Le Sphinx des glaces/II/XV

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Hetzel (p. 419-438).

Le canot gisait à cette place.

XV

le sphinx des glaces.

À deux jours de là, sur ce point du littoral antarctique, il ne restait plus un seul des survivants des deux goélettes.

Ce fut le 21 février, à six heures du matin, que l’embarcation, dans laquelle nous étions au nombre de treize, quitta la petite crique et doubla la pointe d’Halbrane-Land.

Dès l’avant-veille nous avions discuté la question du départ. Si elle devait être résolue affirmativement, il ne fallait pas différer d’un jour à prendre le large. Pendant un mois encore — un mois au plus, — la navigation serait possible sur cette portion de mer comprise entre les quatre-vingt-sixième et soixante-dixième parallèles, c’est-à-dire jusqu’aux latitudes ordinairement barrées par la banquise. Puis, au-delà, si nous parvenions à nous dégager, peut-être aurions-nous la chance de rencontrer quelque baleinier finissant la saison de pêche, ou, — qui sait ? — un bâtiment anglais, français ou américain, achevant une campagne de découvertes sur les limites de l’océan austral ?… Passé la mi-mars, ces parages seraient délaissés des navigateurs comme des pêcheurs, et tout espoir d’être recueilli devrait être abandonné.

On s’était d’abord demandé s’il n’y aurait pas avantage à hiverner là où nous eussions été contraints de le faire avant l’arrivée de William Guy, à s’installer pour les sept ou huit mois d’hiver de cette région que les longues ténèbres et les froids excessifs ne tarderaient pas d’envahir. Au commencement de l’été prochain, alors que la mer serait redevenue libre, l’embarcation aurait fait route vers l’océan Pacifique, et nous aurions eu plus de temps pour franchir le millier de milles qui nous en séparaient. N’eût-ce pas été acte de prudence et de sagesse ?…

Cependant, si résignés que nous fussions, comment ne pas s’effrayer à la pensée d’un hivernage sur cette côte, bien que la caverne nous offrît un suffisant abri, bien que les conditions de la vie y fussent assurées, du moins en ce qui concernait la nourriture ?… Oui ! résignés… on l’est tant que la résignation est commandée par les circonstances… Mais, à présent que l’occasion se présentait de partir, comment ne pas faire un dernier effort en vue d’un prochain rapatriement, comment ne pas tenter ce qu’avait tenté Hearne avec ses compagnons et dans des conditions infiniment plus favorables ?…

Le pour et le contre de la question furent examinés de très près. Après avis demandé à chacun, on fit valoir que, à la rigueur, si quelque obstacle arrêtait la navigation, l’embarcation pourrait toujours regagner cette partie de la côte, dont nous connaissions l’exact gisement. Le capitaine de la Jane se montra très partisan d’un départ immédiat, dont Len Guy et Jem West ne redoutaient point les conséquences. Je me rangeai volontiers à leur avis que partagèrent nos compagnons.

Seul, Hurliguerly opposa quelque résistance. Il lui semblait imprudent de laisser le certain pour l’incertain… Trois ou quatre semaines seulement pour cette distance comprise entre Halbrane-Land et le cercle antarctique, serait-ce assez ?… Et comment, s’il le fallait, revenir contre le courant qui portait au nord ?… Enfin le bosseman fit valoir certains arguments qui méritaient d’être pesés. Toutefois, je dois le dire, il n’y eut qu’Endicott à se ranger de son bord, par l’habitude qu’il avait d’envisager les choses sous le même angle que lui. D’ailleurs, tout cela discuté et bien discuté, Hurliguerly se déclara prêt à partir, puisque nous étions tous de cet avis.

Les préparatifs furent achevés à bref délai, et c’est pourquoi, le 21, dès sept heures du matin, grâce à la double action du courant et du vent, la pointe d’Halbrane-Land nous restait à cinq milles en arrière. Dans l’après-midi s’effacèrent graduellement les hauteurs qui dominaient cette partie du littoral, dont la plus élevée nous avait permis d’apercevoir la terre sur la rive ouest du Jane-Sund.

Notre canot était une de ces embarcations qui sont en usage dans l’archipel de Tsalal pour la communication entre les îles. Nous savions, d’après le récit d’Arthur Pym, que ces canots ressemblaient les uns à des radeaux ou à des bateaux plats, les autres à des pirogues à balancier, — la plupart très solides. À la dernière catégorie appartenait celui que nous montions, long d’une quarantaine de pieds, large de six, l’arrière et l’avant de même forme relevée, – ce qui permettait d’éviter les virages, — et il se manœuvrait avec plusieurs paires de pagaies.

