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Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre IX

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Hetzel (p. 115-128).

Jacques Helloch et Germain Paterne.

IX

Trois pirogues naviguant de conserve.



À la suite de cette extraordinaire invasion qui avait menacé de détruire complètement la Urbana, le départ des falcas fut retardé de vingt-quatre heures. Si l’intention des deux Français était de continuer leur exploration du cours de l’Orénoque jusqu’à San-Fernando de Atabapo, ne valait-il pas mieux remonter le fleuve avec eux ?… Et, dans ce cas, pour leur laisser le temps de se reposer, puis de faire leurs préparatifs, ne convenait-il pas de remettre le départ au lendemain ?…

Assurément, et ainsi en jugèrent dans leur sagesse MM. Miguel, Felipe et Varinas. De fait, on se fût demandé, non sans surprise, pourquoi l’oncle et le neveu n’auraient pas été de cet avis. D’ailleurs, Jacques Helloch et Germain Paterne, ayant leur propre pirogue, ne seraient ni une charge ni une gêne, et, quoi que pût penser le sergent Martial, il y aurait plus de sécurité pour les trois embarcations à naviguer de conserve.

« Et, en outre, n’oublie pas, ce sont des compatriotes, lui dit Jean de Kermor.

— Un peu jeunes ! » avait murmuré le sergent Martial, en secouant la tête.

En somme, il y avait intérêt à connaître leur histoire, et lorsqu’ils apprirent que l’oncle et le neveu étaient français, — même bretons, — ils s’empressèrent de la raconter.

Jacques Helloch, âgé de vingt-six ans, était originaire de Brest. Après quelques missions remplies avec succès, il avait été chargé par le ministre de l’Instruction publique d’une expédition à travers les territoires de l’Orénoque. Six semaines auparavant, il était arrivé au delta du fleuve.

On considérait à juste titre ce jeune homme comme un explorateur de grand mérite, alliant le courage à la prudence, ayant déjà donné maintes preuves de son endurance et de son énergie. Ses cheveux noirs, ses yeux ardents, son teint animé par un sang généreux, sa taille au-dessus de la moyenne, sa constitution vigoureuse, l’élégance naturelle de sa personne disposaient en sa faveur. Il possédait cette physionomie à la fois sérieuse et souriante qui inspire la sympathie dès le premier abord. Il plaisait, sans chercher à plaire, naturellement, simplement, étranger à toute pose comme à toute préoccupation de se faire valoir.

Son compagnon, Germain Paterne, — vingt-huit ans, — adjoint à sa mission scientifique par le ministre, était breton, lui aussi. Issu d’une honorable famille de Rennes, son père, conseiller à la cour d’appel, sa mère et ses deux sœurs vivaient encore, tandis que Jacques Helloch, fils unique, avait perdu ses parents desquels il tenait une certaine fortune qui eût suffi à ses goûts pour le présent comme pour l’avenir.

Germain Paterne, non moins résolu que son ancien camarade de collège, mais d’un caractère très différent, allait où Jacques Helloch le conduisait, et ne présentait jamais aucune objection. Il était passionné pour l’histoire naturelle et plus particulièrement pour la botanique, et non moins pour la photographie. Il eût photographié sous la mitraille, et n’aurait pas plus « bougé » que son objectif. S’il n’était pas beau, il n’était pas laid, et peut-on l’être avec une physionomie intelligente, lorsqu’on possède une inaltérable bonne humeur ? Un peu moins grand que son ami, il jouissait d’une santé de fer, d’une constitution à toute épreuve, un marcheur insensible à la fatigue, doué d’un de ces estomacs qui digèrent des cailloux et ne se plaignent pas quand le dîner est sommaire ou se fait attendre. Ayant appris de quelle mission Jacques Helloch avait été chargé, il s’était proposé comme second. Quel meilleur compagnon, et plus utile et plus sûr, aurait pu trouver celui-ci, qui le connaissait de longue date ? En ce qui concernait la mission, elle durerait ce qu’elle durerait. Aucun terme ne lui était fixé. Elle devait s’étendre non seulement au cours de l’Orénoque, mais à ses tributaires à peine relevés sur les cartes, spécialement en sa partie moyenne jusqu’à San-Fernando, bourgade qui devait être le point extrême atteint par les explorateurs.

