Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre X

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Hetzel (p. 129-144).

Français et Venezueliens fraternisèrent.

X

À l’embouchure du Meta


Après avoir rallié la rive gauche du fleuve, les trois pirogues purent se dégager du raudal de Cariben, sans qu’il fût nécessaire de débarquer leur matériel. Vers six heures du soir, elles vinrent s’amarrer l’une après l’autre au fond du petit port.

Autrefois, les passagers eussent trouvé en cet endroit une bourgade, habitée par une population active, douée d’un certain mouvement commercial, et qui ne demandait qu’à prospérer. À présent, la ruine était arrivée, pour les causes que l’on sait, et Cariben ne comptait plus que cinq cases d’Indiens, — une de moins qu’à l’époque où M. Chaffanjon y débarquait avec le général Oublion.

Au surplus, demander l’hospitalité aux quelques Yaruros qui les habitaient n’eût offert aucun avantage. Ce n’est pas en cette localité déchue que les falcas auraient eu chance de se ravitailler. D’ailleurs, elles l’avaient amplement fait à la Urbana, et pourraient gagner Atures, sans avoir besoin de renouveler les approvisionnements. Les chasseurs, entre-temps, ne les laisseraient point à court de gibier.

Le lendemain, 31 août, les amarres furent larguées un peu avant le lever du soleil. La navigation serait encore favorisée si la brise continuait à souffler du nord. La direction à suivre, en effet, était sensiblement vers le sud, qui est celle de l’Orénoque depuis la Urbana jusqu’à San-Fernando, Cariben étant à peu près à mi-route entre ces deux points.

Le vent venait bien du nord, mais par risées, et il ne fallait pas compter sur les voiles, qui, gonflées deux ou trois minutes, pendaient ensuite inertes le long des mâts. Il y eut lieu de recourir aux palancas et aux garapatos, car, à cette hauteur, le courant, renforcé par les apports du Meta, quelques kilomètres en amont, était assez rude à refouler.

En cette partie de son cours, l’Orénoque n’était pas désert. Un certain nombre d’embarcations indigènes le remontaient et le descendaient. Aucune ne manifesta l’intention d’accoster l’une ou l’autre des pirogues.

Ces curiares servaient aux Quivas, qui fréquentent plus volontiers le fleuve aux approches de son important tributaire. Or, il n’y avait pas lieu à s’étonner, ni à regretter de ne point entrer en communication avec eux. En effet, ces Indiens jouissent d’une réputation détestable — qu’ils méritent.

Vers onze heures, le vent ayant refusé, Valdez et les deux patrons firent amener les voiles. Il y eut alors nécessité de naviguer à la palanca, en profitant des remous le long de la rive, où le courant se faisait moins sentir.

Les pirogues ne gagnèrent donc que peu vers l’amont pendant cette journée, maussade et pluvieuse d’ailleurs, et, à cinq heures de l’après-midi, elles vinrent mouiller à l’embouchure du Meta, derrière une pointe de sa rive droite, où elles se trouvèrent en dehors du courant.

Le ciel s’était rasséréné aux approches de la nuit. Il ne pleuvait plus. Un grand calme régnait dans l’atmosphère. Par une trouée des nuages, à l’horizon du couchant, le soleil envoya ses derniers rayons sur les eaux du Meta, qui semblèrent se mêler à celles de l’Orénoque en un ruissellement lumineux.

Les falcas se disposèrent bord à bord, la Gallinetta entre les deux autres. C’était comme si les voyageurs eussent occupé les trois chambres d’une maison unique, — et même trois chambres dont les portes restaient ouvertes.

En ces conditions, après tant d’heures désagréables que la rafale avait obligé à passer sous les roufs, pourquoi ne pas respirer ensemble le bon air du soir, pourquoi ne pas prendre ensemble le repas, pourquoi ne pas s’entretenir comme des amis réunis à la même table ?… Si « ours » qu’il fût, le sergent Martial aurait été mal venu à se plaindre de cette vie en commun.

