Le Suicide bulgare/02

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LE SUICIDE BULGARE

AUTOUR D’UNE COURONNE

NOTES ET SOUVENIRS
1878-1915
II[1]
STAMBOULOF ET FERDINAND DE COBOURG


I

Le nom de Stéphan Stamboulof est inséparable de la formation de la principauté bulgare. Si ce patriote, aux formes brutales, à la physionomie farouche, à l’âme méfiante et soupçonneuse, n’a guère figuré que comme agitateur parmi les ouvriers de la première heure, on ne saurait en revanche lui contester le mérite d’avoir voulu résolument, en 1886, sauver son pays de l’anarchie que lui-même avait contribué à préparer et que venaient d’aggraver les auteurs du complot ourdi contre le prince Alexandre. Ce complot semble lui avoir ouvert les yeux et l’avoir décidé à se faire le champion de la légalité, une légalité qu’il se proposait d’ailleurs de tailler à son image.

Il était alors président du Sobranié ; à ce titre, il jouissait d’une autorité quasi souveraine à laquelle il avait tous les droits, car, ainsi qu’il le prouva depuis, à travers les tragiques aventures de sa vie politique, c’était un esprit judicieux et prévoyant et un ardent patriote. Cette autorité, il l’emploiera d’abord à écraser la révolte.

En arrivant à Sofia, les révolutionnaires s’étaient empressés de former un gouvernement provisoire ; ils se flattaient d’être approuvés et soutenus par la population et par l’armée. Mais lorsqu’ils tentèrent de s’imposer, l’indignation éclata de toutes parts ; le peuple refusa de reconnaître ces usurpateurs de l’autorité légitime. En quelques heures, avec le concours de diverses garnisons de province appelées dans la capitale, la contre-révolution s’organisait. Stamboulof comprend alors que, si elle n’est pas maîtrisée, elle continuera l’anarchie. D’une main ferme, il en prend la direction. Il fait arrêter les émeutiers et les membres du gouvernement provisoire, auquel il en substitue un autre de sa composition. Le 25 août, les Bulgares peuvent lire sur les murs de leur capitale une affiche ainsi conçue :

« Au nom du prince Alexandre et de l’Assemblée populaire, je déclare que je prends la présidence du gouvernement provisoire à Sofia et que quiconque refusera d’obéir sera traité en rebelle. Je nomme aux fonctions de général commandant Moutkourof, — son beau-frère, — et je le charge de tous les pouvoirs civils et militaires. En conséquence, chacun est tenu de lui obéir.

« Je supplie le peuple bulgare de défendre la couronne et la patrie contre les traîtres qui voudraient renverser du trône notre bien-aimé prince. Avec le puissant concours du peuple et de l’armée, nous saurons défendre le prince, l’élu de la nation.

« Vive le prince Alexandre de Bulgarie ! »

Entre temps, il a écrit au prince pour l’inviter à revenir. Grâce à ces mesures, la principauté est en voie de pacification, lorsque, le 3 septembre, le jeune souverain rentre à Sofia, entouré d’une brillante escorte et salué par les acclamations d’une foule enthousiaste qui semble vouloir le venger. On doit le croire alors plus puissant que jamais, mais il doute de sa puissance. Il fait savoir à l’empereur de Russie qu’il sera heureux de lui donner la preuve définitive de son dévouement. « Le principe monarchique m’a forcé de rétablir la légalité en Bulgarie et en Roumélie. La Russie m’ayant donné la couronne, c’est entre les mains de son souverain que je suis prêt à la remettre. » La réponse impériale est foudroyante. « Je ne puis approuver, mande le Tsar, votre retour en Bulgarie, prévoyant les suites funestes qu’il peut avoir pour ce pays déjà si éprouvé. Je m’abstiendrai de toute immixtion dans le triste état de choses auquel la Bulgarie a été réduite, tant que vous y resterez. Votre Altesse appréciera ce qu’elle a à faire. Je me réserve de juger ce que me commandent la mémoire vénérée de mon père, l’intérêt de la Russie et la paix de l’Orient. »

La sécheresse et la dureté de ce langage ne laissent aucun doute sur les dispositions malveillantes d’Alexandre III envers le prince de Bulgarie. Stamboulof se résigne à le voir abdiquer. Mais il le supplie de ne pas laisser la principauté sans gouvernement et de l’aider à former une régence qui gouvernera jusqu’à l’élection d’un autre souverain. De celui d’hier, au moment où il se retire, le pays acceptera un régime provisoire, tandis qu’il refuserait de se soumettre au gouvernement que les factions tenteraient de lui imposer. Une régence est organisée, d’après un plan qu’a conçu le futur dictateur ; elle sera composée de trois membres. Naturellement, et à bon droit d’ailleurs, il s’y assure une place, la première ; la seconde est donnée à son beau-frère, le colonel Moutkourof, dont la popularité et l’influence en Roumélie sont considérables. Quant à la troisième, il la destine à Karavélof et la lui fait accepter. Il tient le personnage pour son ennemi et pour un anarchiste. Il le soupçonne d’avoir pris une part active à la mise en œuvre du complot qui vient d’avorter et d’avoir obligé le prince, pour éloigner de lui ses défenseurs les plus braves et les plus sûrs, à les envoyer à la frontière, en dénonçant faussement les arméniens de la Serbie. Mais les preuves de cette manœuvre font encore défaut. Chef d’un parti remuant et audacieux, Karavélof serait pour la régence un adversaire redoutable. En se l’adjoignant, Stamboulof l’annihile.

Après avoir approuvé et peut-être suggéré ces mesures, Alexandre convoque pour le 11 septembre la grande Assemblée par laquelle elles devront être ratifiées. Puis, dans un dessein de pacification, il ordonne la mise en liberté des membres du gouvernement révolutionnaire, que Stamboulof- avait emprisonnés. Mais comme, d’autre part, il faut des exemples propres à décourager les fauteurs de désordres, il décrète que l’École militaire ayant pris part à l’insurrection est supprimée et que, pour le même motif, les deux régimens qui se sont insurgés cesseront d’exister. Si grande est encore son autorité que ses décisions sont acceptées comme s’il était toujours le maître. Enfin, il part le 7 septembre, après avoir fait ses adieux à l’armée, au corps diplomatique et aux divers fonctionnaires. Dans sa dernière proclamation, il déclare qu’il se retire parce qu’il croit que son éloignement facilitera la réconciliation entre la Bulgarie et la Russie. Les régens l’accompagnent jusqu’à la frontière. Là, les adieux revêtent un caractère émouvant, quasi familial, dont il se réjouit, ayant eu, avant tout, le souci « de ne pas partir comme un malfaiteur, mais convenablement et au grand jour. »

— Au revoir, Monseigneur, lui glisse à l’oreille Stamboulof.

Ce n’était pas une simple parole de politesse, mais l’expression d’une espérance ; volontiers, il eût dit comme Victor Hugo dans son ode à Napoléon :


Sire, vous reviendrez dans votre capitale.


Et il eût été bon prophète, car le souverain qui abdiquait volontairement en septembre 1886 revint à Sofia en novembre 1803, mais dans un cercueil, pour inaugurer la sépulture destinée aux princes de Bulgarie[2].

Ainsi s’achevait ce règne de sept ans, au début duquel le prince Alexandre, animé d’un beau zèle, se promettait de consacrer tous ses efforts à la grandeur et à la prospérité de sa patrie d’adoption. Il s’était tenu parole, mais sans obtenir les résultats qu’il avait espérés. L’union bulgare était réalisée par l’annexion de la Roumélie. Mais cette annexion avait définitivement brouillé la nation avec la Russie, et des rivalités grosses de périls s’étaient créées dans les Balkans. L’armée nationale avait donné des preuves de sa force et de son dévouement à la patrie, mais l’esprit révolutionnaire s’y était développé comme dans tout le pays, et certains chefs y nourrissaient l’ambition d’y jouer un rôle politique. Des passions de guerre civile grondaient de toutes parts, envenimaient les débats de tribune, les polémiques des journaux, les disputes de la rue, et ce trouble général imprimait aux mœurs publiques un caractère dissolvant, une disposition maladive à l’indiscipline et à l’inhumanité, comme si la civilisation, retardée dans ses effets par la domination musulmane, n’eût rien gagné à la délivrance du peuple bulgare et eût été impuissante à le corriger de ses défauts et de ses vices, fruits amers d’une trop hâtive liberté succédant à une longue servitude.

A Saint-Pétersbourg, on estima que le départ du prince faisait disparaître, au moins pour un temps, les causes de dissentiment et d’irritation qui avaient troublé les relations des trois empereurs. N’avait-il pas suffi que ce départ fût prévu et escompté pour opérer entre eux un rapprochement ? L’archiduc Charles-Louis d’Autriche[3] était allé porter à Péterhof les complimens de François-Joseph et le ministre russe, M. de Giers, avait rendu visite au prince de Bismarck. On regardait donc maintenant la paix comme assurée. Le gouvernement russe se hâtait de renouer avec la Bulgarie les relations diplomatiques ; il y envoyait comme agent le général Kaulbars qui y avait déjà résidé en 1883 pour régler la situation des officiers russes qui formaient les cadres de l’armée bulgare. En lui confiant sa nouvelle mission, on lui avait dit que la liberté de la Bulgarie devait être respectée et que si d’aventure les intérêts de la Russie étaient compromis par la politique de la régence et si le représentant impérial était amené à formuler des réclamations, « il devrait mettre des gants de velours sur des mains de fer. » Ultérieurement, on reprochera à Kaulbars de n’avoir pas tenu suffisamment compte de ces recommandations et d’avoir provoqué une rupture nouvelle. Mais, au moment où il partait pour Sofia, on ne la prévoyait pas ; on était tout au contentement d’avoir vu disparaître le prince Alexandre[4].

Il n’en fut pas de même en Angleterre. La chute du prince y causa d’universels regrets. Frère d’un gendre de la reine Victoria, venu plusieurs fois à la cour britannique, il y était aimé et estimé ; il n’y comptait que des amis. C’est ce que constatait au mois de novembre le marquis Salisbury, premier ministre, dans un discours qu’il prononça au banquet du lord-maire et qui déchaîna en Russie et particulièrement chez le Tsar une irritation passionnée.

— Quel impair ! s’écria Bismarck en fermant le journal dans lequel il avait lu cette harangue. Est-il concevable qu’on n’évite pas une telle imprudence quand on est le premier ministre d’un grand État et quand on peut, par une parole inconsidérée, mettre en péril la vie de plus d’un million d’hommes ?

Du reste, le langage du marquis Salisbury était tout platonique et ne rendit pas au prince Alexandre la couronne à laquelle il venait de renoncer.

