Le Sphinx des glaces/II/VIII

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Hetzel (p. 329-342).

« À la besogne ! » avait dit le capitaine.

VIII

le coup de grâce.

« À la besogne ! » avait dit le capitaine Len Guy, et, dès l’après-midi de ce jour, chacun s’y mit avec courage.

Il n’y avait pas une heure à perdre. Personne qui ne comprît que la question de temps dominait toutes les autres. En ce qui concernait les vivres, la goélette en possédait pour dix-huit mois encore à pleine ration. Aussi la faim ne menaçait-elle pas, — la soif pas davantage, bien que les caisses à eau, crevées dans la secousse, eussent laissé échapper le liquide qu’elles contenaient à travers les fissures du bordage.

Par bonheur, les fûts de gin, de whisky, de bière et de vin, placés dans la partie de la cale qui avait le moins souffert, étaient presque tous intacts. De ce chef, nous n’avions aucun dommage, et l’ice-berg allait lui-même nous fournir l’eau douce.

On le sait, la glace, qu’elle soit formée d’eau douce ou d’eau de mer, est dépourvue de salure. Par la transformation de l’état liquide à l’état solide, le chlorure de sodium est entièrement éliminé. Il est donc de peu d’importance, semble-t-il, que l’eau potable soit demandée aux glaces de l’une ou l’autre formation. Cependant on doit accorder la préférence à celle qui provient de certains blocs très reconnaissables à leur coloration presque verdâtre, à leur parfaite transparence. C’est de la pluie solidifiée, infiniment plus convenable pour servir de boisson.

Assurément, en habitué des mers polaires, notre capitaine eût sans peine reconnu les blocs de cette espèce ; mais il ne pouvait s’en trouver sur notre ice-berg, puisque c’était sa partie immergée avant la culbute qui émergeait actuellement.

Le capitaine Len Guy et Jem West décidèrent en premier lieu, dans le but d’alléger la goélette, de débarquer tout ce qui était à bord. Mâture et gréement durent être démontés, puis transportés sur le plateau. Il importait de ne laisser que le moins de poids possible, de se débarrasser même du lest, en vue de la difficile et dangereuse opération du lancement. Mieux valait que le départ fût retardé de quelques jours, si cette opération devait se faire dans des conditions meilleures. Le rechargement s’effectuerait ensuite sans grande difficulté.

Après cette raison déterminante, il s’en présentait une seconde non moins sérieuse. En effet, c’eût été agir avec une inexcusable imprudence que de laisser les provisions dans les soutes de l’Halbrane, étant donné sa situation peu sûre sur le flanc de l’ice-berg. Une secousse ne suffirait-elle pas à la détacher ? Le point d’appui ne lui manquerait-il pas, si les blocs de sa souille venaient à se déplacer ? Et alors, avec elle eussent disparu ces provisions, qui devaient assurer notre existence !

On s’occupa, ce jour-là, de décharger les caisses de viande au demi-sel, de légumes secs, de farine, de biscuits, de thé, de café, les barils de gin, de whisky, de vin et de bière qui furent retirés de la cale et de la cambuse, puis placés en sûreté dans des anfractuosités à proximité de l’Halbrane.

Il y eut également à prémunir l’embarcation contre tout accident, — et j’ajouterai contre le dessein que Hearne et quelques-uns de sa bande avaient peut-être de s’en emparer afin de reprendre le chemin de la banquise.

Le grand canot, avec son jeu d’avirons, son gouvernail, sa bosse, son grappin, sa mâture et ses voiles, fut donc remisé à une trentaine de pieds sur la gauche de la goélette, au fond d’une cavité qu’il serait aisé de surveiller. Pendant le jour, rien à craindre. Pendant la nuit, ou plutôt pendant les heures de sommeil, le bosseman ou un autre des maîtres monterait la garde près de cette cavité, et, — on peut en être certain — l’embarcation serait à l’abri d’un mauvais coup.

Les journées des 19, 20 et 21 janvier furent employées au double travail du transport de la cargaison et du démâtage de l’Halbrane. On élingua les bas mâts au moyen de vergues formant bigues. Plus tard, Jem West verrait à remplacer les mâts de hune et de flèche, et, dans tous les cas, ils n’étaient point indispensables pour regagner soit les Falklands, soit quelque autre lieu d’hivernage.