Ce que je dois faire particulièrement observer, c’est que dans la construction de ce canot, il n’entrait pas un seul morceau de fer, — ni clous, ni chevilles, ni semelles, pas plus à l’étrave qu’à l’étambot, ce métal étant absolument inconnu des Tsalalais. Des ligatures faites d’une sorte de liane, ayant la résistance d’un fil de cuivre, assuraient l’adhérence du bordé avec autant de solidité que le plus serré des rivetages. L’étoupe était remplacée par une mousse sur laquelle s’appliquait un brai de gomme, qui prenait une dureté métallique au contact de l’eau.

Telle était cette embarcation, à laquelle nous donnâmes le nom de Paracuta, — celui d’un poisson de ces parages, qui était assez grossièrement sculpté sur le plat-bord.

Le Paracuta avait été chargé d’autant d’objets qu’il en pouvait contenir, sans trop gêner les passagers destinés à y prendre place, — vêtements, couvertures, chemises, vareuses, caleçons, pantalons de grosse laine et capotes cirées, quelques voiles, quelques espars, grappin, avirons, gaffes, puis des instruments pour faire le point, des armes et des munitions dont nous aurions peut-être l’occasion de nous servir, fusils, pistolets, carabines, poudre, plomb et balles. La cargaison se composait de plusieurs barils d’eau douce, de whisky et de gin, de caisses de farine, de viande au demi-sel, de légumes secs, d’une bonne réserve de café et de thé. On y avait joint un petit fourneau et plusieurs sacs de charbon pour alimenter ce fourneau pendant quelques semaines. Il est vrai, si nous ne parvenions pas à dépasser la banquise, s’il fallait hiverner au milieu des ice-fields, comme ces ressources ne tarderaient pas à s’épuiser, tous nos efforts devraient alors tendre à revenir vers Halbrane-Land, où la cargaison de la goélette devait assurer notre existence pendant de longs mois encore.

Eh bien, — même si nous n’y réussissions pas, — y aurait-il lieu de perdre tout espoir ?… Non, et il est dans la nature humaine de se rattacher à la moindre de ses lueurs. Je me souvenais de ce qu’Edgar Poe dit de l’Ange du bizarre, « ce génie qui préside aux contretemps dans la vie, et dont la fonction est d’amener ces accidents qui peuvent étonner, mais qui sont engendrés par la logique des faits… ». Pourquoi ne verrions-nous pas apparaître cet ange à l’heure suprême ?…

Il va de soi que la plus grande part de la cargaison de l’Halbrane avait été laissée dans la caverne, à l’abri des intempéries de l’hiver, à la disposition de naufragés, si jamais il en venait sur cette côte. Un espar, que le bosseman avait dressé sur le morne, ne manquerait pas d’attirer leur attention. D’ailleurs, après nos deux goélettes, quel navire oserait s’élever à de telles latitudes ?…

Voici quelles étaient les personnes embarquées sur le Paracuta : le capitaine Len Guy, le lieutenant Jem West, le bosseman Hurliguerly, le maître-calfat Hardie, les matelots Francis et Stern, le cuisinier Endicott, le métis Dirk Peters et moi, tous de l’Halbrane, — puis, le capitaine William Guy et les matelots Roberts, Covin, Trinkle de la Jane. Au total, treize, le chiffre fatidique.

Avant de partir, Jem West et le bosseman avaient eu soin d’implanter un mât à peu près au tiers de notre embarcation. Ce mât, maintenu par un étai et des haubans, pouvait porter une large misaine qui fut découpée dans le hunier de la goélette. Le Paracuta mesurant six pieds de largeur au maître-bau, on avait pu donner un peu de croisure à cette voile de fortune.

Sans doute, ce gréement ne permettrait pas de naviguer au plus près. Mais, depuis le vent arrière jusqu’au grand largue, cette voile nous imprimerait une vitesse suffisante pour enlever en cinq semaines, avec une moyenne de trente milles par vingt-quatre heures, le millier de milles qui nous séparaient de la banquise. Compter sur cette vitesse n’avait rien d’excessif, si le courant et la brise continuaient à pousser le Paracuta vers le nord-est. En outre, les pagaies nous serviraient, lorsque le vent viendrait à refuser, et quatre paires, maniées par huit hommes, assureraient encore une certaine vitesse à l’embarcation.

Je n’ai rien de particulier à mentionner pendant la semaine qui suivit le départ. La brise ne cessa de souffler du sud. Aucun contre-courant défavorable ne se manifesta entre les rives du Jane-Sund.