A Vienne, on fut déconcerté d’abord par la révolution de Sofia ; mais on apprit ensuite avec satisfaction que le prince était rentré dans ses États. « Il représente l’ordre, l’autorité, le droit dans un pays profondément troublé. » Mais on doutait qu’il pût garder la couronne. Quand il la déposa, des regrets se manifestèrent. « L’autorité d’Alexandre était assez forte pour s’exercer utilement et longtemps encore dans un pays désorganisé et pour y rétablir l’ordre. Il est fâcheux qu’au lendemain d’une restauration victorieuse, le découragement se soit emparé de lui. Sûrement, il serait rappelé si le pays pouvait se prononcer librement. Mais ce n’est pas à souhaiter, car ce serait alors le conflit avec la Russie, et les conséquences pourraient en être graves. » Il fallait donc se résigner au fait accompli, et le premier ministre autrichien, le comte Kalnocky, invitait formellement son agent à Sofia à soutenir le gouvernement que le prince Alexandre avait institué avant son départ. « Il faut songer à l’avenir, écrivait-il. Toute combinaison destinée à l’assurer devra reposer sur le traité de Berlin. Mais j’estime que l’Europe fera bien de ne pas intervenir et de laisser les événemens suivre leur cours et les partis livrés à eux-mêmes. »

L’attitude de la Turquie restait louche. On s’étonnait qu’en sa qualité de suzeraine de la Bulgarie, elle n’intervint pas et parût s’être désintéressée de l’événement, en se bornant à laisser entendre qu’elle ne souhaitait pas que le Sobranié se pressât d’élire un nouveau prince. N’avait-elle pas tout à gagner à la prolongation de l’état de désorganisation et de désordre auquel était vouée la nation vassale dont la soumission reposait sur des bases si fragiles ? Tant que l’anarchie régnerait dans les pays bulgares, ils seraient impuissans à secouer le joug et à revendiquer leur indépendance définitive en entraînant la Macédoine dans leur affranchissement.

La France se tient sur la réserve, soucieuse surtout de convaincre l’Europe qu’en Bulgarie comme partout ailleurs, sa politique est résolument pacifique et qu’elle s’applique à ne pas contrarier celle de la Russie, tout en prouvant qu’elle restera neutre, tant que ses intérêts en Orient ne seront pas compromis par sa neutralité.

C’est aussi la neutralité que pratique le Cabinet de Berlin, mais il incline à approuver l’action russe telle qu’elle s’est exercée. A la nouvelle de la chute du prince Alexandre, Bismarck se frotte les mains : « Sa présence en Bulgarie compromettait l’alliance des trois empereurs et il est bon qu’on l’ait sacrifié. Sans doute, le sacrifice attristera l’opinion allemande ; ce sera même pour elle une déception et un regret, car le prince Alexandre était Allemand. Cependant, il se flattait sans cesse de l’avoir oublié et comme, dans ses adieux à la principauté, il s’est affirmé comme uniquement Bulgare, c’est un compatriote auquel le gouvernement ne peut s’intéresser. »

Mais tout le monde ne pensait pas ainsi. En réponse aux duretés que la presse officieuse prodiguait au souverain dépossédé, les journaux indépendans répondaient en exprimant les regrets que leur causait le départ de « cet officier prussien placé en faction pour garder les avenues du Bosphore. » Guillaume Ier partageait ce sentiment et se montrait sévère pour l’attitude des Bulgares envers leur prince. Mais il se consolait par l’espoir que la chute de celui-ci n’exercerait aucune influence sur les affaires européennes ni sur l’alliance des trois empereurs. Le 24 août, recevant en audience de congé, au château de Babeleberg, le baron de Courcel, ambassadeur de France, qui, ayant démissionné, était venu lui présenter ses lettres de rappel, il lui donnait l’assurance que la paix ne serait pas troublée par l’affaire des Balkans.

— Lors de ma récente entrevue avec l’empereur d’Autriche, lui confiait-il, nous sommes convenus de diriger la politique de nos deux empires dans le sens de la paix. Les dispositions de l’empereur de Russie sont les mêmes. Ce matin, j’ai reçu de lui une lettre où il me dit : « Je n’engagerai ni un de mes régimens, ni une de mes caisses dans les affaires des Balkans. »

En même temps que le vieux souverain manifestait sa confiance dans le maintien de la tranquillité européenne, il faisait exprimer au prince Alexandre « sa sympathie personnelle pour la dignité dont il avait fait preuve et pour le méritoire désintéressement de sa conduite. » Si, comme tout autorise à le croire, c’est par l’intermédiaire du kronprinz Frédéric que ce témoignage de bienveillance parvint a Alexandre de Battenberg, il dut en être profondément heureux et y voir la preuve que son abdication n’éloignait pas de lui la jeune princesse, qui, malgré Bismarck, persistait, avec l’assentiment de ses parens, à se considérer comme sa fiancée. Au surplus, cette preuve n’était pas nécessaire. Il savait qu’un accueil affectueux l’attendait dans la famille impériale et, en fait, ce fut seulement au mois d’avril 1888 qu’il fut invité à cesser d’y venir « pour le moment. »

Il n’en est pas moins vrai que, pour ne pas déplaire au gouvernement russe, le gouvernement allemand approuvait la révolution qui venait de s’accomplir à Sofia. Lorsque, au mois de décembre, on annonça à Berlin la visite prochaine des députés bulgares, Grékof, Stoïlof et Kaltchef, que le Sobranié, d’accord avec Stamboulof, envoyait dans les grandes capitales, pour appeler l’intérêt des Puissances sur la Bulgarie, et leur demander de lui donner un souverain, il fut décidé que lorsqu’ils se présenteraient à la Wilhelmstrasse, ils seraient reçus par le comte Herbert de Bismarck, fils du chancelier et secrétaire d’Etat, et qu’il les inviterait fortement à s’entendre d’abord avec la Russie.

À ce moment, l’ambassadeur de France, M. Jules Herbelle nommé à Berlin en remplacement du baron de Courcel, venait de prendre possession de son poste. Dès sa première entrevue avec le chancelier, c’est de la Bulgarie que celui-ci l’entretint.

— Vous arrivez à Berlin dans un moment où la politique est assez compliquée, lui dit-il. Les événemens de Bulgarie me préoccupent. Sans doute la Russie est fondée à revendiquer un rôle prépondérant dans ce pays qui se trouve dans le giron de son action directe, comme la Serbie dans celui de l’action de l’Autriche-Hongrie : c’est la situation qui découle du traité de Berlin. Malheureusement, le gouvernement russe n’a su ni prévoir ni prévenir le soulèvement de la Roumélie et le Tsar n’a pu se résigner à l’atteinte portée à son autorité dans un pays arrosé du sang de ses soldats, et je ne puis dire qu’il ait eu tort. De leur côté, l’Angleterre et l’Autriche ont commis la faute de chercher à profiter de ce mouvement pour modifier à leur avantage l’équilibre des influences dans la presqu’île des Balkans. De là est venu tout le mal. Je n’hésiterai pas, pour mon compte, à soutenir cette opinion devant le Parlement si je suis appelé à parler des affaires bulgares. Mais ce que je ne pourrai faire, c’est de défendre les moyens employés par les agens du gouvernement russe pour restaurer son prestige dans la principauté. Je tiens trop à ma réputation d’homme d’affaires et d’homme d’État pour ne pas les blâmer très haut.

Et il les énumérait à grands traits, d’un accent où la raillerie le disputait à la colère, où le vinaigre se mêlait au miel et où se trahissait la satisfaction que lui causaient les fautes commises par le voisin.

Puis il continuait :

— Malheureusement, je ne trouve pas beaucoup d’écho à Saint-Pétersbourg. Cela serait sans grand inconvénient si je pouvais calmer l’irritation de nos amis de Vienne. J’y réussirais certainement s’ils n’avaient pas à compter avec la Hongrie, avec le régime parlementaire et avec la presse. Vous connaissez les passions et les ambitions qui agitent les Hongrois, je n’y insiste pas. Les difficultés qui proviennent du régime parlementaire et de la liberté de la presse ne sont pas moins graves pour le Cabinet de Vienne. Il n’est pas le seul dans cette situation. J’ai conscience que l’influence extérieure d’un pays est en raison inverse de l’immixtion de ses députés et de ses journaux. Voyez l’Angleterre : tant que tories et whigs ont admis que la politique étrangère devait rester en dehors de l’action parlementaire, elle a eu une politique étrangère. Depuis quelques années, elle est frappée d’impuissance.

Et, la voix s’élevant, le chancelier ajoutait ironiquement :

— Peut-on commettre une plus lourde bêtise que celle de Gladstone qui, par sentimentalisme, a rompu l’entente traditionnelle de son pays avec la Porte ? Quand on a la Russie pour adversaire, il faut avoir la Turquie pour alliée. Indépendamment de son excellente armée, le Sultan tient les clés de la Mer-Noire par où la Russie est vulnérable. Unie à la Turquie et à l’Autriche, l’Angleterre pourrait lutter contre la Russie. Isolée comme elle l’est, il faut qu’elle se tienne tranquille. Quant à l’Autriche, elle a plus de points de contact et d’attaque contre la Russie, y compris l’élément polonais. Mais celui-ci n’est pas très sérieux. La Pologne s’est toujours agitée en temps de paix quand ses gentilshommes, ayant fait de bonnes affaires et reconstitué leur fortune, veulent se distraire ; jamais en pleine guerre, c’est-à-dire en temps opportun. Je craindrais beaucoup un choc entre les deux empires, non seulement à cause de l’amitié que nous avons de part et d’autre, mais aussi dans l’intérêt de l’Allemagne. Aujourd’hui, ces guerres ne se font plus entre cinquante mille ou soixante mille hommes prenant leur temps et leurs quartiers d’hiver. Les belligérans jouent leur va-tout ; la vie est complètement suspendue chez eux et jusque autour d’eux. Une guerre soit entre la Russie et l’Autriche, soit entre l’Angleterre et la France équivaudrait à une demi-guerre ou à un quart de guerre pour l’Allemagne, dont l’industrie et le commerce verraient se fermer pour un temps plus ou moins long leurs meilleurs débouchés. Tous mes efforts tendront donc au maintien de la paix, je ne dirai pas seulement par sentiment chrétien, — c’est là quelque chose d’élastique, — mais par intérêt. Mon vieux roi et son vieux serviteur veulent finir tranquillement leur existence. C’est à la politique pacifique que je me consacrerai, tant que je conserverai la confiance de l’Empereur.

