Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre VI

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Hetzel (p. 69-82).

Un de ces énormes sauriens vint s’ébattre…

VI

D’îles en îles



Ce parcours du moyen Orénoque était commencé. Que de longues heures, que de monotones journées à passer à bord de ces pirogues ! Que de retards aussi sur un fleuve, en réalité, si peu propre à une rapide navigation ! Cette monotonie n’existerait pas, sans doute, pour M. Miguel et ses compagnons. En attendant leur arrivée au confluent du Guaviare et de l’Atabapo, ils feraient œuvre de géographes, ils compléteraient la reconnaissance hydrographique de l’Orénoque, ils étudieraient la disposition de ses affluents non moins nombreux que ses îles, ils relèveraient la situation de ses raudals, ils rectifieraient enfin les erreurs dont la carte de ces territoires était encore entachée. Le temps s’écoule vite pour des savants… qui cherchent à en savoir davantage !

Peut-être était-il regrettable que le sergent Martial se fût opposé à ce que le voyage s’effectuât dans une seule et même embarcation, car les heures eussent paru moins interminables. Mais, sur ce point, l’intransigeance de l’oncle avait été absolue, et, d’ailleurs, le neveu n’avait fait aucune observation à ce sujet, comme s’il eût été nécessaire qu’il en fût ainsi.

Le jeune garçon dut se contenter de lire et relire l’ouvrage de son compatriote, si précis, en somme, sur tout ce qui concerne l’Orénoque, et il n’aurait pu trouver un meilleur guide que le voyageur français.

Lorsque la Maripare et la Gallinetta eurent atteint le milieu du fleuve, on aperçut les cerros qui bossuent la surface des plaines voisines. Sur la rive gauche, un amas de cases devint visible vers onze heures du matin, au pied de collines granitiques. C’était le village de Cabruta, composé d’une cinquantaine de paillotes, et si l’on veut bien multiplier ce nombre par huit, on aura à peu près celui de ses habitants. Là les métis ont remplacé les Indiens Guamos, actuellement dispersés, des indigènes dont la peau est plus blanche que celle des mulâtres. Cependant, comme on était dans la saison des pluies, le sergent Martial et Jean de Kermor purent voir d’assez près quelques-uns de ces Guamos, qui viennent, à cette époque, pêcher sur leurs canots d’écorce.

Le patron de la Gallinetta parlait l’espagnol. Aussi, le jeune garçon lui adressait-il maintes questions auxquelles Valdez répondait volontiers. Et, le soir, alors que la falca s’approchait de la rive droite, Valdez dit à Jean :

« Voici Capuchino, une ancienne mission abandonnée depuis longtemps.

— Est-ce que vous comptez vous y arrêter, Valdez ?… demanda Jean.

— C’est indispensable, puisque la brise va cesser avec la nuit. D’ailleurs on ne navigue que de jour sur l’Orénoque par prudence, car les passes changent souvent, et il est indispensable d’y voir clair pour se diriger. »

En effet, les mariniers ont l’habitude de s’amarrer chaque soir aux rives du fleuve ou des îles. Aussi la Maripare vint-elle atterrir le long de la berge de Capuchino. Après le dernier repas, où figurèrent quelques poissons de l’espèce des dorades, achetés aux pêcheurs de Cabruta, les passagers des pirogues s’endormirent d’un profond sommeil.

Ainsi que l’avait pronostiqué le patron Valdez, la brise était tombée aux premières heures de la nuit, mais elle reprit dès le jour naissant, en se maintenant au nord-est. Les voiles furent donc hissées, et les deux falcas, vent arrière, remontèrent le fleuve sans encombre.

En face de Capuchino s’ouvrait la bouche de l’Apurito, un bras de l’Apure. Le delta de ce puissant tributaire se montra deux heures plus tard. C’est par cet affluent que le Simon-Bolivar, après avoir quitté Caïcara, s’avançait à travers les territoires de la Colombie, limités à l’ouest par les Andes.

Et, à ce propos, M. Miguel demanda à ses deux compagnons pourquoi, en somme, ce ne serait pas l’Apure qui serait l’Orénoque plutôt que l’Atabapo ou le Guaviare.