Il reste maintenant à dire dans quelles conditions, après avoir étudié l’Orénoque, depuis les multiples bras de son embouchure jusqu’à Ciudad-Bolivar, et de Ciudad-Bolivar à la Urbana, les deux amis avaient voulu reconnaître l’est du fleuve. Laissant leur pirogue et leurs bagages à la Urbana, l’un avait emporté ses instruments d’observation plus une excellente carabine Hammerless à répétition et à éjecteur Greener, l’autre s’était chargé de sa boîte de naturaliste, et d’une non moins excellente arme de la même maison, — sans compter deux revolvers serrés dans leur étui de cuir.

En quittant la Urbana, Jacques Helloch et Germain Paterne s’étaient dirigés vers le massif de la sierra Matapey, imparfaitement visitée jusqu’alors. Une escorte de Mapoyos, chargée d’un léger matériel de campement, les accompagnait. Trois cents kilomètres les séparaient des rives de l’Orénoque, lorsqu’ils furent à la limite extrême de leur expédition, qui avait duré un peu plus de trois semaines. Après avoir étudié le cours du Suapure dans le sud, et du rio Tortuga ou rio Chaffanjon dans le nord, procédé à des levés orographiques et hydrographiques, colligé des plantes qui allaient enrichir l’herbier du naturaliste, ils avaient, quinze jours auparavant, commencé leur voyage de retour.

C’est alors que de graves et inattendues éventualités s’étaient produites.

Et d’abord, les deux jeunes gens furent attaqués par un parti de ces Indiens Bravos qui errent en bandes à l’intérieur du territoire. Lorsqu’ils eurent, non sans péril, repoussé ces attaques, ils durent rétrograder avec l’escorte jusqu’au pied de la sierra Matapey, où le guide et ses hommes les abandonnèrent traîtreusement. Volés de leur matériel, réduits à leurs instruments et à leurs armes, quand ils se trouvaient encore à vingt lieues de la Urbana, ils résolurent de se diriger vers la bourgade, chassant pour assurer la nourriture quotidienne, couchant sous les arbres, l’un dormant, l’autre veillant tour à tour.

Et c’est ainsi que, quarante-huit heures auparavant, à la suite du tremblement de terre qui secouait la région, cet invraisemblable exode de tortues vint les surprendre à leur campement. S’ils ne purent devancer cette masse, c’est que le passage fut fermé par les fauves qu’elle repoussait devant elle. Alors ils n’hésitèrent pas à se faire véhiculer par ces chéloniens, carapaces ambulantes, qui se dirigeaient vers la rive droite de l’Orénoque, — ce qui était à la fois prudent et profitable. Or, il n’y avait encore que les singes à les avoir imités, quand, à quelques lieues du fleuve, pendant cette journée, plusieurs couples d’animaux, affolés, prirent exemple sur les quadrumanes. La situation devint alors très périlleuse. Il fallut se défendre contre ces fauves, tigres, pumas et jaguars. Quelques-uns furent abattus par les Hammerless, tandis que la masse, semblable à ces trottoirs mouvants des grandes cités d’Amérique, continuait à se rapprocher de l’Orénoque. Toutefois, Jacques Helloch et Germain Paterne en étaient à leurs dernières cartouches, lorsqu’ils aperçurent les premières maisons de la Urbana, derrière ce rideau de flammes qui protégeait la bourgade, où ils arrivèrent dans les circonstances que l’on sait. Ainsi s’était terminée l’expédition des deux Français. Bref, les jeunes gens étaient sains et saufs, et la Urbana ayant échappé au danger d’être écrasée sous cette avalanche rampante, tout était pour le mieux.

Tel fut le récit que fit Jacques Helloch. Quant à son itinéraire, il ne songeait point à y rien changer. Germain Paterne devait rembarquer avec lui afin de continuer la reconnaissance du fleuve jusqu’à San-Fernando de Atabapo.

« Jusqu’à San-Fernando ?… dit le sergent Martial, dont les sourcils se froncèrent.

— Mais pas plus loin, répondit Jacques Helloch.

— Ah ! »

Et il est probable que, dans la bouche du sergent Martial, ce « ah ! » indiquait moins de satisfaction que de contrariété.

