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Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre XIII

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Hetzel (p. 175-188).

C’était le capitan, le chef du village… (Page 177).

XIII

Respect au tapir.


Le lendemain matin, — 21 septembre, — lorsque les voyageurs quittèrent le petit port de Mataweni, ils n’étaient plus qu’à trois jours et demi de San-Fernando. En quatre-vingts heures, s’il ne leur survenait aucun retard, — même si le temps ne les favorisait pas, — ils devaient être rendus au terme de leur voyage.

La navigation fut reprise dans les conditions ordinaires, — à la voile lorsque la brise le permettait, — à la palanca et au garapato, lorsque les pirogues pouvaient profiter des remous dus aux nombreux coudes du fleuve, — à l’espilla, quand les perches ne parvenaient pas à vaincre la force du courant.

La température se tenait à un haut degré. Des nuages orageux traînaient lourdement, se résolvant parfois en grosse pluie tiède. Puis, un ardent soleil leur succédait, et il fallait s’abriter sous les roufs. En somme, le vent était faible, intermittent, et ne suffisait pas à rafraîchir cette dévorante atmosphère.

Des rios nombreux affluaient au fleuve, surtout par sa rive gauche, — rios innomés, dont le lit devait se tarir pendant la saison sèche. Du reste, Germain Paterne ne plaida pas en leur faveur, et ils ne méritaient pas la visite des géographes.

On rencontra, à plusieurs reprises, des canots montés par ces Piaroas qui occupent d’habitude la rive droite de cette partie de l’Orénoque.

Ces Indiens accostaient familièrement les pirogues et offraient leurs services pour les dures manœuvres de l’espilla. On les acceptait sans hésiter, et ils se contentaient pour toute rétribution de morceaux d’étoffe, de verroteries, de cigares. Ce sont, — eux aussi, — d’habiles mariniers, recherchés pour le passage des rapides.

Ce fut donc avec une escorte d’une demi-douzaine de curiares que la flottille accosta le village d’Augustino, situé sur la rive droite, et dont M. Chaffanjon ne parle point, pour cette bonne raison qu’il n’existait pas lors de son voyage.

Du reste, en général, ces Indiens ne sont pas sédentaires. De même qu’ils abandonnent le canot d’écorce dont ils ont eu besoin pour traverser une rivière, ils abandonnent la case qu’ils ont dressée comme une tente et pour quelques jours.

Il paraissait cependant que ce village d’Augustino devait avoir quelques chances de durée, bien que sa construction fût récente. Il occupait une place heureusement choisie dans un coude de l’Orénoque. Sur la grève, et en arrière jusqu’à de moyens cerros verdoyants, les arbres poussaient par centaines. À gauche, se massait une forêt de caoutchoucs, dont les gomeros tiraient profit en recueillant cette précieuse gomme.

Le village comprenait une quarantaine de paillotes cylindriques ou cylindro-coniques, et sa population s’élevait à deux cents habitants environ.

En débarquant, M. Miguel et ses compagnons auraient pu croire qu’il n’y avait à Augustino ni enfants ni femmes.

Cela tenait à ce que femmes et enfants, effarouchés, s’étaient enfuis à travers la forêt, suivant leur habitude, dès qu’on leur signale l’approche des étrangers.

Parut un Piaroa de belle taille, quarante ans d’âge, de constitution vigoureuse, de large carrure, revêtu du guayuco, sa chevelure brûlée à la naissance du front et tombant sur les épaules, des bracelets de corde au-dessous des genoux et au-dessus des chevilles. Ce personnage se promenait le long de la berge, entouré d’une dizaine d’Indiens, qui lui marquaient un certain respect.

C’était le capitan, le chef du village, celui qui en avait indiqué l’emplacement, — un endroit très sain, où Augustino n’avait point à souffrir du fléau ordinaire de ces rives, les maudits et insupportables moustiques.

M. Miguel, suivi des autres passagers, s’avança vers ce capitan, qui parlait la langue vénézuélienne.

« Vous êtes les bienvenus, tes amis avec toi, dit-il, en leur tendant la main.

