Le Sphinx des glaces/II/XIV

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Hetzel (p. 405-418).

Quelques tasses de thé brûlant.

XIV

onze ans en quelques pages.

Le titre donné à ce chapitre indique que les aventures de William Guy et de ses compagnons après la destruction de la goélette anglaise les détails de leur existence sur l’île Tsalal depuis le départ d’Arthur Pym et de Dirk Peters, vont être très succinctement racontés.

Transportés à la caverne, William Guy et les trois autres matelots, Trinkle, Roberts, Covin, avaient pu être rappelés à la vie. En réalité, c’était la faim, — rien que la faim, — qui avait réduit ces malheureux à un état de faiblesse voisin de la mort.

Un peu de nourriture prise avec modération, et quelques tasses de thé brûlant additionné de whisky, leur rendirent presque aussitôt des forces.

Je n’insiste pas sur la scène d’attendrissement dont nous fûmes émus jusqu’au fond de l’âme, lorsque William reconnut son frère Len. Les larmes nous vinrent aux yeux en même temps que les remerciements envers la Providence nous venaient aux lèvres. Ce que nous réservait l’avenir, nous n’y songions même pas, tout à la joie du présent, et qui sait si notre situation n’allait pas changer, grâce à l’arrivée de cette embarcation au rivage d’Halbrane-Land ?…

Je dois dire que William Guy, avant d’entamer son histoire, fut mis au courant de nos propres aventures. En peu de mots, il apprit ce qu’il avait hâte d’apprendre, — la rencontre du cadavre de Patterson, le voyage de notre goélette jusqu’à l’île Tsalal, son départ pour de plus hautes latitudes, son naufrage au pied de l’ice-berg ; enfin la trahison d’une partie de l’équipage qui nous avait abandonnés sur cette terre.

Il connut également ce que Dirk Peters savait de relatif à Arthur Pym, et aussi sur quelles hypothèses peu fondées reposait l’espoir du métis de retrouver son compagnon, dont la mort ne faisait pas plus doute pour William Guy que celle des autres marins de la Jane, écrasés sous les collines de Klock-Klock.

À ce récit, William Guy répondit par le résumé des onze ans qu’il avait passés sur l’île Tsalal.

On ne l’a point oublié, le 8 février 1828, l’équipage de la Jane, n’ayant aucunement lieu de soupçonner la mauvaise foi de la population tsalalaise et de son chef Too-Wit, débarqua, afin de se rendre au village de Klock-Klock, non sans avoir mis en état de défense la goélette à bord de laquelle six hommes étaient restés.

L’équipage, en comptant le capitaine William, le second Patterson, Arthur Pym et Dirk Peters, formait un groupe de trente-deux hommes armés de fusils, de pistolets et de couteaux. Le chien Tigre l’accompagnait.

Arrivée à l’étroite gorge qui conduisait au village, précédée et suivie des nombreux guerriers de Too-Wit, la petite troupe se divisa. Arthur Pym, Dirk Peters et le matelot Allen s’engagèrent à travers une fissure de la colline. À partir de ce moment, leurs compagnons ne devaient plus les revoir.

En effet, à peu de temps de là, une secousse se fit sentir. La colline opposée s’abattit d’un bloc, ensevelissant William Guy et ses vingt-huit compagnons.

De ces malheureux, vingt-deux furent écrasés du coup, et leurs cadavres ne furent jamais retrouvés sous cette masse de terre.

Sept, miraculeusement abrités au fond d’une large déchirure de la colline, avaient survécu. C’étaient William Guy, Patterson, Roberts, Covin, Trinkle, plus Forbes et Lexton, morts depuis. Quant à Tigre, avait-il péri sous l’éboulement ou avait-il échappé, ils l’ignoraient.