Autant que possible et tant que la côte d’Halbrane-Land ne s’écarterait pas trop à l’ouest, les deux capitaines entendaient la longer à une ou deux encablures. Elle nous eût offert refuge en cas qu’un accident eût mis notre canot hors d’usage. Il est vrai, sur cette terre aride, au début de l’hiver, que serions-nous devenus ?… Mieux valait, je pense, n’y point songer.

Durant ces premiers huit jours, en pagayant dès que la brise venait à mollir, le Paracuta n’avait rien perdu de la moyenne de vitesse indispensable pour atteindre l’océan Pacifique en ce court laps de temps.

L’aspect de la terre ne changeait pas, — toujours le même sol infertile, des blocs noirâtres, des grèves sablonneuses semées de rares raquettes, des hauteurs abruptes et dénudées en arrière-plan. Quant au détroit, il charriait déjà quelques glaces, des drifts flottants, des packs longs de cent cinquante à deux cents pieds, les uns de forme allongée, les autres circulaires, — et aussi des ice-bergs que notre embarcation dépassait sans peine. Ce qu’il y avait de peu rassurant, c’est que ces masses se dirigeaient vers la banquise, et n’en fermeraient-elles point les passes, qui devaient être encore libres à cette époque ?…

Inutile de noter que l’entente était parfaite entre les treize passagers du Paracuta. Nous n’avions plus à craindre la rébellion d’un Hearne. Et, à ce propos, on se demandait si le sort avait favorisé ces malheureux entraînés par le sealing-master. À bord de leur canot surchargé, que le moindre coup de mer mettrait en péril, comment s’était accomplie cette navigation si dangereuse ?… Et qui sait, cependant, si Hearne ne réussirait pas, alors que nous échouerions, pour être partis dix jours après lui ?…

Je mentionnerai, en passant, que Dirk Peters, à mesure qu’il s’éloignait de ces lieux où il n’avait retrouvé aucune trace de son pauvre Pym, était plus taciturne que jamais, — ce que je n’aurais pas cru possible, — et il ne me répondait plus, lorsque je lui adressais la parole.

Cette année 1840 étant bissextile, j’ai dû porter sur mes notes la date du 29 février. Or, ce jour étant précisément l’anniversaire de la naissance d’Hurliguerly, le bosseman demanda que cet anniversaire fût célébré avec quelque éclat à bord du canot.

« C’est bien le moins, dit-il en riant, puisqu’on ne peut me le fêter qu’une année sur quatre ! »

Et l’on but à la santé de ce brave homme, un peu trop bavard, mais le plus confiant, le plus endurant de tous, et qui nous ragaillardissait par son inaltérable bonne humeur.

Ce jour-là, l’observation donna 79° 17′ pour la latitude et 118° 37′ pour la longitude.

On le voit, les deux rives du Jane-Sund couraient entre le cent dix-huitième et le cent dix-neuvième méridien, et le Paracuta n’avait plus qu’une douzaine de degrés à franchir jusqu’au cercle polaire.

Après avoir fait ce relèvement, très difficile à obtenir à cause du peu d’élévation du soleil au-dessus de l’horizon, les deux frères avaient déployé sur un banc la carte si incomplète alors des régions antarctiques. Je l’étudiais avec eux, et nous cherchions à déterminer approximativement quelles terres déjà reconnues gisaient dans cette direction.

Depuis que notre ice-berg avait dépassé le pôle Sud, il ne faut pas oublier que nous étions entrés dans la zone des longitudes orientales, comptées du zéro de Greenwich au cent quatre-vingtième degré. Donc, tout espoir devait être abandonné soit d’être rapatriés aux Falklands, soit de trouver des baleiniers sur les parages des Sandwich, des South-Orkneys ou de la Géorgie du Sud.

En somme, voici ce qu’il était permis de déduire, eu égard à notre position actuelle.

Il va de soi que le capitaine William Guy ne pouvait rien savoir des voyages antarctiques entrepris depuis le départ de la Jane. Il ne connaissait que ceux de Cook, de Krusenstern, de Weddell, de Bellingshausen, de Morrell, et ne pouvait être au courant des campagnes ultérieures, la deuxième de Morrell et celle de Kemp, qui avaient quelque peu étendu le domaine géographique en ces lointaines contrées. Par suite de ce que lui apprit son frère, il sut que, depuis nos propres découvertes, on devait tenir pour certain qu’un large bras de mer, — le Jane-Sund — partageait en deux vastes continents la région australe.