— Nous ne sommes ici que pour quelques heures, répondit M. Miguel, et nous comptons repartir demain au point du jour.

— En attendant, dit le Piaroa, tu peux prendre repos dans nos cases… Elles sont à ta disposition.

— Nous te remercions, capitan, répondit M. Miguel, et nous te rendrons visite. Mais pour une nuit, il est préférable de rester à bord de nos falcas.

— Comme il te plaira.

— Tu es le chef d’un beau village, reprit alors M. Miguel, en remontant vers la grève.

— Oui… il vient seulement de naître, et il prospérera, s’il trouve protection chez le gouverneur de San-Fernando. J’espère que de posséder un village de plus sur le cours de l’Orénoque, cela est agréable au Président de la République…

— Nous lui apprendrons, à notre retour, répondit M. Miguel, que le capitan…

— Caribal, dit l’Indien, dont le nom fut donné avec autant de fierté que si c’eût été celui d’un fondateur de ville ou celui du héros Simon Bolivar.

— Le capitan Caribal, reprit M. Miguel, peut compter sur nos bons offices à San-Fernando près du gouverneur, comme à Caracas près du Président. »

On ne pouvait entrer en relation avec ces Piaroas dans des conditions plus avantageuses et converser en meilleurs termes.

M. Miguel et ses compagnons suivirent ces Indiens jusqu’au village, à une portée de fusil de la berge.

Jacques Helloch et son ami Jean marchaient à côté l’un de l’autre devant le sergent Martial.

« Votre guide habituel, le livre de notre compatriote, mon cher Jean, demanda Jacques Helloch, vous donne sans doute des renseignements précis sur ces Piaroas, et vous devez en savoir plus que nous à leur sujet…

— Ce qu’il nous apprend, répondit le jeune garçon, c’est que ces Indiens sont d’un tempérament placide, peu enclins à la guerre. La plupart du temps, ils vivent à l’intérieur des forêts les plus reculées du bassin de l’Orénoque. Il est à croire que ceux-ci ont voulu essayer d’une vie nouvelle sur les bords du fleuve…

— C’est probable, mon cher Jean, et leur capitan, qui paraît doué d’intelligence, les aura décidés à fonder ce village en cet endroit. Le gouvernement vénézuélien aura raison d’encourager ces tentatives, et si quelques missionnaires venaient s’installer à Augustino, ces Piaroas ne tarderaient pas à prendre rang parmi les indigènes civilisés, ces « racionales », comme on les appelle…

— Des missionnaires, monsieur Helloch, répondit Jean. Oui… ces gens de courage et de dévouement réussiraient au milieu de ces tribus indiennes… Et j’ai toujours pensé que ces apôtres, qui abandonnent le bien-être dont ils pourraient jouir, qui renoncent aux joies de la famille, qui poussent le dévouement à ces pauvres sauvages jusqu’au sacrifice de leur vie, remplissent la plus noble des missions au grand honneur de l’humanité… Et voyez, d’après ce qu’on raconte, quels résultats le Père Esperante a obtenus à Santa-Juana, et quel encouragement à l’imiter !

— En effet », répondit Jacques Helloch.

Et il était toujours surpris de trouver des idées si sérieuses, si généreuses aussi, chez ce jeune garçon, évidemment plus avancé que son âge. Aussi ajouta-t-il :

« Mais, mon cher Jean, ce sont là des choses auxquelles on ne pense guère… quand on est jeune…

— Oh ! je suis vieux… monsieur Helloch, répondit Jean, dont le visage rougit légèrement.

— Vieux… à dix-sept ans…

— Dix-sept ans, moins deux mois et neuf jours, affirma le sergent Martial, qui intervint dans la conversation, et je n’entends pas que tu te vieillisses, mon neveu…

— Pardon, mon oncle, je ne me vieillirai plus », répondit Jean, qui ne put s’empêcher de sourire.