Les quatre Français et les trois Vénézuéliens fraternisèrent donc. Chacun prit sa part de la conversation, qui fut d’abord engagée par Jacques Helloch sur un terrain où des adversaires allaient se trouver aux mains, — le terrain géographique.

En effet, et malicieusement peut-être, il dit :

« Monsieur Miguel, nous voici mouillés à l’embouchure du Meta…

— Effectivement, monsieur Helloch.

— C’est un des affluents de l’Orénoque ?…

— Oui, et l’un des plus importants, puisqu’il lui verse quatre mille cinq cents mètres cubes d’eau par seconde.

— Ne vient-il pas des hautes cordillères de la République colombienne ?…

— Comme vous dites, répliqua alors M. Felipe, qui ne voyait pas trop à quoi tendaient ces demandes de Jacques Helloch.

— Est-ce qu’il ne reçoit pas sur son parcours un grand nombre de tributaires ?…

— Un grand nombre, répondit M. Miguel, et dont les plus considérables sont l’Upia et l’Humadea à la jonction desquels il prend son nom, puis le Casanare qui a donné le sien à toute une immense aire de llanos.

— Mon cher Jean, dit alors Jacques Helloch, — si vous me permettez de vous appeler ainsi… »

Le jeune garçon rougit légèrement, et le sergent Martial se leva comme s’il eût été projeté par un ressort.

« Qu’avez-vous, sergent… ? demanda M. Miguel.

— Rien ! » répondit le vieux soldat en se rasseyant.

Jacques Helloch reprit donc :

« Mon cher Jean, je pense que nous ne retrouverons jamais une occasion pareille de causer du Meta, puisqu’il coule maintenant sous nos yeux…

— Et tu peux ajouter, fit observer Germain Paterne en se retournant vers M. Miguel et ses deux collègues, que nous n’aurons jamais de meilleurs professeurs pour nous instruire.

— Vous êtes fort polis, messieurs, répondit M. Varinas, mais nous ne connaissons pas le Meta autant que vous pourriez le croire… Ah ! s’il s’agissait du Guaviare…

— Ou de l’Atabapo ! riposta M. Felipe.

— Nous allons y arriver, messieurs, reprit Jacques Helloch. Néanmoins, comme je pense que M. Miguel est très ferré sur l’hydrographie du Meta, je poursuivrai mes questions en lui demandant si cet affluent de l’Orénoque n’atteint pas parfois une grande largeur…

— En effet… et sa largeur peut même atteindre à deux mille mètres, répondit M. Miguel.

— Et sa profondeur…

— Actuellement, depuis que le chenal est balisé, les navires tirant six pieds le remontent jusqu’au confluent de l’Upia, pendant la saison des pluies, et jusqu’au tiers de ce parcours pendant la sécheresse.

— Il s’ensuit donc, conclut Jacques Helloch, que le Meta est une voie de communication toute naturelle entre l’Atlantique et la Colombie…

— Ce n’est pas contestable, répondit M. Miguel, et quelques géographes ont pu justement affirmer que le Meta était le plus court chemin de Bogota à Paris.

— Eh bien, alors, messieurs, pourquoi, au lieu d’être un simple tributaire de l’Orénoque, le Meta ne serait-il pas l’Orénoque lui-même, et pourquoi MM. Felipe et Varinas n’abandonneraient-ils pas à son profit les prétentions insuffisamment justifiées du Guaviare et de l’Atabapo ?… »

Ah ! c’est à cela qu’il en voulait venir, ce Français !… On imagine aisément qu’il n’avait pu achever sa phrase sans que les deux champions de l’Atabapo et du Guaviare eussent protesté par gestes à défaut de paroles.

Et aussitôt, une discussion de s’engager, et les arguments de pleuvoir comme des hallebardes sur l’audacieux qui venait de soulever une question relative au cours de l’Orénoque. Non pas qu’il s’y intéressât autrement, car il lui semblait bien que la vérité était du côté de M. Miguel et de la plupart des géographes, mais il lui plaisait de voir les rivaux aux prises. Et, en réalité, ses arguments valaient ceux de MM. Varinas et Felipe, si même ils ne valaient mieux, car, sous le rapport de l’importance hydrographique, le Meta distance très certainement l’Atabapo et le Guaviare. D’ailleurs, les deux savants ne voulurent céder ni l’un ni l’autre, et la discussion se fût sans doute prolongée bien avant dans la nuit, si Jean de Kermor ne l’eût détournée en posant une question bien autrement sérieuse à M. Miguel.