Il va sans dire qu’un campement avait été établi sur le plateau dont j’ai parlé, non loin de l’Halbrane. Plusieurs tentes, au moyen de voiles disposées sur des espars et retenues avec des faux-bras, recouvrant la literie des cabines et du poste, offraient un abri suffisant contre les inclémences atmosphériques déjà fréquentes à cette époque de l’année. Le temps, du reste, se tenait au beau fixe, favorisé par une brise permanente de nord-est, la température étant remontée à quarante-six degrés (7° 78 C. sur zéro). Quant à la cuisine d’Endicott, elle fut installée au fond du plateau, près d’un contrefort, dont la pente très allongée permettait d’atteindre l’extrême cime de l’ice-berg.

Je dois reconnaître que, durant ces trois jours d’un travail des plus fatigants, il n’y eut rien à reprocher à Hearne. Le sealing-master se savait l’objet d’une surveillance spéciale, comme il savait que le capitaine Len Guy ne le ménagerait pas, s’il s’avisait de provoquer ses camarades à l’insubordination. Il était fâcheux que ses mauvais instincts l’eussent poussé à jouer ce rôle, car sa vigueur, son adresse, son intelligence, en faisaient un homme précieux, et jamais il ne se montra plus utile qu’en ces circonstances. Était-il revenu à de meilleurs sentiments ?… Avait-il compris que de l’entente commune dépendait le salut commun ?… Je ne pouvais le deviner, mais je n’avais guère confiance, — Hurliguerly non plus.

Je n’ai pas besoin d’insister sur l’ardeur que le métis déployait dans ces rudes travaux, toujours le premier et le dernier à la besogne, faisant l’ouvrage de quatre, dormant à peine quelques heures, ne se reposant qu’au moment des repas qu’il prenait à l’écart. À peine m’avait-il adressé la parole depuis que la goélette avait été victime de ce terrible accident. Et qu’aurait-il pu me dire ?… Ne pensais-je pas, comme lui, qu’il fallait renoncer à tout espoir de poursuivre cette malheureuse campagne ?…

Il m’arrivait, parfois, d’apercevoir Martin Holt et le métis l’un près de l’autre, s’occupant de quelque difficile manœuvre. Notre maître-voilier ne négligeait aucune occasion de se rapprocher de Dirk Peters, qui le fuyait pour les raisons que l’on connaît. Et lorsque je songeais à la confidence qui m’avait été faite au sujet du soi-disant Parker, le propre frère de Martin Holt, à cette affreuse scène du Grampus, j’étais saisi d’une profonde horreur. Je n’en doute pas, si ce secret eût été dévoilé, le métis fût devenu un objet de répulsion. On aurait oublié en lui le sauveteur du maître-voilier, et celui-ci, en apprenant que son frère… Heureusement, ce secret, Dirk Peters et moi, nous étions seuls à le posséder.

Tandis que s’opérait le déchargement de l’Halbrane, le capitaine Len Guy et le lieutenant étudiaient la question du lancement, — question grosse de difficultés, à coup sûr. Il s’agissait de racheter cette hauteur d’une centaine de pieds comprise entre la souille où gîtait la goélette et le niveau de la mer, au moyen d’un lit creusé suivant un tracé oblique sur le flanc ouest de l’ice-berg, lit qui devrait mesurer au moins deux à trois cents toises de longueur. Aussi, pendant qu’une première équipe, dirigée par le bosseman, s’occupait à décharger la goélette, une seconde, sous les ordres de Jem West, commença le tracé entre les blocs qui hérissaient ce côté de la montagne flottante.

Flottante ?… je ne sais pourquoi je me sers de ce mot, car elle ne flottait plus. Immobile comme un îlot, rien n’autorisait à croire qu’elle dût jamais se remettre en dérive. D’autres ice-bergs assez nombreux passaient au large, se dirigeant vers le sud-est, alors que le nôtre restait « en panne », suivant l’expression de Dirk Peters. Sa base se minerait-elle assez pour se détacher du fond sous-marin ?… Quelque pesante masse de glace viendrait-elle se jeter sur lui, et déraperait-il au choc ?… Nul ne le pouvait prévoir, et il ne fallait compter que sur l’Halbrane pour abandonner définitivement ces parages.

Ces divers travaux nous conduisirent jusqu’au 24 janvier. L’atmosphère était calme, la température ne s’abaissait pas, la colonne thermométrique avait même gagné de deux à trois degrés au-dessus de glace. Aussi le nombre des ice-bergs, venus du nord-ouest, augmentait-il, — une centaine dont la collision aurait pu avoir les plus graves conséquences.