Cependant William Guy et ses six compagnons ne pouvaient demeurer en cet endroit étroit et obscur, où l’air respirable ne tarderait pas à manquer. Ainsi que l’avait tout d’abord pensé Arthur Pym, ils s’étaient crus victimes d’un tremblement de terre. Mais, ainsi que lui, ils allaient reconnaître que si la gorge était comblée par les débris chaotiques de plus d’un million de tonnes de terre et de pierre, c’est que cet éboulement avait été artificiellement préparé par Too-Wit et les insulaires de Tsalal. Comme Arthur Pym, il leur fallut, le plus vite possible, échapper à la noirceur des ténèbres, au défaut d’air, aux exhalaisons suffocantes de la terre humide, — alors que, pour employer les expressions du récit, « ils se trouvaient exilés au-delà des confins les plus lointains de l’espérance et qu’ils étaient dans la condition spéciale des morts ».

De même que dans la colline de gauche, il existait des labyrinthes à travers la colline de droite, et ce fut en rampant le long de ces sombres couloirs que William Guy, Patterson et les autres atteignirent une cavité où le jour et l’air pénétraient en abondance.

C’est de là qu’ils virent, eux aussi, l’attaque de la Jane par une soixantaine de pirogues, la défense des six hommes demeurés à bord, les pierriers vomissant boulets, rames et mitraille, l’envahissement de la goélette par les sauvages, enfin l’explosion finale qui causa la mort d’un millier d’indigènes en même temps que la destruction complète du navire.

Too-Wit et les Tsalalais furent d’abord épouvantés des effets de cette explosion, mais peut-être encore plus désappointés. Leurs instincts de pillage ne pourraient être satisfaits, puisque, de la coque, du gréement, de la cargaison, il ne restait plus que des épaves sans valeur.

Comme ils devaient supposer que l’équipage avait également péri dans l’éboulement de la colline, ils n’avaient pas eu la pensée que quelques-uns eussent survécu. De là vint que Arthur Pym et Dirk Peters, d’une part, William Guy et les siens, de l’autre, purent, sans être inquiétés, séjourner au fond des labyrinthes de Klock-Klock, où ils se nourrirent de la chair de ces butors dont il était facile de s’emparer à la main, et du fruit des nombreux noisetiers qui poussaient sur les flancs de la colline. Quant au feu, ils s’en procurèrent en frottant des morceaux de bois tendre contre des morceaux de bois dur, dont il y avait quantité autour d’eux.

Enfin, après sept jours de séquestration, si Arthur Pym et le métis parvinrent, — on le sait — à quitter leur cachette, à descendre au rivage, à s’emparer d’une embarcation, à abandonner l’île Tsalal, William Guy et ses compagnons n’avaient pas trouvé jusqu’alors l’occasion de s’enfuir.

À vingt et un jours de là, le capitaine de la Jane et les siens, toujours enfermés dans le labyrinthe, voyaient arriver le moment où ces oiseaux dont ils vivaient leur feraient défaut. Afin d’échapper à la faim, — sinon à la soif, puisqu’une source intérieure leur procurait une eau limpide, — il n’y avait qu’un moyen : c’était de gagner le littoral, puis de s’aventurer au large dans une embarcation indigène… Il est vrai, où les fugitifs iraient-ils et que deviendraient-ils sans provisions ?… Néanmoins, ils n’eussent pas hésité à tenter l’aventure s’ils avaient pu profiter de quelques heures de nuit. Or, à cette époque, le soleil ne se couchait pas encore derrière l’horizon du vingt-quatrième parallèle.

Il est donc probable que la mort fût venue mettre un terme à tant de misères, si la situation n’eût changé dans les circonstances que voici.

Un matin, — c’était le 22 février, — dans la matinée, William Guy et Patterson, dévorés d’inquiétude, causaient à l’orifice de la cavité qui donnait sur la campagne. Ils ne savaient plus comment subvenir aux besoins de sept personnes, réduites, alors, à se nourrir uniquement de noisettes, ce qui leur causait de violentes douleurs de tête et d’intestins. Ils apercevaient bien de grosses tortues rampant sur le rivage. Mais comment se fussent-ils risqués à les rejoindre, puisque des centaines de Tsalalais occupaient les grèves, allant, venant, vaquant à leurs occupations, en poussant leur éternel cri de tékéli-li.