D’après son guide, les rives du Meta étaient fréquentées par des Indiens redoutables. Aussi lui demanda-t-il ce qu’il pouvait leur apprendre à ce sujet.

« Cela nous intéresse évidemment davantage », répondit M. Miguel, qui ne fut pas fâché d’opérer une diversion.

En effet, ses deux collègues s’étaient « emballés », suivant leur habitude, et que serait-ce donc, lorsqu’ils se trouveraient au confluent des trois fleuves ?…

« Il s’agit des Quivas, reprit-il, une tribu dont la férocité n’est que trop connue des voyageurs qui naviguent jusqu’à San-Fernando. On parle même d’une bande de ces Indiens qui aurait franchi le fleuve et gagné les territoires de l’est, où elle se livre au pillage et au massacre.

— Est-ce que le chef de cette bande n’est pas mort ?… fit observer Jacques Helloch, qui n’était pas sans avoir entendu parler de ce ramassis de malfaiteurs.

— Il est mort, en effet, répondit M. Miguel, mort il y a deux ans environ.

— Et quel homme était-ce ?…

— Un nègre nommé Sarrapia, que la bande avait mis à sa tête et qu’elle a remplacé par un forçat en fuite…

— Les Quivas, demanda Jean, ceux qui sont restés sur les rives de l’Orénoque…

— Ils ne sont pas moins redoutables, affirma M. Miguel. La plupart des canots que nous avons rencontrés depuis Cariben leur appartiennent, et il sera prudent de nous tenir sur nos gardes, tant que nous n’aurons pas dépassé ces territoires, où ces pillards, capables de tous les crimes, sont encore très nombreux. »

Cette assertion n’était que trop justifiée par des attaques dont quelques marchands de San-Fernando avaient été récemment les victimes. Le président du Venezuela et le Congrès, disait-on, songeaient à organiser une expédition qui aurait pour objet de détruire ces bandes de l’Alto-Orinoco. Après avoir été chassés de la Colombie, les Quivas seraient chassés du Venezuela, et, — à moins qu’ils ne fussent anéantis jusqu’au dernier, — ce serait le Brésil qui deviendrait le théâtre de leurs déprédations. En attendant cette expédition, les Quivas faisaient courir aux voyageurs de très sérieux dangers, surtout depuis qu’ils avaient pour chef un évadé du pénitencier de Cayenne. Donc, les passagers des trois pirogues devraient exercer une minutieuse et incessante surveillance au cours de cette navigation.

« Il est vrai, nous sommes en nombre, en comptant nos mariniers qui nous sont dévoués, déclara Jacques Helloch, et les armes ne nous manquent point ni les munitions… Mon cher Jean, vous pourrez, cette nuit, dormir tranquille à l’abri de votre rouf… Nous veillerons sur vous…

— C’est mon affaire, il me semble ! fit sèchement observer le sergent Martial.

— Cela nous regarde tous, mon brave sergent, répondit Jacques Helloch, l’essentiel est que votre neveu ne soit point privé de sommeil à son âge…

— Je vous remercie, monsieur Helloch, répondit le jeune garçon en souriant, mais mieux vaut que chacun de nous soit de garde à tour de rôle.

— À chacun sa faction ! » ajouta le sergent Martial.

Mais à part lui, il se promit bien, si Jean dormait au moment où son heure serait arrivée, de ne point interrompre son sommeil et de veiller seul sur le campement.

Cette détermination prise, la garde de huit à onze heures fut confiée aux deux Français. M. Miguel et ses collègues les relèveraient de onze heures à deux heures du matin. Ce serait ensuite à Jean de Kermor et au sergent Martial de les remplacer jusqu’à la pointe du jour.