Le maître-calfat Hardie s’était mis tout d’abord à la réparation de la coque, gournables à changer, bouts de bordage à remplacer, coutures à calfater. Rien ne lui manquait de ce qu’exigeait ce travail, et nous avions l’assurance qu’il serait exécuté dans de bonnes conditions. Au milieu du silence de ces solitudes retentissaient maintenant les coups de marteau frappant les clous dans le bordé et les coups de maillet chassant l’étoupe entre les coutures. À ces bruits se joignaient d’assourdissants cris de mouettes, de macreuses, d’albatros, de pétrels, qui volaient en rond à la cime de l’ice-berg.

Lorsque je me trouvais seul avec le capitaine Len Guy et Jem West, c’était notre situation actuelle, les moyens d’en sortir, les chances de nous tirer d’affaire, qui faisaient, on le pense bien, le principal sujet de nos conversations. Le lieutenant avait bon espoir, et, à la condition qu’aucun accident ne survînt d’ici-là, il se croyait assuré de réussir l’opération du lancement. Le capitaine Len Guy, lui, montrait plus de réserve. D’ailleurs, à la pensée qu’il allait définitivement renoncer à toute espérance de retrouver les survivants de la Jane, il sentait son cœur se déchirer…

Et, en effet, lorsque l’Halbrane serait prête à reprendre la mer, lorsque Jem West lui demanderait la route, oserait-il répondre : Cap au sud ?… Non, et cette fois, il n’eût été suivi ni des nouveaux ni même de la plupart des anciens de l’équipage. Continuer les recherches dans cette direction, s’élever au-delà du pôle, sans être assuré d’atteindre l’océan Indien à défaut de l’océan Atlantique, c’eût été d’une audace qu’aucun navigateur n’aurait pu se permettre. Si quelque continent fermait la mer de ce côté, la goélette se fût exposée à y être acculée par la masse des ice-bergs, et dans l’impossibilité de s’en dégager avant l’hiver austral ?…

En ces conditions, tenter d’obtenir du capitaine Len Guy de poursuivre la campagne, c’eût été courir au-devant d’un refus. Ce n’était pas proposable, alors que la nécessité s’imposait de revenir vers le nord, de ne point s’attarder d’un jour en cette portion de la mer antarctique. Toutefois, si j’avais résolu de ne plus en parler au capitaine Len Guy, je ne laissais pas, à l’occasion, de pressentir là-dessus le bosseman.

Le plus souvent, sa besogne achevée, Hurliguerly venait me rejoindre, et nous causions, nous remontions dans nos souvenirs de voyage.

Un jour, comme nous étions assis au sommet de l’ice-berg, le regard fixé sur ce décevant horizon, il s’écria :

« Qui eût jamais pensé, monsieur Jeorling, lorsque l’Halbrane quittait les Kerguelen, que, six mois et demi après, à cette latitude, elle serait accrochée au flanc d’une montagne de glace !

— Cela est d’autant plus regrettable, répondis-je, que, sans cet accident, nous eussions atteint notre but, et nous aurions repris la route du retour.

— Je ne vais point à l’encontre, répliqua le bosseman, mais vous dites que nous aurions atteint notre but… Entendez-vous par là que nos compatriotes eussent été retrouvés ?…

— Peut-être, bosseman.

— Et moi je ne le crois guère, monsieur Jeorling, bien ce que fût le principal et même le seul objet de notre navigation à travers l’océan polaire…

— Le seul… oui… au début, insinuai-je. Mais, depuis les révélations du métis au sujet d’Arthur Pym…

— Ah !… cela vous tient toujours, monsieur Jeorling… comme ce brave Dirk Peters ?…

— Toujours, Hurliguerly, et il a fallu qu’un déplorable, un improbable accident vînt nous faire échouer au port…

— Je vous laisse vos illusions, monsieur Jeorling, et puisque vous croyez avoir échoué au port…

— Pourquoi non ?…

— Soit, et, dans tous les cas, c’est un fameux échouage ! déclara le bosseman. Au lieu de donner sur un honnête bas-fond, aller faire côte en l’air…

— Aussi ai-je le droit de dire que c’est une malheureuse circonstance, Hurliguerly…

— Malheureuse, sans doute, et, à mon sens, y aurait-il à en tirer quelque avertissement…

— Lequel ?…

— C’est qu’il n’est pas permis de s’aventurer si loin dans ces régions, et m’est avis que le Créateur interdit à ses créatures de grimper au bout des pôles de la terre !