Une remarque que fit, ce jour-là, le capitaine Len Guy, c’est que si le détroit se prolongeait entre les cent dix-huitième et cent dix-neuvième méridiens, le Paracuta passerait près de la position attribuée au pôle magnétique. C’est à ce point, — on ne l’ignore pas, — que se réunissent tous les méridiens magnétiques, point situé à peu près aux antipodes de celui des parages arctiques, et sur lequel l’aiguille de la boussole prend une direction verticale. Je dois dire qu’à cette époque, le relèvement de ce pôle n’avait pas été fait avec la précision qu’on y a apportée plus tard[1].

Cela n’avait pas d’importance, d’ailleurs, et cette constatation géographique ne pouvait avoir aucun intérêt pour nous. Ce qui devait nous préoccuper davantage, c’est que le Jane-Sund se rétrécissait sensiblement, et se réduisait alors à dix ou douze milles de largeur. Grâce à cette configuration du détroit, on apercevait distinctement la terre des deux côtés.

« Eh ! fit observer le bosseman, espérons qu’il y restera assez de large pour notre embarcation !… Si ce détroit-là allait finir en cul-de-sac…

— Ce n’est pas à craindre, répondit le capitaine Len Guy. Puisque le courant se propage dans cette direction, c’est qu’il trouve une issue vers le nord, et, à mon avis, nous n’avons rien autre chose à faire qu’à le suivre. »

C’était l’évidence même. Le Paracuta ne pouvait avoir un meilleur guide que ce courant. Si, par malheur, nous l’eussions eu contre nous, il aurait été impossible de le remonter, sans être servi par une très forte brise.

Peut-être, cependant, quelques degrés plus loin, ce courant s’infléchirait-il vers l’est ou vers l’ouest, étant donné la conformation des côtes ? Néanmoins, au nord de la banquise, tout permettait d’affirmer que cette partie du Pacifique baignait les terres de l’Australie, de la Tasmanie ou de la Nouvelle-Zélande. Peu importait, on en conviendra, quand il s’agissait d’être rapatriés, que le rapatriement se fît ici ou là…

Notre navigation se prolongea dans ces conditions une dizaine de jours. L’embarcation tenait bien l’allure du grand largue. Les deux capitaines et Jem West n’en étaient plus à apprécier sa solidité, quoique, je le répète, aucun morceau de fer n’eût été employé à sa construction. Il n’avait pas été une seule fois nécessaire de reprendre ses coutures, d’une parfaite étanchéité. Il est vrai, nous avions la mer belle, à peine ridée d’un léger clapotis à la surface de ses longues houles.

Le 10 mars, avec même longitude, l’observation donna 76° 13′ pour latitude.

Puisque le Paracuta avait franchi environ six cents milles depuis son départ d’Halbrane-Land, et que ce parcours s’était opéré en vingt jours, il avait obtenu une vitesse de trente milles par vingt-quatre heures.

Que cette moyenne ne faiblît pas durant trois semaines, et toutes les chances seraient pour que les passes ne fussent point fermées ou que la banquise pût être contournée, — et aussi que les navires n’eussent pas abandonné les lieux de pêche.

Actuellement, le soleil se traînait presque au ras de l’horizon, et l’époque approchait où tout le domaine de l’Antarctide serait enveloppé des ténèbres de la nuit polaire. Fort heureusement, à s’élever vers le nord, nous gagnions des parages d’où la lumière n’était pas bannie encore.

Nous fûmes alors témoins d’un phénomène aussi extraordinaire que ceux dont est rempli le récit d’Arthur Pym. Pendant trois à quatre heures, de nos doigts, de nos cheveux, de nos poils de barbe, s’échappèrent de courtes étincelles, accompagnées d’un bruit strident. C’était une tempête de neige électrique, aux gros flocons peu serrés, dont le contact produisait des aigrettes lumineuses. Le Paracuta fut plusieurs fois à l’instant d’être englouti, tant la mer déferlait avec fureur, mais on s’en tira sains et saufs.

Cependant, l’espace ne s’éclairait déjà plus que d’une manière imparfaite. De fréquentes brumes réduisaient à quelques encablures seulement l’extrême portée de la vue. Aussi la surveillance dut-elle être établie de manière à éviter toute collision avec les glaces flottantes, dont la vitesse de déplacement était inférieure à celle du Paracuta. Il y a également lieu de noter que, du côté du sud, le ciel s’illuminait souvent de larges lueurs, dues à l’irradiation des aurores polaires.

La température s’abaissait d’une manière assez sensible, et n’était plus que de vingt-trois degrés (5 °C. sous zéro).