Soudain, cette foule parut en proie à une extraordinaire agitation. Hommes, femmes, enfants, se dispersèrent de tous les côtés. Quelques sauvages se jetèrent dans leurs canots comme si un terrible danger les menaçait…

Que se passait-il ?…

William Guy et ses compagnons eurent bientôt l’explication du tumulte qui se produisait sur cette partie du littoral de l’île.

Un animal, un quadrupède, venait d’apparaître, et, se précipitant au milieu des insulaires, il s’acharnait à les mordre, il leur sautait à la gorge, tandis que sa bouche écumante vomissait de rauques hurlements.

Et cependant il était seul, ce quadrupède, et on pouvait l’accabler de pierres ou de flèches… Pourquoi donc des centaines de sauvages manifestaient-ils une pareille épouvante, pourquoi prenaient-ils la fuite, pourquoi paraissaient-ils ne pas oser se défendre contre l’animal qui s’élançait sur eux ?…

L’animal était blanc de poil, et, à sa vue, se produisait ce phénomène observé déjà, cette inexplicable horreur du blanc commune à tous les indigènes de Tsalal… Non ! on ne saurait se figurer avec quelle frayeur ils poussaient, avec leur tékéli-li, ces cris d’anamoo-moo et de lama-lama !

Et, quelle fut la surprise de William Guy et de ses compagnons, lorsqu’ils reconnurent le chien Tigre !…

Oui ! Tigre, qui, échappé à l’effondrement de la colline, s’était sauvé à l’intérieur de l’île… Et, après avoir rôdé aux alentours de Klock-Klock pendant quelques jours, le voici qui était revenu, jetant l’effroi parmi ces sauvages…

On se souvient que le pauvre animal avait déjà éprouvé les atteintes de l’hydrophobie dans la cale du Grampus ?… Eh bien, cette fois, il était enragé… oui ! enragé et menaçait de ses morsures toute cette population affolée…

Voilà pourquoi la plupart des Tsalalais avaient pris la fuite, et aussi leur chef Too-Wit et aussi les Wampos, qui étaient les principaux personnages de Klock-Klock !… Ce fut dans ces extraordinaires circonstances qu’ils abandonnèrent non seulement le village, mais l’île, où nulle puissance n’aurait pu les retenir, où ils ne devaient point remettre le pied !…

Cependant, si les canots suffirent à en transporter le plus grand nombre sur les îles voisines, plusieurs centaines d’indigènes avaient dû rester à Tsalal, faute de moyens de s’enfuir. Quelques-uns ayant été mordus par Tigre, des cas de rage s’étaient déclarés, après une assez courte période d’incubation. Alors — spectacle dont il est impossible de retracer l’horreur, — ils s’étaient précipités les uns sur les autres, ils s’étaient déchirés à coups de dents… Et les ossements que nous avions rencontrés aux environs de Klock-Klock, c’étaient ceux de ces sauvages, qui, depuis onze années, blanchissaient à cette place !…

Quant au malheureux chien, il était allé mourir en un coin de ce littoral, où Dirk Peters avait retrouvé son squelette, auquel tenait encore un collier gravé du nom d’Arthur Pym…

Ainsi, c’est à cette catastrophe, — et la puissance géniale d’un Edgar Poe était certes capable de l’imaginer, — que fut dû l’abandon définitif de Tsalal. Réfugiés dans l’archipel du sud-ouest, les indigènes avaient pour jamais quitté cette île, où « l’animal blanc » venait d’apporter l’épouvante et la mort…

Puis, après que ceux qui n’avaient pu s’enfuir eussent péri jusqu’au dernier dans cette épidémie de rage, William Guy, Patterson, Trinkle, Covin, Roberts, Forbes, Lexton, se hasardèrent à sortir du labyrinthe, où ils étaient à la veille de mourir de faim.

Durant les années qui suivirent, quelle fut l’existence des sept survivants de cette expédition ?…

En somme, elle avait été moins pénible qu’on ne l’aurait dû croire. Leur vie était assurée par les productions naturelles d’un sol extrêmement fertile et la présence d’un certain nombre d’animaux domestiques. Il ne leur manquait que les moyens d’abandonner Tsalal, de revenir vers la banquise, de franchir ce cercle antarctique dont la Jane avait forcé le passage au prix de mille dangers, menacée par la furie des tempêtes, le choc des glaces, les rafales de grêle et de neige !