— Cependant ce bout n’est plus maintenant qu’à une soixantaine de milles…

— D’accord, monsieur Jeorling. Il est vrai, ces soixante milles, c’est comme s’il y en avait un millier, quand on n’a aucun moyen de les franchir… Et, si le lancement de la goélette ne réussit pas, nous voici condamnés à un hivernage dont ne voudraient même pas les ours polaires ! »

Je ne répondis que par un hochement de tête, auquel ne put se méprendre Hurliguerly.

« Savez-vous à quoi je pense le plus souvent, monsieur Jeorling ?… me demanda-t-il.

À quoi pensez-vous, bosseman ?…

— Aux Kerguelen, dont nous ne prenons guère le chemin ! Certes, pendant la mauvaise saison, on y jouit d’un beau froid… Pas grande différence entre cet archipel-là et les îles situées sur les limites de la mer antarctique… Mais, enfin, on est à proximité du Cap, et s’il vous plaît d’aller vous y réchauffer les mollets, il n’y a point de la banquise pour vous barrer le passage !… Tandis qu’ici, au milieu des glaces, c’est le diable pour en démarrer, et on ne sait jamais si l’on trouvera la porte ouverte…

— Je vous le répète, bosseman, sans ce dernier accident, tout serait terminé à présent d’une façon ou d’une autre. Nous aurions encore plus de six semaines pour sortir des mers australes. En somme, il est rare qu’un navire soit aussi mal pris que l’a été notre goélette, et c’est une véritable malchance, après avoir profité de circonstances si heureuses…

— Finies, ces circonstances, monsieur Jeorling, s’écria Hurliguerly, et je crains bien…

— Quoi… vous aussi, bosseman… vous que j’ai connu si confiant…

Défoncée… Disloquée… L’Halbrane s’engloutissait.

— La confiance, monsieur Jeorling, cela s’use tout comme le fond d’une culotte !… Que voulez-vous !… Lorsque je me compare à mon compère Atkins, installé dans sa bonne auberge, lorsque je songe au Cormoran-Vert, à la grande salle du bas, aux petites tables où l’on déguste le whisky et le gin avec un ami, alors que le poêle ronfle plus fort que ne crie la girouette sur le toit… eh bien, la comparaison n’est point à notre avantage, et, à mon avis, maître Atkins a peut-être mieux compris l’existence…

— Eh ! vous le reverrez, ce digne Atkins, bosseman, et le Cormoran-Vert, et les Kerguelen !… Pour Dieu ! ne vous laissez point aller au découragement !… Et si vous, un homme de bon sens et de résolution, désespérez déjà…

— Oh ! s’il n’y avait que moi, monsieur Jeorling, ce ne serait que demi-mal !

— Est-ce que l’équipage ?…

— Oui… et non… répliqua Hurliguerly, car j’en connais qui ne sont points satisfaits.

— Hearne a-t-il recommencé à récriminer et excite-t-il ses camarades ?…

— Pas ouvertement du moins, monsieur Jeorling, et, depuis que je le surveille, je n’ai rien vu ni entendu. Il sait, d’ailleurs, ce qui l’attend, s’il remue la patte. Aussi — je crois ne point faire erreur, — le finaud a-t-il changé ses amures. Et ce qui ne m’étonne guère de lui, m’étonne de notre maître-voilier Martin Holt…

— Que voulez-vous dire, bosseman ?…

— Que tous deux paraissent être en bons termes !… Observez-les, Hearne recherche Martin Holt, cause souvent avec lui, et Martin Holt ne lui fait pas trop mauvaise mine.

— Martin Holt, je suppose, n’est pas homme à écouter les conseils de Hearne, répondis-je, ni à le suivre, s’il tentait de pousser l’équipage à la révolte…

— Non, sans doute, monsieur Jeorling… Cependant cela ne me plaît guère de les voir ensemble… Un particulier dangereux et sans conscience, ce Hearne, et dont Martin Holt ne se méfie peut-être pas assez !…

— Il a tort, bosseman.

— Et… tenez… savez-vous de quoi ils causaient, l’autre jour, dans une conversation dont il m’est arrivé quelques bribes à l’oreille ?…

— Je ne sais jamais les choses qu’après que vous me les avez dites, Hurliguerly.