Décidément, il devenait de plus en plus insociable, l’oncle intérimaire de Jean de Kermor !

Celui-ci dut alors narrer sa propre histoire, et on ne s’étonnera pas que Jacques Helloch se sentît pris d’un vif intérêt pour ce jeune garçon de dix-sept ans à peine, qui ne reculait pas devant les risques d’un tel voyage. Son compagnon et lui ne connaissaient pas personnellement le colonel de Kermor ; mais, en Bretagne, ils avaient entendu parler de sa disparition, et voici que le hasard les mettait précisément sur la route de cet enfant parti à la recherche de son père… Et Germain Paterne, qui avait conservé quelques souvenirs de la famille de Kermor, cherchait à les retrouver au fond de sa mémoire…

« Monsieur Jean, dit Jacques Helloch, lorsque l’histoire eut été terminée, nous sommes heureux de cette circonstance qui nous fait rencontrer sur la même route, et puisque notre intention était d’aller à San-Fernando, nous irons ensemble. Là, je l’espère, vous aurez de nouveaux renseignements concernant le colonel de Kermor, et si nous pouvons vous êtres utiles, comptez sur nous. »

Le jeune garçon remercia ses compatriotes, tandis que le sergent Martial murmurait à part lui :

« Les trois géographes, d’une part, les deux Français de l’autre !… Mille tonnerres de carambas !… ils sont trop… beaucoup trop à vouloir nous rendre service !… Attention… et garde à nous ! »

Cette après-midi, les préparatifs furent achevés, c’est-à-dire ceux qui se rapportaient à la troisième pirogue, car les deux autres étaient, depuis le matin, prêtes à partir. Cette falca se nommait la Moriche, ayant pour patron un Banivas, appelé Parchal, et pour équipage neuf Indiens, dont il n’y avait qu’à se louer. Les approvisionnements renouvelés, Jacques Helloch n’eut à regretter que la perte de son matériel de campement, volé au cours de l’expédition à la sierra Matapey. Quant à Germain Paterne, comme il avait sauvé, intacte et bien garnie, sa boîte de botaniste, il aurait eu mauvaise grâce à se plaindre.

Le lendemain, 28 août, dès la pointe de l’aube, les passagers des trois pirogues prirent congé du chef civil de la Urbana, de M. Marchal et des habitants qui leur avaient fait si cordial accueil.

L’excellent vieillard voulut serrer dans ses bras le jeune garçon, qu’il espérait bien revoir, lorsque le colonel de Kermor et lui
attaqués par un parti de ces indiens bravos… (Page 118.)
repasseraient devant le hato de la Tigra, où ils ne refuseraient pas de s’arrêter quelques jours. Puis, l’embrassant :

« Courage, mon cher enfant, lui dit-il, mes vœux vous accompagnent, et Dieu vous conduise ! »

Les trois falcas démarrèrent l’une après l’autre. Le vent qui remontait favorisait la marche, et comme il tendait à fraîchir, on pouvait compter sur une rapide navigation. Leurs voiles hissées, les pirogues, après un dernier adieu à la Urbana, longèrent la rive droite, où le courant était moins accentué.

À partir de la Urbana, l’Orénoque va presque en droite ligne du nord au sud jusqu’à San-Fernando. Ces deux bourgades occupent chacune l’angle des deux principales courbures du fleuve et à peu près sur le même méridien. Donc, si le vent tenait, le voyage n’éprouverait aucun retard.

Les trois falcas marchaient de conserve, sensiblement animées de la même vitesse, tantôt en file comme les chalands de la Loire, lorsque l’étroitesse du chenal l’exigeait, tantôt de front, lorsque la passe présentait une largeur suffisante.

Ce n’est pas que le lit de l’Orénoque ne fût assez étendu d’une rive à l’autre ; mais, en amont de la Urbana, son lit est obstrué de vastes plages sablonneuses. À cette époque, il est vrai, ces plages, rétrécies par la crue des eaux, formaient autant d’îles, avec une partie centrale, à l’abri des inondations, qui se montrait toute verdoyante. De là, nécessité de s’aventurer entre ces îles, et à travers les quatre bras qu’elles dessinent, et dont deux seulement sont navigables pendant la période de sécheresse.