Quant à construire un canot capable d’affronter un aussi périlleux voyage, comment William Guy et ses compagnons l’auraient-ils fait, faute d’outils nécessaires, et lorsqu’ils en étaient réduits à leurs seules armes, fusils, pistolets et coutelas ?…

Donc, il n’y avait à se préoccuper que de s’installer du mieux possible, en attendant une occasion de quitter l’île. Et d’où pourrait-elle venir, si ce n’est de l’un de ces hasards dont dispose seule la Providence ?…

Et, en premier lieu, sur l’avis du capitaine et du second, on résolut d’établir un campement sur la côte du nord-ouest. Du village de Klock-Klock, on n’apercevait pas le large. Or, il importait d’être constamment en vue de la mer, pour le cas — si improbable, hélas ! — où quelque bâtiment apparaîtrait sur les parages de Tsalal !…

Le capitaine William Guy, Patterson et leurs cinq compagnons redescendirent donc à travers le ravin à demi rempli des décombres de la colline, au milieu des scories friables, des blocs de granit noir et de marne grenaillée, où scintillaient des points métalliques. Tel s’était présenté aux yeux d’Arthur Pym l’aspect de ces lugubres régions, « qui, dit-il, marquaient l’emplacement de la Babylone en ruine !… ».

Avant de quitter cette gorge, William Guy eut la pensée d’explorer la faille de droite où Arthur Pym, Dirk Peters et Allen avaient disparu. Cette faille étant obstruée, il lui fut impossible de pénétrer à l’intérieur du massif. Aussi ne connut-il jamais l’existence de ce labyrinthe naturel ou artificiel, qui faisait le pendant de celui qu’il venait d’abandonner, lesquels communiquaient peut-être l’un avec l’autre sous le lit desséché du torrent.

Après avoir franchi cette barrière chaotique qui interceptait la route du nord, la petite troupe se dirigea rapidement vers le nord-ouest.

Là, sur le littoral, à trois milles environ de Klock-Klock, on procéda à une installation définitive au fond d’une grotte à peu près semblable à celle que nous occupions actuellement sur la côte d’Halbrane-Land.

Et c’est en cet endroit que, pendant de longues et désespérantes années, les sept survivants de la Jane vécurent, comme nous allions le faire nous-mêmes, — il est vrai, dans des conditions meilleures, puisque la fertilité du sol de Tsalal offrait des ressources qui manquaient à celui d’Halbrane-Land. En réalité, si nous étions condamnés à périr, lorsque nos provisions seraient épuisées, eux ne l’étaient pas. Ils pouvaient indéfiniment attendre… et ils attendirent…

Et ils attendirent.

Ce qui ne faisait aucun doute dans leur esprit, c’est qu’Arthur Pym, Dirk Peters et Allen avaient péri dans l’éboulement — et ce n’était que trop certain pour ce dernier. En effet, auraient-ils jamais imaginé qu’Arthur Pym et le métis, après s’être emparés d’un canot, avaient pu prendre la mer ?…

Ainsi que nous le dit William Guy, aucun incident ne vint rompre la monotonie de cette existence de onze années, aucun, — pas même l’apparition des insulaires, auxquels l’épouvante interdisait l’approche de l’île Tsalal. Nul danger ne les avait menacés pendant cette période. D’autre part, à mesure qu’elle se prolongeait, ils perdaient de plus en plus l’espoir d’être jamais recueillis. Au début, avec le retour de la belle saison, quand la mer redevenait libre, ils s’étaient dit qu’un navire serait envoyé à la recherche de la Jane. Mais, lorsque quatre ou cinq ans se furent écoulés, ils perdirent toute espérance…

En même temps que les produits du sol, — et parmi eux ces précieuses plantes antiscorbutiques, le cochléaria, le céleri brun, qui abondaient aux environs de la caverne, — William Guy avait ramené du village une certaine quantité de volatiles, des poules, des canards d’espèce excellente, et aussi nombre de ces porcs noirs, très multipliés sur l’île. En outre, sans avoir besoin de recourir aux armes à feu, il fut aisé d’abattre des butors au plumage d’un noir de jais. À ces diverses ressources alimentaires, il convenait d’ajouter les centaines d’œufs d’albatros et de tortues galapagos, enfouis sous le sable des grèves, et, rien que ces tortues de dimensions énormes, d’une chair salubre et nourrissante, auraient suffi aux hiverneurs de l’Antarctide.