— Eh bien, tandis qu’ils bavardaient sur le pont de l’Halbrane, je les ai entendus parler de Dirk Peters, et Hearne disait : « Il ne faut pas en vouloir au métis, maître Holt, de ce qu’il n’a jamais voulu répondre à vos avances à recevoir vos remerciements… Si ce n’est qu’une sorte de brute, il possède un grand courage, et il l’a prouvé en vous tirant d’une mauvaise passe au péril de sa vie… Au surplus, n’oubliez pas qu’il faisait partie de l’équipage du Grampus, dont votre frère Ned, si je ne me trompe… »

— Il a dit cela, bosseman ?… me suis-je écrié. Il a nommé le Grampus ?…

— Oui… le Grampus.

— Et Ned Holt ?…

— Précisément, monsieur Jeorling !

— Et qu’a répondu Martin Holt ?…

— Il a répondu : « Mon malheureux frère, je ne sais même pas dans quelles conditions il a péri !… Est-ce pendant une révolte à bord ? En brave qu’il était, il n’a pas dû trahir son capitaine, et peut-être a-t-il été massacré ?… »

— Est-ce que Hearne a insisté, bosseman ?…

— Oui… en ajoutant : « C’est chose triste pour vous, maître Holt !… Le capitaine du Grampus, à ce qu’on m’a raconté, fut abandonné dans un canot avec deux ou trois de ses hommes… et qui sait si votre frère n’était pas avec lui ?… »

— Et après ?…

— Après, monsieur Jeorling, il a ajouté : « Est-ce que vous n’avez pas eu l’idée de demander à Dirk Peters de vous enseigner ?…

— Si, une fois, répliqua Martin Holt, j’ai interrogé le métis là-dessus, et jamais je n’ai vu un homme dans un tel état d’accablement, répondant : Je ne sais pas… je ne sais pas… d’une voix si sourde que je pouvais à peine le comprendre, et il s’est sauvé en se cachant la tête dans les mains… »

— C’est tout ce que vous avez entendu de cette conversation, bosseman ?…

— Tout, monsieur Jeorling, et elle m’a paru assez singulière pour que j’aie voulu vous mettre au courant.

— Et qu’en avez-vous conclu ?…

— Rien, si ce n’est que je regarde le sealing-master comme un coquin de la pire espèce, parfaitement capable de travailler en secret à quelque mauvais dessein, auquel il voudrait associer Martin Holt ! »

En effet, que signifiait cette nouvelle attitude de Hearne ?… Pourquoi cherchait-il à se lier avec Martin Holt, l’un des meilleurs de l’équipage ?… Pourquoi lui rappelait-il ainsi les scènes du Grampus ?… Est-ce que Hearne en savait à ce sujet plus long que les autres sur Dirk Peters et Ned Holt, — ce secret dont le métis et moi nous croyions être les seuls dépositaires ?…

Cela ne laissa pas de me causer une sérieuse inquiétude. Toutefois, je me gardai d’en rien dire à Dirk Peters. S’il eût pu soupçonner que Hearne causait de ce qui s’était passé à bord du Grampus, s’il eût appris que ce coquin, — comme l’appelait non sans raison Hurliguerly, — ne cessait de parler de son frère Ned à Martin Holt, je ne sais trop ce qui serait arrivé !

En somme, et quelles que fussent les intentions de Hearne, il était regrettable que notre maître-voilier, sur lequel devait à bon droit compter le capitaine Len Guy, fût en liaison avec lui. Le sealing-master avait certainement ses raisons pour agir de la sorte… Lesquelles, je ne pouvais les deviner. Aussi, bien que l’équipage parût avoir abandonné toute idée de révolte, une sévère surveillance s’imposait, surtout à l’égard de Hearne.

Du reste, la situation allait prendre fin, — du moins en ce qui concernait la goélette.

Deux jours après, les travaux furent terminés. On avait achevé de réparer la coque et de creuser le lit de lancement jusqu’à la base de notre montagne flottante.

À cette époque, la glace étant légèrement ramollie à sa couche supérieure, ce dernier travail n’avait point exigé de grands efforts de pic et de pioche. Le lit contournait obliquement le flanc ouest de l’ice-berg, de manière à n’offrir aucune pente trop raide. Avec des grelins de retenue convenablement disposés, le glissement, semblait-il, devait s’effectuer sans occasionner aucun dommage. Je craignais plutôt que le relèvement de la température ne rendît ce glissement moins facile sur le fond du lit.