Ce qu’il convient de retenir des confidences du chancelier à l’ambassadeur de la République française, c’est qu’au moment où la révolution bulgare mettait en péril la paix européenne, il était d’avis que les Puissances devaient, en affectant de s’en désintéresser, empêcher qu’elle ne s’aggravât d’une conflagration qui mettrait le monde en feu. Le maintien du statu que semblait être le moyen le plus efficace de la conjurer. Mais ce maintien que favorisaient à Sofia les agens étrangers impliquait dans une certaine mesure l’ingérence des Puissances dans les affaires bulgares. Or, c’est de cette ingérence que Stamboulof, en montant au pouvoir, voulait libérer son pays.

La politique que, dès la première heure de sa dictature, il entend suivre sans défaillance, il la formulera bien souvent durant les années qui suivent et il est juste de reconnaître qu’elle ne variera pas dans son but. Ce but se résume en peu de mots : se dégager dans un temps plus ou moins long de la tutelle de l’Europe : « Nous ne méritons pas d’y être maintenus indéfiniment, car nous ne songeons qu’à vivre dans la paix, qu’à nous consacrer au travail et qu’à conquérir l’appui des gouvernemens étrangers. »

Tels sont les propos qu’il ne cessera de répéter en leur imprimant chaque fois un peu plus d’énergie et que, lors de sa chute, ses successeurs, parlant au nom du prince Ferdinand, s’approprieront et opposeront aux influences qui se multiplient pour peser sur leurs résolutions.

« La Bulgarie entend vivre et vivre indépendante ; elle ne veut pas servir d’instrument à l’ambition de telle ou telle Puissance. Elle a ses ambitions, ses aspirations personnelles et n’admet pas qu’il soit question, sur son territoire, de prépondérance autrichienne ou russe. Ce que nous demandons, c’est que l’Europe se montre juste envers nous comme elle l’a été pour nos voisins et qu’elle nous reconnaisse le droit à la lumière et à l’existence, auquel tout peuple qui a conscience de lui-même peut prétendre et auquel nous prétendons. »

La politique de Stamboulol à l’extérieur tient dans ces paroles. S’il ne la pratiqua pas toujours avec une modération et un à-propos qui eussent accru son autorité, si trop souvent elle fut maladroite, brutale, créa entre lui et les Cabinets européens un malaise regrettable, c’est que les malheurs de son pays l’avaient rendu méfiant et soupçonneux. Même dans un conseil désintéressé, il inclinait à voir une tentative d’encerclement et de domination.


II

Quand il s’était emparé du pouvoir, il avait trouvé la Bulgarie dans un état de désorganisation tel que, pour l’en tirer, ce n’eût pas été trop du génie d’un Richelieu ou de l’implacable volonté d’un Cromwell. Mais il ne possédait ni la haute culture de l’un, ni sa connaissance de l’Europe, ni sa souplesse et pas davantage l’hypocrite habileté et l’esprit de ruse de l’autre. Fils d’un aubergiste et tour à tour tailleur, élève de séminaire, nihiliste avéré, agent de sociétés secrètes, dépourvu d’instruction et plus encore d’éducation, entré par surprise dans la vie publique, il devait à son contact avec les milieux d’affaires le développement de sa valeur intellectuelle. Mais ce contact n’avait pas assoupli ses formes ni humanisé son caractère. Il était resté brutal, colère, spontané, tout de premier mouvement et si fortement familiarisé avec une existence d’aventures et avec les périls qu’elle comporte qu’il s’était accoutumé à les défier, convaincu que le plus sûr moyen de conjurer les mauvais desseins d’un ennemi, c’est de lui porter les premiers coups. C’est ainsi qu’il procédera vis-à-vis de Karavélof, dont il avait été politiquement l’élève.

En dépit de leurs relations passées, il le méprisait et se défiait de lui. C’est afin de le tenir solidement dans sa main, nous l’avons dit, qu’il l’avait admis dans le conseil de régence. Mais quand il le soupçonna de comploter contre l’Etat, il n’hésita pas à sévir. C’était au mois de mars 1887, bien peu de temps, on le voit, après son arrivée au pouvoir. Malgré ses efforts, il n’avait pu rétablir l’ordre dans la principauté ni faire régner l’union dans la régence. Ses collègues qu’il entendait dominer le jalousaient, lui résistaient et manœuvraient pour attirer sur lui l’impopularité qu’il travaillait à attirer sur eux. Un vent de révolte soufflait à travers l’armée, menaçait d’ébranler sa fidélité. Dans le peuple on souhaitait ouvertement une dictature militaire et si grosse de périls se révélait la situation que les régens, inquiets pour leur sécurité personnelle, se faisaient garder, chacun de son côlé, par des gendarmes.

Soudainement, des insurrections éclatent en même temps à Silistrie, à Lom-Palanka, à Roustchouk, à l’instigation d’officiers compromis dans le complot contre le prince Alexandre et dont quelques-uns, réfugiés en Roumanie et en Russie, étaient rentrés secrètement dans leur pays pour conspirer de nouveau. Elles furent rapidement étouffées, et la victoire resta partout à Stamboulof. Il n’était pas homme à n’en pas abuser. Sur les divers théâtres de l’insurrection, des sentences arrachées à la servilité de tribunaux terrorisés envoyèrent à la mort non seulement des révoltés, pris les armes à la main, mais des gens qui n’avaient encouru que des soupçons. Rien qu’à Silistrie, il y eut quinze condamnations capitales dont neuf furent exécutées. À Roustchouk, la justice dictatoriale ne fut pas moins rigoureuse et les coupables furent fusillés. Ce jour-là commencèrent à s’allumer contre le dictateur les colères et les rancunes qui ne furent assouvies que sept ans plus tard par son trépas tragique, et se forma en lui, ainsi qu’il l’a dit souvent depuis, la conviction qu’il serait assassiné.

D’ailleurs, cette crainte ne l’empêchera pas de poursuivre l’écrasement de ceux qu’il tient pour ses ennemis. Après avoir expulsé Karavélof de la régence, il le fait arrêter et avec lui divers personnages, anciens ministres ou publicistes soupçonnés d’être ses complices. Ces malheureux sont incarcérés à la Tcherna Djamia (la Mosquée Noire), prison où l’on enferme les pires malfaiteurs et placés sous la surveillance de ce major Panitza dont nous avons déjà parlé, un des héros de la révolution rouméliote et qui s’est signalé par ses atrocités pendant la guerre serbo-bulgare, véritable bandit à qui ne répugne pas le métier de bourreau et qu’en dépit de son indignité et bien qu’il l’accuse de faire porter à sa femme des bijoux volés, Stamboulof, pour se l’attacher, a nommé commandant de la place de Sofia et inspecteur de la justice militaire. Panitza se transforme en tortionnaire. Il martyrise les prisonniers placés sous sa garde. Ils sont fouettés jusqu’au sang et leur flagellation se renouvelle à plusieurs reprises. Celle de Karavélof se distingue par des raffinemens de cruauté.

Ces drames de la prison ont au dehors une répercussion bruyante. Les familles des suppliciés, leurs femmes et leurs filles, remplissent la ville de leurs gémissemens. Stamboulof refusant d’écouter leurs doléances, elles s’adressent aux agens étrangers. Ceux-ci interviennent, protestent, somment le dictateur de renoncer à ces mesures barbares. Il les laisse parler et, quand ils sont partis, il donne les ordres les plus sévères pour que rien de ce qui se passe à la Tcherna Djamia ne transpire plus au dehors.

Cependant l’Europe s’est émue aux récits des horreurs dont la prison est le théâtre. Les gouvernemens invitent leurs représentans à Sofia à prêcher à Stamboulof la modération, l’humanité, la clémence, mais ils n’indiquent pas les moyens qu’il faudrait employer pour le contraindre à suivre leurs conseils. Ils sont d’avis que, seule, la Porte, en sa qualité de Puissance suzeraine, a le droit d’exiger. Mais la Porte reste sourde, immobile et silencieuse. Ce gâchis a pour conséquence d’ébranler la confiance que le pays avait en Stamboulof. On l’accuse d’aspirer à régner sur la Bulgarie. Il finit par comprendre la gravité des périls qui le menacent, et s’il a rêvé le pouvoir suprême, ce qui reste douteux, il y renonce. Le procès intenté à Karavélof et à ses prétendus complices se dénoue par un jugement qui les condamne à une détention à laquelle les circonstances mettront bientôt un terme, et Stamboulof se décide à redoubler d’efforts pour donner un successeur au prince Alexandre ou pour ramener celui-ci, s’il est démontré que la couronne bulgare ne tente personne.

Il semblait en effet qu’elle ne tentât personne. Les trois députés bulgares, dépêchés par Stamboulof à la recherche d’un candidat, se heurtaient partout à l’indifférence des gouvernemens, à des refus ou à des impossibilités. A Berlin et à Vienne, on ne les avait reçus qu’à titre privé. A la Wilhelmstrasse, après les avoir invités à s’entendre avec la Russie, on leur objectait qu’ils étaient sans droit pour parler au nom de la Bulgarie et que ce droit n’appartenait qu’au Sultan de Constantinople, leur suzerain. Au Ballplatz, le comte Kalnocky, qui dirigeait les affaires de la Monarchie austro-hongroise, affectait vis-à-vis d’eux une extrême réserve. Mais, à la fin de juin, on apprit qu’ils avaient enfin mis la main sur un candidat, et le nom de celui qui devait durant tant d’années faire parler de lui à son désavantage plus souvent qu’en sa faveur, ce nom était bientôt sur toutes les lèvres.

A peine est-il besoin de rappeler qu’issu d’une branche collatérale de la maison régnante de Saxe-Cobourg Gotha, et alors âgé de vingt-six ans, le prince Ferdinand descendait des Bourbons par sa mère Clémentine d’Orléans, la plus jeune fille de Louis-Philippe, roi des Français. Jusqu’au jour où il aspire à la couronne de Bulgarie, des voyages et une existence assez déréglée, qui lui vaut dans Vienne le renom d’un débauché, paraissent suffire à ses ambitions. Mais après l’abdication d’Alexandre, elles s’éveillent et se déchaînent passionnées et ardentes sous l’influence de sa mère. Elle gémit de le voir oisif, vouée à un avenir obscur et sans gloire, et de constater que ce descendant d’Henri IV et de Louis XIV, bien qu’il se glorifie de ses illustres aïeux, n’est encore autre chose que lieutenant de réserve dans la cavalerie autrichienne. Un trône est vacant, pourquoi ne l’occuperait-il pas ?