« Par exemple !… riposta M. Felipe. L’Apure peut-il être autre chose que l’affluent d’un fleuve qui mesure ici près de trois mille mètres de largeur ?…

— Et ses eaux ne sont-elles pas troubles et blanchâtres, s’écria M. Varinas, tandis que celles-ci, depuis Ciudad-Bolivar, sont claires et limpides ?…

— Entendu, dit M. Miguel en souriant, et mettons l’Apure hors de concours. Nous trouverons assez d’autres concurrents sur notre route. »

Ce que M. Miguel aurait pu dire, c’est que, en tout cas, l’Apure arrose des llanos autrement riches que ceux de l’Orénoque, et qu’il semble véritablement le continuer vers l’ouest, tandis que celui-ci fait un angle en cet endroit et vient du sud depuis San-Fernando. C’est sur une longueur de cinq cents kilomètres, presque à Palmirito, que les bateaux à vapeur, qui ne peuvent s’aventurer en amont de son embouchure, en suivent le cours.

On l’a justement nommé le « fleuve des llanos », ces vastes surfaces propices à toutes cultures, si heureusement disposées pour l’élevage des bestiaux, et qui renferment la population la plus robuste et la plus laborieuse du Venezuela central.

Ce qu’il convient aussi de remarquer, — et Jean put le constater de ses propres yeux, — c’est que les caïmans abondent sous ces eaux épaisses, qui leur permettent d’approcher plus facilement leur proie. Quelques-uns de ces sauriens monstrueux vinrent s’ébattre à quelques pieds de la Gallinetta. Longs de plus de six mètres, ces géants de l’espèce des crocodiles sont nombreux dans les tributaires de l’Orénoque, alors que les caïmans des rivières des llanos n’atteignent qu’une taille inférieure.

Et, sur une demande que lui fit le jeune garçon, le patron Valdez répondit :

« Ces bêtes ne sont pas toutes dangereuses, et il y en a, — entre autres les bavas, — qui n’attaquent même pas les baigneurs. Quant aux cebados, c’est-à-dire ceux qui ont déjà goûté de la chair humaine, ils s’élanceraient jusque dans les embarcations pour vous dévorer !…

— Qu’ils y viennent ! s’écria le sergent Martial.
« pour varier votre ordinaire ! » dit m. miguel. (Page 73.)

— Non… qu’ils n’y viennent pas, mon oncle ! » répondit Jean, en montrant une de ces énormes bêtes dont les formidables mâchoires s’ouvraient et se refermaient à grand bruit.

Au surplus, les crocodiles ne sont pas seuls à infester les eaux de l’Orénoque et de ses affluents. Il s’y rencontre aussi les caribes, poissons d’une telle vigueur qu’ils brisent d’un coup les plus forts hameçons, et dont le nom, dérivé de celui de Caraïbe, indique des cannibales aquatiques. En outre, que l’on se défie des raies et des anguilles électriques, ces gymnotes appelées trembladors. Pourvues d’un appareil assez compliqué, elles tuent les autres poissons à coups de décharges que l’homme ne supporterait pas impunément.

Pendant cette journée, les falcas côtoyèrent quelques îles le long desquelles le courant était plus rapide, et, une ou deux fois, il fallut employer l’espilla fixée à de solides racines d’arbres.

En passant devant l’île Verija de Mono, hérissée de massifs à peu près impénétrables, plusieurs coups de fusil retentirent à bord de la Maripare. Une demi-douzaine de canards tombèrent à la surface du fleuve. C’étaient M. Miguel et ses amis qui venaient de se montrer adroits tireurs.

Quelques instants après, la curiare s’approchait de la Gallinetta.

« Pour varier votre ordinaire ! » dit M. Miguel, en offrant une couple de ces canards.

Jean de Kermor remercia M. Miguel, tandis que le sergent Martial grommelait une sorte de remerciement.

Après avoir demandé au jeune garçon comment il avait passé ces deux jours de navigation, et reçu une réponse satisfaisante de tous points, M. Miguel souhaita le bonsoir au neveu comme à l’oncle, et la curiare le ramena à sa pirogue.

