Le Suaire d’amour

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Albert Savine, éditeur (p. 219-243).



LE SUAIRE D’AMOUR





Le père Roland mariait sa fille Angeline, une demoiselle de dix-sept ans, gentille, toute rose et blanche, un peu pâle encore de ses cinq années de pension chez les sœurs de Notre-Dame. Roland, qu’un veuvage prématuré avait enclin à un revif d’insouciance garçonnière, d’abord avait espéré la donner à un monsieur de la ville. Mais des spéculations malheureuses par la suite l’avaient rendu accommodant à la demande du fermier Maugranbroux, un quinquagénaire solidement établi en son bien à trois lieues de pays.

Ce Maugranbroux était un rude compère, la face tannée par le soleil, une échine de vieux bœuf et l’âme d’un dur-à-cuire. Célibataire invétéré, il semblait prédestiné à crever en son lit, sans postérité, du mal du vieil homme. Mais une cochonnerie d’une nièce, qui toujours lui avait tenu son ménage et brusquement s’était amourachée d’un particulier, avec lequel elle était allée vivre au loin, l’avait versé en une telle colère, qu’incontinent il jura de la déshériter. Et, à travers un marchandage de bêtes, ayant avisé chez le père Roland cette grasse fillette aux yeux de lin, il l’avait, à quelques jours de là, quémandée, la tête froide, tout à son idée de faire dévier sa chevance. En buvant bouteille chez le notaire, Roland, ensuite, avait exagéré le prix des cinq années de pension, les talents de la fifille, les exemplaires vertus inoculées par les bonnes sœurs en leur méritante élève : – cinq médailles de sagesse et une si étourdissante innocence qu’elle persistait à croire que les enfants levaient dans les choux.

— Faut être de bon compte, Maugranbroux. Quand on achète une jument, on met dans le prix l’argent qu’elle a coûté à élever, pas vrai ? C’est tôdis la même chose pour une fille.

Maugranbroux, pratique, avait stipulé une somme.

Donc, après la signature à la mairie et la bénédiction au moutier, – toute la ferme en l’air, les tables aboutées à travers les deux pièces du rez-de-chaussée, sous les nappes de grosse toile – on fêtait chez Roland les épousailles. D’un peu partout il était venu, en carriole, des parents et des amis, tous endimanchés, – les femmes en chapeaux fleuris et en robes de soie, les hommes en jaquettes de drap reluisant, de gros nœuds de cravate sous les pointes du col. Un Roland, qui avait un grade dans les Eaux et forêts, avait amené sa conjointe et ses trois filles. Les Mortier, des cousins par alliance, trois vieux garçons, maigres comme des clous, très riches, seuls portaient des blouses par-dessus de courtes vestes dont les bords dépassaient. Et un Dujacquier — un ami d’enfance d’Angeline, le fils d’une sœur du père Roland – ficelé dans une redingote qui lui dessinait joliment la taille, s’était mis à la boutonnière une rose, pommée et drue comme un cabu.

Ce Dujacquier – Léon – était un ami d’enfance d’Angeline. Ensemble, à la ferme, ils avaient gaulé les grenouilles, chablé les noix, saccagé l’espalier, mené paître les chèvres et les vaches. Au temps de vacances, la maman régulièrement leur expédiait, avec ses vieilles nippes nouées dans un quatre-nœuds, le garçonnet, d’une pousse anémiée et débile. Même en des jours d’épanchement, – les jours où Roland encaissait de fructueuses recettes, – les parents avaient convenu de les marier. Mais un matin, dans une haie, on les avait surpris polissonnant, Léon, braies basses, très attentif à la pubescence de sa cousine.

— Ah ! gringalet, s’était écrié le père Roland, paraît que t’as le goût des pommes vertes. Fais ton paquet. On t’apprendra à marauder dans la famille.