Les passagers de la Gallinetta et de la Maripare allèrent donc s’étendre sur leurs esteras, tandis que, d’autre part, les équipages, après les fatigues de cette rude manœuvre du halage, prenaient un repos bien gagné.

Jacques Helloch et Germain Paterne vinrent se poster à l’arrière de la pirogue. De là, leur surveillance pourrait s’étendre en amont et en aval du fleuve et même sur l’embouchure du Meta. Du côté de la rive, il n’y avait rien à craindre, car elle s’accoudait à une sorte de marécage impraticable.

Les deux amis, assis l’un près de l’autre, causaient de choses et d’autres. L’un fumait un de ces cigares dont il était largement approvisionné, car le tabac est d’échange courant avec les riverains de l’Orénoque. L’autre tirait de grosses bouffées de sa pipe de bruyère à laquelle il était aussi fidèle que pouvait l’être le sergent Martial à la sienne.

Les étoiles resplendissaient au firmament, pur de toute humidité, dégagé de toute vapeur. La brise, presque entièrement tombée, ne se manifestait plus qu’en légers souffles intermittents. La Croix du Sud étincelait à quelques degrés au-dessus de l’horizon méridional. Grâce à ce calme des éléments, le moindre bruit, l’eau fendue par une embarcation, troublée par une pagaie, se fût entendue de loin, et il suffirait d’observer les berges avec quelque attention pour prévenir n’importe quelle approche suspecte.

C’est à cette surveillance que s’employaient les deux jeunes gens, en s’abandonnant à une intime causerie.

Il est certain que Jean de Kermor inspirait une très vive sympathie à Jacques Helloch. Celui-ci ne voyait pas sans appréhension un garçon de cet âge lancé dans un voyage gros de périls. Tout en admirant le mobile si généreux, si respectable qui le faisait agir, il s’effrayait des dangers auxquels l’exposait son projet de s’aventurer… jusqu’où… il ne le savait…
« Je ne vois rien, et pourtant… ».


À ce propos maintes fois déjà, il s’était entretenu de la famille du colonel de Kermor avec Germain Paterne, et celui-ci interrogeait sa mémoire au sujet de cette famille dont il avait certainement entendu parler, il y avait quelque quinze ans.

« Vois-tu, Germain, lui dit ce soir-là Jacques Helloch, je ne puis me faire à l’idée que cet enfant, — car ce n’est qu’un enfant, — s’en aille ainsi à travers ces régions du haut Orénoque !… Et sous la conduite de qui ?… De ce vieux brave, un excellent cœur, j’en conviens, mais qui ne me paraît pas être le guide qu’il faut à son neveu, si les circonstances deviennent graves…

— Est-ce bien son oncle ?… interrompit Germain Paterne. Cela me paraît au moins douteux !…

— Que le sergent Martial soit ou non l’oncle de Jean de Kermor, reprit Jacques Helloch, peu importerait, à la condition que ce soldat fût encore un homme dans la force de l’âge, ayant l’habitude de ces périlleuses expéditions !… Aussi je me demande toujours comment il a pu consentir…

— Consentir… tu dis bien, Jacques, insista Germain Paterne en secouant les cendres de sa pipe. Oui, consentir, car c’est à n’en pas douter, notre jeune garçon qui a eu l’idée de ce voyage… C’est lui qui a entraîné son oncle… Non… décidément, ce grognard n’est pas son oncle, car il me semble bien me rappeler que le colonel de Kermor n’avait plus de famille, lorsqu’il a quitté Nantes…

— Pour aller où ?…

— C’est ce qu’on n’a jamais pu savoir.