Dès la tombée de la nuit, les deux falcas vinrent s’amarrer à l’île Pajaral, la rive droite du fleuve étant encombrée de roches erratiques, sur lesquelles M. Chaffanjon avait pu relever de nombreuses inscriptions, dues au couteau des marchands qui fréquentent cette partie du fleuve.

On soupa de bon appétit. Les canards, apprêtés par le sergent Martial, lequel s’entendait en cuisine comme un cantinier de régiment, offraient une chair savoureuse et parfumée, bien supérieure à celle des espèces européennes. À neuf heures, on se coucha, ou du moins le jeune garçon alla s’étendre sur l’estera dans la partie du rouf qui lui servait de chambre, et son oncle, fidèle à ses habitudes, vint soigneusement l’envelopper de la moustiquaire.

Précaution qui fut loin d’être inutile ! Que de moustiques et quels moustiques ! Et M. Chaffanjon, à en croire le sergent Martial, ne saurait être taxé d’exagération pour avoir dit que là « est peut-être la plus grande difficulté d’un voyage sur l’Orénoque ». Des myriades de dards venimeux vous piquent sans relâche, et cette piqûre produit une inflammation, encore douloureuse après quinze jours, qui va jusqu’à provoquer une fièvre intense.

Aussi avec quel soin l’oncle ajusta le voile protecteur autour de la couche du neveu ! Puis, quelles bouffées il tira de sa pipe, afin d’écarter momentanément les terribles insectes ! Et de quelles énergiques tapes il écrasa ceux qui cherchaient à s’introduire par les plis mal fermés !

« Mon bon Martial, tu vas te démettre les poignets… répétait Jean. Il est inutile de te donner tant de peine !… Rien ne m’empêche de dormir…

— Non, répondait le vieux soldat, je ne veux pas qu’une seule de ces abominables bêtes siffle à tes oreilles ! »

Et il continua sa manœuvre aussi longtemps qu’il entendit quelque bourdonnement suspect. Puis, lorsqu’il s’aperçut que Jean était plongé dans le sommeil, il alla se coucher à son tour. Quant à lui, il se moquait pas mal de ces attaques-là. Mais, bien qu’il se dît trop coriace pour en souffrir, la vérité est qu’il était piqué tout comme un autre, et se grattait à faire trembler la pirogue.

Le lendemain matin, démarrage des embarcations et départ à la voile. Le vent était favorable, intermittent, il est vrai. De gros nuages boursouflés couvraient le ciel à moyenne hauteur. La pluie tombait par violentes averses, et les passagers durent se tenir sous les roufs.

En premier lieu, il y eut à vaincre d’assez forts courants, le lit du fleuve étant rétréci par un barrage de petites îles. Il fut même indispensable de rallier la rive gauche où la résistance des eaux était moindre.

Cette rive présentait un aspect marécageux, avec un embrouillis de canaux et de bayous. Telle elle se poursuit depuis l’embouchure de l’Apurito jusqu’à l’embouchure de l’Arauca, sur une étendue de deux cents kilomètres. Là est la région si fréquentée des canards sauvages. On les voyait voler à la surface des plaines, tachetant l’espace de milliers de points noirs.

« S’il y en a autant que de moustiques, ils ne sont pas du moins aussi désagréables, s’écria le sergent Martial, et sans compter qu’ils se mangent ! »

Il n’aurait pu imaginer une comparaison plus juste.

Cela ne justifiait-il pas le fait qui est rapporté par Élisée Reclus d’après Carl Sachs. On raconte, assure-t-il, qu’un régiment de cavalerie campé près d’une lagune de cette région se nourrit exclusivement de canards sauvages pendant quinze jours, sans qu’il eût été possible de constater une diminution apparente de ces oiseaux dans les canaux environnants.

Les chasseurs de la Gallinetta et de la Maripare, — pas plus que le régiment de cavalerie dont il est question, — ne diminuèrent d’une manière sensible ces légions de volatiles. Ils se contentèrent d’en abattre quelques douzaines que les curiares allèrent ramasser au fil du courant. Le jeune garçon eut plusieurs coups heureux, à l’extrême satisfaction du sergent Martial, et, comme celui-ci se disait qu’une politesse en vaut une autre, il envoya à M. Miguel et à ses compagnons, très pourvus déjà, une part de son gibier. Décidément, il voulait ne rien leur devoir.

