Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre XII

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Hetzel (p. 163-174).

Le passage du raudal de Maipures.

XII

Quelques observations de Germain Paterne.



Le départ des trois pirogues s’effectua le lendemain aux premières heures du soleil levant. La veille, l’après-midi, on avait procédé au rembarquement du matériel, et comme aucune avarie n’était survenue pendant le passage du raudal, le voyage n’eut à subir aucun retard de ce chef.

Il est vrai, peut-être les passagers allaient-ils être moins favorisés entre Atures et la bourgade de San-Fernando. Le vent, qui marquait une tendance à calmir, ne suffirait pas à pousser les falcas contre le courant de l’Orénoque. Tout au plus pourraient-elles l’étaler. Cependant, comme la brise soufflait encore de la partie du nord, ne variant guère que de l’est à l’ouest, les voiles furent hissées, en attendant qu’il y eût lieu de recourir à l’espilla ou aux palancas.

Inutile de mentionner que chaque groupe avait repris sa place dans sa pirogue, — le sergent Martial et Jean de Kermor à bord de la Gallinetta, MM. Miguel, Varinas et Felipe à bord de la Maripare, Jacques Helloch et Germain Paterne à bord de la Moriche.

Autant que possible, on naviguait en ligne, et le plus souvent — le sergent Martial l’observait non sans grogner en sourdine, — la Moriche marchait de conserve avec la Gallinetta, ce qui permettait aux passagers de causer, et ils ne s’en faisaient pas faute.

Pendant la matinée, les falcas ne gagnèrent que cinq kilomètres vers l’amont. Il fut d’abord indispensable d’évoluer au milieu de ce dédale d’îlots et de récifs dont le fleuve est embarrassé jusqu’au-dessus d’Atures. Impossible même de conserver aux voiles une orientation constante. Entre ces passes rétrécies, les eaux descendaient avec rapidité, et les palancas durent être maniées avec une grande vigueur.

Lorsque la flottille se trouva par le travers du cerro de Los Muertos, le lit de l’Orénoque devint plus libre. Après s’être rapprochées de la rive droite où le courant est moins fort, les falcas purent s’aider de la brise dans une certaine mesure.

En arrière de la rive opposée se dressait le cerro Pintado que M. Miguel et ses compagnons avaient visité et dont on put alors observer le bizarre massif, qui domine les vastes plaines fréquentées des Indiens Guahibos.

En même temps que le soleil déclinait sur l’horizon, le vent diminua graduellement en halant le nord-est, et il refusa même vers les cinq heures du soir.

Les pirogues naviguaient alors à la hauteur du raudal de Garcita. Sur le conseil du patron Valdez, les passagers se préparèrent à stationner en cet endroit, qui leur offrait un abri convenable pour la durée de la nuit.

Le parcours pendant cette journée n’avait été que d’une quinzaine de kilomètres, et l’on se remit en route le lendemain dès l’aube naissante.

Le passage du raudal de Garcita n’offrit aucune difficulté. Il est praticable toute l’année et ne nécessite aucun transbordement. En ce mois, d’ailleurs, l’Orénoque, coulant à pleine eau, gardait une profondeur suffisante pour des embarcations à fond plat. Cependant il commençait à baisser, puisqu’on était déjà à la mi-septembre, et la saison sèche ne tarderait pas à réduire son étiage.

Il est vrai, les pluies étaient encore abondantes et fréquentes. Elles n’avaient point épargné les voyageurs depuis leur départ, et ils devaient subir des averses torrentielles jusqu’à leur arrivée à San-Fernando. Ce jour-là, d’interminables rafales obligèrent à se confiner sous les roufs. En somme, la brise tendait plutôt à fraîchir — ce dont il n’y avait pas à se plaindre.

Le soir, dans un coude du fleuve arrondi vers l’est, entre la rive droite et une île, l’île Rabo Pelado, les pirogues relâchèrent à un endroit assez abrité.

De six heures à sept heures, les chasseurs battirent la lisière de cette île, toute hérissée de taillis et presque impénétrable. Ils purent abattre une demi-douzaine de gabiotas, palmipèdes de petite espèce, gros comme des pigeons, et qui furent servis au repas du soir.

En outre, au retour, Jacques Helloch tua d’une balle un de ces jeunes caïmans que les Indiens appellent babas, et dont ils déclarent la chair excellente.

Il est vrai, cette préparation culinaire, ce sancocho, comme on le nomme dans le pays, fut dédaigné des convives. On l’abandonna aux mariniers qui s’en régalèrent.