Qui du fils ou de la mère s’est posé le premier cette question ? Nous l’ignorons, mais ce qui n’est pas contestable, c’est qu’ayant vu le but, ils se sont accordés pour l’atteindre. La princesse Clémentine, par sa naissance, son caractère, la dignité de sa vie au rang relativement secondaire où l’avait placée son mariage, jouissait dans les cours européennes d’une considération respectueuse et d’une influence exceptionnelle qu’elle s’était acquises en ne laissant jamais oublier qu’elle était Française et fille de roi. Il est difficile de préciser les conditions en lesquelles cette influence s’est exercée dès ce moment au profit de son fils. Mais on peut affirmer, sans craindre de se tromper, qu’elle fut le principal ouvrier de la candidature du prince Ferdinand.

Bien que le Cabinet de Vienne se soit toujours défendu d’avoir suggéré aux députés bulgares l’idée de cette candidature ou de l’avoir appuyée auprès d’eux, ses affirmations à cet égard ne peuvent être acceptées comme l’expression de la vérité, alors que l’on entend le comte Kalnocky, dès que Ferdinand de Saxe-Cobourg Gotha eut été désigné comme prétendant à la couronne bulgare, se prononcer spontanément en sa faveur.

— Il n’a pas été notre candidat, déclarait-il à un ambassadeur, nous ne l’avons pas encouragé à briguer la couronne qui lui était offerte et qu’il a cru devoir accepter ; mais si son élection est régulière et comme sa personne ne soulève aucune objection, nous ne pouvons refuser notre adhésion.

Telle n’était pas l’opinion de la Russie. Son ambassadeur en France, le baron de Mohrenheim, alors en congé à Saint-Pétersbourg, télégraphiait à son chargé d’affaires à Paris que, le cas du prince de Cobourg étant illégal, le gouvernement russe ne pouvait y voir qu’une raison de plus pour ne modifier en rien son attitude. Il avait demandé à Constantinople quelle démarche comptait faire la Porte en présence de cette nouvelle infraction au traité de Berlin. Il attendait cette réponse. Mais quelle qu’elle fût, elle ne changerait pas sa détermination.

Le langage du comte de Berchen, sous-secrétaire d’Etat à la Wilhelmstrasse, n’était pas moins significatif :

— Cette candidature est contraire à l’article 3 du Congrès de Berlin ; on peut la considérer comme mort-née.

Herbert de Bismarck renchérissait sur cette condamnation :

— La candidature Cobourg n’est prise au sérieux nulle part, et même, à Vienne, on la tient pour compromettante. Les Bulgares ne voudront pas d’un prince autrichien et catholique.

Mais cette prophétie était démentie, à peine émise. A la suite de pourparlers activement conduits par les députés bulgares, Ferdinand avait donné son consentement et, le 7 juillet, il était élu prince de Bulgarie par le Sobranié réuni à Tirnovo. Prévenu le même jour par un télégramme adressé au château d’Ebenthal, l’une des résidences de sa famille, il répond aussitôt que, « dès que son élection aura été approuvée par la Sublime-Porte et qu’il aura été reconnu par les Puissances, il répondra à l’appel de la nation bulgare en se rendant au milieu d’elle. » C’était promettre plus qu’il ne pouvait tenir, car s’il était assuré de l’adhésion de la Turquie que sa déclaration de vassal devait forcément lui rendre favorable, il ne pouvait mettre en doute le refus de la Russie de le reconnaître et, par voie de conséquence, celui des autres gouvernemens, qui ne voudraient pas entrer en conflit, à cause de lui, avec le Cabinet de Saint-Pétersbourg. Dans les chancelleries, on était convaincu que son acceptation serait sans effet. Mais, le 16 juillet, en recevant la députation du Sobranié, venue pour lui rendre hommage, il exprimait l’espoir de justifier la confiance de la Sublime-Porte « et de reconquérir avec le temps la sympathie de la Russie à qui la Bulgarie doit son émancipation. »

On voit ici se trahir son esprit de ruse. Dans sa première réponse dictée par le Cabinet de Vienne, il n’avait accepté que sous condition ; dans la seconde, il n’est plus question de la reconnaissance des Puissances, comme s’il était résolu à s’en passer et persuadé d’ailleurs que, devant le fait accompli, elles ne la lui refuseraient pas. A Sofia, on partageait cette conviction ; elle se manifesta par des démonstrations populaires ; on pavoisa, on illumina, le ministre des Affaires étrangères Natchowitz partit pour Vienne en emportant, à destination du nouveau souverain, un uniforme de chef de l’armée bulgare et un autre uniforme pour un aide de camp. Mais, en arrivant dans la capitale, et avant d’avoir vu le prince, il était averti que décidément l’élu du Sobranié refusait de régner.

En l’abordant, il le trouva en proie à des hésitations inattendues. Il s’était ému, ou du moins feignait-il de l’être, des remontrances entendues au Ballplatz, où on lui avait reproché de n’avoir pas suivi les conseils du gouvernement austro-hongrois. On serait donc disposé à croire qu’il n’osait passer outre, si d’autre part on n’était autorisé à conclure de sa conduite ultérieure que son parti était déjà pris et que ses perplexités apparentes n’étaient qu’une comédie.

Nous avons sous les yeux un rapport diplomatique daté de Vienne le 29 juillet, qu’il y a lieu de reproduire ici, non pas seulement parce qu’il éclaire quelque peu les obscurités de l’âme tortueuse du futur prince de Bulgarie, mais encore parce qu’il nous montre ce qu’on pensait de lui dans la société viennoise et combien peu il y était considéré.

« L’Autriche avais pris en main la candidature de Ferdinand, et maintenant elle lui donne beaucoup de soucis. On se plaint de lui dans les sphères compétentes, de ses incorrections, de ses imprudences, de son manque de docilité aux conseils. Entouré de reporters, il parle à tort et à travers et, en voulant contenter tout le monde, il ne donne satisfaction à personne. Ce que le Cabinet de Vienne aurait voulu obtenir de lui, c’est qu’il continuât à être l’élu du Sobranié et que, fidèle à sa déclaration d’Ebenthal, il attendit à Vienne l’issue des négociations engagées par la Porte. Ces négociations, il est vrai, n’avaient aucune chance d’aboutir, étant donné le veto absolu de la Russie. Mais elles pouvaient traîner un certain temps, prolonger le statu quo, concilier au jeune prince la faveur précieuse du Sultan et, en attendant, le trône de Bulgarie ne serait ni renversé ni occupé par un autre. C’est là le conseil donné par le Ballplatz au prince Ferdinand et, sans doute aussi, il a promis de s’y conformer. Mais voici les députés bulgares qui l’accusent de pusillanimité, de trahison ; il s’excuse, se dément, s’embrouille dans ses explications et se compromet chaque jour davantage. On croit cependant au ministère qu’il ne poussera pas l’imprudence jusqu’à partir pour Sofia. Il l’affirme et cependant on dit qu’il y est attendu. Tout est contradiction dans sa conduite et dans ses dires et Kalnocky regrette de s’être adressé à ce jeune homme ridicule et fat, à ce prince qui ne sait ni commander son peloton de Honved, ni monter à cheval, qui n’a rien de ce qu’il faut pour le rôle qu’il a étourdiment accepté et qui répondait à quelqu’un qui s’étonnait qu’il se fût lancé dans cette aventure : — Cela m’amuse. »

Le rapport qui vient d’être reproduit contient toute la genèse de la candidature Cobourg et, après l’avoir lu, on ne s’étonne pas d’apprendre que, le 7 août, dans la matinée, Ferdinand quittait le château d’Ebenthal et se mettait en route pour la Bulgarie. Un blâme général salua son départ. Un journal, organe officieux de la cour de Vienne, disait dédaigneusement : « Nous assistons à une aventure privée qui ne regarde que le prince de Saxe-Cobourg-Gotha. » On lit dans un autre : « Il se rend à Sofia par sa volonté, à ses propres risques, sans aucun encouragement des Puissances et sans la consécration de la Porte. Il agit en contradiction avec le traité de Berlin et son entreprise est bien hasardée. »

Le mécontentement de François-Joseph se manifesta autrement que par des paroles. Un grand seigneur hongrois, que Ferdinand voulait emmener avec lui, se vit refuser par l’Empereur l’autorisation de partir qu’il avait cru devoir solliciter. Plusieurs jeunes officiers qui suivaient son exemple furent arrêtés à la frontière et renvoyés dans leur garnison. Mais ce désaveu n’était qu’une façade. Au fond, l’Autriche était enchantée d’avoir un homme à elle sur le trône bulgare. Bientôt, tout en affectant de ne pas sortir de la ligue des Puissances, elle le soutiendra sous-main et s’efforcera de débarrasser de tous les obstacles la route sur laquelle il s’est engagé. Un diplomate originaire de Hongrie, encore peu connu dans les chancelleries, mais dont, au Ballplatz, on apprécie l’habileté et qui devait, à la veille de la guerre actuelle, jouer dans son pays un rôle néfaste, le baron de Burian, est envoyé à Sofia muni d’instructions qui sont plutôt favorables au prince. Quant à Bismarck, il continue à feindre l’indifférence et à déclarer que les trois empereurs étant d’accord, la paix dans les Balkans ne sera pas troublée. Il invite l’agent d’Allemagne à Sofia à traiter le prince Ferdinand « comme un lieutenant autrichien en voyage. »

Le discrédit dont le prince est ainsi frappé prend un caractère uniforme et définitif, dès qu’on le sait en chemin. Le 18 août, les agens étrangers en Bulgarie et en Roumélie orientale reçoivent l’ordre de ne pas aller le saluer, de n’avoir avec lui ni relations officielles, ni relations officieuses et de ne voir ses ministres que pour les affaires urgentes. Ils devront refuser toutes les invitations et s’abstenir de toutes visites. L’agent français est même autorisé à prendre un congé illimité, s’il le juge nécessaire ; il devra seulement déclarer aux ministres qu’il les rend responsables des dommages qui seraient en son absence causés à nos nationaux. En définitive, si le prince entre en Bulgarie avec l’adhésion de partisans assez nombreux pour créer un gouvernement, il faut le traiter comme un gouvernement de fait, en évitant toute démarche qui pourrait être interprétée comme une reconnaissance de sa légalité.

Quoique prévenu, au moment de quitter Vienne, des mesures d’ostracisme dont il va être l’objet de la part des Puissances, Ferdinand n’en poursuit pas moins sa route vers la Bulgarie où il est annoncé et attendu. Le 11 août, les régens qui se sont rendus à Roustchouk pour se porter par le Danube au-devant du souverain qu’ils doivent rencontrer à Lom-Palanka sont prévenus que son itinéraire est changé et que, de Widdin, où il a débarqué, il se dirige vers Sofia par Sistovo et Tirnovo, en évitant Roustchouk et Philippopoli où il devait d’abord s’arrêter. En débarquant, il lance un manifeste au peuple bulgare, sa première manifestation de prince régnant, laquelle est saluée à Sofia par un Te Deum chanté à la cathédrale. Le 16, il est à Tirnovo où il prend officiellement contact avec Stamboulof et où la grande Assemblée reçoit son serment. À cette séance solennelle, les agens étrangers, bien qu’invités pour la forme, ne se montrent pas. Mais personne ne songe à en prendre ombrage. Le ministre des Affaires étrangères leur a dit :

— Il nous suffit que vous ne vous éloigniez pas, et tout ce que nous vous demandons, c’est de nous ignorer.

