je ne doutais pas. Oui !… ils s’emploieraient tous au salut commun. Quant aux mesures qu’il y aurait à prendre, personne ne l’eût pu dire encore.

En effet, un voile de brume, une sorte de crêpe grisâtre enveloppait toujours l’ice-berg. On ne voyait rien de son énorme masse, si ce n’est l’étroite anfractuosité dans laquelle la goélette était coincée, ni quelle place il occupait au milieu de cette flottille en dérive vers le sud-est.

La plus élémentaire prudence commandait d’évacuer l’Halbrane, dont le glissement pouvait être déterminé par quelque brusque secousse de l’ice-berg. Étions-nous même certains qu’il eût définitivement repris son assiette à la surface de la mer ?… Sa stabilité était-elle assurée ?… Ne fallait-il pas s’attendre à quelque nouvelle culbute ?… Et si la goélette dévalait dans le vide, qui de nous aurait pu se tirer sain et sauf d’une pareille chute, puis de l’engloutissement final dans les profondeurs de l’abîme ?…

En quelques minutes, l’Halbrane fut abandonnée de l’équipage. Chacun chercha refuge sur les talus, en attendant que l’ice-berg se dégageât de son capuchon de vapeurs. Les obliques rayons solaires ne parvenaient point à le percer, et c’est à peine si le disque rougeâtre se sentait à travers cet amas d’opaques vésicules qui en éteignaient le flamboiement.

Cependant, à une douzaine de pas on pouvait s’apercevoir les uns les autres. Quant à l’Halbrane, elle ne présentait qu’une masse confuse, dont la couleur noirâtre tranchait vivement sur la blancheur des glaces.

Il y eut alors lieu de se demander si, de tous ceux qui se tenaient sur le pont de la goélette au moment de la catastrophe, aucun n’avait été projeté par-dessus les bastingages, entraîné sur les pentes, précipité dans la mer ?…

À l’ordre du capitaine Len Guy, les matelots présents vinrent grossir le groupe où j’étais avec le lieutenant, le bosseman, les maîtres Hardie et Martin Holt.

Jem West fit l’appel… Cinq de nos hommes ne répondirent pas : le matelot Drap, un des anciens de l’équipage, et quatre des recrues, à savoir, deux Anglais, un Américain et un des Fuégiens embarqués aux Falklands.

Ainsi, cette catastrophe coûtait la vie à cinq des nôtres — les premières victimes de cette campagne depuis le départ des Kerguelen, et seraient-ce les dernières ?…

Et, en effet, il n’était pas douteux que ces malheureux eussent péri, car on les appela vainement, vainement on les chercha sur les flancs de l’ice-berg, partout où ils auraient peut-être pu s’accrocher à quelque saillie…

Les tentatives, qui furent faites après le lever du brouillard, demeurèrent infructueuses. Au moment où l’Halbrane avait été saisie par-dessous, la secousse avait été si violente, si soudaine que ces hommes n’eurent pas la force de se retenir aux bastingages, et, vraisemblablement, on ne retrouverait jamais leurs corps que le courant avait dû entraîner au large.

Lorsque cette disparition de cinq des nôtres eut été constatée, le désespoir envahit tous les cœurs. Alors apparut plus vivement l’affreuse perspective de ces dangers qui menacent une expédition à travers la zone antarctique !

« Et Hearne ?… » dit une voix.

Martin Holt venait de jeter ce nom au milieu du silence général.

Le sealing-master, que nous avions oublié, n’avait-il pas été écrasé dans l’étroit réduit de la cale où il était enfermé ?…

Jem West s’élança vers la goélette, se hissa au moyen d’une amarre qui pendait de l’avant, et gagna le poste par lequel on pénétrait dans cette partie de la cale…

Nous attendions, immobiles et silencieux, d’être fixés sur le sort de Hearne, bien que ce mauvais génie de l’équipage fût peu digne de pitié.

Pourtant, combien de nous pensaient alors que si on eût écouté ses conseils, si la goélette avait repris la route du nord, tout un équipage n’en serait pas à n’avoir pour unique refuge qu’une montagne de glace en dérive !… Et dans ces conjonctures, ce que devait être ma part de responsabilité, moi qui avais tant poussé à la prolongation de cette campagne, c’est à peine si j’osais l’envisager !

Enfin le lieutenant reparut sur le pont, Hearne après lui. Par miracle, ni les cloisons, ni la membrure, ni le bordage n’avaient cédé à l’endroit où se trouvait le sealing-master.

Hearne se déhala le long de la goélette, rejoignit ses camarades, sans prononcer une parole, et il n’y eut plus à s’occuper de lui.