Lorsque les pirogues n’étaient séparées que par un intervalle de quelques mètres, on causait d’un bord à l’autre. Jean, interpellé, ne pouvait se dispenser de répondre. On parlait surtout du voyage à la recherche du colonel de Kermor, de ses chances de succès, et Jacques Helloch ne ménageait pas ses encouragements au garçon.

Entre-temps, Germain Paterne, son objectif posé à l’avant de la Moriche, prenait des vues instantanées, dès que le paysage en valait la peine.

Toutefois, ce n’était pas uniquement entre leur embarcation et la Gallinetta que s’échangeaient ces propos. Les deux Français s’intéressaient aussi à l’expédition géographique de MM. Miguel, Felipe et Varinas. Ils les entendaient souvent discuter, et avec quelle animation, lorsqu’ils croyaient pouvoir tirer argument d’une observation recueillie en route. La diversité de caractère des trois collègues, ils l’avaient reconnue dès le début, et, comme de juste, c’était M. Miguel qui leur inspirait à la fois plus de sympathie et de confiance. Au total, ce petit monde s’entendait bien, et Jacques Helloch excusait même chez le sergent Martial son humeur grommelante de vieux soldat.

Par exemple, il avait été amené à se faire cette réflexion, qui ne semblait pas être venue à l’esprit de M. Miguel et de ses amis, et il l’avait communiquée à Germain Paterne :

« Est-ce que tu ne trouves pas singulier que ce grognard soit l’oncle du jeune de Kermor ?…

— Pourquoi serait-ce singulier, si le colonel et lui sont beaux-frères ?…

— En effet, mais alors, — tu l’avoueras, — ils n’ont guère marché du même pas… L’un devenu colonel, tandis que l’autre est resté sergent…

— Cela s’est vu, Jacques… cela se voit… et cela se verra encore…

— Soit, Germain !… Après tout, s’il leur convient d’être oncle et neveu, cela les regarde. »

En réalité, Jacques Helloch avait quelque raison de trouver la chose bizarre, et son opinion était qu’il n’y avait peut-être là qu’une parenté occasionnelle, improvisée pour les facilités du voyage.

Pendant la matinée, la flottille passa à l’ouvert de la bouche du Capanaparo, puis de celle de l’Indabaro, qui n’est qu’un bras de ce dernier affluent.

Il va sans dire que les principaux chasseurs des pirogues, M. Miguel d’une part, Jacques Helloch de l’autre, tiraient volontiers le gibier qui venait à portée de fusil. Les canards et les ramiers, convenablement accommodés, variaient d’une façon agréable la viande séchée et les conserves.

La rive gauche offrait alors un curieux aspect avec sa falaise de rochers, taillés à pic, premières assises des cerros de Baraguan, au pied desquels le fleuve a encore une largeur de dix-huit cents mètres. Au-delà, il se rétrécit vers l’embouchure du Mina, et le courant, qui devient plus rapide, menaçait de retarder la marche des falcas.

Par bonne chance, le vent soufflait en fraîche brise, au point que les mâts tortus, — de simples troncs à peine écorcés, — pliaient sous la tension des voiles. Rien ne craqua, en somme, et dans l’après-midi, vers trois heures, on arriva devant le hato de la Tigra, propriété de M. Marchal.

Nul doute que si l’hospitalier vieillard eût été chez lui, il aurait fallu, bon gré mal gré, — bon gré certainement, — faire escale pendant une journée à tout le moins. M. Marchal n’eût permis ni à Jacques Helloch ni à Germain Paterne de ne pas le favoriser d’une seconde visite, en outre de celle que les deux Français lui avaient promise à leur retour.

Mais, si les pirogues ne débarquèrent pas leurs passagers, ceux-ci voulurent emporter une vue du pittoresque hato de la Tigra, dont Germain Paterne fit une photographie très réussie.

À partir de ce point, la navigation devint plus difficile, et l’eût été davantage, si le vent n’avait conservé une direction et une force suffisantes pour permettre aux falcas de gagner contre le courant. En effet, la largeur de l’Orénoque était alors réduite à douze cents mètres, et de nombreux récifs encombraient son lit assez sinueux.