Enfin, le 23 août, à sept heures du soir, le prince fait son entrée dans sa capitale. Il est dit dans un rapport diplomatique : « L’événement a excité plus de curiosité que d’enthousiasme. » Il est certain qu’en dépit des efforts de Stamboulof pour faire croire à Ferdinand qu’il était déjà populaire, l’accueil avait été plutôt réfrigérant. Les partisans de la Russie s’agitaient et pour l’instant faisaient cause commune avec ceux qui, restés fidèles au souvenir du prince Alexandre, avaient espéré son retour. Le même soir, un diner de gala réunissait autour du nouveau souverain les officiers de la garnison. On remarqua que le fameux major Panitza n’avait pas été invité. On crut d’abord que Ferdinand avait voulu manifester ainsi la répulsion que lui inspirait le passé de ce personnage méprisable et méprisé. Mais on sut bientôt qu’il l’avait mandé et « reçu avec cordialité. » Lorsque, à la fin de cette journée du 23 août, la première de son règne, le prince de Bulgarie se trouva seul, il pouvait se dire qu’il avait atteint son but.

Mais ce n’était pas tout d’avoir conquis une couronne, il fallait maintenant la conserver, non seulement la conserver, mais y ajouter de nouveaux fleurons. Peut-être appelait-il le jour où il pourrait la transformer en un diadème impérial. N’avait-il pas déjà confié à sa mère que ses ambitions ne seraient satisfaites que lorsqu’il aurait été sacré à Sainte-Sophie de Constantinople, empereur d’Orient ? Toutefois, cette perspective dont, un peu plus tard, il devait faire la confidence à son oncle le duc d’Aumale, n’était qu’un rêve, un rêve qui ne pouvait devenir une réalité qu’avec le temps, alors que la réalité qui s’imposait immédiatement à lui le mettait aux prises avec les difficultés du gouvernement et avec la nécessité de les résoudre.

Elles étaient nombreuses et lourdes. Un pays déchiré par les factions, une population sans expérience de la politique, composée de moutons de Panurge, jouet de quelques hommes, qui se disputent le pouvoir au nom de doctrines vagues et confuses faites pour entretenir le désordre matériel et moral, chefs sans soldats qui, pour se former une armée parmi cette foule l’ont asservie et exploitent sans vergogne son ignorance et sa crédulité ; ce pays, toujours menacé par l’ingérence étrangère, divisé en plusieurs partis sans qu’aucun d’eux puisse se flatter de posséder une majorité, ni même le pouvoir de vaincre l’anarchie qui, sous la régence, a fait de tous côtés de rapides progrès, tel est en résumé le tableau des écueils à travers lesquels le prince Ferdinand devra naviguer.

Mais ce qui est plus grave, c’est que, pour se diriger sur cette mer qui lui est encore inconnue, il a besoin d’un pilote, lequel ne peut être que ce Stamboulof, l’homme auquel il doit la couronne et qui, devenu, depuis le départ du prince Alexandre, le maître tout-puissant de la Bulgarie, y gouverne en dictateur. Investi de la confiance de Ferdinand, que celui-ci ne saurait lui refuser sous peine de s’en faire un ennemi mortel, Stamboulof, en cas de dissentiment avec le prince sur une question grave, voudra-t-il incliner son pouvoir, et, s’il s’y refuse, si néanmoins le prince persiste, ne sera-ce pas le conflit, un conflit dont personne ne saurait prévoir les suites ?

Cette question, Ferdinand avait dû se la poser dès ses premiers entretiens avec Stamboulof, lorsque, après avoir reçu la démission de la régence, il eut à conférer avec lui en vue de la formation d’un ministère. Comment aurait-il pu se dissimuler les périls de sa situation en entendant Stamboulof exposer ses idées, ses projets, ses volontés, en des termes dont la correction et la déférence n’affaiblissaient pas l’énergie, en y mettant l’accent d’un homme qui vient de gouverner son pays dans des circonstances critiques, et par la manière dont il l’a gouverné, s’est acquis des droits à sa reconnaissance ?

Mais Ferdinand n’est pas embarrassé pour si peu. S’il est contraint de subir la dictature ministérielle, il la subira aussi longtemps qu’il faudra, attendant l’heure où il pourra s’y soustraire, étudiant son terrain, se familiarisant avec la langue de ses sujets, se créant des relations parmi eux, et essayant de s’attacher l’armée sur laquelle il compte pour hâter sa délivrance.

Elu prince de Bulgarie, il est naturel qu’il veuille être le maître dans sa principauté et qu’il aspire à se débarrasser de Stamboulof au moment où il lui sera démontré que la collaboration du personnage ne lui est plus nécessaire. Mais ce n’est pas encore le cas, et huit années s’écouleront avant qu’il puisse s’emparer de la totalité du pouvoir dont, jusque-là, Stamboulof ne lui abandonne que des lambeaux. Ce n’est qu’à partir de 1894 qu’il gouvernera seul et que sa personnalité s’affirmera, avec d’éminentes qualités de comédien, un don excessif de dissimulation, un extraordinaire raffinement de duplicité, une dureté envers les inférieurs, qui n’est égalée que par sa souplesse envers les puissans, signes révélateurs d’un caractère antipathique.

Le 1er septembre, les régens et leurs ministres étaient démissionnaires et, à la demande du prince, Stamboulof formait un nouveau Cabinet. Il en avait pris la présidence et s’était adjugé le portefeuille de l’Intérieur. Son beau-frère Moutkourof était à la Guerre, Jetkof à l’Instruction publique, Stoïlof à la Justice, Natchowitz aux Finances et Stronski aux Affaires étrangères. Par la suite, il ne sera pas toujours aussi heureux dans ses choix, certains de ses collaborateurs ne lui seront pas aussi utiles que ceux-ci ; c’est que Ferdinand, s’efforçant d’appliquer la formule : diviser pour régner, aura semé la division dans le groupe ministériel et y aura trouvé des armes pour se défendre contre les menées du dictateur.


III

Tandis que s’organisait ainsi le gouvernement princier, l’Europe assistait indifférente en apparence à ces incidens, conservant l’attitude qu’elle avait prise dès le début contre Ferdinand, mais sans rien y ajouter de plus menaçant pour son gouvernement. C’était une attitude boudeuse et de mauvaise humeur qui n’empêcherait pas ce gouvernement de durer, tant qu’elle garderait sa forme actuelle, et il semblait bien que les Puissances ne fussent pas disposées à lui en imprimer une autre. La Russie, résolue à ne pas agir elle-même, adjurait la Porte d’exiger le départ du jeune prince. Mais, outre que la Porte était hors d’état de vaincre et de punir la rébellion d’une province vassale, elle ne souhaitait pas le renvoi d’un homme qui, en ceignant la couronne, s’était déclaré son tributaire, et il ne lui déplaisait pas de laisser dans l’embarras ceux qui l’avaient dépouillée. Partout, on criait bien haut que Ferdinand de Cobourg ne pouvait rester en Bulgarie, qu’il devait s’éloigner, mais personne n’indiquait le moyen de l’y contraindre, et lui-même, convaincu qu’aucune Puissance ne prendrait les armes contre lui, laissait couler ce torrent de paroles, assuré de n’être pas emporté tant qu’il pourrait s’appuyer sur le peuple bulgare, dont la présence de Stamboulof à la tête de son gouvernement lui garantissait la soumission, et parmi lequel les manifestations hostiles dont il était l’objet de la part de l’Europe augmenteraient sa popularité.

Loin de s’inquiéter de ces manifestations, il les utilisait comme un moyen de défense, laissant entendre que la croisade qui le menaçait, dirigée contre la Bulgarie, visait derrière elle tous les États balkaniques. Aussi fait-il appel à leur solidarité. Au commencement du mois de janvier 1888, il prodigue ses avances à la Roumanie, il convoque l’agent serbe et l’agent hellénique. Il confie au premier qu’il est prêt à conclure un traité d’alliance avec la Serbie, et qu’il tend la main au roi Milan. Il dit au second :

— Je vous parle dans un moment solennel. J’attends d’un moment à l’autre une note collective des Puissances m’engageant à me retirer. Je suis résolu à résister, et je suis assuré du dévouement absolu de mes ministres et de mon armée.

— Votre Altesse royale m’étonne beaucoup, monseigneur, en attribuant un tel dessein aux Puissances, objecte Ranghabé, le ministre hellène. Je ne crois pas qu’elles aient cette intention.

Mais Ferdinand persiste dans son dire.

— Je suis bien informé, déclare-t-il. En tout cas, je compte sur la Grèce.

Il sait bien que le péril qu’il signale n’existe pas. D’Autriche, d’Italie, de Belgique, d’Angleterre même, il est averti secrètement que l’Europe n’entreprendra rien contre lui. Mais il trouve bon d’exciter le chauvinisme bulgare pour s’assurer dans le Sobranié une majorité favorable aux propositions de ses ministres.

Sur ces entrefaites, la princesse Clémentine de Cobourg arrivait à Sofia, afin d’y passer quelques semaines auprès de son fils et de lui apporter l’appui de sa présence. Elle préludait ainsi aux nombreux séjours qu’elle devait faire par la suite dans la principauté, ayant à cœur de prouver aux sujets de ce fils chéri qu’elle ne se lasserait jamais de l’assister de ses conseils et de son expérience. Les ministres allèrent la recevoir à la frontière, tandis que Ferdinand l’attendait à Slivnitza. Elle fit à Sofia une entrée solennelle, les troupes formant la haie de la gare au palais. Le spectacle de cette fille de roi, issue de la plus illustre race du monde, assise à côté du souverain, souriant à la foule qui les acclamait, valut peut-être au prince ce jour-là un regain de popularité. Mais il ne le réconcilia pas avec l’Europe. Les membres du corps diplomatique étranger ayant été prévenus que la princesse avait exprimé le désir de les recevoir, les uns refusèrent de se rendre à cet appel dans la crainte d’être blâmés par leur gouvernement ; ceux qui s’y rendirent le firent à titre privé et en redingote, bien qu’on leur eût formellement demandé de se présenter en uniforme.