— Cependant, ce que son fils nous a dit avoir appris par la dernière lettre écrite de San-Fernando… En vérité, si c’est sur d’aussi vagues renseignements qu’ils sont partis…

— Ils espèrent en obtenir de plus complets à San-Fernando, Jacques, où il est certain que le colonel de Kermor a séjourné, il y a treize ou quatorze ans…

— En effet, Germain, et c’est bien ce qui m’inquiète ! Que ce jeune garçon recueille de nouvelles informations à San-Fernando, qui sait s’il ne voudra pas aller plus loin… très loin… soit en Colombie, à travers ces territoires de l’Atabapo ou du Guaviare, soit aux sources de l’Orénoque !… Or, cette tentative le conduirait à une perte presque certaine… »

À cet instant, Germain Paterne, interrompant son compagnon, dit à mi-voix :

« N’entends-tu rien, Jacques… ? »

Celui-ci se releva, rampa vers l’avant de la pirogue, prêta l’oreille, parcourut du regard la surface du fleuve depuis la rive opposée jusqu’à l’embouchure du Meta.

« Je ne vois rien, dit-il à Germain Paterne qui l’avait suivi, et pourtant… Oui… ajouta-t-il, après avoir écouté plus attentivement, il se fait comme un bruit sur les eaux…

— Ne serait-il pas prudent de réveiller nos équipages ?…

— Attends… Ce bruit n’est pas celui d’un canot qui s’approche… Peut-être est-ce les eaux du Meta et de l’Orénoque qui s’entrechoquent à leur confluent…

— Tiens… tiens… là ! » dit Germain Paterne.

Et il indiquait de gros points noirs, lesquels se mouvaient à une centaine de pieds en aval des falcas.

Jacques Helloch vint prendre sa carabine, déposée près du rouf, et se pencha au-dessus du bord.

« Ce n’est pas une embarcation, dit-il, et cependant, je crois voir… »

Il venait d’épauler son arme, lorsque Germain Paterne l’arrêta d’un geste.

« Ne tire pas… ne tire pas !… répéta-t-il. Il ne s’agit point de Quivas en quête de pillage !… Ce sont d’honnêtes amphibies qui viennent respirer à la surface du fleuve…

— Des amphibies ?…

— Oui… trois ou quatre de ces lamantins et de ces toninos, hôtes habituels de l’Orénoque… »

Germain Paterne n’avait point fait erreur. Ce n’étaient que des couples de ces vaches marines, — les lamantins, — et de ces toninos, — les cochons de mer, — qui se rencontrent fréquemment dans les fleuves et les rivières du Venezuela.

Ces inoffensifs amphibies s’approchaient lentement des pirogues ; mais, saisis de peur, sans doute, ils disparurent presque aussitôt.

Les deux jeunes gens regagnèrent leur place à l’arrière, et la conversation, un moment interrompue, recommença en ces termes, après que Germain Paterne eut de nouveau bourré et allumé sa pipe. « Tu disais, tout à l’heure, demanda Jacques Helloch, que, si tes souvenirs ne te trompaient pas, le colonel de Kermor n’avait plus de famille…

— Je crois pouvoir l’affirmer, Jacques !… Et… tiens… un détail me revient… Il y eut un procès qui lui fut fait par un parent de sa femme, procès que le colonel gagna en appel à Rennes, après l’avoir perdu en première instance à Nantes… Oui… oui… tout cela se représente à ma mémoire… Quatre ou cinq ans plus tard, Mme de Kermor, qui était une créole de la Martinique, avait péri dans un naufrage, lorsqu’elle revenait des colonies en France… péri avec sa fille unique… Ce fut là un coup terrible pour le colonel… À la suite d’une longue maladie, frappé dans ce qu’il avait de plus cher, sa femme et son enfant, sans famille, comme je te disais, Jacques, il donna sa démission… À quelque temps de là, le bruit se répandit qu’il avait quitté la France. Or, semble-t-il, on n’a jamais su en quel pays il s’était expatrié, autrement que par cette dernière lettre, adressée de San-Fernando à l’un de ses amis… Oui… c’est bien cela, et je m’étonne que ma mémoire ait pu me faire défaut à ce sujet. Si nous interrogions là-dessus le sergent Martial et le jeune de Kermor, je suis certain qu’ils confirmeraient mon dire…

— Ne leur demandons rien, répondit Jacques Helloch. Ce sont là des affaires privées, et il y aurait indiscrétion de notre part à vouloir nous y mêler.