Pendant cette journée, les patrons des pirogues eurent à faire preuve d’une réelle habileté pour éviter les pointes de roches. Heurter l’une d’elles eût amené la perte de l’embarcation au milieu de ces eaux grossies par les pluies. Et non seulement cette manœuvre exigeait une parfaite sûreté de main dans le maniement de la pagaie d’arrière, mais il fallait veiller aux troncs en dérive et se garer de leurs chocs. Ces arbres étaient détachés de l’île de Zamuro, laquelle commençait déjà à s’en aller par morceaux depuis quelques années. Les passagers des pirogues purent constater que cette île, rongée par les infiltrations, touchait à sa destruction complète.

Les falcas vinrent passer la nuit à la pointe amont de l’île Casimirito. Elles trouvèrent en cet endroit un suffisant refuge contre la bourrasque, qui se déchaînait avec une rare violence. Quelques cases abandonnées, servant habituellement aux pêcheurs de tortues, assurèrent aux passagers un abri plus sérieux que celui des roufs. Il s’agit des passagers de la Maripare, car ceux de la Gallinetta ne descendirent pas à terre, malgré l’invitation qui leur fut faite.

D’ailleurs, il n’était peut-être pas très prudent de prendre pied sur l’île Casimirito qui est peuplée de singes et aussi de pumas et de jaguars. Très heureusement, la tempête engagea ces fauves à rester au fond de leurs repaires, car le campement ne fut point attaqué. Il est vrai, certains rauquements sauvages se propagèrent à travers les accalmies des rafales, et aussi quelques bruyantes vociférations de ces singes, si dignes du qualificatif de hurleurs, dont les naturalistes les ont gratifiés.

Le lendemain, meilleure apparence du ciel. Les nuages s’étaient abaissés pendant la nuit. À la grosse pluie formée dans les zones élevées, succédait une pluie fine, presque de l’eau pulvérisée, qui cessa même au lever du jour.

Le soleil reparut par intervalles, et la brise, franchement établie au nord-est, permit aux falcas de naviguer grand largue, — le fleuve faisant un crochet vers l’ouest jusqu’au-delà de Buena Vista, avant de se diriger vers le sud.

Le lit de l’Orénoque, très élargi, offrait alors un aspect qui devait frapper Jean de Kermor et le sergent Martial en leur qualité de Nantais. De là vint que celui-ci ne put retenir cette observation :

« Hé ! mon neveu, regarde donc un peu où nous sommes aujourd’hui… »
« Mauvais temps ! » dit le sergent.


Le jeune garçon, quittant le rouf, se plaça sur l’avant de l’embarcation, dont la voile gonflée s’arrondissait derrière lui. L’atmosphère, très pure, laissait apercevoir les lointains horizons des llanos.

Alors le sergent Martial d’ajouter :

« Est-ce que, par hasard, nous sommes revenus dans notre cher pays de Bretagne ?…

— Je te comprends, répondit Jean. Ici, l’Orénoque ressemble à la Loire…

— Oui, Jean, à notre Loire au-dessus comme au-dessous de Nantes !… Vois-tu ces bancs de sable jaune !… S’il naviguait entre eux une demi-douzaine de chalands, avec leur grande voile carrée, à la queue les uns des autres, je croirais que nous allons arriver à Saint-Florent ou à Mauves !

— Tu as raison, mon bon Martial, et la ressemblance est frappante. Toutefois, ces longues plaines qui s’étendent au-delà des deux rives, me rappellent plutôt les prairies de la basse Loire, du côté du Pellerin ou de Paimbœuf…

— C’est ma foi vrai, mon neveu, et je m’attends à voir paraître le bateau à vapeur de Saint-Nazaire, — le pyroscaphe, comme on dit là-bas, un mot qui est fait avec du grec, paraît-il, et que je n’ai jamais pu comprendre !