Quelque pénibles que fussent des incidens de cette nature, Ferdinand ne s’en inquiétait pas. Il se savait secrètement soutenu par l’Autriche. Le Ballplalz ne se prononçait pas en sa faveur, mais, avec son astuce accoutumée, il paralysait les tentatives russes et encourageait sous-main l’inaction de la Turquie. « Nous ne repoussons pas en principe, disait Kalnocky, l’idée d’une démarche collective des Puissances en vue de proclamer l’illégalité du pouvoir du prince de Cobourg. Mais avant de nous y associer, nous demandons qu’il soit répondu aux deux questions suivantes : Que fera-t-on si, comme c’est probable, il refuse de se soumettre ? S’il se soumet, que fera-t-on pour gouverner la principauté ? » Aucun gouvernement ne voulant prendre les armes pour détrôner le successeur d’Alexandre de Battenberg, les deux questions étaient condamnées à rester insolubles. Ferdinand de Cobourg pouvait dormir tranquille : il n’avait rien à redouter des Puissances.

La gravité des questions intérieures ne lui permettait pas de les envisager avec la même sérénité. Son éducation, ses goûts le portaient du côté des conservateurs, parmi lesquels figuraient des hommes tels que Stoïlof et Grécof appartenant à l’élite sociale bulgare ; c’est sur eux qu’il eût voulu s’appuyer. Mais, toutes ses tentatives pour s’assurer leur concours étaient contrecarrées et déjouées par Stamboulof, résolu à ne laisser arriver au pouvoir que des hommes à sa dévotion. Les efforts de Ferdinand pour se gagner la faveur de l’armée où il comptait déjà quelques amis subissaient le même sort. Le dictateur repoussait systématiquement les projets de réorganisation militaire, dont il n’avait pas eu l’initiative.

Cinq mois de règne et un voyage dans la principauté en compagnie de la Princesse mère ayant donné à Ferdinand l’illusion d’une popularité qui n’existait pas, il se crut un jour assez fort pour manifester une volonté et formuler des exigences. Il invita le dictateur à procéder dans les états-majors de l’armée à des changemens de personnes qui lui auraient permis d’exercer sur les soldats un pouvoir sans contrôle. Stamboulof lui répondit par un refus formel, ne voulant pas le laisser devenir le maître tout-puissant de l’armée. Comme le prince insistait, le dictateur répliqua :

— Si vous passez outre à l’avis de vos ministres, Monseigneur, le Cabinet tout entier se retirera, et si vous appelez vos amis pour le remplacer, ce sera fini pour vous à la prochaine session. N’oubliez pas que j’ai la majorité dans le Sobranié.

A la même époque, Stamboulof, ayant soumis à l’agrément du prince un projet d’amnistie en faveur des auteurs de la Révolution du 21 avril 1880 qui avait renversé Alexandre de Battenberg, Ferdinand lui demanda d’y comprendre un certain major Popof, précédemment condamné pour concussion, et auquel néanmoins il s’intéressait. Le dictateur commença par déclarer que la mesure était impossible. Mais, sur les instances du prince, il finit par céder.

— Je ne veux pas vous refuser, Monseigneur, fit-il sèchement ; mais il ne faudrait pas recommencer.

Le lendemain, dans un cercle intime, il se vantait d’avoir donné cette leçon à son souverain, et il ajoutait railleusement :

— C’est un enfant capricieux.

La presse ministérielle aggravait ces faits en les soulignant par ses remontrances et ses avertissemens. Elle faisait remarquer que les conservateurs n’étaient qu’un état-major sans soldats dans le pays et que le droit de changer les ministres n’appartenait qu’à la Chambre : là, Stamboulof était le maître.

« Ferdinand, écrivait-on de Sofia, a besoin de Stamboulof dont la chute rendrait sa position plus précaire. Il est sans attaches et sans sympathies dans le pays. Son genre de vie efféminé, le cérémonial d’un autre âge dont il s’entoure tranchent avec la simplicité et les goûts essentiellement militaires qui distinguaient son prédécesseur le prince Alexandre et sont en opposition avec les mœurs encore rudes et démocratiques des Bulgares. »

Il régnait depuis deux ans lorsque était formulé ce jugement. En se soumettant à Stamboulof, il avait gagné du temps, tourné bien des difficultés, familiarisé les Puissances avec l’idée qu’il resterait en Bulgarie et qu’elles seraient obligées tôt ou tard de le reconnaître. Recourir à des prodiges de ruse pour vivre en harmonie avec le dictateur, était-ce payer trop cher les résultats qu’il pouvait considérer comme acquis au moment où s’achevait l’année 1889 ?

Une course en Autriche venait de lui assurer de sérieux avantages. La Bulgarie avait pu contracter un emprunt, le faire coter aux bourses de Vienne et de Pesth et faire accepter par les usines autrichiennes une commande de 60 000 fusils. Enfin, devant les Délégations, l’empereur François-Joseph avait parlé de la nation bulgare en termes si bienveillans que, malgré leur brièveté, on pouvait les interpréter comme une promesse. Aussi Ferdinand de Cobourg se montrait-il de plus en plus confiant. Lorsque dans son entourage intime quelques pessimistes agitaient devant lui le spectre des exigences que, d’après eux, les Puissances formuleraient bientôt pour l’obliger à déposer sa couronne, il levait les épaules et s’écriait :

— Allons donc ! je suis à moitié reconnu.

C’était vrai, mais personne n’osait encore le lui dire officiellement. Au mois de janvier 1891, on constate que les représentans de l’Autriche, de l’Angleterre et de la Turquie sont entrés peu à peu en relations intimes avec la Cour, mais à titre privé. Ils demandent qu’il ne soit pas fait dans les journaux mention de leurs visites. Toutes les Puissances sont d’accord pour éviter de froisser la Russie, alors surtout que, à tort ou à raison, elle accuse la Bulgarie, par l’intermédiaire du consul d’Allemagne, de donner asile à des nihilistes et des emplois comme professeurs à quelques-uns d’entre eux.

Entre temps, la politique de Stamboulof, son despotisme, ses procédés de gouvernement, ses rigueurs implacables contre les artisans de désordres, la haine de ses ennemis et enfin la nécessité qui s’imposait à lui de se défendre contre leurs entreprises avaient ouvert en Bulgarie une période sombre et tragique. Sous le règne d’Alexandre de Battenberg, bien que la paix publique eût été parfois troublée par les dissentimens des partis, et qu’il se fût dénoué par une révolution, le sang des sujets bulgares n’avait pas été répandu par la main du bourreau ; ce n’est que sur les champs de bataille qu’il avait coulé. Depuis que Stamboulof était devenu le maître, il en était autrement. Le souvenir des sentences de mort prononcées contre les conspirateurs de 1887 entretenait parmi les agitateurs une soif de vengeances dont la multiplicité des complots, des rumeurs alarmantes et des menaces anonymes adressées au ministre révélait l’intensité.

Il ne se méprenait pas quant à la gravité des périls auxquels il était exposé. Pour les conjurer, il ne négligeait aucune précaution. « Je suis allé le voir, écrit un membre du corps consulaire, mais, pour arriver jusqu’à lui, j’ai dû franchir un cordon de gendarmes et de policiers. Il était assis à sa table de travail, un revolver devant lui et une carabine à portée de sa main. » Dans une autre lettre datée de l’été de 1891, on raconte qu’en partant pour Tirnovo où il se propose de passer la belle saison, il a annoncé qu’il ne rentrera pas avant janvier. « A Sofia, il vit dans la crainte des assassins, enfermé dans sa maison, entouré de gardes du corps, le revolver au poing ; il sort rarement et toujours escorté de huit gendarmes, tandis qu’à Tirnovo, il se sent moins haï ; loin de toute grande ligne de communication il est plus en sûreté. »

Vers le même temps, on l’entend déclarer qu’il ne peut se garder du poignard des assassins qu’en se maintenant au pouvoir ; il ajoute :

— Quand je tomberai, si je réussis à fuir sain et sauf à l’étranger, j’y serai poursuivi par mes ennemis et je n’échappe rai pas à leur vengeance.

Il ne se faisait donc pas illusion sur le sort qui l’attendait. Mais plus se fortifiait sa conviction à cet égard, plus il devenait impitoyable envers ses adversaires, envers quiconque était soupçonné de vouloir le renverser. C’est ainsi que, dans la nuit du 2 au 3 février 1890, averti par une dénonciation des allées et venues du major Panitza, inspecteur de la justice militaire, tendant à faire croire que ce personnage préparait un mauvais coup, il l’avait fait arrêter à son domicile. Il s’y était ensuite transporté, afin d’y perquisitionner, ne voulant laisser à personne le soin d’instruire cette affaire. Les papiers saisis chez Panitza, et ses aveux ne laissaient aucun doute sur ses menées révolutionnaires. Le prince alors en voyage devait être appréhendé en rentrant à Sofia et les ministres avec lui. Comme l’accusé reconnaissait qu’il avait compté sur le concours d’une partie de la garnison et de plusieurs civils, vingt personnes, soupçonnées de s’être engagées à le seconder étaient arrêtées quelques heures après lui, parmi lesquelles plusieurs officiers, et le préfet de police lui-même qu’on relâchait ensuite, faute de preuves, mais en ne lui laissant qu’une apparence d’autorité.

Nature de brigand et d’aventurier, perdu de dettes et chargé de crimes, Panitza ne méritait guère qu’on s’apitoyât sur son sort ; on ne peut donc blâmer Stamboulof d’avoir voulu faire un exemple dans sa personne, en le traduisant en cour martiale ainsi que ses complices afin de terroriser ceux qui seraient tentés de l’imiter. Mais toujours fougueux, emporté, intraitable dans ses résolutions, il commit la faute, après avoir livrer le coupable à ses juges, de ne pas l’abandonner à son sort et de prétendre leur dicter la sentence. Par peur ou par conviction, ils étaient disposés à une indulgence relative, alléguant la fragilité des preuves qu’il invoquait pour établir que Panitza, soudoyé par un gouvernement étranger, avait voulu la mort du ministre ; mais cette modération indignait Stamboulof.

— Dans un procès tel que celui-ci, disait-il, on ne doit pas juger d’après les faits et d’après les preuves matérielles, mais d’après les considérations politiques et la conviction morale.

Influencée par l’activité et le caractère impérieux de l’intervention de Stamboulof, la cour martiale ne résista pas, et Panitza fut condamné à subir la peine capitale. Il se pourvut en cassation, mais la Cour confirma l’arrêt des premiers juges. Alors les démarches en sa faveur, commencées par sa famille, se multiplièrent pour obtenir de Ferdinand qu’il usât de son droit de grâce. Le prince s’y refusa et, pour se soustraire aux sollicitations, il quitta Sofia à la veille du jour fixé pour l’exécution. Stamboulof partit derrière lui, après avoir fermé sa porte à divers membres du corps diplomatique qui, cédant aux supplications de la femme du condamné, avaient tenté de sauver sa tête. Le 28 juin, Panitza périssait fusillé, sans qu’on lui eût permis d’embrasser sa famille, témoignage d’inhumanité qui acheva de faire de Stamboulof un objet d’horreur pour la majeure partie de la population de Sofia.