Puis, se retournant vers Jacques Helloch :

« Enfin, pour en revenir aux missionnaires, reprit-il, ceux qui se fixeront à Augustino auront à lutter contre les préjugés de ces Indiens, car, au dire de mon guide, ce sont bien les plus crédules et les plus superstitieux qui se rencontrent dans les provinces de l’Orénoque ! »

Et les passagers des falcas n’allaient pas tarder à reconnaître le bien-fondé de cette observation.

La case du capitan était agréablement bâtie sous un massif d’arbres magnifiques. Une toiture en feuilles de palmiers la recouvrait, terminée par une sorte de couronne cylindrique que surmontait une touffe de fleurs. Une seule porte donnait accès à la chambre unique, qui mesurait quinze pieds de diamètre. Le mobilier, réduit au strict nécessaire, comprenait des paniers, des couvertures, une table, quelques sièges grossièrement fabriqués, les très simples ustensiles du ménage de l’Indien, ses arcs, ses flèches, ses instruments de culture.

Cette case venait d’être récemment achevée, et la veille même, avait eu lieu la cérémonie d’inauguration, — une cérémonie qui consiste à chasser le mauvais esprit.

Or, le mauvais esprit ne s’évanouit pas comme une vapeur, il ne se dissipe pas comme un souffle. Battre les paillis des murs, les épousseter ainsi que le ferait une ménagère européenne, ne saurait suffire. Cet esprit, ce n’est pas une poussière que le balai rejette au-dehors. Il est immatériel de son essence, et il faut qu’un animal vivant le respire d’abord, l’emporte ensuite à tire d’aile à travers l’espace. Il est donc nécessaire de confier cette tâche à quelque oiseau de choix.

D’habitude, c’est à un toucan que l’on accorde la préférence, et ce volatile s’acquitte de ses fonctions à merveille. Tandis qu’il opère, la famille, réunie à l’intérieur de la case, revêtue de ses ornements de fête, se livre à des chants, à des danses, à des libations, en absorbant d’innombrables tasses de ce café bruquilla, dans lesquelles l’aguardiente ou le tafia n’ont point été épargnés.

Comme, la veille, il n’avait pas été possible de se procurer un toucan, c’était un perroquet qui avait dû remplir à sa place ce rôle de purificateur.
« prenons garde… prenons garde !… » s’écria m. miguel. (Page 183.)

Bref, après avoir voleté et piaillé à l’intérieur, l’oiseau s’était envolé dans la forêt, et l’on pouvait en toute sécurité habiter la paillote. Aussi le capitan ne se fit-il point scrupule d’y introduire les étrangers, et ceux-ci n’eurent pas à craindre d’être hantés par le mauvais esprit.

Lorsque les visiteurs sortirent de la case du capitan Caribal, ils trouvèrent la population d’Augustino plus nombreuse, on peut même dire au complet. Les femmes, les enfants, rassurés maintenant et rappelés par leurs pères, leurs frères, leurs maris, avaient réintégré le village. Ils allaient d’une paillote à l’autre, déambulaient sous les arbres, gagnaient la grève du côté de l’endroit où s’amarraient les falcas.

Germain Paterne put observer que les femmes, aux traits réguliers, de petite taille, bien faites, étaient, en réalité, d’un type inférieur à celui des hommes.

Tous ces Piaroas procédèrent alors aux échanges communément effectués entre les Indiens et les voyageurs, touristes ou négociants, qui remontent ou descendent l’Orénoque. Ils offrirent des légumes frais, des cannes à sucre, quelques-uns de ces régimes de bananes, qui sont désignées sous le nom de platanos, lesquelles, séchées et conservées, assurent la nourriture des Indiens pendant leurs excursions.

En retour, ces Piaroas reçurent des paquets de cigares dont ils sont très friands, des couteaux, des hachettes, des colliers de verroterie, et se montrèrent très satisfaits de leurs relations avec les étrangers.

