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Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre VII

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Hetzel (p. 83-96).

« Oh ! ce qu’il y a dans les livres !… » répondit le sergent Martial.

VII

Entre Buena Vista et la Urbana


La nuit fut féconde en désastres. Les dégâts, produits par les fureurs de l’orage, s’étendirent sur une aire d’une quinzaine de kilomètres jusqu’à l’embouchure du rio Arauca. On le reconnut bien, le lendemain, 26 août, à voir les débris de toutes sortes que charriait le fleuve, dont les eaux, d’habitude si limpides, avaient pris une teinte limoneuse. Si les deux pirogues ne s’étaient abritées au fond de ce petit port, si elles eussent été surprises en plein Orénoque, il n’en serait plus resté que d’informes carcasses. Équipages et passagers auraient péri, sans qu’il eût été possible de leur porter secours.

Très heureusement, Buena Vista fut épargnée, la diagonale de ce chubasco s’étant établie plus à l’ouest.

Buena Vista occupe la partie latérale d’une île prolongée par de vastes bancs de sable à l’époque de la saison sèche, et que la crue du fleuve réduit notablement pendant la saison des pluies. C’est ce qui avait permis à la Gallinetta et à la Maripare de gagner la base même du village.

Village ?…. Il n’y a là qu’une agglomération de quelques cases, pouvant loger cent cinquante à deux cents Indiens. Ils n’y viennent que pour la récolte des œufs de tortues, dont on tire une huile de vente courante sur les marchés vénézuéliens. Aussi, durant le mois d’août, ce village est-il à peu près abandonné, car la ponte cesse vers la moitié du mois de mai. Il n’y avait plus à Buena Vista qu’une demi-douzaine d’Indiens, vivant de pêche et de chasse, et ce n’est pas chez eux que les pirogues auraient pu s’approvisionner, si cela eût été nécessaire. Comme leurs réserves n’étaient point épuisées, elles suffiraient jusqu’à la bourgade de la Urbana où il serait facile de se ravitailler.

L’important était que les falcas n’eussent pas souffert de ce terrible coup de vent.

D’ailleurs, sur le conseil des mariniers, les passagers avaient accepté d’être mis à terre pendant la nuit. Une famille de ces indigènes, qui occupait une case assez propre, leur avait offert l’hospitalité. Ces Indiens appartenaient à la tribu des Yaruros, qui comptaient jadis parmi les premières du pays, et, contrairement à leurs congénères, ils restaient à Buena Vista, même après la période de la ponte.

Cette famille se composait du mari, — un homme vigoureux, vêtu du guayaco et du pagne traditionnels, — de sa femme, habillée de la longue chemise indienne, jeune encore, de petite taille, bien faite, — d’une enfant de douze ans, aussi sauvage que sa mère. Ces Indiens furent cependant sensibles aux cadeaux qu’offrirent leurs hôtes, du tafia et des cigares pour l’homme, des colliers de verroterie et un petit miroir pour la mère et sa fillette. Ces objets de pacotille sont prisés au plus haut degré chez les indigènes vénézuéliens.

Cette case ne possédait, en fait de mobilier, que des hamacs suspendus aux bambous de la toiture, et trois ou quatre de ces paniers, nommés canastos, où les Indiens déposent leurs vêtements et leurs ustensiles les plus précieux.

Quoi qu’en eût le sergent Martial, les passagers de la Maripare et lui durent partager cette hospitalité en commun, car son neveu et lui ne l’eussent rencontrée en aucune autre case. M. Miguel, plus encore que ses collègues, se montra très prévenant pour les deux Français. Jean de Kermor, tout en se tenant sur une réserve que lui imposaient d’ailleurs les regards fulminants de son oncle, eut l’occasion de faire plus ample connaissance avec ses compagnons de voyage. En outre, il fut promptement accaparé — c’est le mot, — par la petite indigène, qui se sentit attirée par sa bonne grâce.