Cet acte de cruauté eut une autre conséquence, et celle-là bien autrement grave pour le dictateur. Le nombre s’accrut des révolutionnaires qui déjà s’étaient promis de venger les morts, leur exaspération ne connut plus de bornes, et les plus violens d’entre eux se jurèrent que le tyran tomberait sous leurs coups.

Plus redouté qu’aimé, il ne comptait d’appuis dévoués que parmi les courtisans qui avaient associé leur fortune à la sienne et attendaient tout de lui ; vis-à-vis de la majorité de ses concitoyens, il était plus puissant par la terreur qu’il inspirait que par des services qui ne pouvaient être contestés. Ce n’était pas assez pour tenir en échec ses ennemis et les paralyser. Le 27 mars 1891, on eut la preuve que, loin de désarmer, ils étaient plus que jamais résolus à recourir au crime pour assouvir la haine dont ils étaient animés.

Dans la soirée de ce jour, vers huit heures, Stamboulof sortait de chez le prince et rentrait chez lui, accompagné de son collègue Beltchev, ministre des Finances, lorsque, arrivé devant le jardin municipal qui fait face au palais, il vit surgir quatre individus armés de revolvers. Beltchev était un homme inoffensif, à qui on ne connaissait pas d’ennemis et, certainement, ce n’est pas à lui que les agresseurs en voulaient. Mais la nuit était venue, l’obscurité voilait les visages, et les assassins se trompant tirèrent trois coups sur le malheureux Beltchev, qui tomba foudroyé, tandis que Stamboulof s’effaçait et prenait la fuite en appelant du secours. Du palais et des maisons voisines, on accourait ; on se pressait autour du ministre assassiné dont on ne pouvait que constater le décès. Quant aux auteurs de ce forfait, ils avaient disparu, ils devaient rester introuvables. Personne ne mit en doute qu’ils étaient l’instrument des amis du major Panitza. Mais c’est un innocent qu’ils avaient frappé, et non celui qu’ils voulaient atteindre. Dès le lendemain, on disait de toutes parts qu’ils recommenceraient. Ce meurtre en effet ouvrait la série des attentats qui furent commis, durant les années suivantes, contre les politiciens bulgares et qui fauchèrent tour à tour le docteur Voulkovitch, ministre de Bulgarie à Constantinople, partisan farouche de Stamboulof, Stamboulof lui-même, après lui, son ami Petkof, ancien maire de Sofia, voire d’autres personnages plus obscurs, y compris un certain Tufekchief auquel on imputait la mort du dictateur. A travers ces souvenirs, la Bulgarie apparaît comme la terre classique de l’assassinat.

Cependant, le soir même de la mort de Beltechev, la police et la justice intervenaient sur l’ordre du premier ministre et commentaient une enquête en vue de découvrir les coupables. Mais comment les découvrir, alors que personne ne les avait aperçus et que sur le théâtre du crime rien n’était resté qui permit d’établir leur identité ? On voit alors Stamboulof, qui se sent de plus en plus menacé, s’exaspérer de l’impuissance de ses agens, prendre lui-même la direction de l’enquête judiciaire et aboutir à cette conclusion que les assassins ont été soudoyés par la Russie et la Serbie. Karavélof, l’ancien ministre auquel Stamboulof reproche ses opinions russophiles, est arrêté de nouveau, bien qu’il soit invraisemblable que, naguère victime de la cruauté de Panitza, il ait voulu venger sa mort. Avec lui plusieurs députés de l’opposition sont incarcérés ; on raconte qu’ils ont été soumis à la torture. Une surveillance rigoureuse est exercée autour du consul serbe, et une prime de vingt mille francs est offerte au bon citoyen qui dénoncera les coupables. La rage du dictateur va si loin qu’ayant appris que les femmes des prisonniers ont adressé à l’agent d’Italie une requête dénonçant les traitemens barbares dont leurs maris sont l’objet, il les traduit devant le tribunal criminel en donnant l’ordre à l’accusateur public de requérir contre elles la peine de mort pour avoir provoqué contre le gouvernement une intervention étrangère. À cette mesure odieuse les juges répondirent en prononçant l’acquittement des trois femmes.

Les accusés renvoyés en cour martiale comme auteurs responsables de la mort de Beltchev, furent moins heureux. Leur procès se dénoua par douze condamnations, dont quatre à mort, une par contumace. Karavélof, contre lequel aucune charge n’avait été relevée, fut néanmoins frappé de cinq années de prison pour s’être déclaré l’adversaire du gouvernement. Une fois de plus, Stamboulof affirmait son autorité. Mais les assassins de Beltchev restaient impunis, et leur impunité ne pouvait qu’exciter leur audace.

Sollicités de s’entremettre pour obtenir des commutations de peine, les agens des Puissances se divisèrent. Après avoir essayé d’un timide plaidoyer, le baron de Vainzenheim, consul d’Allemagne, chargé des intérêts de la Russie, reçut de sa Cour l’ordre de ne pas insister. Derniq, consul de la Grande-Bretagne, et le baron de Burian, représentant de l’Autriche, refusèrent d’intervenir, en objectant qu’il fallait en finir avec les agitateurs. Le comte de Sonnaz, ministre d’Italie, émit l’avis qu’il n’avait pas été produit contre Karavélof de présomptions suffisant à justifier sa condamnation et conseilla la clémence, appuyé par le gérant du commissariat ottoman, et par les agens de Belgique, de Roumanie, de Grèce et de Serbie ; le consul de France n’avait pas été sollicité.

Ces démarches furent vaines. Stamboulof se flattait, en cette circonstance, d’être d’accord avec la majorité du pays, qu’avait justement indigné la mort de l’honnête homme qu’était Beltchev. Il convient d’ailleurs de reconnaître que le dénouement du procès, accueilli avec calme même dans l’armée, avait ramené au dictateur une partie de l’opinion, qui précédemment paraissait lui être hostile. Son patriotisme n’était ni contestable ni contesté. On le savait possédé de la passion de l’indépendance nationale et convaincu que le gouvernement, tel qu’il l’avait constitué, avec le prince sous son autorité, était le seul qui convint à l’état actuel de la Bulgarie ; on ne le désapprouvait pas de tenir pour criminel quiconque voulait y toucher.

Il ne semble pas que les menaces dont Stamboulof était l’objet eussent visé le prince Ferdinand. On lui reprochait de n’avoir pas commué la peine du condamné. Mais on lui tenait compte de son impuissance à secouer le joug sous lequel il était asservi et des difficultés au milieu desquelles il se débattait pour conserver une apparence de pouvoir, alors que, pour toutes les choses importantes où il eût voulu faire acte de souverain, sa volonté devait plier devant celle du dictateur. Cependant, dans son entourage intime, on regrettait qu’il se fût appuyé exclusivement sur cet homme contre qui grondaient tant de haines. On le suppliait de l’éloigner.

— Il vous compromet, lui disait-on, et vous expose aux ressentimens dont il est l’objet. Renvoyez-le, et le pays vous bénira.

Mais il dédaignait de répondre aux avertissemens qui lui venaient de divers, côtés et qui témoignaient, il est vrai, chez ceux qui les prodiguaient, d’une ignorance complète de l’état des partis en Bulgarie ; il se taisait et se réservait, jugeant que son heure n’était pas venue.

La fidélité qu’il gardait à son ministre tenait encore à une autre cause. Les menaces de mort qu’à toute heure recevait celui-ci, avaient impressionné le jeune souverain. La peur de l’assassinat est contagieuse. Elle l’était tout particulièrement chez ce prince, dont la pusillanimité devant le danger avait été remarquée par la plupart des gens qui l’approchaient. Ne disait-on pas déjà de lui qu’il ne brillait pas par le courage ? Enclin à un mysticisme maladif, mélangé de fatalisme, superstitieux comme Louis XI, il commençait à se révéler tel qu’il se montrera plus tard, dominé par la crainte de périr victime de quelque bandit. On l’entendra dire alors :

— Vous verrez que je périrai massacré et que je n’aurai pas même un prêtre pour m’assister à mon dernier moment.

En juin 1892, étant en Angleterre, il fait part de ses appréhensions à lord Salisbury, qui s’en fait l’écho auprès de plusieurs membres du corps diplomatique. Il est donc certain qu’elles le hantent, et c’est sans doute depuis le jour où il a constaté combien était redoutable et grosse de périls l’atmosphère de supplices et de sang dans laquelle l’a entraîné Stamboulof. Il est alors convaincu que le souci de sa sûreté lui commande de ne pas se séparer du politicien qui gouverne la Bulgarie. En le conservant, il s’assure un défenseur, car Stamboulof le défendra en se défendant lui-même, tandis que, s’il le renvoyait, il s’en ferait un ennemi irréconciliable, irrité d’être disgracié et brûlant du désir de se venger. Il continue donc à porter sa chaîne, à se soumettre à toutes les décisions qu’il plait à Stamboulof de lui signifier et à se laisser docilement conduire à travers les innombrables difficultés que suscite dans tout le pays la politique dictatoriale.