Cependant ces allées et venues n’avaient pris qu’une heure. Avant que le soleil se fût abaissé derrière l’horizon, il restait assez de temps aux chasseurs pour tenter quelques coups heureux à travers les forêts voisines d’Augustino.

La proposition fut donc faite, et autant dire que Jacques Helloch et M. Miguel se la firent à eux-mêmes. D’ailleurs, leurs compagnons les chargeaient volontiers du soin d’abattre cabiais, pécaris, cerfs, pavas, hoccos, pigeons, canards, toujours bien accueillis par le personnel des pirogues.

Il suit de là que MM. Varinas et Felipe, Jean de Kermor et le sergent Martial demeurèrent les uns dans les embarcations, les autres sur la rive ou dans le village, tandis que Jacques Helloch, M. Miguel, suivis de Germain Paterne, sa boîte de botaniste au dos, s’enfonçaient sous le couvert des palmiers, des calebassiers, des coloraditos et des innombrables morichals disposés en épais taillis au-delà des champs de cannes et de manioc.

Il n’y avait pas à craindre de s’égarer, car la chasse devrait s’effectuer dans le voisinage d’Augustino, à moins que les chasseurs ne fussent entraînés au loin par leur passion cynégétique.

Au surplus, il n’y eut pas lieu de s’éloigner. Dès la première heure, M. Miguel abattit un cabiai, et Jacques Helloch coucha un cerf sur le sol. Avec ces deux bêtes, ils auraient une suffisante charge à rapporter aux falcas. Peut-être auraient-ils mieux fait d’emmener avec eux un ou deux Indiens ; mais aucun d’eux ne s’étant offert pour ce service, ils n’avaient point réclamé leur concours. D’autre part, n’ayant pas voulu déranger les mariniers occupés aux petites réparations des pirogues, ils étaient partis seuls et ils reviendraient seuls au village.

Les voilà donc, alors qu’ils étaient éloignés de deux à trois kilomètres, M. Miguel, son cabiai sur l’épaule, Jacques Helloch et Germain Paterne, portant le cerf, en route pour Augustino, et ils ne s’en trouvaient plus qu’à cinq ou six portées de fusil, lorsqu’ils s’arrêtèrent afin de reprendre haleine.

Il faisait très chaud, et l’air circulait assez difficilement sous le dôme épais des arbres. À cet instant, comme ils venaient de s’étendre au pied d’un palmier, les branches d’un fourré très dru, à leur droite, s’agitèrent avec violence. Il semblait qu’une masse puissante essayait de s’engager entre le fouillis des arbrisseaux.

« Attention !… dit Jacques Helloch à ses compagnons. Il y a là quelque fauve…

— J’ai deux cartouches à balle dans ma carabine… répondit M. Miguel.

— Eh bien, tenez-vous prêt, tandis que je vais recharger la mienne », répliqua Jacques Helloch.

Et il ne lui fallut que quelques secondes pour mettre son Hammerless en état de faire feu.

Les arbustes du fourré ne remuaient plus. Néanmoins, en prêtant l’oreille, les chasseurs purent surprendre le souffle d’une respiration haletante, et aussi un rauque grognement sur la nature duquel il n’y avait pas à se tromper.

« Ce doit être un animal de forte taille, dit Germain Paterne, en s’avançant.

— Reste ici… reste… lui dit Jacques Helloch. Nous avons affaire sans doute à un jaguar ou un puma… Mais, avec les quatre balles qui l’attendent…

— Prenons garde… prenons garde !… s’écria M. Miguel. Il me semble bien apercevoir un long museau qui s’allonge entre les branches…

— Eh bien, quel que soit le propriétaire de ce museau… » répondit Jacques Helloch.

Et il déchargea ses deux coups.

Aussitôt, le fourré s’ouvrit sous une poussée formidable, un hurlement retentit à travers le feuillage, et une énorme masse se précipita hors des branches.

Deux autres détonations éclatèrent.

À son tour, M. Miguel venait de décharger sa carabine.