— Et, s’il vient, le pyroscaphe, répondit le jeune garçon en souriant, nous ne le prendrons pas, mon oncle… nous le laisserons passer… Nantes est maintenant où est mon père… n’est-ce pas ?…

— Oui… là où est mon brave colonel, et lorsque nous l’aurons retrouvé, lorsqu’il saura qu’il n’est plus seul au monde, eh bien… il redescendra le fleuve avec nous en pirogue… puis sur le Bolivar… puis il prendra avec nous le bateau de Saint-Nazaire… et ce sera bien pour retourner cette fois en France…

— Dieu t’entende ! » murmura Jean.

Et, tandis qu’il prononçait ces paroles, son regard se perdait, en amont du fleuve, vers les cerros dont la lointaine silhouette se dessinait au sud-est.

Puis, revenant à l’observation, fort juste d’ailleurs, que le sergent Martial avait faite sur la ressemblance de la Loire et de l’Orénoque en cette partie de son cours :

« Par exemple, dit-il, ce que l’on peut voir ici, à certaines époques, sur ces plages de sable, on ne le verrait ni sur la haute ni sur la basse Loire…

— Et qu’est-ce donc ?…

— Ce sont ces tortues qui, chaque année, vers la mi-mars, viennent y pondre et enterrer leurs œufs.

— Ah !… il y a des tortues…

— Par milliers, et, même, le rio que tu aperçois sur la rive droite s’appelait le rio Tortuga avant de s’appeler le rio Chaffanjon.

— S’il s’appelait le rio Tortuga, c’est qu’il méritait ce nom, sans doute… Cependant jusqu’ici, je ne vois pas…

— Un peu de patience, oncle Martial, et bien que le moment de la ponte soit passé, tu verras ces tortues en de telles quantités… à ne pas le croire…

— Mais, si elles ne pondent plus, nous ne pourrons pas nous régaler de leurs œufs, qui sont excellents, m’a-t-on dit…

— Excellents, et la chair de l’animal n’est pas moins succulente. Aussi je compte bien que notre patron Valdez saura en attraper pour notre pot-au-feu…

— Une soupe à la tortue !… s’écria le sergent.

— Oui, et cette fois, elle ne sera pas faite comme en France, avec de la tête de veau…

— Ce ne serait pas la peine d’être venu si loin, répliqua le sergent Martial, et de ne manger qu’une simple blanquette ! »

Le jeune garçon ne se trompait pas, en disant que les pirogues approchaient de ces plages où la présence des chéloniens attire les Indiens des territoires environnants. Si ces indigènes n’y apparaissent plus qu’aux époques de pêche, ils les occupaient en grand nombre autrefois. Ces Taparitos, ces Panares, ces Yaruros, ces Guamos, ces Mapoyos, se faisaient une guerre acharnée afin de s’en assurer la possession. Là et avant eux, sans doute, habitaient les Otomacos, actuellement dispersés sur les contrées de l’ouest. D’après les récits de Humboldt, ces Indiens, qui prétendaient descendre d’aïeux de pierre, étaient d’intrépides joueurs de paume, plus habiles encore que ces Basques, de race européenne, introduits au Venezuela. On les citait également parmi ces populations géophages, qui, à l’époque de l’année où manque le poisson, se nourrissaient de boulettes de glaise, de l’argile pure, à peine torréfiée. C’est, du reste, une habitude qui n’a pas entièrement disparu. Ce vice, — on ne saurait l’appeler autrement, — a été contracté dès l’enfance et devient impérieux. Les géophages dévorent la terre comme les Chinois fument l’opium, poussés à cet acte par un besoin irrésistible. M. Chaffanjon a rencontré quelques-uns de ces misérables, qui en étaient arrivés à lécher l’argile de leurs paillotes.

Pendant l’après-midi, la navigation des falcas éprouva mille difficultés, et il en coûta d’extrêmes fatigues à leurs équipages. Le courant se propageait avec une extrême rapidité en cette partie du lit, notablement rétréci par l’empiétement des bancs de sable.

Sous un ciel orageux, au milieu d’une atmosphère saturée de fluide électrique, les roulements de la foudre arrivaient du sud. Un gros orage montait contre le vent. La brise ne tarda pas à exhaler ses derniers souffles, et c’est à peine si quelques bouffées intermittentes se firent sentir.

