Le Spitzberg/02

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Vue de la baie de la Madeleine. — Dessin de Foulquier d’après l’atlas des voyages de la corvette la Recherche.


LE SPITZBERG,


PAR M. CHARLES MARTINS[1].


1838-1839. — TEXTE INÉDIT.




Flore du Spitzberg. (Suite.)

Le nombre des phanérogames du Spitzberg, qui ne monte qu’à 93, est extrêmement restreint. En effet, l’Islande, située sous le 65e degré de latitude, et dont la superficie est beaucoup plus petite, en renferme 402. En allant vers le sud, la proportion augmente rapidement, puisque l’Irlande, plus petite également que le Spitzberg, en nourrit 960. Les végétaux de cette île sont donc les enfants perdus de la Flore européenne, ceux de tous qui résistent le mieux au froid, ou plutôt, puisque la neige les recouvre en hiver, ceux qui peuvent vivre et fleurir avec la plus petite somme de chaleur.

Des quatre-vingt-treize phanérogames du Spitzberg, une seule espèce est alimentaire ; c’est le Cochlearia fenestrata, dont trois congénères, Cochlearia officinalis, C. danica et C. anglica, habitent les côtes de l’océan Atlantique. Ces plantes, renfermant un principe âcre et amer, sont employées en médecine comme antiscorbutiques, mais ne servent pas d’aliment. Au Spitzberg, vu l’absence de chaleur atmosphérique, ces principes se développent si peu, que le cochléaria peut être mangé en salade, précieuse ressource pour les navigateurs ; car ses propriétés antiscorbutiques, quoique affaiblies, n’en subsistent pas moins, et préviennent une affection que le froid, l’humidité, l’usage de viandes salées et la privation de végétaux tendent à développer. Les graminées sont la principale ressource des rennes, le seul animal herbivore qui habite le Spitzberg.


Végétaux phanérogames du Spitzberg.

Ranunculaceæ. Ranunculus glacialis, L. ; R. hyperboreus. Rottb. ; R. pygmæus, Wbg. ; R. nivalis, L ; R. sulfureus, Sol. ; * R. arcticus, Richards.

Papaveraceæ. Papaver nudicaule, L.

Cruciferæ. Cardamine pratensis, L. ; C. bellidifolia, L. ; Arabis alpina, L ; * Parrya arctica, R. Br. ; * Eutrema Edwardsii, R. Br. ; * Braya purpurascens, ? R. Br. ; Draba alpina, L. ; * D. glacialis, Adams ; * D. pauciflora, ? R. Br. ; * D. micropetala, ? Hook. ; D. nivalis, Liljebl. ; * D. arctica, Fl. Dan. ; * D. corymbosa, R. Br. ; D. rupestris, R. Br. ; D. birta, L. ; D. Wahlenbergii, Hartm. ; Cochlearia fenestrata, R. Br.

Caryophileæ. Silene acaulis, L. ; Wahlbergella (Lychnis) apetala, Fr. ; W. affinis, Fr. ; *Stellaria Edwardsii, R. Br. ; * S. humifusa, Rottb. ; Cerastium alpinum, L. ; Arenaria ciliata, L. ; * A. Rossii, R. Br. ; Ammadenia (Arenaria) peploides, Gm. ; Alsine biflora, L. ; A. rubella, Wbg. ; Sagina nivalis, Fr.

Rosaceæ. Dryas octopetala, L. ; * Potentilla pulchella, R. Br. ; P. maculata, Pourr. ; P. nivea, L. ; * P. emarginata, Pursh.

Saxifrageæ. Saxifraga hieracifolia, Waldst. et Kit. ; S. nivalis, L. ; S. foliolosa, R. Br. ; S. oppositifolia, L ; * S. flagelaris, Sternb. ; S. hirculus, L. ; S. aizoides, L. ; S. cernua, L. ; S. rivulairs, L. ; S. cæspitosa, L. ; Chrysoplenium alternifolium, var. tetrandrum, Th. Fr.

Synanthereæ. Arnica alpina, Murray ; Erigeron uniflorus, L. ; Nardosmia, (Tussilago) frigida, Cass. ; Taraxacum palustre, Sm. ; * T. phymatocarpum, Vahl.

Boragineæ. Mertensia (Pulmonaria) maritima, L.

Polemoniaceæ. *Polemonium pulchellum, Ledeb.

Scrofulariaceæ. Pedicularis hirsuta, L.

Ericaceæ. Andromeda tetragona, L.

Empetreæ. Empetrum nigrum, L.

Polygoneæ. Polygonum viviparum, L., Oxyria digyna, Campd.

Salicineæ. Salix reticulata, L. ; S. polaris, Wbg.

Juncaceæ. Juncus biglumis, L. ; Luzula hyperborea, R. Br. ; arctica, Blytt.

Cyperaceæ. Eriophorum capitatum, Host. ; Carex pulla, Good. ; C. misandra, R. Br., C. glareosa, Wbg. ; C. nardina, Fr., C. rupestris, All.

Gramineæ. Alopecurus alpinus, Sm., R. Br., Aira alpina, L. ; Calamagrostis neglecta, Ehrh. ; Trisetum subspicatum, P. Beauv. ; * Hierochloa pauciflora, R. Br. ; *Dupontia psilosantha, Rupr. ; * D. Fischeri, R. Br. ; Poa pratensis, var. alpigena, Fr. ; P. cenisia, All. ; P. stricta, Lindeb. ; * P. abbreviata, R. Br. ; P. Vahliana, Liebm. ; Glyceria angustata, Mgr. ; Catabrosa algida, Fr. ; * C. vilfoidea, Anders., Festuca hirsuta, Fl. Dan ; F. Ovina, L. ; * F. brevifolia, R. Br.


Les personnes auxquelles la Botanique n’est pas étrangère pourront retrouver un certain nombre de ces plantes dans divers pays. Ainsi, sur les 93 phanérogames du Spitzberg, 69 espèces existent en Scandinavie, et 28 même en France. Ces dernières sont imprimées en italiques. La cardamine des prés, le pissenlit des marais et la fétuque des brebis, se rencontrent dans nos plaines. La sabline à feuilles de pourpier (Arenaria peploides) croît sur les bords de la mer ; le Chrysoplenium alternifolium) dans les bois humides des montagnes. L’Empetrum nigrum et le Saxifraga hirculus sont des plantes des marais tourbeux. Les autres espèces habitent les parties élevées des Alpes et des Pyrénées.

Que le lecteur ne se hâte pas d’admettre des centres multiples de création et de penser que ces 28 espèces françaises n’ont point une origine commune avec leurs sœurs du Spitzberg, mais auraient paru simultanément ou à des époques différentes autour du pôle, dans les marais de la France ou sur les sommets neigeux des Alpes et des Pyrénées. Les progrès récents de la géographie botanique ne permettent pas d’admettre une semblable conclusion. On a d’abord constaté que la flore de toutes les contrées glacées qui entourent le pôle nord est d’une uniformité remarquable. M. Malmgrén nous apprend que sur les 93 plantes phanérogames du Spitzberg 81 se retrouvent au Groenland. Plus à l’Ouest les îles qui bordent les détroits de Lancastre, de Barrow et de Melville, situés dans l’Amérique Septentrionale, près du 75e degré de latitude Nord, ont 58 plantes communes avec la partie septentrionale du Spitzberg. Celles qui manquent en Amérique sont en général des espèces de la côte occidentale de l’île qui appartiennent plus spécialement à la flore continentale du Nord de l’Europe. Vers l’Est dans la Sibérie asiatique, sur la presqu’île de Taymir, par 100 degrés de longitude Est et 75 degrés de latitude, M. Middendorf a recueilli 124 phanérogames dont 53 habitent également le Spitzberg.

Il existe donc une flore arctique au Spitzberg ; mais celle qui la complète est le prolongement de la flore scandinave qui se mêle au Spitzberg à la flore arctique proprement dite : en effet ces deux régions ont 69 espèces communes ; restent 24 espèces propres au Spitzberg, mais qui toutes se retrouvent dans l’Amérique boréale, le nord de la Sibérie et à la Nouvelle-Zemble ; ce sont les plantes arctiques qui caractérisent le mieux la flore polaire. Je les ai distinguées des autres par un astérisque. La flore du Spitzberg se compose donc du mélange de deux flores, l’une européenne dominante en raison du voisinage de la Scandinavie, l’autre arctique, c’est-à-dire américaine et asiatique.