Il va de soi que de la cargaison, la mâture, les ancres, les chaînes, rien n’avait été remis à bord. La coque étant déjà fort lourde, peu maniable, il importait de l’alléger autant que possible. Lorsque la goélette aurait retrouvé son élément, la réarmer serait l’affaire de quelques jours.

Dans l’après-midi du 28, les dernières dispositions furent prises. Il avait fallu étayer latéralement le lit en quelques endroits où la fusion de la glace s’accentuait. Puis, repos fut accordé à tout le monde à partir de quatre heures du soir. Le capitaine Len Guy fit alors distribuer double ration à ses hommes, et ils méritaient ce surcroît de whisky et de gin, car ils avaient rudement travaillé pendant cette semaine.

Je répète que tout ferment d’indiscipline paraissait avoir disparu, depuis que Hearne n’excitait plus ses camarades. L’équipage, — tout entier, on peut le dire, — ne se préoccupait que de cette grosse opération du lancement. L’Halbrane à la mer, c’était le départ… c’était le retour !… Il est vrai, pour Dirk Peters comme pour moi, c’était le définitif abandon d’Arthur Pym !…

La température de cette nuit fut une des plus élevées que nous eussions éprouvées jusqu’alors. Le thermomètre marqua cinquante-trois degrés (11° 67 C. sur zéro). Aussi, bien que le soleil commençât à se rapprocher de l’horizon, la glace fondait, et mille ruisseaux sinuaient de toutes parts.

Les plus matineux se réveillèrent dès quatre heures, et je fus du nombre. C’est à peine si j’avais dormi, — et j’imagine que Dirk Peters, de son côté, n’avait pu trouver sommeil à la pensée désolante de revenir en arrière !…

L’opération du lancement devait commencer à dix heures. Tout en comptant avec les retards possibles, eu égard aux minutieuses précautions qu’il convenait de prendre, le capitaine Len Guy espérait qu’elle serait terminée avant la fin du jour. Personne ne doutait que, le soir venu, la goélette ne fût descendue au moins à la base de l’ice-berg.

Il va de soi que nous devions tous prêter la main à cette difficile manœuvre. À chacun un poste était assigné auquel il devrait se tenir, — les uns pour faciliter le glissement avec des rouleaux de bois, s’il le fallait aider, — les autres, au contraire, pour le modérer, en cas que la descente menaçât d’être trop rapide et qu’il y eût lieu de retenir la coque au moyen de grelins et d’aussières disposés à cet effet.

Le déjeuner fut terminé à neuf heures sous les tentes. Nos matelots, toujours confiants, ne purent s’empêcher de boire un dernier coup au succès de l’opération, et nous joignîmes nos hurrahs un peu prématurés aux leurs. Du reste, les mesures avaient été conçues avec tant de sagacité par le capitaine Len Guy et le lieutenant, que le lancement présentait de très sérieuses chances de réussite.

Enfin nous allions quitter le campement et gagner notre poste, — quelques-uns des matelots s’y trouvaient déjà, — lorsque retentirent des cris de stupéfaction et d’épouvante…

Quel effrayant spectacle, et, si court qu’il ait été, quelle ineffaçable impression de terreur il a laissée dans nos âmes !

Un des énormes blocs, qui formaient le talus de la souille où gisait l’Halbrane, déséquilibré par la fusion de sa base, venait de dévaler et roulait en énormes bonds par-dessus les blocs…

Un instant après, la goélette, n’étant plus retenue, oscillait sur cette pente…

Il y avait à bord, sur le pont, à l’avant, deux hommes, Rogers et Gratian… En vain ces malheureux voulurent-ils sauter par-dessus les bastingages, ils n’en eurent pas le temps, et furent entraînés dans l’effroyable chute…

Oui ! j’ai vu cela !… j’ai vu la goélette se renverser, glisser d’abord sur son flanc gauche, écraser une des recrues, qui tarda trop à se jeter de côté, puis rebondir de blocs en blocs, et enfin se précipiter dans le vide…

Une seconde après, défoncée, disloquée, le bordage ouvert, la membrure brisée, l’Halbrane s’engloutissait, en faisant rejaillir une énorme gerbe d’eau au pied de l’ice-berg !…