Seul, Germain Paterne voulut y goûter, parce qu’un naturaliste n’a pas la permission d’être difficile et doit se sacrifier dans l’intérêt de la science.

« Eh bien ?… lui demanda Jacques Helloch.

— Eh bien, répondit Germain Paterne, ce n’est pas bon à la première bouchée… mais à la seconde…

— C’est…

— Détestable ! »

Le sancocho était jugé et condamné sans appel.

Le lendemain, départ de l’île Rabo Pelado et reprise de la navigation vers le sud-ouest, — direction qu’affecte l’Orénoque jusqu’au raudal des Guahibos. Jour de pluie continue. Brise intermittente venant du nord-est. Voiles des pirogues, tantôt inertes, pendant le long du mât, tantôt gonflées et arrondies comme une enveloppe d’aérostat.

Le soir, Valdez vint s’amarrer en aval de l’île de Guayabo, n’ayant parcouru que douze kilomètres, car l’action du vent avait été souvent inférieure à celle du courant.

Le lendemain, après une journée fatigante, les trois pirogues purent atteindre le raudal des Guahibos et relâchèrent à l’embouchure du bras de Carestia, qui contourne par la rive droite une longue île à l’endroit où elle divise le cours de l’Orénoque.

La nuit se passa tranquillement après le souper, qui fut renforcé d’une couple de hoccos, volatiles aquatiques, démontés sur les berges de l’île.

Là, le lit du fleuve est sinueux, large, mais encombré d’îlots et d’îles. De plus, il est coupé par un barrage d’où les eaux retombent en cascades retentissantes. Le site est d’une sauvagerie superbe, l’un des plus beaux peut-être qui se rencontrent sur le moyen Orénoque.

Les voyageurs eurent le temps de l’admirer, car il leur fallut quelques heures pour remonter le raudal des Guahibos. Les pirogues le franchirent sans qu’il y eût nécessité de procéder à leur déchargement, et bien qu’il présente d’habitude plus de difficultés que celui de Garcita.

Vers trois heures de l’après-midi, en suivant le bras de la rive gauche, on arriva au village de Carestia, où devait s’opérer le débarquement, afin de faciliter aux pirogues le passage du raudal de Maipures.

Il y eut donc lieu de recommencer la manœuvre qui s’était faite à Puerto-Real. Des Indiens se chargèrent de transporter à dos les bagages et accompagnèrent les passagers jusqu’à Maipures, où ils s’arrêtèrent avant cinq heures du soir.

Du reste, la distance entre Carestia et Maipures n’est que de six kilomètres, et le sentier, le long de la berge, se prêtait aisément à la marche.

C’était là que l’on devait attendre la Gallinetta, la Maripare et la Moriche, auxquelles il ne faudrait pas moins de trois à quatre jours pour rejoindre.

En effet, si le raudal de Maipures mesure une longueur moindre que celui d’Atures, peut-être offre-t-il de plus sérieux obstacles. Dans tous les cas, la dénivellation des eaux s’y accuse davantage, — douze mètres environ à répartir entre six kilomètres. Mais on pouvait compter sur le zèle et l’habileté des équipages. Tout ce qu’il serait humainement possible de faire pour gagner du temps, ils le feraient.

Au surplus, on n’avait pas mis cinq jours à parcourir les soixante kilomètres qui séparent les deux principaux raudals de cette partie de l’Orénoque.

Les Indiens Maipures, qui ont donné leur nom à ce village, formaient une ancienne tribu, alors réduite à quelques familles, dont le métissage a profondément modifié le type. Le village, situé au pied d’âpres falaises granitiques d’un grand caractère, ne se compose plus que d’une dizaine de cases.

C’est là que la petite troupe eut à s’installer pour quelques jours, et dans des conditions à peu près identiques à celles du village d’Atures.

C’était la dernière fois, d’ailleurs, qu’ils seraient forcés d’abandonner les pirogues avant de relâcher à San-Fernando. Jusqu’à cette bourgade, le fleuve n’est plus coupé par ces rapides, qui nécessitent, d’une part, le débarquement des passagers et des bagages, et de l’autre, le traînage des embarcations sur les seuils rocheux que balaient des eaux torrentueuses. Donc, le mieux était de patienter, sans récriminer contre cet état de choses, et l’on prit ce nouveau retard en patience, quoi que pût dire le sergent Martial, qui brûlait d’avoir atteint San-Fernando.