Cette flore est circonscrite dans ces hautes latitudes par une barrière infranchissable pour elle : la chaleur des étés ; mais avant la période actuelle, la terre a traversé une période de froid, les glaciers ont formé une calotte qui, rayonnant du pôle, s’est avancée jusqu’au milieu de l’Europe, de l’Amérique et de l’Asie, transportant des blocs de pierre, des amas de sable et de gravier, et avec eux les plantes qui les habitaient : ces plantes se sont propagées de proche en proche vers le Sud. Lorsqu’une température plus élevée a amené la fusion et le retrait des glaciers, ces plantes, surprises par la chaleur, ont disparu presque toutes des plaines de l’Europe, mais elles se sont maintenues dans les montagnes telles que les Sudetes qui comprennent toutes les chaînes de l’Allemagne septentrionale, dans le Harz, dans les Vosges et surtout dans les Alpes. Ainsi, suivant M. Heer, la Suisse compte actuellement 360 espèces alpines dont 158 se retrouvent dans le Nord de l’Europe : il en énumère 42 qui habitent même les plaines du canton de Zurich. Quelques exemples spéciaux vont mettre ces vérités en évidence.

La montagne du Faulhorn, dans le canton de Berne, se termine par un cône qui s’elève au-dessus d’un plateau sur lequel se trouve un petit glacier. Ce cône, en pente assez douce vers le Midi, forme un abrupt du côté du Nord : sa hauteur totale est de 65 mètres, sa superficie de 4 hectares et demi et le sommet est à 2 683 mètres au-dessus de la mer. Sur ce cône, couvert de neige huit mois de l’année, j’ai recueilli pendant plusieurs séjours en 1841, 1842, 1844 et 1846, avec mon ami Auguste Bravais, cent trente-deux espèces phanérogames parmi lesquelles j’en trouve huit qui font partie de la flore du Spitzberg, savoir : Ranunculus glacialis, Cardamine bellidifolia, Arenaria biflora, Silene acaulis, Dryas octopetala, Erigeron uniflorus, Saxifraga oppositifolia et Polygonum viviparum. Le petit nombre de plantes du Spitzberg sur le Faulhorn s’explique par deux circonstances. Quoique la moyenne annuelle soit de −2,3°, l’été est chaud relativement à celui du Spitzberg : on peut estimer sa moyenne à 3°,3 et vers le milieu du jour le thermomètre oscille souvent autour de 10 degrés. Le sol, en outre, s’échauffe considérablement, comme sur toutes les hautes montagnes, tandis qu’au Spitzberg il est toujours froid, humide et gelé à quelques décimètres de profondeur. Le sol du Faulhorn est donc trop chaud pour les plantes du Spitzberg et il n’est pas assez humide. Le cône terminal formé de calcaire noir désagrégé tourné vers le Midi et à forte pente, est sec et aride lorsque les neiges ont disparu, tandis que le sol du Spitzberg est toujours humide et même spongieux, dans toutes les parties ou la végétation se développe. Les autres plantes qui ornent le cône terminal du Faulhorn sont des plantes du nord de l’Europe, des espèces qui, de la région inférieure des montagnes, se sont élevées jusqu’au sommet.

Carte des régions circumpolaires de l’hémisphère boréal.

Étudions maintenant la Flore d’une autre localité bien circonscrite, mais qui se trouve dans des conditions fort différentes de celles du sommet du Faulhorn ; c’est le jardin de la mer de glace de Chamounix. Je ne connais pas dans les Alpes de localité qui rappelle mieux le Spitzberg que le grand cirque de névé, appendice de la mer de glace au milieu duquel se trouve la pelouse connue sous le nom de Courtil ou Jardin. L’aiguille du Moine et l’aiguille Verte, la Tour des Courtes, les aiguilles de Triolet et de Léchaud le dominent de tous côtés ; le puissant glacier de Talèfre en remplit le fond. Si par l’imagination, le voyageur, placé au Jardin, remplace la surface unie du névé par la mer, il peut se dire qu’il a une idée des aspects du Spitzberg. L’îlot dépourvu de neige sur lequel il se trouve est une analogie de plus, et la comparaison de la végétation de cet îlot avec celle du Spitzberg une des plus légitimes et des plus intéressantes qui puissent être faites. Pictet et Forbes ont trouvé que le Jardin était à 2 756 mètres au-dessus de la mer ; sa longueur est de 800 mètres, sa largeur de 300 environ, sa distance aux rochers les plus voisins où croissent quelques plantes de 800 mètres au moins. Le Jardin est un groupe de roches de protogine polies et striées faisant saillie entre les deux affluents qui forment le glacier de Talèfre : le premier et le plus grand, descend de la portion du cirque comprise entre la Tour des Courtes et les aiguilles de Triolet et de Lechaud ; le second, plus petit, de l’aiguille Verte et de celle du Moine. Deux moraines flanquent ces rochers : celle de gauche est la plus puissante ; une source jaillit au milieu du Jardin et forme un petit ruisseau. Les détritus de la moraine se sont peu à peu couverts de plantes et convertis en un tapis de verdure dont la couleur contraste singulièrement avec les blancs névés qui l’entourent. Mon ami M. Alphonse de Gandolle a réuni dans un herbier spécial les plantes provenant de cette localité, et recueillies par différents voyageurs qui l’ont visitée aux époques suivantes, que je range par ordre de date mensuelle : J’ai herborisé au Jardin le 24 juillet 1846 ; M. Percy, d’Édimbourg, le 26 juillet 1836 ; Mlle d’Angeville, le 3 août 1838 ; M. H. Metert, de Genève, le 8 août 1837 ; M. Alph. de Candolle, le 12 août 1838 ; enfin M. Venance Payot y est allé plusieurs fois et a publié, en 1858, un catalogue de ces plantes.

Il existe 87 végétaux phanérogames au Jardin : il faut y ajouter 16 mousses, 2 hépatiques et 23 lichens, ce qui porte à 128 le nombre total des plantes qui croissent dans cet îlot de terre entouré de glaces éternelles.

Sur les 87 phanérogames, il y en a quarante-neuf c’est-à-dire plus de la moitié qui croissent également sur le Faulhorn. Or, celui-ci étant un sommet isolé en face des Alpes bernoises, l’autre un îlot de végétation dans un cirque faisant partie du Mont-Blanc, et par conséquent dans des conditions physiques bien différentes, nous pouvons en conclure que ces deux Florules représentent bien la végétation alpine à sa dernière limite au-dessous de la ligne de ce que l’on appelle communément les neiges éternelles. Parmi ces 87 espèces, je n’en trouve que quatre qui fassent partie de la Flore du Spitzberg ; ce sont : Ranunculus glacialis, Cardamine bellidifolia, Cerastium alpinum et Erigeron uniflorus ; la même proportion environ qu’au Faulhorn ; mais il y en a 25 qui se retrouvent en Laponie. En résumé, le sommet du Faulhorn et le Jardin ont 49 plantes communes. La proportion des plantes laponnes est de trente pour cent au Faulhorn, et de vingt-neuf au Jardin, environ du tiers dans les deux localités ; mais sur le sommet du Faulhorn et au Jardin, celles du Spitzberg ne forment que six pour cent du nombre total. La Flore subnivale des Alpes correspond donc à celle de la Laponie septentrionale, des environs de l’Altenfiord, par exemple, et pour trouver une végétation analogue à celle du Spitzberg, il faut nous élever plus haut dans les Alpes au-dessus de la limite des neiges éternelles.

Passage de l’Alten en Laponie. — Dessin de V. Foulquier d’après l’atlas de la Recherche.