Restaient encore les inépuisables réserves de la mer, de ce Jane-Sund, où foisonnaient toutes sortes de poissons jusqu’au fond des criques, — des saumons, des morues, des raies, des antoys, des soles, des rougets, des mulets, des carrelets, des scares, et aussi, sans parler des mollusques, ces savoureuses biches de mer, dont la goélette anglaise comptait prendre une cargaison afin de la vendre sur les marchés du Céleste-Empire.

Il n’y a pas lieu de s’étendre sur cette période, qui va de l’année 1828 à l’année 1839. Certes, les hivers furent très durs. En effet, si l’été faisait généreusement sentir sa bienfaisante influence aux îles du groupe Tsalal, la mauvaise saison, avec son cortège de neiges, de pluies, de rafales, de tourmentes, ne lui épargnait pas ses rigueurs. Le terrible froid régnait en maître sur tout le domaine des terres antarctiques. La mer, encombrée de glaces flottantes, se solidifiait pour six à sept mois. Il fallait attendre la réapparition du soleil avant de retrouver ces eaux libres, telles que les avait vues Arthur Pym, telles que nous les avions rencontrées depuis la banquise.

En somme, l’existence avait été relativement facile à l’île de Tsalal. En serait-il ainsi sur ce littoral aride d’Halbrane-Land que nous occupions ? Si abondantes qu’elles fussent, nos provisions finiraient par s’épuiser, et, l’hiver venu, les tortues ne regagnaient-elles pas de plus basses latitudes ?…

Ce qui est certain, c’est que, sept mois auparavant, le capitaine William Guy n’avait pas encore perdu un seul de ceux qui s’étaient tirés sains et saufs du guet-apens de Klock-Klock, et cela, grâce à leur robuste constitution, à leur remarquable endurance, à leur grande force de caractère… Hélas ! le malheur allait bientôt s’abattre sur eux.

Le mois de mai arrivé, — qui correspond en ces contrées au mois de novembre de l’hémisphère septentrional, — déjà commençaient à dériver, au large de Tsalal, les glaces que le courant entraînait vers le nord.

Un jour, l’un des sept hommes ne rentra pas à la caverne. On l’appela, on l’attendit, on se mit à sa recherche… Ce fut en vain… Victime de quelque accident, noyé sans doute, il ne reparut pas… il ne devait pas reparaître.

C’était Patterson, le second de la Jane, le fidèle compagnon de William Guy.

Quelle douleur causa à tous ces braves gens cette disparition de l’un d’eux, de l’un des meilleurs ?… Et n’était-ce pas le présage de prochaines catastrophes ?…

Or, ce que William Guy ignorait, ce que nous lui apprîmes alors, c’est que Patterson, — dans quelles circonstances, on ne le saurait jamais, — avait été emporté à la surface d’un glaçon sur lequel il allait mourir de faim. Et c’était sur ce glaçon, parvenu à la hauteur des îles du Prince-Édouard, rongé par les eaux plus chaudes, et près de se dissoudre, que le bosseman avait découvert le cadavre du second de la Jane

Lorsque le capitaine Len Guy eut raconté comment, grâce aux notes trouvées dans la poche de son malheureux compagnon, l’Halbrane s’était dirigée vers les mers antarctiques, son frère ne put retenir de grosses larmes…

À la suite de ce premier malheur, d’autres survinrent.

Les sept survivants de la Jane n’étaient plus que six, et bientôt ils n’allaient plus être que quatre, après avoir été réduits à chercher leur salut dans la fuite.