— Soit, Jacques, mais, tu le vois, j’avais raison de prétendre que le sergent Martial ne pouvait être l’oncle de Jean de Kermor, puisque le colonel de Kermor, après la perte de sa femme et de sa fille, n’avait plus aucun proche parent… »

Jacques Helloch, les bras croisés, la tête inclinée, réfléchissait à ce que venait de lui apprendre son compagnon. Celui-ci commettait-il donc quelque méprise ?… Non !… Il habitait Rennes, lorsque le procès du colonel de Kermor était venu en appel, et les faits rapportés ci-dessus avaient été mentionnés au cours du procès…
les balles, mieux dirigées que les flèches, jetèrent le désordre. (Page 144).

C’est alors que lui vint à l’esprit cette réflexion si naturelle, que chacun eût faite, d’ailleurs.

Si le sergent Martial n’est pas le parent, dit-il, Jean ne peut pas davantage être le fils du colonel de Kermor, puisque le colonel n’a jamais eu qu’une fille, et que cette enfant a péri, toute petite encore, dans ce naufrage qui avait coûté la vie à sa mère…

« C’est évident, déclara Germain Paterne. Il est impossible que ce jeune garçon soit le fils du colonel…

— Et pourtant… il dit l’être », ajouta Jacques Helloch.

Il y avait certainement là quelque chose de très obscur, de très mystérieux même. Était-il admissible que ce jeune garçon fût victime d’une erreur, — une erreur qui l’aurait engagé en une si périlleuse aventure… ? Non, assurément. Le sergent Martial et son prétendu neveu devaient, au sujet du colonel de Kermor et des liens qui l’unissaient à Jean, s’appuyer sur une certitude en contradiction avec les renseignements de Germain Paterne. Au total, l’intérêt que Jacques Helloch portait au jeune garçon ne put que s’accroître par tout ce que la situation offrait d’inexplicable.

Les deux amis continuèrent à discuter jusqu’au moment où, — vers onze heures, — MM. Miguel et Felipe, laissant dormir le farouche champion du Guaviare, vinrent les relever de leur garde.

« Vous n’avez rien vu de suspect ?… demanda M. Miguel, debout à l’arrière de la Maripare.

— Absolument rien, monsieur Miguel, répondit Jacques Helloch. Les rives et le fleuve sont tranquilles…

— Et il est probable, ajouta Germain Paterne, que votre faction ne sera pas plus troublée que la nôtre.

— Alors, bonne nuit, messieurs », répondit M. Felipe en leur serrant la main d’un bord à l’autre.

Très probablement, si M. Miguel et son collègue employèrent à causer les quelques heures confiées à leur surveillance, cette conversation n’eut aucun rapport avec celle de Jacques Helloch et de Germain Paterne. Sans doute, M. Felipe dut profiter de l’absence de M. Varinas pour accabler celui-ci de toutes les foudres de son argumentation, et il est probable que M. Miguel l’écouta avec sa bienveillance ordinaire.

Bref, il n’était survenu rien d’anormal, lorsque, vers deux heures du matin, ils réintégrèrent le rouf de la Maripare, au moment où le sergent Martial venait les remplacer.

Le sergent Martial s’installa sur l’arrière de la pirogue, sa carabine à son côté, et se prit à réfléchir. Jamais il n’avait eu l’âme si pleine d’inquiétudes, — non pour lui, grand Dieu ! mais pour ce cher enfant qui dormait sous le toit de la pirogue. Il revoyait dans sa pensée tous les détails de cette campagne entreprise par Jean, à la volonté duquel il avait dû céder, le départ d’Europe, la traversée de l’Atlantique, les divers incidents survenus depuis que tous deux avaient quitté Ciudad-Bolivar… Où allaient-ils ainsi… et jusqu’où les entraînerait cette campagne de recherches ?… Quels renseignements seraient fournis à San-Fernando ?… En quelle bourgade lointaine du territoire le colonel de Kermor était-il allé enfouir les dernières années d’une existence si heureuse au début, si vite brisée par la plus épouvantable des catastrophes ?… Et, pour le retrouver, à quels dangers serait exposé le seul être qui lui restait au monde ?…