Au haut des glaciers du revers septentrional du Mont-Blanc se trouve une petite chaîne de rochers isolés formant une île au milieu de la mer de glace qui les environne. Ils séparent l’un de l’autre à leur partie supérieure les glaciers des Bossons et de Taconnay, et sont éloignés de huit cents mètres de la montagne de la Côte, et de deux kilomètres de la pierre de l’Échelle, les points les plus rapprochés où il y ait de la végétation. Leur direction est du nord-nord-est au sud-sud-ouest. Le point le plus déclive se trouve à 3 050 mètres au-dessus de la mer ; le plus élevé, appelé par de Saussure Rocher de l’Heureux-Retour, à 3 470 mètres d’altitude. Ces rochers sont formés de feuillets verticaux de protogine schisteuse entre lesquels les plantes trouvent un abri et un sol formé par la décomposition de la roche. Les ascensions au Mont-Blanc de MM. Marckham Shervill, le 27 août 1825, Auldjo, le 8 août 1827, et Martin-Barry, le 17 septembre 1834, avaient porté à huit le nombre total des phanérogames de cet îlot glaciaire.

Je les visitai trois fois le 31 juillet, le 2 septembre 1844 et le 28 juillet 1846, et j’explorai principalement, non sans péril, l’escarpement tourné vers le sud-est qui domine le chaos de séracs du glacier des Bossons. J’y récoltai dix-neuf plantes phanérogames.

La baie des Anglais. — Gravure empruntée aux Lettres écrites des régions polaires, de lord Dufferin.

M. Venance Payot, naturaliste à Chamounix, escalada de nouveau ces rochers le 30 août 1861, et y trouva cinq espèces que je n’y avais pas remarquées.

Aux Grands-Mulets, sur vingt-quatre plantes la proportion des espèces du Spitzberg est de vingt et un pour cent, et, sauf l’Agrostis rupestris, il n’y a point de plante laponne. Cette Florule se compose donc exclusivement d’espèces très alpines mêlées à un cinquième de plantes du Spitzberg. Les Grands-Mulets sont une des stations les plus élevées d’un rongeur, le Campagnol des neiges (Arvicola nivalis, Mart.), qui se nourrit spécialement des plantes dont nous donnons la liste.

M. Payot a, en outre, recueilli aux Grands-Mulets vingt-six mousses, deux hépatiques et vingt-huit lichens, ce qui donne quatre-vingts espèces pour le nombre total des végétaux vasculaires et cellulaires de ces rochers dépourvus en apparence de toute végétation.

Voyons si la loi se confirme dans le groupe du Mont-Rose.

Pendant un séjour de quatorze jours, du 13 au 16 septembre 1851, à la cabane de Vincent, sur le versant méridional du Mont-Rose, et à une élévation de 3 158 mètres au-dessus de la mer, MM. A. et H. Schlagintweit ont recueilli autour de cette station sur le gneiss quarante-sept plantes phanérogames, dont dix font partie de la Flore du Spitzberg.

La proportion des plantes du Spitzberg est également de vingt-deux pour cent comme aux Grands-Mulets, et Cerastium latifolium, Salix herbacea, Luzula Spicata et Agrostis rupestris, sont les seules plantes laponnes étrangères au Spitzberg. Les trente-trois autres espèces sont exclusivement alpines.

Au point culminant du col Saint-Théodule, qui mène de la vallée de Zermatt, en Valais, dans le val Tornanche, en Piémont, se trouve encore un îlot dépourvu de neige, mais entouré de tous côtés d’immenses glaciers. C’est là que de Saussure séjourna en 1789.

Ce point est situé à 3 350 mètres au-dessus de la mer. Je le visitai avec MM. Q. Sella et B. Gastaldi, le 17 septembre 1852, et j’y recueillis sur les schistes serpentineux les plantes suivantes, dont M. Reuter a bien voulu vérifier les déterminations :


Végétaux phanérogames du point culminant du col Saint-Théodule.

Ranunculus glacialis, L. ; Thlaspi rotundifolium, Gaud. ; Draba pyrenaica, L. ; D. tomentosa, Wahl. ; Geum reptans, L. ; Saxifraga planifolia, Lap. ; S. muscoides, Wulf. ; S. oppositifolia, L. ; Pyrethrum alpinum, Willd. ; Erigeron uniflorus, L. ; Artemisia spicata, L. ; Androsace pennina, Gaud. ; Poa laxa, Haencke.


Cette liste est loin d’être complète, et cependant sur treize plantes il y en a trois, imprimées en italiques, qui se retrouvent au Spitzberg. Je désirerais vivement que quelque jeune botaniste, suisse ou italien, prît à tâche de faire la Florule de cette intéressante localité. Cela serait d’autant plus facile qu’il y existe depuis dix ans un petit hôtel dans lequel M. Dollfuss-Ausset a séjourné en 1864, du 22 août au 3 septembre : la température la plus élevée qu’il ait notée à l’ombre a été de +6°,2, et la plus basse de −16°,0. On voit que le climat est d’une rigueur qui ne le cède en rien à celui du Spitzberg, et il est très-probable que des herborisations attentives faites dans les mois de juillet, d’août et de septembre fourniraient une notable proportion d’espèces indigènes au Spitzberg et dans la Laponie septentrionale.

Ce chapitre ne serait pas complet si nous ne jetions pas un coup d’œil sur les Pyrénées pour savoir si la Flore arctique y a laissé quelques représentants depuis le retrait des glaciers qui, dans cette chaîne comme dans les autres, descendaient jusque dans les plaines de la France et de l’Espagne.

La végétation des Pyrénées ressemble beaucoup à celle des Alpes. M. Zetterstedt compte en tout soixante-huit plantes alpines communes aux Pyrénées, aux Alpes et aux montagnes de la Scandinavie et une seule le Menziezia (Phyllodoce) cœrulea qui ne se trouve qu’en Scandinavie et dans les Pyrénées.

Ramond, après trente-cinq ascensions faites au pic du midi de Bagnères, en quinze années, et comprises entre le 20 juillet et le 7 octobre, s’est appliqué à recueillir toutes les plantes du cône terminal dont la hauteur est de seize mètres, le sommet à 2 877 mètres au-dessus de la mer et la superficie de quelques ares seulement : il y a observé soixante et onze plantes phanérogames. La liste est bien complète, car les recherches ultérieures des botanistes ne l’ont point accrue. M. Charles Desmoulins, qui fit l’ascension le 17 octobre 1840, ne cite que le Stellaria cerastoides qui avait échappé aux yeux perçants de Ramond. Sur ces soixante-douze plantes végétant entre 2 860 et 2 877 mètres, il y en a trente-six qui existent également sur le Faulhorn : c’est le fonds commun de la végétation des hauts sommets, et sept : Poa cenisia, Oxyria digyna, Erigeron uniflorus, Draba nivalis, Arenaria ciliata, Silene acaulis, Saxifraga oppositifolia, se trouvent à la fois sur le Pic du midi par 43 degrés de latitude au-dessus de 2 860 mètres et au Spitzberg sous le 78e degré au bord de la mer. Relativement au nombre total des espèces, la Flore du pic du Midi est plus riche en plantes arctiques que celle du Faulhorn, car leur proportion est de dix pour cent au lieu de six comme sur le sommet alpin. Faut-il attribuer cette différence à la plus grande élévation du pic ou à d’autres circonstances liées à la distribution originaire des végétaux, c’est ce que personne ne saurait dire dans l’état actuel de nos connaissances ; mais cette ressemblance dans la végétation des deux sommets éloignés, prouve une communauté d’origine, et par conséquent un fonds commun de végétation qui a été modifié ensuite par des circonstances dépendantes du climat, de la position géographique, du mélange avec des plantes de pays voisins ou même avec les espèces dérivées de celles des dernières Flores géologiques dont nous retrouvons les restes dans les terrains les plus récents. Toutes ces considérations justifient l’énoncé par lequel je commençais ce chapitre : « La plupart des plantes du Spitzberg sont les enfants perdus de la Flore européenne et un certain nombre d’entre elles se sont maintenues depuis l’époque glaciaire sur les sommets des Alpes et des Pyrénées, et dans les localités humides ou tourbeuses de l’Europe moyenne. »


Faune du Spitzberg. — Mammifères.