À Maipures, il n’y eut pas lieu de tuer le temps en excursions, ainsi qu’on avait pu le faire dans les plaines du cerro Pintado. On se contenta de chasser et d’herboriser. Le jeune garçon, accompagné du sergent Martial, prit un très vif intérêt aux promenades scientifiques de Germain Paterne, tandis que les chasseurs pourvoyaient aux besoins journaliers.

C’était utile, nécessaire même, car les approvisionnements faits à la Urbana et dans les chasses précédentes seraient épuisés, s’il se produisait quelque retard, et il n’y aurait plus possibilité de se ravitailler avant le terme du voyage.

Or, de Maipures à San-Fernando, étant donné le cours irrégulier de l’Orénoque, il faut compter environ de cent trente à cent quarante kilomètres.

Enfin, le 18, dans l’après-midi, les trois falcas arrivèrent à ce village, après avoir suivi la rive gauche du fleuve, sur laquelle il est bâti. Par sa situation, il n’est pas vénézuélien, et il appartient à la Colombie. Seulement, le chemin de halage de cette rive doit, paraît-il, rester neutralisé jusqu’en 1911, et ne deviendra colombien qu’à partir de cette date.

On voit que Valdez et ses compagnons avait fait diligence, puisque, en cinq jours, ils avaient pu remonter le raudal. Sans attendre
jean avait tout entendu. (Page 174).
au lendemain, les pirogues furent rechargées, et, le 19 au matin, elles reprirent leur navigation.

Durant cette journée pluvieuse, la flottille dut encore circuler entre une infinité d’îlots et de roches qui hérissent le lit du fleuve. Comme le vent soufflait de l’ouest, il ne favorisait plus la marche des falcas, et même eût-il soufflé du nord qu’elles n’auraient pu en profiter, tant elles étaient obligées à de fréquents changements de direction à travers les passes.

Au-delà de l’embouchure du Sipapo, se rencontre un petit raudal, celui de Sijuaumi, dont le passage n’exigea que quelques heures sans débarquement.

Cependant, grâce à ces diverses causes de retard, les pirogues ne purent s’avancer au-delà de l’embouchure du rio Vichada, où elles se disposèrent pour la nuit.

Les deux rives du fleuve, en cet endroit, présentent un contraste frappant. À l’est, le territoire est bossué de tumescences, de bancos réguliers, de collines basses, qui se raccordent avec les montagnes, dont les lointains profils recevaient alors les derniers rayons du soleil à l’instant de son coucher. Vers l’ouest, au contraire, se développaient de spacieuses plaines, arrosées par ces eaux noires du Vichada, venues des llanos colombiens, et qui fournissent un si considérable apport au lit de l’Orénoque.

Peut-être Jacques Helloch s’attendait-il à ce qu’il s’élevât une discussion entre MM. Felipe et Varinas relativement au Vichada, car il aurait pu être considéré comme principale branche, avec autant de raison que le Guaviare ou l’Atabapo. Il n’en fut rien. Les deux adversaires n’étaient plus éloignés de l’endroit où confluaient leurs cours d’eau favoris. Ils auraient alors le temps de se disputer sur les lieux mêmes et en connaissance de cause.

La journée suivante les en rapprocha d’une vingtaine de kilomètres. La navigation devint plus aisée sur cette partie du fleuve dégagée de récifs. Les patrons purent durant quelques heures se servir des voiles, et rallier, dans ces conditions moins fatigantes, le village de Mataweni, situé sur la rive gauche, près du rio de ce nom.

On ne vit là qu’une douzaine de huttes, appartenant aux Guahibos, qui occupent les territoires riverains de l’Orénoque, et plus particulièrement ceux de la rive gauche. Si les voyageurs avaient eu le temps de remonter le Vichada, ils auraient trouvé un certain nombre de villages habités par ces Indiens, doux de caractère, laborieux, intelligents, qui font le commerce du manioc avec les marchands de San-Fernando.

Et même, en cas que Jacques Helloch et Germain Paterne eussent été seuls, peut-être auraient-ils relâché à l’embouchure de ce tributaire, comme ils l’avaient fait à la Urbana, quelques semaines avant. Il est vrai, leur excursion à travers la sierra Matapey avait failli mal finir. Néanmoins, Germain Paterne crut devoir formuler sa proposition en ces termes, lorsque la Moriche eut été amarrée à la berge de Mataweni, bord à bord avec la Gallinetta.