Et puis, les choses n’avaient pas marché comme le désirait le sergent Martial… Il aurait voulu que ce voyage s’accomplît sans que nul étranger se fût rencontré sur la route… Et voilà, d’abord, que la Maripare et la Gallinetta avaient navigué de conserve… Ses passagers s’étaient trouvés en relation avec son prétendu neveu, et pouvait-il en être autrement entre gens qui voyagent dans les mêmes conditions ?… En second lieu, — et c’était peut-être plus grave à son avis, et pour des raisons connues de lui seul, — la malchance venait de mettre ces deux Français sur son passage… Et comment aurait-il pu empêcher que des relations plus étroites s’établissent entre compatriotes, l’intérêt excité par le but que poursuivait Jean, les offres de services presque impossibles à refuser… Et, pour comble, c’étaient des Bretons de cette même Bretagne… En vérité, le hasard est singulièrement indiscret, et se mêle trop volontiers de choses qui ne le regardent point !…

En cet instant, dans la direction de l’est, le calme fut troublé par un léger bruit, une sorte de cadence, qui s’accentuait peu à peu.

Absorbé dans ses pensées, le sergent Martial ne l’entendit pas, ce bruit, assez faible d’ailleurs. Il ne distingua pas davantage quatre petites embarcations que le courant du Meta amenait le long de la rive droite. Elles étaient mues à la pagaie, ce qui leur permettait de s’approcher des falcas, en refoulant le courant d’aval.

Montées par une vingtaine de Quivas, ces curiares n’étaient plus qu’à deux cents mètres des pirogues, et si les passagers étaient surpris pendant leur sommeil, ils seraient égorgés sans avoir eu le temps de se défendre, puisque le sergent Martial, distrait de sa surveillance, ne voyait rien… n’entendait rien…

Soudain, alors que les falcas et les curiares n’étaient plus séparées que par une soixantaine de pieds, la détonation d’une arme à feu éclata.

Presque aussitôt, des cris retentirent à bord de l’embarcation la plus voisine.

C’était Jacques Helloch qui venait de tirer ce coup de feu auquel succéda un second coup dû à la carabine de Germain Paterne.

Les deux jeunes gens, — il était alors cinq heures du matin, et l’aube pointait à peine, — venaient de se réveiller, lorsque ce bruit de pagaie était arrivé jusqu’à leur oreille. Après s’être glissés à l’arrière de la Moriche, ils avaient reconnu l’imminence de l’attaque et déchargé leurs armes sur les curiares.

L’alarme donnée, passagers et mariniers, tous furent sur pied au même moment.

MM. Miguel, Varinas et Felipe, le fusil à la main, se précipitèrent hors du rouf de la Maripare.

Jean surgit près du sergent Martial, lequel, à son tour, venait de tirer dans la direction des embarcations, s’écriant d’un ton de désespoir :

« Malheur… malheur !… M’être laissé surprendre ! »

Les Quivas ripostaient alors, et une vingtaine de flèches passèrent au-dessus des pirogues. Quelques-unes s’implantèrent dans le toit des roufs, mais n’atteignirent personne à bord.

M. Miguel et ses compagnons répondirent par une seconde décharge, et les balles, mieux dirigées que les flèches, jetèrent le désordre chez les Quivas.

« Rentrez dans le rouf, Jean, rentrez dans le rouf !… » cria alors Jacques Helloch, trouvant inutile que le jeune garçon s’exposât pendant cette attaque.

Une nouvelle volée de flèches arriva en cet instant, et l’une d’elles blessa le sergent Martial à l’épaule.

« Bien fait !… bien fait !… s’écria-t-il. Moi… un soldat… pendant sa faction !… Je n’ai que ce que je mérite ! »

Troisième décharge des carabines et des revolvers sur les curiares, qui dérivaient alors par le travers des pirogues.

Les Quivas, n’ayant pu surprendre les passagers et les équipages, n’avaient plus qu’à s’enfuir. Plusieurs d’entre eux étaient mortellement atteints, et quelques autres avaient reçu de graves blessures.

Le coup manqué, les curiares disparurent en aval de l’Orénoque.