Parlons d’abord des mammifères terrestres, qui ne sont qu’au nombre de quatre. L’ours blanc (Ursus maritimus L.) est le plus commun. Rare sur les côtes en été, il ne se voit guère qu’au nord du Spitzberg. Parry en a rencontré un sur la banquise par 81° 30′ de latitude, dans sa tentative pour atteindre le pôle en marchant sur la glace. L’animal fut tué par les matelots ; mais, de leur côté, les ours se vengèrent. Lorsque Parry et ses compagnons foulèrent de nouveau la terre, le 11 août 1827, en abordant à Ross-Inlet, après avoir cheminé sur la banquise pendant quarante jours, les provisions avaient été mangées par des ours. Nelson, qui fit l’expédition de Phipps comme midshipman, soutint seul un combat contre un ours, et quand on demandait à cet adolescent grêle et délicat, qui devait devenir un jour le premier des amiraux, comment il avait eu l’audace de se mesurer avec un animal aussi redoutable, il répondit simplement : « Je voulais rapporter sa peau à mon père. » MM. Torell et Nordenskiœld ont vu des ours dans leur excursion vers le nord du Spitzberg. L’estomac de l’un de ces animaux était rempli d’herbe. Ils ne sont donc pas uniquement carnivores, quoique les phoques et les morses soient leur proie habituelle. Aussi les ours ne quittent guère les glaces flottantes, qui sont également le séjour habituel des chiens et des bœufs marins.

Navire russe abandonné. — Dessin de V. Foulquier d’après l’atlas de la Recherche.

Autant l’ours blanc est rare, autant le renard (Canis lagopus L.) est commun. En été, son pelage est d’un brun sale ; en hiver il devient blanc ou d’un bleu ardoisé très-foncé. C’est une fourrure très-recherchée dans le Nord ; mais pour l’avoir dans toute sa beauté, il faut tuer l’animal pendant l’hiver. En entrant dans la baie de Bellsound au Spitzberg, le 25 juillet 1838, nous fûmes frappés par la vue de grandes croix russes de forme triangulaire, plantées sur le bord de la mer ; dans le voisinage était une cabane, et sur le rivage un petit navire abandonné. Ces croix recouvraient les corps de pauvres serfs russes qui étaient venus passer l’hiver au Spitzberg pour chasser le renard bleu. Quelques-uns étaient morts du scorbut, les autres avaient survécu. Nous apprîmes depuis qu’ils étaient venus d’Archangel, et ne se trouvant plus assez nombreux pour armer leur bateau, ils avaient rejoint dans une embarcation un navire norvégien qui était en vue. Autour de la cabane nous vîmes les restes des piéges qu’ils avaient tendus pour prendre des renards bleus. Ces animaux creusent de profonds terriers à plusieurs ouvertures, et garnissent de mousse la chambre qu’ils habitent. En été, les oiseaux qui viennent pondre au Spitzberg leurs œufs et élever leurs petits fournissent à ces renards une pâture abondante ; alors ils deviennent très-gras. Nous en jugeâmes par plusieurs individus qui furent tués par les officiers de la Recherche. En hiver, ils jeûnent, et leur faim est telle, qu’ils s’attaquent à tout. Quand Bering fit naufrage sur les îles du détroit qui porte son nom, les renards bleus cherchaient à arracher les semelles des bottes aux hommes endormis, et sur l’île Jan-Mayen, MM. Vogt et Berna étaient obligés de défendre contre eux à coups de fusil leurs habits et leurs provisions.

Renards bleus rongeant les souliers des matelots. — Dessin de V. Foulquier.

Un seul petit rongeur, le campagnol de la baie d’Hudson, habite le Spitzberg. Sa robe d’hiver est blanche, celle de l’été variable ; il représente au Spitzberg le Lemming de Norvége, si célèbre par ses migrations.

Le renne sauvage, ou le cerf du Nord (Cervus tarandus L.) n’est pas très-rare au Spitzberg. En été, il trouve sur le bord de la mer l’herbe qui est sa nourriture normale et habituelle, et en hiver il gratte la neige sous laquelle il découvre des lichens et des mousses ; mais il maigrit alors prodigieusement pour engraisser de nouveau pendant la belle saison. Le renne est le seul animal du Spitzberg dont la chair soit à la fois agréable et nourrissante ; elle a beaucoup d’analogie avec celle du chevreuil. Le renne suffit à tous les besoins des Lapons, dont l’existence repose uniquement sur les nombreux troupeaux qu’ils parquent en été dans les îles ou promènent sur les montagnes de leur pays, tandis qu’ils les rassemblent en hiver autour de leurs villages, où la terre produit abondamment un lichen qui la recouvre de ses plaques soufrées. En hiver, l’animal retrouve sous la neige ce lichen ramolli par l’eau qui filtre, en automne et au printemps, à travers les neiges fondantes : son tissu coriace, devenu tendre, est plus aisément broyé par les molaires de l’animal. Au Spitzberg, les rennes ne se montrent pas par grandes troupes, mais par groupes isolés ; ils sont très-craintifs, très-sauvages, et se laissent difficilement approcher ; aussi est-il rare qu’on en tue beaucoup à la fois. Le renne n’a d’autre ennemi que l’ours blanc, mais celui-ci ne chasse guère sur la terre ferme, et il ne pourrait atteindre que par surprise un animal aussi méfiant et aussi rapide à la course que le cerf du Nord.

Vue du panorama de Belle-Sound. — Dessin de V. Foulquier d’après l’atlas de la Recherche.

Dans les contrées boréales, la mer est toujours plus peuplée que la terre. Cette règle n’est pas en défaut pour les mammifères. Quatre seulement sont terrestres, mais douze sont marins. Parlons d’abord des phoques ou chiens marins. Vivant de poissons, ils se rapprochent par leurs mœurs des carnassiers amphibies tels que les loutres, dont l’aspect et l’organisation extérieure est celle des carnivores ordinaires. Les phoques forment la transition entre ces animaux et les cétacés. Leurs membres, en forme de rames, ne leur permettent pas de se mouvoir à terre ; ils ne peuvent que se traîner péniblement, mais ils plongent et nagent admirablement à l’aide des membres postérieurs qui, placés dans le prolongement du corps, rappellent par leur position et par leur forme la queue des cétacés, tels que les dauphins et les marsouins. Trois espèces de phoques habitent les côtes du Spitzberg[2] ; ils vivent de poissons, de mollusques et de crustacé es et se tiennent en général dans les baies tranquilles, où la nourriture est plus abondante : c’est là que tous les ans des pêcheurs russes et norvégiens leur font une guerre implacable. Nul animal ne mérite moins cette persécution. On ne le poursuit que pour s’emparer de sa peau et extraire l’huile de sa graisse ; lui-même, paisible et inoffensif, essaye de se rapprocher de l’homme ; ses grands yeux, d’une douceur incomparable, semblent implorer sa bienveillance, ou du moins sa pitié. Lorsque je passais des heures entières devant le glacier de Magdalena-Bay pour prendre la température du fond de la mer, un phoque arrivait chaque fois ; il nageait autour de l’embarcation, élevait sa tête au-dessus de l’eau, et paraissait vouloir deviner à quelle occupation se livraient les êtres nouveaux pour lui qui s’y trouvaient. Je me gardais bien de l’effaroucher, et il s’approchait tous les jours davantage. Il dut croire que l’homme n’était pas un animal malfaisant ; devenu confiant, il voulut contempler la corvette de trop près, et fut tué d’un coup de fusil. Nous quittâmes la baie de la Madeleine quelques jours après ; et je n’eus pas le temps de regretter cet animal qui venait par sa présence animer ces eaux glaciales, et abréger les longues heures que les exigences de la physique me forçaient à passer avec quelques matelots devant la muraille de glace qui terminait la baie. Il s’agissait de savoir si la température de l’eau de mer descend au-dessous de zéro sans geler. Quelques chiffres sont le résultat définitif de ce long et pénible travail. Je me figure que le phoque aurait bien ri s’il avait su pourquoi cet homme venu de si loin se morfondait si longtemps dans une embarcation devant un glacier du Spitzberg.