Vers six heures du matin, le brouillard se dissipa, grâce à un abaissement assez accentué de la température. Il ne s’agissait pas de ces vapeurs dont la congélation est complète, mais bien du phénomène appelé frost-rime ou fumée gelée, qui se produit quelquefois sous ces hautes latitudes. Le capitaine Len Guy le reconnut à la quantité de fibres prismatiques, la pointe dirigée dans le sens du vent, qui hérissaient la légère croûte déposée sur les flancs de l’ice-berg. Ce frost-rime, les navigateurs ne sauraient le confondre avec la gelée blanche des zones tempérées, dont la congélation ne s’opère qu’après son dépôt à la surface du sol.

On put alors évaluer la grosseur du massif, sur lequel nous étions posés comme des mouches sur un pain de sucre, et, assurément, vue d’en bas, la goélette ne devait pas paraître plus grosse que la yole d’un navire de commerce.

Cet ice-berg, dont la circonférence parut être de trois à quatre cents toises, mesurait de cent trente à cent quarante pieds de hauteur. Il devait donc, d’après les calculs, plonger à une profondeur quatre à cinq fois plus grande, et, par conséquent, peser des millions de tonnes.

Voici ce qui était arrivé :

Après avoir été miné à sa base au contact des eaux plus chaudes, l’ice-berg s’était peu à peu relevé. Son centre de gravité déplacé, l’équilibre n’avait pu se rétablir que par un chavirement brusque, qui reporta au-dessus du niveau de la mer ce qui était au-dessous. Prise dans ce basculage, l’Halbrane fut enlevée comme avec un énorme bras de levier. Nombre d’ice-bergs se retournent ainsi à la surface des mers polaires, et c’est un des gros dangers auxquels sont exposés les navires qui les avoisinent.

C’était dans une échancrure de la face ouest de l’ice-berg, que notre goélette se trouvait encastrée. Elle inclinait sur tribord, son arrière relevé, son avant rabaissé. La pensée nous venait que, à la moindre secousse, elle glisserait le long des pentes de l’ice-berg jusqu’à la mer. Du côté où elle donnait la gîte, le choc avait été assez violent pour défoncer quelques bordages de sa coque et de ses pavois sur une longueur de deux toises. Dès le premier choc, la cuisine, fixée devant le mât de misaine, avait cassé ses saisines et dégringolé jusqu’à l’entrée du rouf, dont la porte, entre les deux cabines du capitaine Len Guy et du lieutenant, était arrachée de ses gonds. Le mât de hune et le mât de flèche étaient venus en bas, après la rupture des galhaubans, et on apercevait leur brisure toute fraîche à la hauteur du chouquet. Des débris de toutes sortes, les vergues, des espars, une partie de la voilure, des barils, des caisses, des cages à poules, devaient flotter à la base du massif et dériver avec lui.

Ce qu’il y avait de particulièrement inquiétant dans notre situation, c’est que, des deux embarcations de l’Halbrane, celle de tribord ayant été écrasée au moment de l’abordage, il ne restait que la seconde, — la plus grande, il est vrai, — encore suspendue par ses palans aux pistolets de tribord. Avant tout, il fallait la mettre en sûreté, car peut-être serait-elle notre unique moyen de salut.

De ce premier examen, il résultait que les bas mâts de la goélette étaient restés en place, et pourraient servir, si l’on parvenait à la dégager. Mais comment l’extraire de cette souille de glace, la rendre à son élément naturel, en un mot la « lancer » comme on lance un bâtiment à la mer ?…

Lorsque le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman et moi nous fûmes seuls, je les interrogeai à ce sujet.

« Que l’opération entraîne de gros risques, j’en conviens, répondit Jem West, mais puisqu’il est indispensable qu’elle se fasse, nous la ferons. Je pense qu’il sera nécessaire de creuser une sorte de lit jusqu’à la base de l’ice-berg…

— Et sans tarder d’un seul jour, ajouta le capitaine Len Guy.

— Vous entendez, bosseman ?… reprit Jem West. Dès aujourd’hui à la besogne.

— J’entends, et tout le monde s’y mettra, répondit Hurliguerly. Une observation, toutefois, si vous le permettez, capitaine…

— Laquelle ?…

— Avant de commencer le travail, visitons la coque, voyons quelles sont ses avaries et si elles sont réparables. À quoi servirait de lancer un navire décarcassé, qui s’en irait immédiatement par le fond ? »

On se rendit à la juste demande du bosseman.