On causa donc, tandis que la tempête mugissait au-dehors. La conversation fut fréquemment interrompue. Les éclats de la foudre se répercutaient si bruyamment qu’il eût été malaisé de s’entendre. Ni l’Indienne, ni la fillette ne manifestaient la moindre peur, alors même que l’éclair et le coup de tonnerre se produisaient ensemble. Et plus d’une fois, ainsi que cela devait être constaté le lendemain, des arbres voisins de la case furent foudroyés avec un horrible fracas.

Évidemment, les Indiens, habitués à ces orages qui sont fréquents sur l’Orénoque, n’éprouvaient pas cette impression que subissent les animaux eux-mêmes. Leurs nerfs résistent à cet ébranlement physique autant que moral. Il n’en allait pas ainsi du jeune garçon, et, s’il n’avait pas précisément « peur du tonnerre », comme on dit, il n’échappait pas à ce sentiment de nerveuse inquiétude dont d’énergiques natures ne sont pas toujours exemptes.

Jusqu’à minuit, la conversation se poursuivit entre les hôtes de l’Indien, et le sergent Martial y aurait pris un vif intérêt, s’il eût compris l’espagnol comme le comprenait son neveu.

Cette conversation, provoquée par MM. Miguel, Felipe et Varinas, porta précisément sur les travaux qui, trois mois avant, attirent chaque année plusieurs centaines d’indigènes en cette partie du fleuve.

Certes, les tortues fréquentent d’autres plages de l’Orénoque, mais nulle part en aussi grand nombre qu’à la surface des bancs de sable depuis le rio Cabullare jusqu’au village de la Urbana. Ainsi que le raconta l’Indien, très au courant des mœurs de la gent chélonienne, très habile à cette chasse ou à cette pêche, — les deux mots se valent, — c’est dès le mois de février qu’on voit apparaître les tortues, il ne serait peut-être pas suffisant de dire par centaines de mille.

Il va de soi que cet Indien, ignorant les classifications de l’histoire naturelle, ne pouvait indiquer à quelle espèce appartiennent ces tortues, si incroyablement multipliées sur les battures de l’Orénoque. Il se contentait de les pourchasser, de concert avec les Guahibos, Otomacos et autres, auxquels se joignaient les métis des llanos voisins, de recueillir les œufs à l’époque de la ponte, et d’en extraire l’huile par des procédés très simples, — aussi simples que lorsqu’il s’agit du fruit des oliviers. Pour récipient, tout bonnement, un canot qui est tiré sur la plage ; en travers du canot, des corbeilles dans lesquelles sont déposés les œufs ; un bâtonnet qui sert à les briser, tandis que leur contenu, délayé d’eau, tombe au fond du canot. Une heure après, l’huile remonte à la surface ; on la chauffe afin d’en évaporer l’eau, et elle devient claire. L’opération est terminée.

« Et cette huile est, paraît-il, excellente, dit Jean, qui s’en rapportait là-dessus à l’opinion de son guide favori.

— Excellente, en effet, ajouta M. Felipe.

— Dans quelle espèce classe-t-on ces tortues ?… demanda le jeune garçon.

— Dans l’espèce des cinosternon scorpioïdes, répondit M. Miguel, et ces animaux, qui mesurent près d’un mètre de carapace, ne pèsent pas moins d’une soixantaine de livres. »

Et comme M. Varinas n’avait pas encore déployé ses connaissances spéciales à l’endroit de l’ordre des chéloniens, il fit observer que le nom véritablement scientifique des scorpioïdes de son ami Miguel était le podocnemis dumerilianus, appellation à laquelle l’Indien parut être on ne peut plus indifférent.

« Une simple question… dit alors Jean de Kermor, en s’adressant à M. Miguel.

— Tu parles trop, mon neveu… murmura le sergent Martial, en mâchonnant sa moustache.