Glacier à aiguilles et mouillage de la corvette. — Dessin de V. Foulquier d’après l’atlas de la Recherche.

En hiver, le phoque est exposé à d’autres dangers : les fiords gêlent, et le besoin de respirer l’amène dans le voisinage des trous et des intervalles que la croûte de glace présente de loin en loin. Mais quand il veut émerger hors de l’eau, l’ours polaire est là qui le guette et le saisit avec sa formidable griffe ; le phoque plonge de nouveau, heureux s’il rencontre un autre trou par lequel il puisse sortir la tête hors de l’eau et respirer un moment. S’il ne trouve pas d’ouverture dans le voisinage, il meurt dévoré par l’ours ou asphyxié sous la glace.

Ours blancs chassant le phoque. — Dessin de V. Foulquier.

Certaines espèces de phoques ne sont pas sédentaires, mais naviguent sur les bancs de glaces flottantes que les vents et les courants poussent dans toutes les directions sur la mer glaciale. Ainsi M. Torell a vu des troupeaux de phoques du Groenland (Phoca groenlandica) sur des glaces flottantes entre l’île de l’Ours et le Spitzberg. Dans cette dernière île, le phoque du Groenland manquait totalement, tandis que le phoque à moustaches (Phoca barbata) était très-commun : il se tenait sur la glace qui remplissait les baies et les fiords ; mais quand celle-ci fut entraînée en juillet vers la pleine mer, ce phoque émigra à son tour, et on ne rencontrait plus que le phoque fœtide.

Le morse ou vache marine (Trichecus rosmarus), est un autre animal appartenant à la même famille que les phoques. C’est un de ces êtres que l’homme du monde appelle difformes, parce qu’ils ne rentrent dans aucun des moules auxquels nous attachons actuellement l’idée de beauté : sa tête, à peine séparée du corps, porte deux énormes canines recourbées en arrière qui sortent de sa gueule. Son corps cylindrique atteint quelquefois cinq mètres de long et trois mètres de circonférence. Les membres ressemblent à ceux des phoques. À terre, vu le poids de son corps, le morse se meut encore plus difficilement que le phoque, mais il nage admirablement, vit par troupes sur les côtes, ou navigue sur les glaces flottantes. Il se nourrit de mollusques, parmi lesquels deux coquilles bivalves, Mya truncata et Saxicava rugosa, forment la base de son alimentation. On ne se hasarde guère à attaquer les morses à la mer, car ils se défendent mutuellement, attaquent les embarcations et les font chavirer en se suspendant du même côté à l’aide des longues canines dont leur mâchoire supérieure est armée. C’est à terre, où ils peuvent à peine se traîner, que l’homme les tue lâchement à coups de lances et de harpons. Leur peau, qui sert à faire des soupentes de carrosses, leurs dents, l’huile de leur graisse, sont les produits qui allument la cupidité des chasseurs. Aussi les morses sont-ils devenus rares sur les côtes occidentales du Spitzberg. Je n’en ai vu qu’un seul qui naviguait endormi sur une glace flottante. Un coup de fusil le réveilla, mais il n’avait pas été blessé, et disparut immédiatement sous les flots. Ces animaux sont plus communs sur la côte orientale du Spitzberg, qui est habituellement bloquée par les glaces. Dans les années où cette banquise se rompt, les chasseurs se rendent dans ces parages ; les morses se sont multipliés en paix, et ils en font un horrible massacre.

Barque attaquée par des morses. — Dessin de V. Foulquier d’après une peinture murale du Muséum d’histoire naturelle.

Tous les autres mammifères marins du Spitzberg appartiennent à la famille des Cétacés. Extérieurement ces animaux ressemblent aux poissons dont ils diffèrent néanmoins radicalement ; car ils mettent au monde des petits vivants que la mère allaite pendant longtemps, ils respirent par des poumons et n’ont que deux nageoires ou plutôt deux rames pectorales dont la structure est celle des membres antérieurs d’un mammifère et non d’un poisson. Sur le dos on remarque souvent une nageoire dorsale. Les membres postérieurs manquent complètement. La queue, ordinairement fourchue, est horizontale et non verticale comme celles des poissons : c’est un puissant instrument de locomotion qui agit à la manière de l’hélice des bateaux à vapeur. Chez la plupart des cétacés la tête égale le quart ou même plus de la longueur de l’animal et tous ceux dont nous allons parler sont connus des naturalistes sous le nom de Cétacés souffleurs : ils portent en effet à la partie antérieure et supérieure de leur tête une ouverture qui communique avec l’arrière-bouche et les fosses nasales ; ces animaux expulsent avec force par cette ouverture l’air qui a pénétré dans leurs poumons ou l’eau qu’ils ont avalée. Dans ce dernier cas un jet s’élance au-dessus de leur tête. De loin on reconnaît les baleines à ce jet d’eau qu’on a vu s’élever à la hauteur de douze mètres. Tous ces cétacés sont carnivores et leur bouche est garnie de dents similaires et pointues ou de fanons appelés vulgairement baleines.

Commençons par les dauphins qui sont relativement les plus petits des cétacés. Le dauphin blanc ou beluga (Delphinapterus leucas, Pallas) est un animal d’un blanc sale, de quatre à six mètres de long ; il nage en faisant les culbutes dans l’eau à la manière des marsouins et en soufflant avec force pour rejeter l’air par l’évent qui s’ouvre verticalement au-dessus du museau ; il n’a point de nageoire dorsale. Deux d’entre eux passèrent un jour près d’une embarcation dans laquelle je me trouvais avec quelques matelots ; nous comprîmes tous qu’un seul coup de leur puissante queue aurait suffi pour la chavirer.

L’épaulard ou dauphin gladiateur, Butzkopf des Hollandais (Phocæna orca Cuv.), est un marsouin dont la nageoire dorsale ressemble à un sabre ; il atteint six à huit mètres, vit en troupes qui, dit-on, attaquent la baleine ; ils nagent avec une telle rapidité qu’il est impossible de les harponner : on les tue à coup de fusil.

Les narvals-licornes[3] sont de grands cétacés longs de quatre à six mètres, armés d’une dent mesurant de deux à trois mètres, qui s’avance au delà du museau, dans le prolongement du corps. Cette dent unique devrait être double, mais l’une avorte presque toujours, l’autre se développe seule : elle est fusiforme, contournée en spirale et d’une consistance éburnée, comme celle que la Fable a placée sur la tête de l’animal fantastique appelé Licorne. Chez la femelle les deux dents avortent et ne font pas saillie hors de leur alvéole. Malgré la redoutable lance dont le narval est armé, c’est un animal inoffensif, car il se nourrit de petits poissons et de mollusques. Un autre cétacé qui se rapproche des baleines est l’hyperodon, à bec Hyperadon borealis Nils. (H. rostratum Wesm.) ; il n’a point la dent du narval, mais simplement un museau proéminent. C’est un animal qui ne dépasse jamais huit mètres de longueur et dont la peau est d’un noir uniforme sur tout le corps : la nageoire dorsale s’élève au commencement du tiers postérieur du corps. Les dents sont à peine visibles et tombent de bonne heure. La langue est soudée à la mâchoire inférieure. Cet animal se nourrit également de poissons, de mollusques et d’holothuries.

On a souvent fait observer que les plus grands animaux de la création sont les cétacés des mers polaires en général et les baleines en particulier. Deux espèces fréquentent habituellement les parages du Spitzberg. La première est le Gibbar ou Rorqual du Nord (Balænoptera boops. L.). C’est le plus long des animaux, car il en est qui mesurent trente-quatre mètres de la tête à la queue, et la plupart en mesurent vingt-cinq à trente. Mais sa grosseur n’est pas proportionnelle à sa taille, car ce rorqual est le moins massif des cétacés ; son corps pour ainsi dire cylindrique se confond avec une tête allongée qui forme presque le quart de la longueur totale de l’animal. Des plis longitudinaux, dont l’usage est inconnu, s’étendent du bord de la mâchoire jusqu’au nombril, et sur le dos s’élève une grande nageoire formée de graisse qui lui a valu le nom de gibbar et de balænoptère. Des fanons garnissent sa bouche et il se nourrit de petits poissons et de mollusques. Plus sauvage que la baleine il est plus difficile à harponner. Sa peau donne moins d’huile ; aussi les baleiniers le poursuivent-ils avec moins d’acharnement et seulement à défaut de baleine franche. Quelques individus échoués sur les côtes de l’Océan en hiver ont été décrits par divers auteurs. Ces accidents prouvent que le rorqual du Nord entreprend de longs voyages dans les parties tempérées de l’Atlantique.