Elles se multiplient, surgissent à l’improviste. Un jour, c’est le Saint-Synode qui, réuni à Solia, refuse de porter ses hommages au prince, qu’il accuse d’être hostile à la religion orthodoxe, acte de rébellion que Stamboulof punit en ordonnant l’arrestation des évêques et en les faisant reconduire dans leur diocèse. Un autre jour, c’est l’expulsion d’un journaliste français, ancien secrétaire de la chancellerie du prince Alexandre, devenu correspondant de l’agence Havas ; accusé à tort d’être l’auteur d’un article malveillant pour Ferdinand, publié par un journal de Paris, il est conduit à la frontière, malgré les protestations du consul de France. Le souverain ayant exigé cette mesure, Stamboulof s’est empressé de lui donner satisfaction en une circonstance où il peut céder sans qu’il en coûte rien à son orgueil. Si difficiles que soient encore les relations du gouvernement bulgare avec la Légation de France, l’événement les rend plus difficiles. On lit à ce propos dans un rapport confidentiel : « D’un caractère très vindicatif, Ferdinand poursuit de sa haine tous ceux, grands et petits, qui ne veulent pas faire acte de courtisan vis-à-vis de lui. Il a enjoint à Stamboulof d’expulser le publiciste qui ne le tient pas pour un homme de génie, et Stamboulof a obéi avec plus d’empressement qu’il n’en a manifesté en d’autres cas. » Mais il fait expier au prince cette concession en le livrant aux commentaires désobligeans de la presse et en laissant dire que « l’incommensurable vanité de Ferdinand, ses allures prétentieuses et hautaines, ont fait de lui un personnage ridicule. »

À cette époque, le pouvoir du dictateur s’exerce sans retenue. Un de ses collaborateurs lui résiste-t-il, il est brisé. Tel est le cas du ministre de la Justice Toutchef qui, se trouvant en désaccord avec Stamboulof sur une question de compétence judiciaire, est obligé de se retirer. Comme il est difficile de lui trouver un successeur, le président du Conseil bombarde ministre un fabricant d’essence de roses, malgré les objections du prince qui conteste la spécialité. Humilié par une nomination qu’il avait déconseillée, Ferdinand fait contre mauvaise fortune bon cœur. Le désaccord s’accentue entre le ministre et lui. Mais comme chacun d’eux a un journal à ses gages, ils laissent ces feuilles guerroyer. Des polémiques s’engagent. L’organe ministériel écrit : « Lorsque les étalons ruent, il ne faut pas que les ânes se mettent au milieu, car ils pourraient en souffrir. » Ferdinand prend l’offense pour lui ; il mande Stamboulof qui ne vient que sur un second appel et sa démission en poche. Il a compris que la patience du prince est à bout. Avec un imperturbable sang-froid, il laisse passer le flot des reproches qui lui sont adressés.

— Vos allures autoritaires, déclare le souverain, me rendent impossible l’exercice du pouvoir et intolérable le séjour de Sofia. J’en ai assez d’être tyrannisé.

— Je me retirerai si Votre Altesse le désire, réplique Stamboulof.

Le prince n’ose le prendre au mot et le laisse s’éloigner, réservant sa décision. Mais, une heure après, Je ministre d’Angleterre se présente au palais et fait entendre des conseils de patience et de sagesse. Stamboulof renversé, à qui le prince pourra-t-il confier la direction des affaires de l’Etat ?

Ferdinand se résigne de nouveau à courber la tête, et le même soir, il part pour Varna, laissant le champ libre au premier ministre. Peut-être est-ce à ce moment qu’en un entretien dont nous trouvons la trace dans nos documens sans pouvoir en préciser la date, il avoue à l’un de ses familiers qu’il n’est pas sur un lit de roses. L’Europe s’obstine à ne pas le reconnaître, et, impuissant à se délivrer de la tutelle qui pèse sur lui, il est réduit à jouer un rôle de roi fainéant, sous peine d’être ramené dans la réalité des choses par son maire du palais.

On se tromperait toutefois en interprétant cette plainte comme une preuve de découragement, ou comme le signe avant-coureur d’une démission que lui conseillerait son impopularité. Impopulaire, il l’est, et il ne l’ignore pas, et d’autres, moins tenaces que lui, jetteraient peut-être le manche après la cognée, lassés de l’inutilité de leur effort pour remonter le courant qui barre la route à leurs ambitions. Mais, même lorsque tant d’obstacles se dressent devant lui, même lorsque, à l’improviste, au moment de se rendre à un bal donné en son honneur au cercle militaire, il apprend que la fête a été contremandée par Stamboulof qui, redoutant une sédition des officiers de l’artillerie, désire qu’il ne sorte pas ce soir-là et le fait garder durant toute la nuit après avoir consigné dans leurs casernes les troupes de la garnison, même en des circonstances aussi critiques, il est convaincu que, dit-il un jour succomber victime d’un attentat révolutionnaire, il atteindra le but qu’il se proposait en acceptant la couronne de Bulgarie ; qu’au moins pour un temps, il jouira de la joie d’avoir pris sa place parmi les souverains d’Europe et d’être reconnu par eux comme leur égal. Quel que soit le caractère alarmant des mauvais jours qu’il traverse, l’enjeu de la partie qu’il joue est assez attrayant pour l’emplir de confiance, lui donner un semblant de courage et dominer les terreurs dont il est parfois obsédé.

Il faut dire aussi que, vaniteux et efféminé à l’excès, les formes extérieures de la royauté et les apparences du pouvoir, le luxe dont il s’est entouré, le cérémonial de cour qu’il a créé pour son usage et poussé jusqu’au raffinement sont un heureux contrepoids à ses inquiétudes, dont la gravité s’efface souvent sous l’excentricité de ses habitudes et la futilité de ses préoccupations. Son goût passionné pour les fleurs et pour les joyaux, pour les décorations et les brillans uniformes, ses démarches incessantes à Vienne pour se faire octroyer la Toison d’or, qu’il n’obtiendra qu’après avoir essuyé maints refus, les sébiles pleines de pierres précieuses qui s’espacent sur son bureau et dans lesquelles il aime, tout en causant, à tremper ses doigts chargés de bagues, sa manière de s’habiller, de parler, sa disposition naturelle à ne permettre à personne de lire dans sa pensée, autant de signes caractéristiques d’une nature en qui l’ambition est restée égoïste, personnelle, peu scrupuleuse, bien qu’effrénée dans ses manifestations. Tel que nous essayons de le décrire, tel il se montrera aux heures solennelles où il devra décider de son sort et de celui de son royaume.

On remarquera qu’au cours des événemens que nous venons de résumer il n’avait pas été question de lui. « On dirait qu’il ne règne pas, observait un témoin, et qu’il s’est désintéressé des affaires de sa principauté. » Il ne s’en désintéressait pas, mais il jugeait bon de laisser le champ libre à Stamboulof, plus habile que lui pour écraser la clique révolutionnaire. En 1892, il part dès le mois de mai, non pour se distraire, mais pour intéresser à sa situation quelques-unes des grandes Cours, celles de Londres et de Vienne notamment, et leur demander de l’aider à se marier en prenant l’initiative de la reconnaissance qui lui avait été refusée jusque-là.

En Angleterre, où il avait été reçu à Balmoral, non comme prince de Bulgarie, mais comme cousin de la reine Victoria, il est, au mois de juin, le lion de la saison. Le lord-maire de Londres donne en son honneur un lunch auquel sont invités lord Salisbury, premier ministre, elles ambassadeurs. Ceux de France, de Russie et de Turquie n’acceptent pas l’invitation. Lord Salisbury reste à la campagne et ne se déplace que le lendemain pour venir recevoir le visiteur. Celui-ci confie au ministre anglais qu’il ne veut plus tarder à donner une reine à la Bulgarie. Mais il quitte Londres sans avoir trouvé ce qu’il cherche.

A Vienne, il n’est pas plus heureux. L’audience que lui accorde l’Empereur est courte, banale, ne différant en rien de celles que François-Joseph réserve aux étrangers de distinction. C’est tout à fait par hasard que le comte Kalnocky se trouve au Ballplatz lorsque Ferdinand s’y présente.

— Nous avons failli ne pas nous rencontrer, racontera-t-il le soir.

L’entretien ne sort pas du domaine des lieux communs, et s’il est fait allusion à la question mariage, elle n’est pas résolue quand les deux interlocuteurs se séparent, bien que le nom de la jeune princesse Marie-Louise de Bourbon-Parme ait été prononcé, et qu’ils aient été d’accord pour reconnaître que le mariage du prince aurait pour résultat de consolider son gouvernement, en lui créant des protections nouvelles en Europe parmi les familles régnantes.

C’était aussi l’opinion de Stamboulof. Docile à ses conseils, Ferdinand, au début de l’année suivante, se rendait en Bavière avec l’espoir d’être admis à faire un choix dans la famille des Wittelbach où deux jeunes princesses attendaient un mari : Sophie, fille du duc Théodore, et Clara, sœur des princes Ferdinand et Alphonse. Mais les princesses sont aujourd’hui plus indépendantes qu’autrefois et ne se laissent plus sacrifier à la raison d’Etat. Le prince de Bulgarie ne fut pas agréé, on lui fit entendre qu’il n’était qu’un roitelet, dont le trône était encore trop fragile pour inspirer confiance. Il n’insista pas et reprit le chemin de sa capitale.

Au moment où il quittait Munich, le bruit se répandit que c’était sur un ordre venu de Berlin par lequel on lui signifiait qu’on ne lui permettrait pas d’épouser une princesse allemande. L’exactitude de cette information n’a pu être établie. Si elle l’était, on y pourrait voir la preuve qu’à Berlin on avait eu à cœur de ne pas froisser la Russie en facilitant l’entrée de Ferdinand dans une famille régnante.

On sait que, le 20 avril 1893, il épousait à la villa Pianore, résidence de la famille de Bourbon-Parme, dans la province de Lucques, la femme qu’il s’était choisie. Cette princesse, morte prématurément après six années d’union, au cours desquelles le foyer conjugal fut embelli par quatre berceaux, n’a fait que traverser l’histoire de la Bulgarie. Mais elle y a tracé un sillon lumineux qui reste encore tout embaumé du parfum de sa grâce et de son charme. Elle a trop peu vécu pour être mêlée à ceux des événemens du règne de son mari où il a donné toute sa mesure et trompé les espérances de ses thuriféraires, qui s’étaient trop pressés de voir en lui un être de sagesse, de droiture et de loyauté. Toutefois, si l’on veut se rappeler que le trépas de cette noble créature a été attribué au désespoir indigné dont elle fut saisie en apprenant que Ferdinand, pour conserver sa couronne, s’était prêté à l’abjuration de son fils aîné, bien qu’en se mariant et d’accord avec Stamboulof il se fût engagé à faire élever ses enfans dans la religion catholique, on inclinera à penser qu’elle est descendue dans la tombe avec le pressentiment des trahisons dont ultérieurement il s’est rendu coupable et qui l’ont voué à la flétrissure du présent et de l’avenir.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Il était mort au mois de septembre en Autriche où il s’était retiré et marié morganatiquement, après avoir acquis la certitude que son espoir d’épouser la princesse Victoria de Prusse ne se réaliserait pas. A la nouvelle de sa mort, le prince Ferdinand fit célébrer un service religieux dans la cathédrale de Saint-Kral, et, le 25 novembre, le corps était reçu solennellement à Sofia. Cette cérémonie, qui se déroula dans le plus grand calme, donna lieu à des commentaires propres à démontrer que le successeur d’Alexandre ne l’avait pas fait oublier.
  3. Le plus jeune frère de l’empereur François-Joseph. Après la mort de l’archiduc Rodolphe, il devint héritier de la couronne ; mais il ne se sentait pas fait pour régner, et bientôt après il transmettait ses droits à son fils, l’archiduc François-Ferdinand, qui fut assassiné à Sarajevo le 20 juin 1914.
  4. Je crois devoir faire remarquer que les documens utilisés dans cette étude sont pour la plupart inédits.