— Sergent, demanda en souriant M. Miguel, pourquoi empêcher votre neveu de s’instruire ?…

— Parce que… parce qu’il n’a pas besoin d’en savoir plus que son oncle !

— C’est entendu, mon mentor, reprit le jeune garçon, mais voici ma question : ces bêtes-là sont-elles dangereuses ?…

— Elles peuvent l’être par leur nombre, répondit M. Miguel, et on courrait de gros risques à se trouver sur leur passage, quand elles processionnent par centaines de mille…

— Par centaines de mille !…

— Tout autant, monsieur Jean, puisqu’on ne recueille pas moins de cinquante millions d’œufs, rien que pour les dix mille dames-jeannes que remplissent annuellement les produits de cette pêche. Or, d’une part, comme la moyenne d’œufs est d’une centaine par tortue, de l’autre, comme les carnassiers en détruisent un nombre considérable, et, enfin, comme il en reste assez pour perpétuer la race, j’estime à un million le nombre des tortues qui fréquentent les sables de la Manteca, précisément sur cette partie de l’Orénoque. »

Les calculs de M. Miguel n’étaient point entachés d’exagération. Ce sont réellement des myriades de ces animaux que rassemble une sorte d’attraction mystérieuse, a dit E. Reclus, — mascaret vivant, lent et irrésistible, qui renverserait tout comme une inondation ou une avalanche.

Il est vrai, l’homme en détruit de trop grandes quantités, et l’espèce pourrait bien disparaître un jour. Certaines battures sont déjà abandonnées, au grand dommage des Indiens, et entre autres les plages de Cariben, situées au-dessous des bouches du Meta.

L’Indien donna alors quelques détails intéressants sur les habitudes de ces tortues, lorsque l’époque de la ponte est arrivée. On les voit sillonner ces vastes espaces sablonneux, y creuser des trous profonds de deux pieds environ où sont déposés les œufs, — cela durant une vingtaine de jours à partir de la mi-mars, — puis recouvrir soigneusement de sable le trou où ces œufs ne tarderont pas à éclore.

En outre, sans parler du rendement de l’huile, les indigènes cherchent à s’emparer de ces tortues pour l’alimentation, car leur chair est très estimée. Les atteindre sous les eaux est presque impossible. Quant à les prendre sur les bancs de sable, lorsqu’elles les parcourent isolément, cela se fait simplement au moyen de bâtons qui permettent de les retourner sur le dos, — posture des plus critiques pour un chélonien, lequel ne saurait se replacer tout seul sur ses pattes.

« Il y a des gens comme cela, fit observer M. Varinas. Lorsque, par malheur, ils sont tombés à la renverse, ils ne peuvent plus se relever. »

Juste remarque qui termina d’une façon assez inattendue cette discussion sur les chéloniens de l’Orénoque.

C’est alors que M. Miguel, s’adressant à l’Indien, lui posa cette question :
Quelques arbres leur offrirent l’abri de leur frondaison.


« Avez-vous vu, à leur passage à Buena Vista, les deux voyageurs français qui remontaient le fleuve, il y a quatre ou cinq semaines ? »

La question intéressait directement Jean de Kermor, puisqu’il s’agissait de compatriotes. Aussi attendait-il avec une certaine émotion la réponse de l’Indien.

« Deux Européens ?… demanda l’Indien.

— Oui… deux Français.

— Il y a cinq semaines ?… Oui… je les ai vus, répondit l’Indien, et leur falca s’est arrêtée pendant vingt-quatre heures à l’endroit où sont les vôtres.

— Ils étaient en bonne santé ?… demanda le jeune garçon.

— Bonne santé… deux hommes vigoureux et de belle humeur… L’un est un chasseur comme je voudrais l’être, et avec une carabine comme je voudrais en posséder une… Des jaguars et des pumas, il en a mis quantité par terre… Ah ! c’est beau de tirer avec une arme qui met une balle à cinq cents pas dans la tête d’un ocelot ou d’un fourmilier ! »

Et, tandis que l’Indien parlait de la sorte, son œil étincelait. Lui aussi était un habile tireur, un chasseur passionné. Mais que pouvaient son fusil de pacotille, son arc et ses flèches, lorsqu’il s’agissait de lutter avec ces armes de choix dont le Français était certainement pourvu.