Les mers du Spitzberg nourrissent une autre espèce de balænoptère très-semblable à la précédente, mais que quelques naturalistes en distinguent sous le nom de rorqual géant[4] ; il en est encore une troisième, la plus petite de toutes ; c’est le rorqual à museau pointu[5], cétacé de dix mètres de long : comme les deux autres il présente des plis sous la poitrine et sous le ventre. Ses fanons, au lieu d’être noirs comme ceux des autres rorquals et de la baleine, sont d’un blanc jaunâtre. Même genre de vie que ses congénères.

Nous n’avons plus à parler que de la baleine franche[6], le plus grand et le plus gros des animaux de la création actuelle : elle se distingue des rorquals par l’absence de nageoire dorsale et de plis sous le ventre, des hyperodons parce que sa gueule est garnie de fanons et non de dents.

La baleine du Nord atteint souvent vingt mètres de long, sa tête forme le tiers de la longueur de l’animal. Son poids moyen peut être estimé à cent mille kilogrammes. Les nageoires ont trois mètres de long sur deux de large. La peau avec sa graisse offre une épaisseur de vingt à cinquante centimètres. Les fanons qui garnissent la gueule ont de trois à cinq mètres de longueur. Cet être gigantesque ne se nourrit que de petits animaux marins tels que des méduses, des crustacées, des seiches et surtout la Clio boréale, petit mollusque à deux nageoires qui fourmille dans les mers du Nord. La baleine ouvre sa large gueule en nageant avec rapidité ; les petits animaux engloutis dans ce gouffre béant ne peuvent en sortir, retenus qu’ils sont par les fanons ; alors le colosse ferme sa gueule, rejette l’eau par ses évents et avale ensuite les milliers de petits animaux marins prisonniers entre ses mâchoires.

Jadis la baleine était très-commune sur les côtes occidentales du Spitzberg, spécialement entre le soixante-dix-huitième et le quatre-vingtième degré. Des flottes de navires hollandais, anglais et français se rendaient dans ces parages et tous les bâtiments revenaient chargés d’huile et de fanons. Quand la baleine devint plus rare on la poursuivit jusque dans la banquise où la mer est souvent libre par places ; les baleiniers hollandais ne craignaient pas de mettre toutes voiles dehors et de fendre la glace compacte avec la cuirasse qui garnissait l’avant de leurs navires ; ils poursuivaient dans ces lacs intérieurs les baleines qui se croyaient à l’abri de leurs coups. Pour traverser de nouveau la banquise et retrouver la pleine mer, ils se fiaient aux vents et aux courants. Les navigateurs envoyés à la recherche de John Franklin ont seuls égalé l’audace de ces hardis marins. Cependant le nombre des baleines diminuait chaque année. La femelle ne donne naissance qu’à un seul petit après une gestation de dix mois, et les baleines pourchassées au Spitzberg se sont réfugiées sur les côtes du Groenland et dans la baie de Baffin, où les baleiniers vont les chercher actuellement jusque sous le soixante-dix-huitième degré de latitude dans les détroits de Lancastre et de Melville.


Oiseaux.

En été, le nombre des oiseaux qui hantent le Spitzberg est incalculable, mais la liste des espèces est fort courte : elle ne s’élève pas au-dessus de vingt-deux, dont deux seulement sont des oiseaux terrestres[7] ; les autres sont des oiseaux marins ou aquatiques. Une seule espèce, le Lagopède du Nord, n’émigre pas ; tous les autres sont de passage. La plupart ne visitent le Spitzberg que pour y couver leurs œufs ; mais si le nombre des espèces est restreint, celui des individus est si considérable que leur présence anime les côtes silencieuses et désolées du Spitzberg. Au premier abord, on a de la peine à se rendre compte de ce prodigieux concours. La terre est couverte de neige, la végétation très-pauvre ; les insectes, au nombre de quinze espèces seulement. Un petit nombre de marais tourbeux entre les montagnes et la mer ne nourrissent ni vers, ni mollusques, ni poissons, mais la mer fourmille d’animaux, surtout de mollusques et de crustacés ; ici le nombre des espèces est également limité ; on ne connaît que dix espèces de poissons des côtes du Spitzberg. Le merlan polaire est le plus commun de tous.

Un grand nombre d’oiseaux marins, qui l’hiver habitent nos côtes, vont pondre au Spitzberg, où ils sont sûrs de trouver une nourriture abondante et la paix. Tous ne pondent et ne couvent pas indifféremment sur tous les points de la côte. Les uns, telles que les oies, se plaisent sur les rivages de la grande terre ; les autres, les eiders et le stercoraire, affectionnent les petites îles basses et semées de flaques d’eau ; la plupart se réfugient sur les rochers qui surplombent directement la mer, et leur nombre est tel que ces rochers sont connus sous le nom de montagnes d’oiseaux (Vogelberge). Les escarpements de ces rochers, formés d’assises, en retrait les uns derrière les autres, semblables aux galeries et aux loges d’une salle de spectacle, sont couverts de femelles accroupies sur leurs œufs, la tête tournée vers la mer, aussi nombreuses, aussi serrées que les spectateurs dans un théâtre le jour d’une première représentation. Devant le rocher, les mâles forment un nuage d’oiseaux s’élevant dans les airs, rasant les flots et plongeant pour pêcher les petits crustacés, qui forment la principale nourriture des couveuses. Décrire l’agitation, le tourbillonnement, le bruit, les cris, les coassements, les sifflements de ces milliers d’oiseaux de taille, de couleur, d’allure, de voix si diverses, est complétement impossible. Le chasseur, étourdi, ahuri, ne sait où tirer dans ce tourbillon vivant ; il est incapable de distinguer, et encore moins de suivre l’oiseau qu’il veut ajuster. De guerre lasse, il tire au milieu du nuage ; le coup part ; alors le scandale est au comble ; des nuées d’oiseaux perchés sur les rochers ou nageant sur l’eau s’envolent à leur tour et se mêlent aux autres ; une immense clameur discordante s’élève dans les cieux : loin de se dissiper, le nuage tourbillonne encore plus ; les cormorans, immobiles auparavant sur les rochers à fleur d’eau, s’agitent bruyamment ; les hirondelles de mer volent en cercle autour de la tête du chasseur et le frappent de l’aile au visage. Toutes ces espèces si diverses, réunies pacifiquement sur un rocher isolé au milieu des vagues de l’océan Glacial, semblent reprocher à l’homme de venir troubler jusqu’au bout du monde la grande œuvre de la nature, celle de la reproduction et de la conservation des espèces animales. Les femelles seules, enchaînées par l’amour maternel, se contentent de mêler leurs plaintes à celles des mâles indignes ; elles restent immobiles sur leurs œufs jusqu’à ce qu’on les enlève de force ou qu’elles tombent frappées sur ce nid qui recélait les espérances et les joies de la famille.

Les oiseaux ne sont pas rangés au hasard sur les corniches des rochers. Dans une salle de spectacle, la richesse établit entre les spectateurs une classification qui serait probablement fort différente, si elle était fondée sur le goût ou l’intelligence ; de même sur un Vogelberg les espèces ornithologiques ne sont point mêlées confusément. Il en est où domine le pétrel du Nord, le Procellaria glacialis, le plus hardi des oiseaux de mer. M. Malmgrén a vu un rocher de ce genre par 80° 24′. Les guillemots à miroir (Uria grille) occupaient les assises inférieures ; les pétrels tout le milieu sur une hauteur de 250 mètres, et en haut était la mouette à manteau gris. Sur un autre rocher c’était la mouette blanche (Larus eburneus) qui formait la majorité ; plus haut était la mouette à trois doigts, et enfin comme précédemment la mouette à manteau gris. Sur certains rochers, ce sont les pingoins (Alca alle) qui garnissent toutes les saillies jusqu’à la hauteur de 30 à 60 mètres, au-dessus, c’est le guillemot à miroir (Uria grille) en grand nombre ; ensuite le macareux du Nord (Mormon arcticus), et enfin le petit guillemot (Uria Brunnichii), qui se trouve au Spitzberg en troupes innombrables.