« Mon cher Jacques, dit-il, nous avons été chargés par le ministre de l’Instruction publique d’une mission scientifique sur l’Orénoque, si je ne me trompe…

— Où veux-tu en venir ?… demanda Jacques Helloch, assez surpris de cette observation.

— À ceci, Jacques… Est-ce que cette mission concerne uniquement l’Orénoque ?…

— L’Orénoque et ses affluents…

— Eh bien, pour dire les choses comme elles sont, il me semble que nous négligeons quelque peu les affluents du superbe fleuve depuis que nous avons quitté la Urbana…

— Tu crois ?…

— Juges-en, cher ami. Avons-nous remonté le Suapure, le Pararuma et le Parguaza de la rive droite ?…

— Je ne le pense pas.

— Avons-nous engagé notre pirogue entre les rives du Meta de la rive gauche, ce Meta qui est l’un des plus importants tributaires du grand fleuve vénézuélien ?…

— Non, et nous avons dépassé l’embouchure du Meta sans y pénétrer.

— Et le rio Sipopo ?…

— Nous avons négligé le rio Sipopo.

— Et le rio Vichada ?…

— Nous avons aussi manqué à tous nos devoirs envers le rio Vichada.

— C’est ainsi que tu plaisantes, Jacques ?…

— C’est ainsi, mon bon Germain, car, enfin, tu devrais te dire que ce que nous n’avons pas fait à l’aller, il sera toujours temps de le faire au retour. Ils ne disparaîtront pas, tes affluents, j’imagine, ils ne s’assèchent même pas dans la saison chaude, et nous les retrouverons à leur place habituelle, lorsque nous redescendrons le superbe fleuve…

— Jacques… Jacques… quand nous aurons l’honneur d’être reçus par le ministre de l’Instruction publique…

— Eh bien, naturaliste que tu es, nous lui dirons, à ce haut fonctionnaire : si nous avions été seuls, monsieur le ministre, nous aurions sans doute procédé à ces excursions en remontant l’Orénoque, mais nous étions en compagnie… en bonne compagnie… et il nous a paru qu’il valait mieux naviguer de conserve jusqu’à San-Fernando…

— Où nous séjournerons quelque temps, je suppose… demanda Germain Paterne.

— Le temps de trancher cette question du Guaviare et de l’Atabapo, répondit Jacques Helloch, non point qu’elle ne me paraisse résolue au profit de M. Miguel. Après tout, ce sera une occasion excellente d’étudier ces deux affluents dans la société de MM. Felipe et Varinas. Tu peux être certain que notre mission y gagnera, et que le ministre de l’Instruction publique nous enguirlandera de ses félicitations les plus officielles ! »

Il convient de dire que Jean de Kermor, alors seul à bord de la Gallinetta, avait entendu cette conversation des deux amis. Ce n’était point indiscrétion de sa part, et, en somme, le sujet qu’ils traitaient n’avait rien de bien intime.

Il était indéniable, quoique le sergent Martial eût tout fait pour y mettre obstacle, que, depuis leur rencontre, Jacques Helloch n’avait négligé aucune occasion de témoigner la plus vive sympathie à Jean de Kermor. Que celui-ci s’en fût aperçu, nul doute, et, à cette sympathie, comment répondait-il ?… S’abandonnait-il, comme on eût pu l’attendre d’un jeune garçon de son âge envers ce compatriote si serviable qui lui portait tant d’intérêt, qui faisait des vœux si ardents pour la réussite de ses projets, qui se mettait à sa disposition dans la mesure du possible ?…

Non, et cela pouvait même sembler assez bizarre. Quelque touché que pût être Jean, quelque reconnaissant qu’il dût se montrer envers Jacques Helloch, il gardait une extrême réserve vis-à-vis de lui, — non point parce que le sergent Martial l’aurait grondé, s’il en eût été autrement, mais par suite de son caractère discret, toujours empreint d’une certaine timidité.

Et, lorsque le moment de se séparer serait venu, lorsque Jean quitterait San-Fernando s’il lui fallait continuer ses recherches, lorsque Jacques Helloch reprendrait la route du retour, oui ! Jean serait très affecté de cette séparation… Peut-être même se dirait-il que si Jacques Helloch lui eût servi de guide, il aurait plus sûrement atteint son but…

Et ne fut-il pas très ému, quand, à la fin de cette conversation, à laquelle il prêtait une complaisante oreille, il entendit Jacques Helloch dire à son camarade :

« Et puis, Germain, il y a ce jeune garçon que le hasard a mis sur notre route, et auquel je m’intéresse… Est-ce qu’il ne t’inspire pas une profonde sympathie ?…

— Profonde, Jacques !