Cet abaissement ne laissait pas de causer de vives inquiétudes. S’il ne pouvait influencer les courants dont la direction restait favorable, il tendait à modifier l’état atmosphérique. Par malheur, pour peu que le vent mollît avec l’accentuation du froid, la marche du canot serait diminuée de moitié. Or, un retard de deux semaines suffirait à compromettre notre salut en nous obligeant à hiverner au pied de la banquise. Dans ce cas, ainsi que je l’ai dit, mieux vaudrait essayer de revenir au campement d’Halbrane-Land. Serait-il libre alors, ce Jane-Sund, que le Paracuta venait de remonter si heureusement ?… Plus favorisés que nous, Hearne et ses compagnons, qui nous devançaient d’une dizaine de jours, n’avaient-ils pas déjà franchi la barrière de glaces ?…

Quarante-huit heures après, le capitaine Len Guy et son frère voulurent fixer notre position par une observation que le ciel, dégagé de brumes, allait rendre possible. Il est vrai, c’est à peine si le soleil débordait l’horizon méridional, et l’opération présenterait de réelles difficultés. Cependant on parvint à prendre hauteur avec une certaine approximation, et les calculs donnèrent les résultats suivants :

Latitude : 75° 17′ sud.

Longitude : 118° 3′ est.

Donc, à cette date du 12 mars, le Paracuta n’était plus séparé que par la distance de quatre cents milles des parages du cercle antarctique.

Une remarque qui fut faite alors, c’est que le détroit, très restreint à la hauteur du soixante-dix-septième parallèle, s’élargissait à mesure qu’il se développait vers le nord. Même avec les longues-vues, on n’apercevait plus rien des terres de l’est. C’était là une circonstance fâcheuse, car le courant, moins resserré entre deux côtes, ne tarderait pas à diminuer de vitesse, et finirait par ne plus se faire sentir.

C’était une tempête de neige électrique.

Durant la nuit du 12 au 13 mars, une brume assez épaisse se leva après une accalmie de la brise. Il y avait lieu de le regretter, car cela accroissait les dangers de collision avec les glaces flottantes. Il est vrai, l’apparition des brouillards ne pouvait nous étonner en de tels parages. Toutefois, ce qui eut lieu de surprendre, c’est que, loin de décroître, la vitesse de notre canot s’augmenta graduellement, bien que la brise eût calmé. À coup sûr, cette accélération n’était pas due au courant, puisque le clapotis des eaux à l’étrave prouvait que nous marchions plus vite que lui.

Cet état de choses dura jusqu’au matin, sans que nous pussions nous rendre compte de ce qui se passait, lorsque, vers dix heures, la brume commença à se dissoudre dans les basses zones. Le littoral de l’ouest reparut — un littoral de roches, sans arrière-plan de montagnes, que longeait le Paracuta.

Et alors se dessina, à un quart de mille, une masse qui dominait la plaine d’une cinquantaine de toises sur une circonférence de deux à trois cents. Dans sa forme étrange, ce massif ressemblait volontiers à un énorme sphinx, le torse redressé, les pattes étendues, accroupi dans l’attitude du monstre ailé que la mythologie grecque a placé sur la route de Thèbes.

Était-ce un animal vivant, un monstre gigantesque, un mastodonte de dimension mille fois supérieure à ces énormes éléphants des régions polaires dont les débris se retrouvent encore ?… Dans la disposition d’esprit où nous étions, on l’aurait pu croire, — croire aussi que le mastodonte allait se précipiter sur notre embarcation et la broyer sous ses griffes…

Après un premier moment d’inquiétude peu raisonnée et peu raisonnable, nous reconnûmes qu’il n’y avait là qu’un massif de conformation singulière, dont la tête venait de se dégager des brumes.

Ah ! ce sphinx !… Un souvenir me revint, c’est que, la nuit pendant laquelle s’effectua la culbute de l’ice-berg, et l’enlèvement de l’Halbrane, j’avais rêvé d’un animal fabuleux de cette espèce, assis au pôle du monde, et dont seul un Edgar Poe, avec sa génialité intuitive, eût pu arracher les secrets !…

Mais de plus étranges phénomènes allaient attirer notre attention, provoquer notre surprise, notre épouvante même !…

J’ai dit que, depuis quelques heures, la vitesse du Paracuta s’accroissait graduellement. Maintenant elle était excessive, celle du courant lui restant inférieure. Or, voici que, tout à coup, le grappin de fer, qui provenait de l’Halbrane et placé à l’avant de notre canot, s’échappe hors de l’étrave, comme s’il eût été attiré par une puissance irrésistible, et la corde qui le retient est tendue à se rompre… Il semble que ce soit ce grappin qui nous remorque, en rasant la surface des eaux, vers le rivage…

« Qu’y a-t-il donc ?… s’écria William Guy.