« Et son compagnon ?… dit M. Miguel.

— Son compagnon ?… répliqua l’Indien. Oh ! celui-là… c’est un chercheur de plantes, un ramasseur d’herbes… »

En ce moment, l’Indienne prononça quelques mots en langue indigène que ses hôtes ne purent comprendre, et, presque aussitôt, son mari d’ajouter :

« Oui… oui… je lui ai donné une tige de saurau qui a paru lui faire plaisir… une espèce rare… et il était si content qu’il a voulu faire notre petite image avec une machine… notre image sur un petit miroir…

— Leur photographie, sans doute… dit M. Felipe.

— Voulez-vous la montrer ?… » demanda M. Miguel.

La fillette quitta sa place près de son ami Jean. Puis, ouvrant un des canastos déposés à terre, elle en tira « la petite image » et l’apporta au jeune garçon.

C’était bien une épreuve photographique. L’Indien avait été pris dans sa pose favorite, le chapeau de fibres sur la tête, la cobija drapée sur les épaules ; à droite, sa femme vêtue de la longue chemise, des colliers de verroterie aux bras et aux jambes ; à gauche, l’enfant enveloppée du pagne et grimaçant comme un joyeux petit singe.

« Et savez-vous ce que sont devenus ces deux Français ?… demanda M. Miguel à l’Indien.

— Je sais qu’ils ont traversé le fleuve pour gagner la Urbana, où ils ont laissé leur pirogue, et qu’ils ont pris à travers les llanos du côté du soleil.

— Étaient-ils seuls ?…

— Non… ils avaient emmené un guide et trois Indiens Mapoyos.

— Et, depuis leur départ, vous n’en avez plus entendu parler ?…

— On est sans nouvelles. »

Qu’étaient devenus ces deux voyageurs, MM. Jacques Helloch et Germain Paterne ?… N’y avait-il pas lieu de craindre qu’ils eussent péri dans cette expédition à l’est de l’Orénoque ?… Les Indiens les avaient-ils trahis ?… Leur existence était-elle menacée au milieu de ces régions peu connues ?… Jean n’ignorait pas que M. Chaffanjon avait couru les plus grands dangers de la part des gens de son escorte, alors qu’il opérait une reconnaissance sur le Caura, qu’il n’avait sauvé sa vie qu’en abattant d’une balle le guide qui le trahissait… Et le jeune garçon se sentait profondément ému à la pensée que ses deux compatriotes avaient peut-être trouvé la mort, comme tant d’autres explorateurs de cette partie du Sud-Amérique…

Un peu après minuit, l’orage commença à décroître. À la suite d’une pluie diluvienne, le ciel se rasséréna. Quelques étoiles apparurent tout humides, semblaient-elles, comme si les averses eussent inondé les extrêmes limites du firmament. Le météore prit fin presque subitement, — phénomène fréquemment observé en ces contrées, lorsque l’atmosphère a été troublée par les décharges électriques.

« Du beau temps pour demain », fit observer l’Indien, au moment où ses hôtes se retiraient.

En effet, le plus sage était de regagner les falcas, puisque la nuit promettait d’être sèche et calme. On serait mieux couché sur l’estera des roufs que sur le sol de la paillote indienne.

Le lendemain, dès l’aube, les passagers étaient prêts à quitter Buena Vista. Non seulement le soleil se levait sur un horizon assez pur, mais le vent halait le nord-est, et les voiles pourraient être substituées aux palancas.

Il n’y avait d’ailleurs que peu de route à faire jusqu’à la bourgade de la Urbana, où la relâche durerait vingt-quatre heures. S’il ne survenait aucun incident, les falcas y arriveraient dans l’après-midi.