— Car plus j’y réfléchis, Germain, s’il a raison d’obéir au sentiment filial qui lui a fait entreprendre ce voyage, plus je crains qu’il se trouve bientôt aux prises avec de telles difficultés et de tels dangers qu’il ne puisse les vaincre ! S’il recueille de nouveaux renseignements à San-Fernando, ne va-t-il pas se lancer à travers ces régions du haut Orénoque… ou même du Rio Negro ?… Oui !… s’il se dit : mon père est là !… il voudra aller !… C’est une âme forte dans le corps d’un enfant !… Il suffit de l’observer, il suffit de l’entendre, et le sentiment du devoir est poussé chez lui jusqu’à l’héroïsme !… N’est-ce pas ton avis, Germain ?…

— Jacques, je partage tes idées sur le jeune de Kermor, et c’est avec raison que tu t’effraies…

— Et qui a-t-il pour le conseiller, pour le défendre ?… reprit Jacques Helloch. Un vieux soldat, qui assurément se ferait tuer pour lui… Mais est-ce le compagnon qu’il lui faudrait ?… Non, Germain, et veux-tu que je te dise toute ma pensée ?… Eh bien, mieux vaudrait que ce pauvre enfant ne trouvât à San-Fernando aucun renseignement relatif à son père… »

Si Jacques Helloch avait pu observer Jean au moment où il parlait ainsi, il l’aurait vu se redressant, relevant la tête, ses yeux animés… puis retombant, accablé, à la pensée qu’il n’atteindrait peut-être pas son but… qu’il était condamné à revenir, sans avoir réussi…

Toutefois, après cet instant de défaillance, l’espoir le reprit, lorsqu’il entendit Jacques Helloch ajouter :

« Non ! non !… ce serait trop cruel pour ce pauvre Jean, et je veux encore croire que ses recherches aboutiront !… C’est à San-Fernando que le colonel de Kermor était de passage, il y a treize ans… Aucun doute à cet égard… Là… Jean apprendra ce qu’est devenu son père… Ah ! j’aurais voulu pouvoir l’accompagner…

— Je te comprends, Jacques… Il lui aurait fallu pour guide un homme comme toi, et non ce vieux briscard… qui n’est pas plus son oncle que je ne suis sa tante !… Mais que veux-tu ?… Notre itinéraire ne peut être le sien, et, sans parler des affluents que nous devons explorer au retour…

— Est-ce qu’il n’y en a pas au-delà de San-Fernando ?… fit observer Jacques Helloch.

— Si vraiment… Je t’en citerai d’admirables même… le Cunucunuma, le Cassiquiare, le Mavaca… et, à ce compte-là, notre expédition nous conduirait jusqu’aux sources de l’Orénoque…

— Et pourquoi pas, Germain ?… L’exploration serait plus complète, voilà tout… et ce n’est pas le ministre de l’Instruction publique qui pourrait se plaindre !…

— Le ministre… le ministre, Jacques ! Tu le tournes et le retournes à toutes sauces, ce grand maître de l’Université !… Et puis, si ce n’est plus du côté de l’Orénoque que Jean de Kermor va continuer ses recherches… s’il va s’aventurer à travers des llanos de la Colombie… si même il descend vers le bassin du Rio Negro et de l’Amazone… »

Jacques Helloch ne répondit pas, car il ne pouvait répondre. À la rigueur, il le comprenait bien, poursuivre son voyage même jusqu’aux sources de l’Orénoque, ce serait toujours rester dans l’esprit de sa mission… tandis que quitter le bassin du fleuve, et aussi le Venezuela pour suivre le jeune garçon à travers les territoires de la Colombie ou du Brésil…

Dans la pirogue voisine, agenouillé au fond du rouf, Jean avait tout entendu… Il savait quelle sympathie il inspirait à ses compagnons… Et il savait aussi que ni Jacques Helloch ni Germain Paterne ne croyaient à cette parenté qui l’unissait au sergent Martial… Sur quoi se fondaient-ils pour cela, et que penserait son vieil ami, s’il venait à l’apprendre ?…

Et, sans se demander ce que lui réservait l’avenir, si le courage, le dévouement de Jacques Helloch lui viendraient jamais en aide, il remerciait Dieu d’avoir mis sur sa route ce brave et généreux compatriote.