Guillemot à miroir blanc et pingoin macroptère. — Dessin de Mesnel.

Sur ces rochers verticaux, les oiseaux sont à l’abri des poursuites de leur plus cruel ennemi, le renard bleu, aussi friand des œufs que des mères. Il n’en serait pas de même pour ceux qui nichent sur les îles basses que la glace unit au continent ; les eiders le savent si bien ; qu’ils ne s’y établissent jamais tant que l’île n’est pas entièrement entourée d’eau : sans cela toutes les femelles deviendraient la proie des renards. En effet, le nid est à terre, creusé dans le sable et enduit du précieux duvet que nous connaissons sous le nom d’édredon, et que la femelle arrache de son propre ventre. L’homme exploite cet instinct de la femelle de l’eider. Sur toute la côte de Norvége, les îles où les eiders viennent couver sont des propriétés d’un prix élevé. Un gardien logé sur l’îlot protége les eiders qui viennent faire leur nid jusque sous le seuil de sa maison. Un coup de fusil tiré dans une de ces îles est puni d’une forte amende. Deux fois le gardien enlève l’édredon qui tapisse le nid, après avoir éloigné doucement la femelle ; mais lorsque pour la troisième fois elle arrache le duvet de son ventre, il la laisse achever en paix sa couvée, car il sait qu’elle reviendra l’année suivante lui apporter un nouveau tribut.

Les palmipèdes dominent parmi les oiseaux du Spitzberg, parce qu’ils vivent tous d’animaux marins. Les trois échassiers : le sanderling, la maubêche noirâtre et le pharlope vivent au bord de la mer et près des petits étangs. Les deux premiers se nourrissent d’une petite larve de diptère très-commune dans la mousse, d’une espèce de lombric, ou de petits crustacés flottant à la surface de la mer, près du rivage ; le troisième recherche une petite algue sphérique qui paraît être un nostoc. Aucun oiseau insectivore ne pourrait subsister au Spitzberg où il n’y a ni coléoptères, ni lépidoptères, ni hémiptères, ni orthoptères.

Le lagopède, le bruant des neiges et les trois espèces de bernaches sont les seules espèces herbivores ; aussi ces oiseaux sont-ils rares, sauf la bernache cravant (Anser bernicla). Le lagopède est le seul qui hiverne, et son existence pendant l’hiver est un problème, comme celle du renne. Parmi les palmipèdes les mouettes ou goelands jouent le rôle d’oiseaux de proie, ce sont ceux qui se nourrissent spécialement de poissons, dépècent les cadavres des cétacés et s’abattent en nombre immense sur la baleine amarrée le long du navire pendant qu’on enlève de larges lambeaux de sa peau. Le stercoraire (Lestris parasitica) s’attaque aux autres oiseaux, les force à vomir la nourriture qu’ils ont avalée et la saisit en l’air pendant qu’elle tombe. Les pétrels vont chercher leur proie en pleine mer et suivent souvent les navires ; les autres oiseaux nagent à la surface des eaux et plongent pour y trouver leur subsistance : ce sont eux qui animent les côtes du Spitzberg : d’abord familiers, ils ne fuient pas à l’approche de l’homme ; les guillemots tournent autour des embarcations ; les hirondelles de mer effleurent la tête des rameurs dans leur vol rapide, mais les premiers coups de fusil mettent fin à ces familiarités, et au bout de quelques jours ces oiseaux si confiants deviennent méfiants et craintifs comme ceux des pays civilisés.

Lagopèdes. — Dessin de Mesnel.

Je n’insisterai pas sur les autres classes du règne animal que j’ai déjà touchées incidemment à propos des animaux inférieurs dont se nourrissent les cétacés. C’est toujours la même pauvreté en espèces et la même richesse en individus pour celles qui s’accommodent de ce rigoureux climat. Il n’existe pas un seul reptile au Spitzberg. Les poissons appartenant à dix espèces de scorpænoïdes, de blennies, de saumons et de morues deviennent de plus en plus rares à mesure qu’on s’avance vers le Nord ; le merlan polaire[8] est seul commun.

Les mollusques côtiers sont rares. M. Torell n’a observé que la Littorina groenlandica, mais certaines espèces pélagiques sont très-abondantes, en particulier un mollusque ptéropode, la clio boréale, qui sert de principale nourriture aux baleines ; et d’autres appartenant à la classe des acéphales, des gastéropodes et des brachiopodes. Je donne en note la liste de celles que M. Torell a signalées[9] ; toutes se retrouvent dans les dépôts glaciaires de la Suède.

Quand on longe le rivage, au Spitzberg, il semble que la mer ne nourrisse aucun crustacé, mais quand on ouvre le gésier des oiseaux marins on le trouve rempli des débris de ces animaux et on est forcé d’en conclure que les crustacés abondent dans la mer Glaciale. M. Gœs énumère six espèces appartenant à la seule famille des crustacés décapodes à yeux pédonculés[10], famille à laquelle appartiennent les crabes, les bernard-l’hermite et les gécarcins.

Nous avons déjà dit qu’il n’existe que quinze espèces d’insectes au Spitzberg ; savoir quelques espèces de thysanoures, des diptères, des hyménoptères et une espèce de phrygane de névroptère. Les arachnides sont représentées par quatre ou cinq espèces d’Acarus.

Les animaux inférieurs appartenant à la classe des rayonnés ne sont pas encore bien connus ; mais on sait qu’il s’y trouve des étoiles de mer déjà figurées par Frédéric Martens, des méduses et des béroés qui, dans certains parages, sont tellement nombreux, que la couleur de l’eau de mer en est changée et passe du bleu au vert jaunâtre, suivant le témoignage de Scoresby qui a navigué des heures entières dans cette eau verte ou green-water comme il l’appelle lui-même.

Ici se termine notre tableau physique du Spitzberg. Dès le commencement nous avons dit que le Spitzberg était l’image d’une époque géologique antérieure à la nôtre, celle où une partie de l’Europe et de l’Amérique était ensevelie sous d’immenses glaciers, semblables à ceux qui remplissent actuellement les vallées du Spitzberg, et couvrent les plaines du Groenland. Les blocs erratiques de l’Allemagne septentrionale, les roches polies et striées de la Scandinavie, de la Finlande, de l’Écosse et du nord de l’Amérique sont les témoins muets de cette ancienne extension de la calotte de glaces polaires. Les plantes arctiques qui végètent encore dans les marais et sur les hautes montagnes de l’Europe, en sont les preuves vivantes.

Les animaux à leur tour démontrent cette ancienne extension. Ainsi, déjà en 1846, Édouard Forbes montrait que les coquilles qui se trouvent dans le terrain erratique, en Écosse, dans le nord de l’Angleterre, en Irlande et dans l’île de Man, étaient des coquilles appartenant à des espèces arctiques inconnues actuellement dans les mers qui baignent les côtes d’Angleterre, mais vivant la plupart sur celles du Labrador. La mer qui entourait l’Angleterre était donc plus froide qu’elle ne l’est aujourd’hui. À cette époque les îles Britanniques n’étaient pas encore complètement émergées et se reliaient à l’Islande et au continent européen. En Suède, on trouve des couches fossilifères qui atteignent quelquefois une épaisseur de douze mètres, et sont à 200 et même 250 mètres au-dessus de la mer. Celles d’Udévalla, près de Gothenbourg, sont les plus célèbres ; les coquilles qu’elles contiennent dénotent des eaux aussi froides que celles qui baignent les côtes du Groenland occidental. En Russie, MM. Murchison et de Verneuil ont trouvé, sur les bords de la Dwina, des lits de coquilles arctiques. En Amérique, à l’embouchure du Saint-Laurent, on a reconnu des espèces identiques avec celles qui appartiennent à la période glaciaire de la Suède. Une espèce très-commune dans les mers arctiques, la Mya truncata, se trouve à l’état fossile dans les couches les plus récentes de la Sicile, mais l’animal a disparu complètement de la Méditerranée. Un savant Suédois que nous avons nommé parmi les explorateurs du Spitzberg, M. Torell, a fait l’énumération de ces coquilles arctiques, trouvées dans les couches les plus superficielles de l’Angleterre et de la Suède, et les a comparées lui-même avec les individus vivants des régions arctiques en général et du Spitzberg en particulier[11].