En effet, la disparition de Patterson ne datait que de cinq mois, lorsque, au milieu d’octobre, un tremblement de terre vint bouleverser l’île Tsalal de fond en comble, en même temps qu’il anéantissait presque entièrement le groupe du sud-ouest.

On ne saurait se figurer avec quelle violence s’accomplit ce bouleversement. Nous avions pu en juger, lorsque le canot de notre goélette avait accosté la falaise rocheuse indiquée par Arthur Pym. Assurément, William Guy et ses cinq compagnons n’eussent pas tardé à succomber, s’ils n’avaient eu le moyen de fuir cette île qui maintenant se refusait à les nourrir.

Deux jours après, à quelques centaines de toises de leur caverne, le courant amena un canot qui avait été entraîné au large de l’archipel du sud-ouest.

Charger cette embarcation d’autant de provisions qu’elle en pouvait contenir, s’y embarquer pour abandonner l’île devenue inhabitable, c’est ce que William Guy, Roberts, Covin, Trinkle, Forbes et Lexton voulurent faire sans attendre même vingt-quatre heures.

Par malheur, il régnait alors une brise d’une violence extrême, due aux phénomènes sismiques qui avaient troublé les profondeurs du sol comme les profondeurs du ciel. Résister à cette brise ne fut pas possible, et elle rejeta l’embarcation vers le sud, livrée à ce courant auquel obéissait notre ice-berg, lorsqu’il dérivait jusqu’au littoral d’Halbrane-Land.

Pendant deux mois et demi, les malheureux allèrent ainsi à travers la mer libre, sans parvenir à modifier leur direction. Ce fut seulement le 2 janvier de la présente année 1840, qu’ils aperçurent une terre, — celle précisément que baignait à l’est le Jane-Sund.

Or, ce que nous avions reconnu déjà, c’est que cette terre n’était pas éloignée de cinquante milles d’Halbrane-Land. Oui ! telle était la distance, relativement faible, qui nous séparait de ceux que nous avions cherchés si loin à travers les régions antarctiques, et que nous n’espérions plus revoir !

C’était beaucoup plus dans le sud-est, par rapport à nous, que l’embarcation de William Guy avait atterri. Mais, là, quelle différence avec l’île Tsalal, ou, plutôt, quelle ressemblance avec l’Halbrane-Land ! Un sol impropre à la culture, rien que du sable et des roches, ni arbres, ni arbustes, ni plantes d’aucune sorte ! Aussi, leurs provisions presque épuisées, William Guy et ses compagnons furent-ils bientôt réduits à l’extrême misère, et deux succombèrent, Forbes et Lexton…

Les quatre autres, William Guy, Roberts, Covin et Trinkle ne voulurent pas demeurer un jour de plus sur cette côte où ils étaient condamnés à mourir de faim. Avec le peu de vivres qui leur restait, ils s’embarquèrent dans le canot, et se livrèrent une seconde fois au courant, sans avoir été à même, faute d’instruments, de relever leur position.

Or, comme ils naviguèrent vingt-cinq jours dans ces conditions, leurs ressources s’épuisèrent, et ils étaient à la veille de succomber, n’ayant pas mangé depuis quarante-huit heures, lorsque l’embarcation, au fond de laquelle ils gisaient inanimés, parut en vue d’Halbrane-Land.

C’est à cet instant que le bosseman l’aperçut, et Dirk Peters s’était jeté à la mer, pour la rejoindre, et avait manœuvré de manière à la ramener vers le rivage.

Au moment où il mettait le pied dans le canot, le métis avait reconnu le capitaine de la Jane et les matelots Roberts, Trinkle, Covin. Après s’être assuré qu’ils respiraient encore, il prit les pagaies, nagea vers la terre, et, lorsqu’il ne fut plus qu’à une encablure, soulevant la tête de William Guy :

« Vivant… vivant ! » avait-il crié d’une voix si puissante qu’elle arriva jusqu’à nous.

Et, maintenant, les deux frères étaient enfin réunis sur ce coin perdu d’Halbrane-Land.