Une petite honte ensuite les avait tenus muets l’un devant l’autre quand, l’an suivant, en conduisant la gamine aux sœurs de Notre-Dame, le fermier fit une courte apparition dans le ménage Dujacquier. Puis les années de pension les avaient séparés ; ils ne s’étaient plus revus que de rares fois ; et quand, après la cérémonie à l’église, tout le monde avait embrassé la mariée, il s’était approché timide, un peu rougissant, avançant vers le désirable fruit de cette jeune bouche rose ses lèvres gauchement souriantes sous leur blond duvet frisé. Il conservait en son visage très doux, sous la langueur de ses yeux couleur noisette, obombrés de longs cils châtains, quelque chose de l’air petite fille qui, aux écoles, lui avait valu l’amitié trop cajoleuse des précoces mâles barbus.

Dans la principale pièce, – une grande chambre tapissée de papier à palmes bleues, une glace sur le trumeau de la cheminée, en un angle un lourd bahut dont le chêne lui sarnait sous les vernis, – les mariés et les plus huppés parmi les parents, le Roland des Eaux et forêts, les trois Mortier, les filles encore d’un cousin marchand de bois et le jeune Dujacquier coude à coude, une légère moiteur aux cols et aux poignets, quelquefois, entre les services, aspiraient les bouffées de brises glissées, avec les vols lourds des mouches, sous les basses solives fraîchement échaudées. Ensuite les tables, sous la porte de communication, se disjoignaient, puis de nouveau, dans la chambre voisine, bout à bout s’allongeaient, présidées par le père Roland. D’abord, à grandes goulées, on avait expédié le potage, le bœuf bouilli, le rôt aux carottes, le fricandeau verdoyé d’épinards. C’était à présent le tour des volailles, huit chapons dodus et jûteux que Roland dans la petite pièce, Maugranbroux dans la grande, découpaient, le torse renversé en arrière, au fil des coutelas que préalablement, après les avoir aiguisés aux rebords des assiettes, ils éprouvaient sur leurs paumes calleuses.

Visiblement Maugranbroux prenait des forces pour l’assaut noctuaire. Muet, uniquement soucieux de manducation, broyant entre ses actives molaires les tendons rétifs et les plus durs os, ses effrayantes mâchoires chevalines claquaient dans un engloutissement sans trêve. À lui seul il eût dévoré la moitié du festin, ses mains nouées de cordes d’arbalète sans cesse allant des verres et des assiettes à sa bouche toujours en mouvement, – et, mince, fendillée, énorme dans le cuir tanné des joues. Coup sur coup il lampait ses rouges-bords, faisait couler de l’une à l’autre gencive les crus douteux acquis pour la circonstance par le madré beau-père. On se rattrapera de la qualité sur la quantité, avait raisonné celui-ci, – et de peur que la supercherie ne fût trop évidente, il avait commandé aux deux gaguis, les maritornes de la ferme, d’alterner à des bordeaux potables, d’ailleurs en menu nombre, d’abusives piquettes imitant la rinçure des jus de groseille. Aux tables, la soif, sous les flammes du midi et les poivres secs des bouses et des crottins poudroyant, écoulait aux gosiers, comme en des bondes, des torrents de liquides. Les Mortier, surtout, sournoisement, selon la remarque du Roland forestier, s’en fichaient une, toujours lampant, se gargarisant la luette de petites rasades lichotteuses qui, à la longue, leur donnaient une ébriété niaise et taciturne.

Maugranbroux n’avait pas dit encore trois mots à sa femme ; mais quelquefois il lui poussait le coude ou le genou, l’excitant d’aguignettes, à trinquer avec lui. Alors un émoi, en un rose nuage, passait sur le cou et les joues d’Angeline, comme devant une familiarité qui l’incitait à la pensée des autres, prochaines.

Quand, après les poulardes, la plus vieille des servantes, Catou, qui toute petite avait promené en ses bras l’actuelle épousée, intercala sur la nappe encombrée de rogatons et de légumes chavirés les plats où, en des sauces relevées d’échalotte, marinaient les étuvées de pigeons, il commença seulement d’éprouver l’étourdissement vague de la plénitude. Mais toutefois, s’étant servi une copieuse portion de la fricassée, il loucha vers Angeline, et avec un rire, le premier dont s’écarquât sa face, il lui dit :

— Je t’ parie six sous que j’avale les os avec. J’ broierais du fer avec les dents, tel que tu m’ vois. Et tu m’ vois ben, hein ?