Nous avons vu qu’un certain nombre de plantes se sont maintenues, dans l’Europe moyenne, après le retrait des grands glaciers. Certaines espèces animales nous présentent le même phénomène. Dans les mers qui entourent les îles Britanniques, on pêche à des profondeurs de 160 à 200 mètres des mollusques qui ne vivent plus actuellement que dans les mers arctiques ; plusieurs sont même identiques à ceux qui se trouvent dans les couches de l’époque glaciaire, connues sous le nom de drift, en Écosse et dans le nord de l’Angleterre La couche superficielle du sol, appelée Lehm, dans la vallée du Rhin, entre Bâle et Strasbourg, nous a également conservé des coquilles d’escargots qu’on ne rencontre vivants que sur les sommets des Alpes. Pendant la période où la plaine suisse était recouverte d’un vaste manteau de glace qui refroidissait toutes les contrées voisines, ces escargots pouvaient vivre et se multiplier dans la vallée du Rhin ; actuellement ils ne retrouvent que sur les montagnes le climat qui convient à leur organisation.

Il est des faits encore plus surprenants : un naturaliste suédois, M. Lovén a pêché, par de grandes profondeurs, dans les grands lacs Wennern et Wettern de la Suède, des crustacés[12] qui non-seulement sont des espèces arctiques, mais encore des espèces marines appartenant soit à la mer Glaciale, soit au golfe de Bothnie. Ces animaux prouvent qu’à l’époque glaciaire ces lacs communiquaient avec la mer Baltique, et formaient des fiords profonds comme ceux qui découpent actuellement les côtes occidentales de la Scandinavie. Peu à peu la presqu’île se souleva comme elle le fait encore aujourd’hui, les fiords devinrent des lacs alimentés par des cours d’eau et des sources souterraines, la plupart des animaux marins périrent, mais quelques-uns s’habituèrent peu à peu à vivre dans une eau moins salée et persistèrent jusqu’à nos jours. Les huîtres et beaucoup d’animaux habitant les étangs saumâtres nous présentent le même phénomène. Organisés pour habiter des eaux dont le degré de salure varie beaucoup dans le cours de l’année, suivant les pluies ou l’évaporation, ils finissent par s’accoutumer à l’eau douce. Un changement brusque leur serait fatal, mais une transition ménagée permet à l’organisme de prendre de nouvelles habitudes. C’est ainsi que les crustacés, dont les ancêtres peuplaient les fiords, remplacés actuellement par les deux grands lacs suédois, sont restés cachés dans les grandes profondeurs de ces nappes d’eau douce, témoins vivants de la dépression de la Scandinavie au-dessous de la mer glaciale qui l’entourait alors, et de son soulèvement lent et graduel à partir de cette époque. Partout sur les côtes de Suède et de Norvège on trouve au-dessus du rivage actuel, des traces évidentes d’anciens rivages qui permettent non-seulement de constater mais encore de mesurer le soulèvement de la côte. Ces lignes d’anciens niveaux de la mer, correspondent à des lits de coquilles arctiques, et la géologie, d’accord avec la zoologie, nous démontre à la fois l’existence d’une période glaciaire, et l’oscillation perpétuelle de la croûte terrestre, attestée dans presque tous les pays, par le soulèvement ou l’affaissement des côtes dans les îles et sur les continents.

Les terres voisines du pôle sud nous offrent, comme celles du pôle nord, l’image non affaiblie de l’époque glaciaire. Les rivages de Sabrina, d’Adélie et de Victoria découverts par Dumont d’Urville et James Ross, sont ensevelis sous les glaciers comme le Spitzberg et le Groenland. La mer est sillonnée par des légions de glace flottantes que les courants entraînent vers le nord. À la Nouvelle-Zélande, Hochstetter a vu, sur la courte pente de la chaîne centrale, des glaciers s’arrêter à 200 mètres seulement au-dessus de l’Océan et entourés d’une riche végétation de fougères arborescentes. Partout l’île porte les traces non équivoques d’une époque où ces glaciers descendaient jusqu’à la mer. Ainsi la période de froid a régné sur tout le globe, et c’est vainement qu’on chercherait à l’expliquer par des changements locaux dans la configuration des terres et des mers. Une cause générale peut seule rendre compte d’un phénomène qui rayonnant des deux pôles du globe, s’est étendu sur la moitié de chacun des hémisphères terrestres.

Ici se termine cette longue et sérieuse étude ; nous sommes-nous trompés en pensant que le lecteur ne nous abandonnerait pas pendant que nous déroulions sous ses yeux le tableau sévère des terres et des mers les plus septentrionales de l’Europe, séjour de plantes et d’animaux qui peuvent vivre sans chaleur pendant l’été et résister pendant l’hiver à des froids et à des nuits effrayantes pour l’imagination la moins impressionnable. Des hommes, des héros, Barentz, Francklin, les deux Ross, Richardson, Parry, Maclure, Maclintock, Inglefield, Belcher, Penny, Bellot, Kane les ont affrontés, mais ils étaient mus par des mobiles qui élèvent l’homme au-dessus de toutes les difficultés et le rendent indifférent à tous les dangers, le feu sacré de la science et l’amour de la véritable gloire, celle qui consiste non pas à tuer son semblable, mais à servir et à honorer l’humanité.

Ch. Martins.



  1. Suite et fin. — Voy. la note de la page 1.
  2. Phoca barbata, Fabr. ; P. grœnlandica, Fabr. ; P. hispida, Erxl., (P. fœtida, Fabr.).
  3. Monodon monoceros, L.
  4. Balænoptera gigas, Eschr.
  5. Balænoptera rostrata, Fabric.
  6. Balæna mysticetus, L.
  7. Liste des oiseaux du Spitzberg.

    Passereaux. Emberiza nivalis, L.

    Gallinacées. Lagopus hyperborea. (Tetrao lagopus, L.)

    Échassiers. Charadrius hiaticula, L. ; Tringa maritima, Bruenn. ; Phalaropus fulicarius, L.

    Palmipèdes. Sterna arctica, Temm. ; Larus eburneus, Phipps ; L. tridactylus, L. ; L. glaucus, Bruenn ; Lestris parasitica, Nils ; Procellaria glacialis, L. ; Anser bernicla, L. ; A. leucopsis, Bechtst. ; A. segetum, Gm. ; Anas glacialis, L. ; Somateria mollissima, L. S. spectabilis, L. ; Colymbus septentrionalis, L. ; Uria grille, L. ; U. Brunnichii, L. ; Alca alle, L. ; Mormon arcticus, L.

  8. Merlangus polaris.
  9. Mya truncata, Saxicava rugosa, Pecten islandicus, Cardium grœnlandicum, Arca glacialis, Astarte corrugata, Leda pernula, Yoldia arctica, Natica clausa, N. Johnstonii, Tritonium norvegicum, T. cyaneum, T. clathratum, Trichotropis borealis, Terebratella spitzbergensis.
  10. Hyas araneus, L. ; Pagurus pubescens, Kroey ; Hippolyte Gaymardi, M. Edw. ; H. Phippsi, Kroey ; H. Sowerbyi, Leach, et H. polaris, Sab.
  11. Voici le nom de quelques-unes de ces espèces : Pecten islandicus, Arca glacialis, Terebratella spitzbergensis, Yoldia arctica, Tritonium gracile, Trichotropis borealis, Piliscus probus, Scataria Eschrichitti.
  12. Mysis reticta, Gammarus loricatus, Idothea entomon, Pontoporcia affinis.