Toutes ces difficultés furent vaincues, grâce à l’habileté des mariniers. Vers cinq heures et demie du soir, les falcas, ayant dépassé le rio Caripo, vinrent prendre leur poste de nuit à l’embouchure du rio Sinaruco.

À peu de distance gisait l’île Macupina, couverte de massifs d’arbres étroitement serrés et qui présente un sous-bois presque impénétrable. Il se compose en partie de nombreux palmas llaneras, sorte de palmiers, dont les feuilles déploient quatre à cinq mètres de longueur. Ces feuilles servent à fabriquer la toiture des paillotes indiennes, lorsque les indigènes n’ont besoin que d’un abri temporaire à l’époque de la pêche.

Il y avait là, précisément, quelques familles de Mapoyos, avec lesquels M. Miguel et Jacques Helloch prirent contact. Alors, dès que les pirogues eurent accosté, ils débarquèrent, afin de se mettre en chasse, et non sans succès, — du moins l’espéraient-ils.

Au premier abord, suivant l’habitude du pays, les femmes s’enfuirent à l’approche de ces étrangers, et ne reparurent qu’après avoir revêtu la longue chemise qui les couvre d’une façon à peu près décente. Elles ne portaient, quelques instants avant, que le guayuco, comme les hommes, et n’avaient pour tout voile que leur longue chevelure. Ces Indiens méritent d’être remarqués entre ces diverses peuplades qui forment la population indigène du Venezuela central. Robustes, bien musclés, bien bâtis, ils donnent l’idée de la force et de la santé.

Les chasseurs, grâce à leur concours, purent pénétrer à travers l’épaisse forêt, qui se masse à l’embouchure du Sinaruco.

Deux coups de fusils mirent à terre deux pécaris de grande taille, sans parler de ceux qui au cours de cette chasse furent adressés à une bande de capucins, — singes dignes sans doute de cette désignation congréganiste, mais dont aucun ne put être atteint.

« On ne dira pas de ceux-là, fit observer Jacques Helloch, qu’ils tombent comme des capucins de cartes !

— Il est, en effet, difficile d’approcher ces quadrumanes, répondit M. Miguel, et pour mon compte, ce que j’ai perdu de poudre et de plomb !… Jamais je n’en ai touché un seul…

— Eh ! c’est regrettable ; monsieur Miguel, car cette bête, cuite à point, offre aux gourmets un excellent régal ! »

Tel est aussi l’avis de M. Chaffanjon, ainsi que Jean le déclara : un singe, vidé, flambé, rôti à petit feu suivant la mode indienne, et d’une couleur dorée des plus appétissantes, c’est un manger de premier choix.

Ce soir-là, il fallut se contenter des pécaris, qui furent partagés entre les trois pirogues. Assurément, le sergent Martial aurait eu mauvaise grâce à refuser la part que lui apporta Jacques Helloch, attention dont le jeune garçon le remercia en disant :

« Si notre compatriote fait l’éloge du singe à la broche, il ne vante pas moins les mérites du pécari, et il affirme même quelque part n’avoir rien goûté de meilleur pendant le cours de son exploration…

— Et il a raison, monsieur Jean… répondit Jacques Helloch ; mais, faute de singes…

— On mange des merles ! » répliqua le sergent Martial, qui regarda cette réponse comme un remerciement.

En réalité, ces pécaris, appelés boquiros en langue indigène, étaient délicieux, et le sergent Martial dut en convenir. Toutefois il déclara à Jean qu’il entendait ne plus jamais manger que de ceux qu’il aurait tués de sa propre main.

« Cependant, mon oncle, il est difficile de refuser… M. Helloch est fort complaisant…

— Trop complaisant, mon neveu !… D’ailleurs, je suis là, que diable ! et qu’on me mette un pécari à bonne portée, je l’abattrai tout aussi bien que ce M. Helloch ! »

Le jeune garçon ne put s’empêcher de sourire, en tendant la main à son brave compagnon.

« Heureusement, murmura celui-ci, toutes ces politesses, qui ne me vont guère, prendront fin à San-Fernando, et ce ne sera pas trop tôt, je pense ! »

Départ le lendemain, dès le petit jour, alors que les passagers reposaient encore sous leurs roufs. Le vent paraissant bien établi au nord, les patrons Valdez, Martos et Parchal, en démarrant de bonne heure, espéraient arriver, le soir même, à Cariben, une quarantaine de kilomètres en aval de l’embouchure du Meta.