Dans ces conditions, la prudence commandait de chercher un abri, car on ne sait jamais comment finissent ces orages de l’Orénoque, et s’ils n’amèneront pas de violentes perturbations atmosphériques. Les bateliers ont donc hâte de se réfugier au fond de quelque crique, dont les hautes berges les garantissent contre les rafales.

Par malheur, cette portion du fleuve ne présentait aucune relâche convenable. Les llanos s’étendaient de chaque côté à perte de vue, d’immenses prairies dénuées d’arbres, dont l’ouragan balaierait la surface sans rencontrer aucun obstacle.

M. Miguel, amené à interroger le patron Martos sur ce qu’il allait faire, lui demanda s’il ne serait pas obligé de mouiller dans le lit du fleuve jusqu’au lendemain.

« Ce serait dangereux, répondit Martos. Notre ancre ne tiendrait pas en cet endroit… Nous serions jetés sur les sables, roulés, mis en pièces…

— Quel parti prendre alors ?…

— Essayons d’atteindre le plus prochain village en amont, ou, si c’est impossible, nous redescendrons à l’île Casimirito près de laquelle nous avons passé la nuit.

— Et quel est ce village ?…

— Buena Vista sur la rive gauche. »

Cette manœuvre était, en effet, tellement indiquée que, sans s’être concerté avec le patron de la Maripare, Valdez prenait déjà direction vers ce village.

Les voiles dégonflées pendaient le long des mâts. Les mariniers les affalèrent au fond de l’embarcation afin qu’elles ne pussent donner prise au vent. Peut-être, après tout, l’orage n’éclaterait-il pas avant une ou deux heures. Les nuages, d’une teinte livide, semblaient être immobilisés contre l’horizon du sud.

« Mauvais temps, dit le sergent Martial en interrogeant le patron de la Gallinetta.

— Mauvais temps, répondit Valdez, mais tâchons de gagner sur lui. »

Les deux pirogues se trouvaient alors, par le travers l’une de l’autre, à une cinquantaine de pieds, pas davantage. Les longues perches en fourche furent alors utilisées comme des gaffes, en prenant appui au pied des bancs. Ce fut, en somme, beaucoup de travail pour peu de résultat, car on étalait à peine le courant. D’ailleurs, nulle possibilité de procéder d’une façon différente. L’essentiel, c’était de rallier la rive gauche du fleuve, le long de laquelle on pourrait se haler au moyen de l’espilla.

Une grande heure fut employée à cette opération. Que de fois dut-on craindre, si les falcas ne se décidaient pas à mouiller, de les voir entraînées en aval, et peut-être jetées sur quelque récif ! Enfin, grâce à l’adresse des patrons, à la vigueur des mariniers, auxquels MM. Miguel, Felipe et Varinas, d’une part, le sergent Martial et Jean de l’autre, vinrent en aide, les deux embarcations accostèrent la rive gauche, sans avoir très sensiblement perdu en obliquant à travers le lit du fleuve.

Il fallut alors faire usage de l’espilla, et, du moins, si l’on dépensait de la force, on était certain de n’être point ramené en aval.

Sur la proposition de Valdez, les pirogues furent amarrées l’une à l’arrière de l’autre, et les deux équipages se réunirent pour le halage le long de la rive. Lorsque la berge le permettait, ils débarquaient et remorquaient les embarcations que la pagaie du timonier maintenait en bonne route. Lorsque la berge devenait impraticable à des piétons, on portait l’espilla à une quarantaine de mètres en avant, on la tournait sur une roche ou sur une souche. Puis, les mariniers revenaient à bord de la Maripare, et halaient d’ensemble.

C’est ainsi que les îles Seiba, Cururuparo et Estillero furent laissées sur bâbord, et, un peu après, l’île Posso Redondo, plus rapprochée de la rive droite.

Entre-temps, l’orage montait vers le zénith. Tout l’horizon méridional se zébrait d’éclairs d’une extraordinaire fréquence. Les roulements de la foudre, mêlés d’éclats intenses, ne discontinuaient plus. Par bonheur, vers huit heures du soir, lorsque la tempête se déchaîna en violentes bourrasques de vent et de grêle sur la rive gauche de l’Orénoque, les deux pirogues se trouvaient en sûreté au pied du village de Buena Vista.