L’enfant riait, un peu honteuse, osant à peine lever les paupières, toute pâle en ce grand jour qui lui changeait sa vie, – avec une fierté cependant pour sa belle robe en faille, – et à petites fois tournait la bague qui lui cernait l’annulaire.

À peu près seul parmi les convives se piffrant et bornoyant du côté des flacons, Léon, assis devant elle, le dos à la clarté des fenêtres, prenait encore attention à ses gentilles minauderies de pensionnaire en qui se levait la petite femme. Dans la blancheur du jour, ses frisettes mi-collées aux tempes et les coins de la bouche emperlés d’une bruine légère, elle gardait un air réservé, sérieuse, touchant à peine aux nourritures, humectant seulement, pour répondre à quelque santé, sa lèvre à son verre, le petit doigt relevé avec l’éclair pâle de ses ongles, – et presque constamment, par contenance, roulant du plat de son index des mies de pain sur la nappe. Plusieurs fois, leurs regards se rencontrèrent ; alors son embarras semblait redoubler. Et lui-même baissait ses longues paupières, gêné de sa gêne à elle, – troublé aussi du soupçon de sa chair qu’une main de barbon dévêtirait.

Ensuite, les disques démesurés des tartes variant les noirs pruneaux saupoudrés de sucre, les fromages à la pellicule brune et les riz couleur de colzas mûrissants, évoquèrent l’image de meules de moulins échouées dans l’ampleur de la table. Roland s’était mis à l’aise en dépouillant la redingote, et les plus âgés, à son exemple, arboraient la pâleur azurine des manches de chemise. Tous, d’ailleurs, avaient fait sauter les boutons des gilets, et goguelus, les canines au clair, avec des roulements lourds de prunelles et des gestes battant l’air, vantaient leur force ou amorçaient des trafics.

Un bouchon de soufreux champagne sauta. Il y eut des cris ; le forestier, piété sur ses ergots, célébra l’honneur du mari, la candeur de l’épouse. Et, tout à coup, le vieux Roland, la parole en bouillie, fut pris d’un retour de paternelle ferveur :

— Rends-la heureuse, au moins, car moi, j’y perds le meilleur cœur ed’fille qu’ait jamais battu.

Maugranbroux alors, reconquis à son sang-froid d’homme d’affaires et supputant la somme baillée pour l’acquit de la petite, eut un haut-le-corps, regimba :

— T’y perds ! M’est avis, au contraire, que tu fais là un fier marché !

Mais Roland protestait :

— J’te dis que tu l’as pour rien ! Si m’avait fallu tant seulement compter tout ce qu’alle m’a coûté de soins et de peines à en faire une demoiselle, c’serait des cent et des cent que t’aurais à me débourser.

Angeline sentit dans sa nuque le chatouillement d’une haleine qui lui coulait avec douceur :

— Ma cousine, je bois à votre bonheur.

Elle se leva très vite, comme effarée de le savoir si près, et, choquant son verre contre celui qu’il lui tendait, sans le regarder, elle lui répondit :

— Ah ! merci, mon cousin !

Une partie de la noce s’était levée, ballait à travers les cours, le long de l’étable et de l’écurie, en pipant et fumant des feuilles de chou, les prunelles rondinant dans l’apoplectique vermillon qui marbrait les faces. Et ils demeurèrent un instant seuls, les narines remuées, regardant la nappe, sans rien trouver à se dire. Mais Maugranbroux, de la porte où il avait suivi le père Roland, s’écriait :

— Viens donc par ici, ma femme, qué j’réluque un brin ton poil au grand jour du soleil.

Léon ensuite les vit qui, bras dessus bras dessous – le grand paysan osseux et l’enfantile bachelette, – viraient parmi les groupes, lui raide et dur, les pommettes inaltérées dans son long visage de pierre, debout comme un chêne sous la cuite de soleil qui chez les autres mûrissait l’ivresse. D’une irréfléchie et jalouse colère, alors il arracha la rose de sa boutonnière et la piétina.