La brume s’étant dissipée, un clair soleil illuminait alors la partie orientale de l’ice-berg, d’où le regard embrassait un large secteur de mer. De ce côté, au lieu de surfaces lisses sur lesquelles le pied n’aurait pu trouver un point d’appui, les flancs présentaient des anfractuosités, des rebords, des épaulements, des plateaux même où il serait facile d’établir un campement provisoire. Cependant il y aurait à se garer contre la chute d’énormes blocs, mal en équilibre, qu’une secousse pouvait détacher. Et, de fait, pendant la matinée, plusieurs de ces blocs roulèrent avec un effroyable bruit d’avalanche jusqu’à la mer.

Au total, il semblait bien que l’ice-berg fût très solide sur sa nouvelle base. D’ailleurs, si son centre de gravité se trouvait au-dessous du niveau de la ligne de flottaison, un nouveau renversement n’était pas à craindre.

Je n’avais pas encore eu l’occasion de parler à Dirk Peters depuis la catastrophe. Comme il avait répondu à l’appel de son nom, je savais qu’il ne comptait pas parmi les victimes. En ce moment, je l’aperçus immobile, debout sur une étroite saillie, et de quel côté se portaient ses regards, on le devine…

Le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman, les maîtres Hardie et Martin Holt, que j’accompagnai, remontèrent alors vers la goélette, afin de procéder à un minutieux examen de sa coque. Du côté de bâbord, l’opération serait aisée, puisque l’Halbrane s’inclinait sur le flanc opposé. De l’autre côté, il faudrait, tant bien que mal, se glisser jusqu’à la quille en creusant la glace, si l’on voulait qu’aucune partie du bordé n’échappât à cette visite.

Voici ce qui fut reconnu, après un examen qui dura deux heures : les avaries étaient peu importantes, et, en somme, de réparation courante. Deux ou trois bordages rompus, sous la violence du choc, laissaient voir leurs gournables faussées, leurs coutures ouvertes. À l’intérieur, la membrure était intacte, les varangues n’ayant point cédé. Notre bâtiment, fait pour naviguer au milieu des mers polaires, avait résisté alors que tant d’autres, moins solidement construits, eussent été disloqués de toutes pièces. Il est vrai, le gouvernail avait été démonté de ses ferrures, mais il serait facile de le rétablir.

L’inspection terminée au-dehors et au-dedans, le dommage fut reconnu moins considérable qu’on eût pu le craindre, et nous fûmes rassurés à ce sujet…

Rassurés… oui… si nous parvenions à remettre à flot notre goélette !

Après le déjeuner du matin, il fut décidé que les hommes commenceraient à creuser un lit oblique, qui permettrait à l’Halbrane de glisser jusqu’à la base de l’ice-berg. Plût au ciel que l’opération réussît, car de braver dans ces conditions les rigueurs de l’hiver austral, de passer six mois sur cette masse flottante, entraînée on ne savait où, qui eût pu y songer sans épouvante ? L’hiver venu, aucun de nous n’aurait échappé à la plus terrible des morts, — la mort par le froid…

En ce moment, Dirk Peters, qui, à une centaine de pas, observait l’horizon du sud à l’est, cria d’une voix rude :

« En panne ! »

En panne ?… Qu’entendait par là le métis, si ce n’est que la dérive de l’ice-berg venait de cesser subitement. Quant à la cause de cet arrêt, ce n’était pas l’instant de la rechercher, ni de se demander quelles en seraient les conséquences.

« C’est pourtant vrai ! s’écria le bosseman. L’ice-berg ne marche pas, et peut-être même n’a-t-il jamais marché depuis sa culbute !…

— Comment, m’écriai-je, il ne se déplace plus…

— Non, me répondit le lieutenant, et la preuve, c’est que les autres qui défilent, le laissent en arrière. »

En effet, tandis que cinq ou six montagnes de glace descendaient vers le sud, la nôtre s’était immobilisée, comme si elle eût été échouée sur un haut-fond.

L’explication la plus simple était que sa nouvelle base avait rencontré le seuil sous-marin, auquel elle adhérait maintenant, et cette adhérence ne cesserait que si sa partie immergée se relevait, au risque de provoquer une seconde culbute.

En somme, c’était une grave complication, car les dangers d’une immobilisation définitive en ces parages eussent été tels que mieux valaient les hasards de la dérive. Au moins, avait-on l’espoir de rencontrer un continent, une île, ou, même, si les courants ne se modifiaient pas, si la mer restait libre, de franchir les limites de la région australe !…

Voilà donc où nous en étions après trois mois de cette terrible campagne ! De William Guy, de ses compagnons de la Jane, d’Arthur Pym, pouvait-il être encore question ?… N’était-ce pas pour notre salut que devaient être employés les moyens dont nous pouvions disposer ?… Et faudrait-il s’étonner, si les matelots de l’Halbrane se révoltaient enfin, s’ils obéissaient aux suggestions de Hearne, s’ils rendaient leurs chefs, — moi surtout — responsables des désastres d’une pareille expédition ?…

Et alors qu’arriverait-il, puisque, malgré la perte de quatre des leurs, les camarades du sealing-master avaient conservé leur supériorité numérique…

C’était — je le vis clairement — à cela que pensaient le capitaine Len Guy et Jem West.