— Coupe, bosseman, coupe, ordonna Jem West, ou nous allons nous briser contre les roches ! »

Hurliguerly s’élance vers l’avant du Paracuta pour couper la corde. Soudain le couteau qu’il tenait à la main lui est arraché, la corde casse, et le grappin, comme un projectile, file dans la direction du massif.

Et, en même temps, ne voilà-t-il pas que tous les objets de fer déposés dans l’embarcation, les ustensiles de cuisine, les armes, le fourneau d’Endicott, nos couteaux arrachés de nos poches, prennent le même chemin, pendant que le canot, courant sur son erre, va buter contre la grève !…

Qu’y avait-il donc, et, pour expliquer ces inexplicables choses, fallait-il admettre que nous étions dans la région des étrangetés que j’attribuais aux hallucinations d’Arthur Pym ?…

Non ! c’étaient des faits physiques dont nous venions d’être témoins, non des phénomènes imaginaires !…

D’ailleurs, le temps de la réflexion nous manqua, et, dès que nous eûmes pris terre, notre attention fut détournée par la vue d’une embarcation échouée sur le sable.

« Le canot de l’Halbrane ! » s’écria Hurliguerly.

C’était bien le canot volé par Heame. Il gisait à cette place, les bordages disjoints, la membrure larguée de la quille, en complète dislocation… Plus rien que des débris informes — en un mot, ce qui reste d’une embarcation, à la suite d’un coup de mer qui l’a écrasée contre les roches !…

Ce qui fut aussitôt remarqué, c’est que les ferrures de ce canot avaient disparu… oui ! toutes… les clous du bordé, la semelle de la quille, les garnitures de l’étrave et de l’étambot, les gonds du gouvernail…

Que signifiait tout cela ?…

Un appel de Jem West nous ramena vers une petite grève, à droite de l’embarcation.

Trois cadavres étaient couchés sur le sol, — celui de Hearne, celui du maître-voilier Martin Holt, celui de l’un des Falklandais… Des treize qui accompagnaient le sealing-master, il ne restait que ces trois-là, dont la mort devait remonter à quelques jours… Qu’étaient devenus les dix manquants ?… Avaient-ils été entraînés au large ?…

Des perquisitions furent faites le long du littoral, au fond des criques, entre les écueils… On ne trouva rien, — ni les traces d’un campement, ni même les vestiges d’un débarquement.

Le Sphinx des glaces.

« Il faut, dit William Guy, que leur canot ait été abordé en mer par un ice-berg en dérive… La plupart des compagnons de Hearne se seront noyés, et ces trois corps sont venus à la côte, déjà privés de vie…

— Mais, demanda le bosseman, comment expliquer que l’embarcation soit dans un tel état…

— Et, surtout, ajouta Jem West, que toutes ses ferrures lui manquent ?…

— En effet, repris-je, il semble qu’elles ont été violemment arrachées… »

Laissant le Paracuta à la garde de deux hommes, nous remontâmes vers l’intérieur, afin d’étendre nos recherches sur un plus large rayon.

Nous approchions du massif, maintenant sorti des brumes et dont la forme s’accusait avec plus de netteté. C’était, je l’ai dit, à peu près celle d’un sphinx, — un sphinx de couleur fuligineuse, comme si la matière qui le composait eût été oxydée par les longues intempéries du climat polaire.

Et alors, une hypothèse surgit dans mon esprit, — une hypothèse qui expliquait ces étonnants phénomènes.

« Ah ! m’écriai-je, un aimant… Il y a là… là… un aimant… doué d’une force d’attraction prodigieuse !… »

Je fus compris, et, en un instant, la dernière catastrophe dont Hearne et ses complices avaient dû être victimes, s’illumina d’une terrible clarté.

Ce massif n’était qu’un aimant colossal. C’est sous son influence que les ligatures de fer du canot de l’Halbrane avaient été arrachées et projetées, comme si elles eussent été lancées par le ressort d’une catapulte !… C’est lui qui venait d’attirer avec une force irrésistible tous les objets de fer du Paracuta !… Et notre embarcation aurait eu le sort de l’autre, si sa construction eût employé un seul morceau de ce métal !…

Était-ce donc la proximité du pôle magnétique qui produisait de tels effets ?…

L’idée nous en vint tout d’abord. Puis, réflexion faite, cette explication dut être rejetée…

Du reste, à l’endroit où se croisent les méridiens magnétiques, il n’en résulte d’autre phénomène que la position verticale prise par l’aiguille aimantée en deux points similaires du globe terrestre. Ce phénomène, déjà expérimenté aux régions arctiques par des observations faites sur place, devait être identique dans les régions de l’Antarctide.