Mais tout à coup Maugranbroux fut raccroché par un torve et louche pitaud – tenancier d’une petite borde voisine – lequel, mine oblique, lui insinuait la cession d’un lopin qu’autrefois avait guigné le riche fermier. Un incendie, l’incurie aussi l’ayant induit en mal d’argent, il arrivait tenter l’affaire, en s’excusant de si mal tomber.

— La faim fait sortir le loup du bois, pensa Maugranbroux.

Et tout de suite regagné à la passion de la terre, sa ruse s’incita à la perpétration d’un bon coup.

— Eh ! la fermière, dit-il à Angeline, va-t’en donc voir là-bas si j’y suis. Les affaires sont les affaires, pas vrai ! Le plaisir vient après.

Plantés l’un devant l’autre, ils avaient gagné un coin où, nez à nez, ils se parlaient. Les convives, à présent, refluaient vers les tables où, dans des bols de faïence enluminés de floraisons crues, les servantes venaient de verser le café. Le père Roland, ensuite, tira du bahut les liqueurs. La fermentation du vin, activée par l’air des cours, encore s’accéléra aux chaleurs de l’alcool. Et un brouhaha, avec la fumée plus dense des cigares, s’échappait des fenêtres, traînant jusqu’à Maugranbroux, qui toujours s’atermoyait en ses marchandages. Léon, de sa place, appuyait des regards lourds sur la petite mariée, toute seule, avec la place du vieux mari vide auprès d’elle.

— Où diable reste donc mon gendre ? s’exclama au bout d’une heure le vieux Roland.

Des voix sur le seuil appelèrent :

— Maugranbroux !

Mais ils avaient quitté la ferme, tous les deux. La vachère affirma les avoir vus remonter le chemin du côté de l’église. Et quelqu’un s’étant avancé en dehors de la cour, au loin regardait, les mains en abat-jour sur les yeux. Deux silhouettes, dans la distance, gesticulaient, découpées sur les roses flambées du couchant. À la fin, il arriva un gamin que Maugranbroux dépêchait à Roland.

— C’est l’grand vî qui m’envoie, nasilla-t-il. I m’a dit com’ ça d’vô dire qu’il était allé avec l’homme voir la terre à trois pétées de fusil, mais que s’madame n’avait qu’à prendre les devants dans leur carriole, qu’y aurait ben du monde pour l’acconduire et que tant qu’à lui, i reviendrait tout droit t’à l’heure à s’maison, avec la carriole d’à m’sieu Roland.

Roland tapa ses paumes l’une dans l’autre avec la lippe admirative d’un matois pour un plus matois que lui.

— C’est un fier gaillard, ton mari, dit-il à Angeline. Avec lui, y a pas d’ danger que tu meures ed’faim, i n’attache pas ses chiens avec des saucisses.

Le soir tombé, il fit atteler la birouchette avec laquelle Maugranbroux était venu. Et tandis que, dans les crépusculaires pénombres, le petit ardennais quoaillait en râpant le pavé de la pince, une scène d’attendrissement jeta la fille aux bras de son père :

— Ah ! papa ! papa ! adieu, papa ! sanglotait-elle.

Roland se raidissait :

— Non ! non ! C’est qu’un petit moment à passer ! Quand tu seras dans ta ferme, t’y penseras seulement plus !

Mais un ennui le travaillait. Déjà les Mortier avaient quitté la ferme ; le forestier et sa tribu achevaient de s’empiler dans la tapissière qu’un de leurs voisins leur avait prêtée ; et parmi ceux qui restaient, la plupart, blettis par la boisson, s’écachaient en travers des tables. Alors il s’adressa à Léon :

— Voyons, clampin ! T’es mon neveu. Ben, y m’ semble que c’serait à toi plus qu’à un autre à faire la politesse à ta cousine ed’ l’accompagner jusqu’à sa ferme. Tu coucheras chez eusse, et l’matin, comme ça, tu t’en iras sans les déranger.

Et d’un gros rire il ajouta :

— Faut pas déranger les amoureux, pas vrai !

Le jeune Dujacquier acquiesça. Il se hissa sur le siège, prit les rênes, et Roland lui-même assit à côté de lui Angeline qui ne pleurait plus et gaîment, en lui tapotant les abajoues, lui recommandait de lui faire envoyer, dès le lendemain, trois lapins familiers auxquels son cœur s’était voué.