En effet, si les recrues des Falklands ne formaient plus qu’un total de quinze hommes contre nous treize, — en comprenant le métis, — n’était-il pas à craindre que quelques-uns de ceux-ci fussent bien près de se ranger du côté de Hearne ? Poussés par le désespoir, qui sait si ces camarades ne songeaient pas à s’emparer de l’unique embarcation que nous possédions désormais, à reprendre la route du nord, à nous abandonner sur cet ice-berg ?… Il importait donc que notre canot fût mis en sûreté et surveillé à toute heure.

Au surplus, un notable changement s’était produit chez le capitaine Len Guy depuis ces derniers incidents. Il semblait s’être transformé en présence des périls de l’avenir. Jusqu’ici, tout à la pensée de retrouver ses compatriotes, il avait laissé au lieutenant le commandement de la goélette, et il n’aurait pu s’en remettre à un second plus capable, plus dévoué. Mais, à partir de ce jour, il allait reprendre ses fonctions de chef, les exercer avec l’énergie exigée par les circonstances, redevenir comme à bord le maître après Dieu.

Par son ordre, les hommes vinrent se ranger autour de lui sur un plateau, un peu à la droite de l’Halbrane. Là étaient rassemblés, — du côté des anciens, les maîtres Martin Holt et Hardie, les matelots Rogers, Francis, Gratian, Burry, Stern, le cuisinier Endicott, et j’y ajoute Dirk Peters — du côté des nouveaux, Hearne et les quatorze autres marins des Falklands. Ces derniers composaient un groupe à part, dont le porte-parole était le sealing-master, qui avait sur eux une influence détestable.

Le capitaine Len Guy jeta un regard ferme à tout son équipage, et d’une voix vibrante :

« Matelots de l’Halbrane, dit-il, j’ai d’abord à vous parler de ceux qui ont disparu. Cinq de nos compagnons viennent de périr dans cette catastrophe…

— En attendant que nous périssions à notre tour dans ces mers où l’on nous a entraînés malgré…

— Tais-toi, Hearne, s’écria Jem West, pâle de colère, tais-toi, ou sinon…

— Hearne a dit ce qu’il avait à dire, reprit froidement le capitaine Len Guy, et puisque c’est fait, je l’engage à ne pas m’interrompre une seconde fois ! »

Peut-être le sealing-master eût-il répliqué, car il se sentait soutenu par la majorité de l’équipage. Mais Martin Holt alla vivement à lui, le retint, et il se tut.

Le capitaine Len Guy se découvrit alors, et, avec une émotion qui nous pénétra jusqu’au fond de l’âme, il prononça ces paroles :

« Nous avons à prier pour ceux qui ont succombé dans cette périlleuse campagne, entreprise au nom de l’humanité. Que Dieu daigne leur tenir compte de ce qu’ils se sont dévoués pour leurs semblables, et ne reste pas insensible à notre voix !… À genoux, matelots de l’Halbrane ! »

Tous s’agenouillèrent sur la surface glacée, et un murmure de prière monta vers le ciel.

Nous attendîmes que le capitaine Len Guy se fût relevé pour nous relever aussi.

« Maintenant, reprit-il, après ceux qui sont morts, ceux qui ont survécu. À ceux-là, je dis que, même dans les circonstances où nous sommes, ils auront à m’obéir, quelque ordre que je leur donne. Je ne souffrirai ni une résistance ni une hésitation. La responsabilité du salut commun m’appartient, et je n’en céderai rien à personne, je commande ici comme à bord…

À bord… quand il n’y a plus de navire !… osa répondre le sealing-master.

— Tu te trompes, Hearne. Le bâtiment est là, et nous le rendrons à la mer. D’ailleurs, n’eussions-nous plus que notre canot, j’en suis le capitaine… Malheur à qui l’oubliera ! »

Ce jour-là, après avoir pris hauteur avec le sextant et établi l’heure avec le chronomètre, qui n’avaient pas été brisés dans la collision, le capitaine Len Guy obtint le point suivant par ses calculs :

Latitude sud : 88° 55′.

Longitude ouest : 39° 12′.

L’Halbrane n’était plus qu’à un degré cinq minutes, — soit soixante-cinq milles — du pôle austral.



L’Halbrane inclinait sur tribord…