Ainsi donc, il existait un aimant d’une intensité prodigieuse dans la zone d’attraction duquel nous étions entrés. Sous nos yeux s’était produit un de ces surprenants effets, qui avaient été jusqu’alors relégués au rang des fables. Qui donc a jamais voulu admettre que des navires pussent être irrésistiblement attirés par une force magnétique, leurs ligatures de fer larguant de toutes parts, leurs coques s’entrouvrant, la mer les engloutissant dans ses profondeurs ?… Et cela était pourtant !…

En somme, voici quelle explication de ce phénomène me paraît pouvoir être donnée :

Les vents alizés amènent d’une façon constante, vers les extrémités de l’axe terrestre, des nuages ou des brumes dans lesquels sont emmagasinées d’immenses quantités d’électricité, que les orages n’ont pas complètement épuisées. De là une formidable accumulation de ce fluide aux pôles, et qui s’écoule vers la terre d’une manière permanente.

Telle est la cause des aurores boréales et australes, dont les lumineuses magnificences s’irradient au-dessus de l’horizon, surtout pendant la longue nuit polaire, et qui sont visibles jusqu’aux zones tempérées, lorsqu’elles atteignent leur maximum de culmination. Il est même admis, — fait non constaté, je le sais — qu’au moment où une violente décharge d’électricité positive s’opère dans les régions arctiques, les régions antarctiques sont soumises aux décharges d’électricité de nom contraire.

Eh bien, ces courants continus aux pôles, qui affolent les boussoles, doivent posséder une extraordinaire influence, et il suffirait qu’une masse de fer fût soumise à leur action pour qu’elle se changeât en un aimant d’une puissance proportionnelle à l’intensité du courant, au nombre de tours de l’hélice électrique, et à la racine carrée du diamètre du massif de fer aimanté.

Précisément, on pouvait chiffrer par des milliers de mètres cubes le volume de ce sphinx, qui se dressait sur ce point des terres australes.

Or, pour que le courant circulât autour de lui et en fît un aimant par induction, que fallait-il ?… Rien qu’un filon métallique, dont les innombrables spires, sinuant à travers les entrailles de ce sol, fussent souterrainement reliées à la base dudit massif.

Je pense aussi que ce massif devait être placé dans l’axe magnétique, comme une sorte de calamite gigantesque, d’où se dégageait le fluide impondérable et dont les courants faisaient un inépuisable accumulateur dressé aux confins du monde. Quant à déterminer s’il se trouvait précisément au pôle magnétique des régions australes, notre boussole ne l’aurait pu, car elle n’était pas construite à cet effet. Tout ce que j’ai à dire, c’est que son aiguille, affolée et instable, ne marquait plus aucune orientation. Peu importait, d’ailleurs, pour ce qui concernait la constitution de cet aimant artificiel et la manière dont les nuages et le filon entretenaient sa force attractive.

C’est de cette façon très plausible que je fus conduit à expliquer ce phénomène, — par instinct. Il n’était pas douteux que nous fussions à proximité d’un aimant, dont la puissance produisait ces effets aussi terribles que naturels.

Je communiquai mon idée à mes compagnons, et il leur parut que cette explication s’imposait en présence des faits physiques dont nous venions d’être témoins.

« Il n’y a aucun danger pour nous à gagner le pied du massif, je pense ? demanda le capitaine Len Guy.

— Aucun, répliquai-je.

— Là… oui… là ! »

Je ne saurais peindre l’impression que nous causèrent ces trois mots, qui furent jetés comme trois cris venus des profondeurs de l’ultra-monde, eût dit Edgar Poe.

C’était Dirk Peters qui avait parlé, et le corps du métis était tendu dans la direction du sphinx, comme si, devenu de fer, il eût été lui aussi attiré par l’aimant…

Puis, le voilà qui court dans cette direction, et ses compagnons le suivirent à la surface d’un sol où s’entassaient des pierres noirâtres, des éboulis de moraines, des débris volcaniques de toutes sortes.