M. Miguel et ses deux amis, le sergent Martial et Jean de Kermor prirent congé de l’Indien et de sa famille. Puis, leurs voiles hissées, la Gallinetta et la Maripare s’engagèrent entre les passes que les battures sablonneuses ménageaient entre elles. Il eût suffi d’une crue un peu forte pour recouvrir tous ces bancs et donner au fleuve une largeur de plusieurs kilomètres.

À bord de leur pirogue, le sergent Martial et le jeune garçon s’étaient placés en avant du rouf afin de respirer cet air vif et salubre d’une belle matinée. La voile les protégeait contre les rayons du soleil, déjà brillant à son lever.

Le sergent Martial, sous l’influence de la conversation de la veille, et dont il avait saisi une partie, prit la parole en ces termes :

« Dis un peu, Jean, est-ce que tu crois à toutes ces histoires de l’Indien ?…

— Lesquelles ?…

— Ces milliers et milliers de tortues qui se promènent dans les environs comme une armée en campagne…

— Pourquoi non ?…

— Ça me paraît bien extraordinaire ! Des légions de rats, je ne dis pas… on en a vu… mais des légions de ces grosses bêtes longues d’un mètre…

— On en a vu aussi.

— Qui les a vues ?…


— L’Indien d’abord.

— Bah ! des contes de sauvages !…

— Et puis, les voyageurs qui ont remonté l’Orénoque du côté de la Urbana en parlent également…

— Oh ! ce qu’il y a dans les livres !… répondit le sergent Martial, très incrédule à l’endroit des récits de voyages.

— Tu as tort, mon oncle. Cela est très croyable, et j’ajoute que cela est très certain.

— Bon… bon !… Dans tous les cas, si la chose est vraie, je ne pense pas, comme le prétend M. Miguel, qu’il y ait grand danger à rencontrer tant de tortues sur sa route !

— Cependant… si elles vous barrent le chemin…

— Eh bien… on passe par-dessus, que diable !

— Et le risque d’être écrasé, si, par malheur, l’on fait une chute au milieu de ces bêtes…

— N’importe !… Je voudrais le voir pour le croire…

— Nous arrivons un peu tard, répondit Jean, et il y a quatre mois, à l’époque de la ponte, tu aurais pu juger de tes propres yeux…

— Non, Jean, non !… Tout cela, c’est des histoires que les voyageurs inventent pour attraper les braves gens qui préfèrent rester chez eux…

— Il y en a de très véridiques, mon bon Martial.

— S’il existe tant de tortues que cela, il est étonnant que nous n’en apercevions pas une seule !… Vois-tu ces bancs de sable disparaissant sous des carapaces !… Tiens… je ne suis pas exigeant… je ne demande pas à les compter par centaines de mille, ces tortues, mais rien qu’une cinquantaine… une dizaine… d’autant que, puisque cela fait de si bon pot-au-feu, j’aurais plaisir à tremper mon pain dans un bouillon de cette espèce…

— Tu me donnerais bien la moitié de ta gamelle, n’est-ce pas, mon oncle ?

— Et pourquoi, s’il te plaît ?… Rien qu’avec cinq ou six mille de ces bêtes-là, il y aurait de quoi remplir ta gamelle et la mienne, je pense… Mais pas une… pas une !… Où peuvent-elles s’être cachées ?… Dans la cervelle de notre Indien, sans doute ! »

Il était difficile de pousser l’incrédulité plus loin. Si le sergent Martial n’apercevait pas un de ces chéloniens nomades, ce n’était pourtant pas faute de regarder, et, vraiment, il finirait par y user sa lunette.