— Sois tranquille, ricanait le gros homme. T’en auras bien d’autres à soigner plus tard. Mais to d’même j’ferai la commission.

Et de loin, – les caillasses du chemin déjà grinçantes au giroiement des roues, – ils l’entendirent qui leur criait encore :

— Tout droit le pavé… Puis vous passerez le bois… Ensuite vous longerez les étangs… Y a pas à s’tromper.

D’abord ils traversèrent le village, puis les petites lumières aux vitres décrurent derrière eux ; et des deux côtés de la route, des blés, des cultures, des friches s’allongeaient. Ensuite une masse noire crénela au-dessus de la route les pâleurs vespérales. Et ayant à demi tourné leurs visages l’un vers l’autre, ils ne voyaient plus dans la nuit du bois que deux taches pâles que les cahots faisaient osciller.

Subitement il éclata :

— Ma cousine ! Ma pauvre cousine !

Des sanglots déchiraient sa gorge : il lui avait passé les bras autour de la taille. Cette douleur à la fin lui mollissant le cœur, elle-même eut une peine sourde qui très vite levait ses jeunes seins coup sur coup. À travers ses larmes elle lui disait :

— Qui aurait dit, hein ? que je pleurerais le jour de mes noces. Pauvre Angeline ! Ah oui ! Mon père voulait : je n’étais qu’une petite fille. Sait-on ce que l’on fait quand on dit oui à un homme qui vous marie… D’abord, moi, j’ai pas même dit oui… Mon père un jour est entré, il m’a dit : « C’est le fermier Maugranbroux qui est en bas : il te demande en mariage ; tu le connais pas ! Ça ne fait rien, tu le connaîtras plus tard. Une belle ferme et des écus ! » Alors on m’a acheté des robes, j’étais bien contente… Et puis, quand je t’ai revu, j’ai pensé à part moi que j’aurais bien plus de contentement à être ta femme que celle de ce vilain homme.

Les sanglots de Léon alors éclatèrent plus convulsifs.

— Ah ! oui, ma femme ! On reste comme ça des années sans se voir ; mais quand on se retrouve, c’est comme si on n’avait jamais cessé d’être ensemble. Et alors il est trop tard, ah oui, trop tard !

Elle voulut le consoler.

— Écoute, ce n’est pas une raison pour ne plus se revoir à l’avenir… Tu viendras à la ferme… On restera de vieux amis.

Mais il hochait la tête :

— Non, ce n’est pas la même chose. Il y aura toujours entre nous cet homme, vois-tu !

Ensuite, ils se reparlèrent de leur petite enfance, de leurs jeux, de leurs galopées à travers les cours et les greniers. Une fois, en courant après un papillon, elle était tombée dans le purot ; il avait aussitôt sauté dans les bourbes pour l’en retirer ; toute l’après-midi ensuite ils étaient restés à se sécher dans l’herbe du pré. Personne n’avait rien su.

Bientôt les taillis s’éclaircirent ; une molle et stellaire lumière ajoura les frondaisons ; et la route tournant, ils aperçurent entre les arbres, au bas de la côte, une large étendue d’eau qui s’argentait au clair de lune.

— Déjà les étangs ! soupira-t-il.

Et il lui offrit de quitter la route et de suivre la berge à pied ; le cheval les suivrait. Ses légères bottines emperlées aux herbes, troussant à demi sur son jupon blanc sa belle robe d’épousée, elle marchait à ses côtés, pesant un peu sur son bras.

— Tiens, dit-il, au bout de quelques pas, asseyons-nous un peu là, au bord de l’eau. Ensuite je fouetterai le bidet et ce sera tout, tu seras chez ton mari.

Devant eux, par delà les cannaies, dans la clarté très douce, le grand étang chantait la complainte des nuits nuptiales. Une musique lente, et qui parfois s’enflait, comme un désir ou une plainte, montait du ventre des grenouilles, mêlée à l’aigre et grinçant cailletis des fauvettes des roseaux. Et un petit vent, comme une chatouille, humidement leur passait sur la peau, sous l’ombre chevelue d’un saule au pied duquel ils s’étaient assis. Alors, dans cette joie grave du paysage et des nocturnes bestioles, elle sentit soudain son petit cœur de vierge lui monter aux lèvres :

— Ah ! mon cousin, si tu savais comme j’ai peur… Qu’est-ce qui va m’arriver ?… Si ce vieil homme allait m’embrasser !