Le monstre grandissait à mesure que nous en approchions, sans rien perdre de ses formes mythologiques. Je ne saurais peindre l’effet qu’il produisait, isolé à la surface de cette immense plaine. Il y a de ces impressions que ni la plume ni la parole ne peuvent rendre… Et ce ne devait être qu’une illusion de nos sens, — il semblait que nous fussions attirés vers lui par la force de son attraction magnétique…

Lorsque nous eûmes atteint sa base, nous retrouvâmes les divers objets de fer sur lesquels s’était exercée sa puissance. Armes, ustensiles, grappin du Paracuta, adhéraient à ses flancs. Là, également, se voyaient ceux qui provenaient du canot de l’Halbrane, et aussi les clous, les chevilles, les tolets, les semelles de la quille, les ferrures du gouvernail.

Il n’y avait donc plus de doute possible sur la cause de destruction du canot qui portait Hearne et ses compagnons. Brutalement déclinqué, il était venu se briser contre les roches, et tel eût été le sort du Paracuta, si, par sa construction même, il n’eût échappé à cette irrésistible attraction magnétique…

Quant à rentrer en possession des objets qui adhéraient au flanc du massif, fusils, pistolets, ustensiles, telle était leur adhérence qu’il fallut y renoncer. Et Hurliguerly furieux de ne pouvoir rattraper son couteau, collé à la hauteur d’une cinquantaine de pieds, de s’écrier en montrant le poing à l’impassible monstre :

« Voleur de sphinx ! »

On ne sera point étonné qu’il n’y eût pas à cette place d’autres objets que ceux qui provenaient soit du Paracuta, soit du canot de l’Halbrane. Assurément, jamais navire ne s’était élevé à cette latitude de la mer antarctique. Hearne et ses complices, d’abord, le capitaine Len Guy et ses compagnons ensuite, nous étions les premiers qui eussions foulé ce point du continent austral. Pour conclure, tout bâtiment qui se fût approché de ce colossal aimant eût couru à sa complète destruction, et notre goélette aurait eu le même sort que son canot, dont il ne restait plus que d’informes débris.

Cependant Jem West nous rappela qu’il était imprudent de prolonger notre relâche sur cette Terre du Sphinx — nom qu’elle devait conserver. Le temps pressait, et un retard de quelques jours nous eût imposé d’hiverner au pied de la banquise.

L’ordre de regagner le rivage venait donc d’être donné, lorsque la voix du métis retentit encore, et ces trois mots ou plutôt ces trois cris furent de nouveau jetés par Dirk Peters :

« Là !… là !… là !… »

Après avoir contourné le revers de la patte droite du monstre, nous aperçûmes Dirk Peters agenouillé, les mains tendues devant un corps ou plutôt un squelette revêtu de peau, que le froid de ces régions avait conservé intact, et qui gardait une rigidité cadavérique. Il avait la tête inclinée, une barbe blanche qui lui tombait jusqu’à la ceinture, des mains et des pieds armés d’ongles longs comme des griffes…

Comment ce corps était-il appliqué contre le flanc du massif à deux toises au-dessus du sol ?…

En travers du torse, maintenu par sa bretelle de cuir, nous vîmes le canon d’un fusil tordu, à demi rongé par la rouille…

« Pym… mon pauvre Pym ! » répétait Dirk Peters d’une voix déchirante.

Alors il essaya de se relever pour s’approcher… pour baiser les restes ossifiés de son pauvre Pym…

Ses genoux fléchirent… un sanglot lui serra la gorge… un spasme lui fit éclater le cœur… et il tomba à la renverse… mort…

Ainsi donc, depuis leur séparation, le canot avait entraîné Arthur Pym à travers ces régions de l’Antarctide !… Comme nous, après avoir dépassé le pôle austral, il était tombé dans la zone d’attraction du monstre !… Et là, tandis que son embarcation s’en allait avec le courant du nord, saisi par le fluide magnétique avant d’avoir pu se débarrasser de l’arme qu’il portait en bandoulière, il avait été projeté contre le massif…

À présent, le fidèle métis repose sur la Terre du Sphinx, à côté d’Arthur Gordon Pym, ce héros dont les étranges aventures avaient trouvé dans le grand poète américain un non moins étrange narrateur !



  1. Les calculs, d’après Hansteen, placent le pôle magnétique austral par 128° 30′ de longitude et 69° 17′ de latitude. Après les travaux de Vincendon Dumoulin et Coupvent Desbois, lors du voyage de Dumont d’Urville à bord de l’Astrolabe et de la Zélée, Duperrey donne 136° 15′ pour la longitude, et 76° 30′ pour la latitude. Il est vrai, tout récemment, de nouveaux calculs ont établi que ce point devait se trouver par 106° 16′ de longitude est et 72° 20′ de latitude sud. On voit que l’accord à ce sujet n’est pas encore fait entre les hydrographes, comme il l’est en ce qui concerne le pôle magnétique boréal.
    J. V.