Cependant les deux pirogues continuaient à remonter de conserve sous la poussée du vent. Tant qu’elles purent suivre la rive gauche, la brise demeura favorable, et il n’y eut pas lieu d’employer les palancas. La navigation continua de la sorte jusqu’à l’embouchure de l’Arauca, important tributaire de l’Orénoque, auquel il verse une partie des eaux nées sur le versant même de la chaîne des Andes, et qui ne se mélange d’aucun autre affluent, tant son bassin est étroitement limité.

La remontée se poursuivit pendant la matinée et, vers onze heures, il fut nécessaire de traverser le fleuve, puisque la Urbana est située sur la rive droite.

Là, les difficultés commencèrent, et assez grandes pour occasionner des retards. Entre ces bancs d’un sable très fin, alors rétrécis par la surélévation des eaux, les passes présentaient des coudes brusques. Par instant, au lieu du vent arrière, les falcas trouvaient le vent debout. De là, l’obligation d’amener les voiles, de marcher avec les palancas, et, comme il fallait rebrousser un courant rapide, on dut recourir à tous les bras afin de ne pas être ramené en aval.

Les montres marquaient donc deux heures de l’après-midi, lorsque la Gallinetta et la Maripare, l’une précédant l’autre, atteignirent une île baptisée du même nom que la bourgade. D’un aspect différent de celui des llanos riverains, cette île était boisée, et même laissait voir quelques essais de culture. C’est chose rare en cette portion du fleuve, où les Indiens ne connaissent guère d’autre occupation que la chasse, la pêche, la récolte des œufs de tortues, — récolte si abondante qu’elle nécessite un grand nombre de travailleurs, quoi qu’en pût penser le sergent Martial.

Comme les mariniers se sentaient très fatigués de leur manœuvre opérée sous un ciel brûlé des feux de la méridienne, les patrons jugèrent opportun de leur accorder une heure qui serait consacrée au repas d’abord, au repos ensuite. On aurait toujours le temps de gagner la Urbana avant le soir. En effet, dès que l’île serait contournée, ce village se laisserait apercevoir. Il est le dernier du moyen Orénoque, précédant celui de Cariben, situé à deux cents kilomètres en amont, près de l’embouchure du Meta.

Les falcas vinrent s’amarrer le long de la berge, et les passagers descendirent à terre, où quelques arbres leur offrirent l’abri de leur large frondaison.

En dépit du sergent Martial, une sorte d’intimité commençait à s’établir entre les passagers des deux pirogues, et n’est-ce pas naturel, lorsque l’on voyage en ces conditions ? L’insociabilité eût été un contresens. M. Miguel cachait moins que jamais l’intérêt que lui inspirait le jeune de Kermor, et celui-ci n’aurait pu, sans manquer aux plus élémentaires lois de la politesse, demeurer insensible à ces marques de sympathie. Il fallait bien que le sergent Martial se résignât à subir ce qu’il ne pouvait empêcher. Mais, s’il indiquait une tendance à s’adoucir, à rentrer ses piquants de porc-épic, il ne le faisait pas sans s’administrer les plus violents reproches au sujet de sa sottise et de sa faiblesse.

Si cette île était cultivée en de certains endroits, il ne semblait pas qu’elle contint aucun gibier de poil. À peine quelques couples de canards ou de ramiers voletaient-ils à sa surface. Les chasseurs n’eurent donc pas la pensée de prendre leur fusil en vue de varier le menu du dîner prochain. Ils trouveraient, d’ailleurs, à la Urbana tout ce qui serait nécessaire au ravitaillement des falcas.

Cette halte de repos se passa en causeries, tandis que les mariniers dormaient à l’ombre des arbres.

Vers trois heures, Valdez donna le signal du départ. Aussitôt les pirogues débordèrent. On devait d’abord se haler avec l’espilla jusqu’à la pointe méridionale de l’île. De là, il n’y aurait qu’à traverser obliquement l’autre moitié du fleuve.

Cette dernière partie de la navigation ne donna lieu à aucun incident, et, avant le soir, les deux falcas vinrent relâcher au pied même de la Urbana.