Il eût voulu la consoler à son tour, mais un grand tremblement l’avait pris, et tout à coup, il la serra passionnément dans ses bras, repris à ses larmes et criant :

— Ah ! je suis bien plus malheureux que toi, va !

Un bruit de roues mordant les cailloux de la route derrière eux leur fit dresser l’oreille.

— Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, si c’était déjà le fermier !

Le roulement à présent s’accélérait. Dans une rumeur de rires et de cris, ils distinguèrent la voix de Maugranbroux. Et debout l’un contre l’autre, secoués d’une grosse peur, ils ne savaient à quel parti se résoudre.

— Retournons chez papa, dit-elle tout bas.

Mais il hochait la tête. Non, il valait mieux les laisser passer. D’ailleurs, quel mal avaient-ils fait ? On imaginerait un prétexte pour expliquer leur arrivée tardive à la ferme.

Quand, au bout d’une heure, le petit cheval, fumant de sueur, enfila enfin la berne des douves, ils trouvèrent Maugranbroux errant, furieux, à travers les cours.

— Ah ! c’est toi, ma femme ! cria-t-il dès qu’il les vit. V’là pas mal ed’temps qué j’suis là à m’rouiller à t’attendre pendant que tu t’en fais conter par ce blanc-bec. Hardi ! houp ! viens-t’en ici que j’te regarde sous l’nez. Nom de Dios ! faudrait pas qu’on m’ait gâté la marchandise !

Le joli Dujacquier, descendu le premier, tendait la main à la cousine ; mais le fermier l’écarta d’une bourrade, puis arrachant Angeline du siège et l’emportant en ses bras, – toute palpitante sur ce dur cœur de vieillard, – il franchit le seuil, s’engouffra dans le vestibule, gravit l’escalier.

D’en bas, Dujacquier, entré plus mort que vif dans la pièce commune, où les gens de la noce, ramenés par Maugranbroux, achevaient de se soûler abominablement, entendit un grand cri et d’autres cris, plus faibles à mesure.

— Pour sûr, il l’égorge, s’éplora-t-il.

L’oreille tendue par-dessus les pesantes hilarités des buveurs, – un mortel silence en la vide maison où venait d’expirer la suppliante clameur, à présent l’oppressait. Mais soudain, à l’étage, une porte battit et sous un pas pressé, lourd, trébuchant, les degrés gémirent. Devant la rauque et imbriaque tablée, dressé de toute sa taille, les joues crevées d’un large rire muet, Maugranbroux apparut, traînant après soi la pâleur d’un drap qui, sur ses talons, balayait le carreau. Alors, terrible, un penser s’empara du petit cousin ; elle était morte, roulée sans doute en ce linceul ! Et il ferma les yeux, pour ne pas voir la meurtrissure de la tendre chair rose.

Parmi les brocs, sur la nappe vernissée, le ténébreux paysan, d’abord sans une parole, éploya l’antique toile héritée des ancêtres et toujours dévolue à leurs rurales épousailles. Et comme tous, l’œil clignotant sous de flasques paupières, le regardaient sans comprendre, il promena son calleux index sur la trame bise ; – et son rire sournois encore élargi :

— J’ croyais d’abord être volé. Mais, par ma foi, y a pas à dire, j’en ai pour mon argent. Tâtez et reniflez : c’est ben du sang de pucelle ou j’ai la berlue. Ah ! mais !

Vive et moite, en travers du drap, s’étoilait la rouge fleur des virginités. Tandis que, gouailleurs, les patauds au fumet impudique se délectaient la narine, – Dujacquier – oh ! le sacrilège rapt et pour lui quel douloir ! – se sentait monter aux yeux d’âcres larmes jalouses, devant cet autre suaire où du flanc de l’épouse avait coulé la vie.

— Ah ! pensait-il, morte pour morte ! Elle est bien morte, ma pauvre cousine !