La journée ne fut marquée par aucun incident. Les eaux du fleuve étaient alors assez hautes, et les pirogues purent franchir les capricieux angosturas, entre l’arête des récifs, principalement à la pointe d’amont de l’île Parguaza, nom du rio qui débouche sur la rive droite.

Cette passe formait une sorte de raudal, d’un accès peu facile pendant la saison sèche. Toutefois, sa longueur n’est pas comparable à celle des autres raudals que les falcas devaient rencontrer aux approches d’Atures, à une trentaine de lieues sur le cours supérieur de l’Orénoque. Il n’y eut donc pas lieu d’opérer le débarquement du matériel, ni de procéder à ces portages, qui occasionnent tant de fatigues et de retards.

Le territoire, à droite du fleuve, présentait un aspect très différent. Ce n’était plus l’immensité de ces plaines qui s’étendaient jusqu’à l’horizon, où se profilait le cadre des montagnes. Les mouvements du sol, très accentués et très rapprochés, formaient des mamelons isolés, des bancos de structure bizarre, — disposition orographique qui se rattachait dans l’est à de véritables chaînes. On eût cru voir une sorte de cordillère riveraine, qui tranchait avec les llanos de la rive gauche. Entre ces cerros, il y avait lieu de distinguer ceux de Carichana, capricieusement dessinés au milieu d’une région très boisée et couverte d’une luxuriante verdure.

Dans l’après-midi, lorsque la rive droite fut devenue plate, les pirogues durent s’élever vers la gauche, afin de remonter le raudal de Cariben, le seul passage praticable que le fleuve offre en cet endroit.

À l’est, s’étendaient ces vastes battures, ces larges plages à tortues, si fructueusement exploitées autrefois, et qui valaient celles de la Urbana. Mais cette exploitation, mal réglée, conduite sans aucune méthode, livrée à l’avidité déraisonnable des indigènes, amènera certainement la totale destruction de ces chéloniens. Ce qui est certain, dans tous les cas, c’est que les tortues ont à peu près abandonné les plages de cette partie du bassin. Aussi, la station de Cariben, agréablement située à peu de distance en aval du Meta, l’un des grands affluents du fleuve, a-t-elle perdu toute son importance. Au lieu de devenir bourgade, elle n’est plus qu’un village à peine, et finira par descendre au rang des infimes hameaux du moyen Orénoque.

En longeant les berges granitiques d’une île qui porte le nom de Piedra del Tigre, les passagers des pirogues se trouvèrent en présence d’un curieux buffet de ces roches sonores, qui sont célèbres au Venezuela.

En premier lieu, leur oreille avait été frappée par une suite de sons musicaux très distincts, un ensemble harmonique d’une intensité particulière. Comme les falcas naviguaient alors l’une près de l’autre, on put entendre le sergent Martial s’écrier de l’avant de la Gallinetta :

« Ah çà ! quel est le chef de musique qui nous donne une pareille sérénade ?… »

Il ne s’agissait point d’une sérénade, bien que la région fût aussi espagnole de mœurs que la Castille ou l’Andalousie. Mais les voyageurs auraient pu se croire à Thèbes, au pied de la statue de Memnon.

M. Miguel s’empressa de donner l’explication de ce phénomène d’acoustique, qui n’est pas particulier à ce pays.

« Au lever du soleil, dit-il, cette musique que perçoivent nos oreilles, eût été plus perceptible encore, et voici quelle en est la cause. Ces roches contiennent en grand nombre des paillettes de mica. Sous les rayons solaires, l’air dilaté s’échappe des fissures de ces roches, et, en s’échappant, fait vibrer ces paillettes.

— Eh ! répondit Jacques Helloch, le soleil est un habile exécutant !…

— Ça ne vaut pas le biniou de notre Bretagne ! dit le sergent Martial.

— Non, sans doute, répliqua Germain Paterne. Tout de même un orgue naturel, cela fait bien dans le paysage…

— Mais il y a trop de monde à l’entendre ! » grommela le sergent Martial.