Cette fois, l’animal tomba sur le sol, en poussant un dernier cri de mort.

« Eh !… ce n’est qu’un tapir ! s’écria Germain Paterne. Vrai… il ne valait pas vos quatre charges de poudre et de balles ! »

Assurément, s’il ne les valait pas, au point de vue de la défensive, cet inoffensif animal, peut-être les valait-il au point de vue comestible.

Donc, au lieu d’un puma ou d’un jaguar, qui sont les plus redoutables carnassiers de l’Amérique méridionale, les chasseurs n’avaient eu affaire qu’à un tapir. C’est un fort animal, brun de pelage, grisâtre sur la tête et à la gorge, court, de poils clairsemés, portant une sorte de crinière, attribut du mâle. Cette bête, plutôt nocturne que diurne, habite les fourrés et aussi les marais. Son nez, une sorte de petite trompe mobile prolongée en forme de boutoir, lui donne l’aspect d’un sanglier, et même d’un cochon, mais un cochon qui aurait la taille d’un âne.

En somme, il n’y a pas lieu de craindre les attaques de ce pachyderme. Il ne vit que de fruits et de végétaux, et il est tout au plus capable de bousculer un chasseur.

Cependant il ne fallait pas regretter les quatre coups de carabine, et si l’on parvenait à transporter ce tapir aux pirogues, les équipages sauraient en faire leur profit.

Mais, après que l’animal eut roulé sur le sol, M. Miguel et ses compagnons n’avaient pas entendu le cri d’un Indien, qui les guettait sur la gauche du fourré, ni vu cet Indien s’enfuir à toutes jambes dans la direction du village. Ils rechargèrent le cerf et le cabiai sur leurs épaules, et se remirent en route, ayant l’intention d’envoyer chercher le tapir par quelques-uns des mariniers.

Lorsqu’ils arrivèrent à Augustin, la population était en proie à la colère et à l’épouvante. Hommes, femmes, entouraient le capitan. Le sieur Caribal ne paraissait pas moins animé que ses administrés, et, lorsque parurent Germain Paterne, M. Miguel et Jacques Helloch, ce furent des cris formidables, des cris de haine et de vengeance qui les accueillirent.

Que s’était-il passé ?… D’où provenait ce revirement ?… Est-ce que ces Piaroas se préparaient à quelques démonstrations hostiles contre les pirogues ?…

Jacques Helloch et ses deux compagnons furent bientôt rassurés en voyant le jeune garçon, le sergent Martial, MM. Felipe et Varinas se diriger de leur côté.
« Aux pirogues… aux pirogues !… » (Page 186.)


« Qu’y a-t-il ? demandèrent-ils.

— Valdez qui était au village, répondit Jean, a vu un Indien sortir de la forêt, courir auprès du capitan, et il l’a entendu lui dire que vous aviez tué…

— Un cabiai… un cerf… que nous rapportons… répondit M. Miguel.

— Et aussi un tapir ?…

— Oui… un tapir, répondit Jacques Helloch, et quel mal y a-t-il à tuer un tapir ?…

— Aux pirogues… aux pirogues ! » cria vivement le sergent Martial.

En effet, la population paraissait sur le point de se livrer à des actes de violence. Ces Indiens, si pacifiques, si accueillants, si serviables, étaient maintenant en proie à une véritable fureur. Quelques-uns s’étaient armés d’arcs et de flèches. Leurs clameurs ne cessaient de grossir. Ils menaçaient de se jeter sur les étrangers. Le capitan Caribal ne parviendrait que très difficilement à les contenir, en admettant qu’il le voulût, et le danger s’accroissait à chaque seconde.

Était-ce donc pour ce seul motif que les chasseurs avaient abattu un tapir ?…

Uniquement, et il était regrettable qu’avant leur départ, Jean, conformément à ce que racontait son guide, ne les eût pas avertis de ne jamais toucher à un poil de ce pachyderme. C’est, paraît-il, un animal sacré aux yeux de ces indigènes enclins à toutes les superstitions, et, comme tels, portés par nature à admettre les transformations de la métempsycose.

Non seulement ils croient aux esprits, mais ils regardent le tapir comme un de leurs aïeux, le plus vénérable et le plus vénéré des ancêtres piaroas. C’est dans le corps d’un tapir que va se loger l’âme de l’Indien, quand il meurt. Or, un tapir de moins, c’est un logement de moins pour ces âmes, qui risqueraient d’errer indéfiniment à travers l’espace, faute de domicile. De là, cette défense absolue d’attenter aux jours d’un animal destiné à cette honorable fonction de logeur, et, lorsque l’un d’eux a été mis à mort, la colère de ces Piaroas peut les porter aux plus redoutables représailles.

Cependant, ni M. Miguel ni Jacques Helloch ne voulaient abandonner le cerf et le cabiai, dont le trépas n’entraînait aucune responsabilité. Aussi les mariniers, qui étaient accourus, s’en saisirent-ils et tous de se diriger vers les pirogues.

La population les suivait, de plus en plus surexcitée. Le capitan n’essayait pas de modérer les furieux, — au contraire. Il marchait en tête, il brandissait son arc, et l’irritation de ces indigènes fut au comble, lorsque le corps du tapir arriva sur une civière de branchages portée par quatre hommes.

À cet instant, les passagers avaient atteint leurs falcas, dont les roufs suffiraient à les protéger contre les flèches de ces Indiens, qui sont dépourvus d’armes à feu.

Jacques Helloch fit rapidement entrer Jean dans la Gallinetta, avant que le sergent Martial eût pu prendre ce soin, et il lui recommanda de s’étendre sous le rouf. Puis, il se précipita à bord de la Moriche, suivi de Germain Paterne.

De leur côté, MM. Miguel, Varinas et Felipe avaient trouvé asile dans la Maripare.

Les équipages, maintenant à leur poste, prirent les mesures pour se lancer au milieu du fleuve.

Les amarres furent larguées, à l’instant même où une grêle de flèches s’abattit sur les pirogues, qui s’éloignaient à la palanca, de manière à sortir du remous produit par le revers de la pointe. Avant de se jeter dans le courant, la manœuvre ne pouvait qu’être fort lente, et les pirogues étaient exposées à recevoir une seconde décharge des indigènes, rangés le long de la grève.

La première n’avait touché personne. La plupart des flèches avaient volé au-dessus des embarcations, sauf quelques-unes, qui s’étaient fichées dans le paillis des roufs.

Les armes étant prêtes alors, MM. Miguel et ses deux collègues, Jacques Helloch, Germain Paterne et le sergent Martial, se portèrent à l’avant et à l’arrière des trois pirogues.

Les carabines épaulées, six détonations retentirent à quelques secondes d’intervalle, et furent suivies de six autres.

Sept à huit Indiens tombèrent plus ou moins blessés, et deux des Piaroas, après avoir roulé au revers de la berge, disparurent sous les eaux du petit port.

Il n’en fallait pas tant pour mettre en fuite cette population affolée, et ce fut une débandade qui, au milieu des vociférations, la ramena vers Augustino.

Les falcas, ne courant plus le risque d’être inquiétées, contournèrent la pointe, et, avec l’aide de la brise, traversèrent obliquement le fleuve.

Il était six heures du soir, lorsque la Moriche, la Maripare et la Gallinetta allèrent sur la rive gauche prendre leur amarre de nuit dont aucune agression ne viendrait troubler le repos.

À propos de cet événement, voici la question qui fut faite par Germain Paterne à son ami, au moment où le sommeil s’appesantissait sur leurs paupières :

« Dis donc, Jacques, qu’est-ce que ces Piaroas vont faire de leur tapir ?…

— Ils l’enterreront avec tous les honneurs dus à une bête si sacrée !

— Par exemple… Jacques !… Je te parie qu’ils le mangeront, et ils n’auront pas tort, car rien de bon comme un filet de tapir à la braise ! »