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Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre XIV

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Hetzel (p. 189-200).

« Voici des nuages qui viennent du sud. » (Page 191.)

XIV

Le chubasco.


Dès la pointe du jour, lorsque les dernières constellations illuminaient encore l’horizon de l’ouest, les passagers furent réveillés par les préparatifs du départ. Tout laissait espérer qu’ils étaient à leur dernière étape. San-Fernando ne se trouvait pas à plus d’une quinzaine de kilomètres. La pensée de coucher le soir même dans une véritable chambre, pourvue d’un véritable lit, n’offrait rien moins qu’une très agréable perspective. On comptait alors trente et un jours de navigation depuis Caïcara, autant de nuits, par conséquent, pendant lesquelles il avait fallu se contenter de la simple estera des roufs. Quant au temps passé à la Urbana, dans les villages d’Atures et de Maipures, sous le chaume des paillotes et sur des couches indiennes, cela n’a rien de commun avec le confort, non pas d’un hôtel, mais d’une auberge, pour peu qu’elle soit meublée à l’européenne. Nul doute que San-Fernando n’offrît toute satisfaction à cet égard.

Lorsque M. Miguel et ses compagnons se tirèrent de leurs roufs, les falcas avaient pris le milieu du fleuve. Elles marchaient assez rapidement sous l’action d’un vent du nord-est. Par malheur, certains symptômes, auxquels les mariniers de l’Orénoque ne se trompent guère, faisaient craindre que cette brise n’eût pas la durée suffisante à un parcours de quinze kilomètres. Les pirogues naviguaient l’une près de l’autre, et Jacques Helloch, se tournant vers la Gallinetta :

« Vous allez bien, ce matin, mon cher Jean ?… lui demanda-t-il en le saluant de la main.

— Je vous remercie, monsieur Helloch, répondit le jeune garçon.

— Et vous, sergent Martial ?…

— Je ne parais pas me porter plus mal que d’habitude, se contenta de répliquer le vieux soldat.

— Cela se voit… cela se voit, reprit Jacques Helloch d’un ton de bonne humeur. J’espère que nous arriverons tous en excellente santé ce soir à San-Fernando…

— Ce soir ?… » répéta alors le patron Valdez en hochant la tête d’un air dubitatif.

En cet instant, M. Miguel, qui venait d’observer le ciel, se mêla à la conversation :

« Est-ce que vous n’êtes pas satisfait du temps, Valdez ?… dit-il.

— Pas trop, monsieur Miguel… Voici des nuages qui viennent du sud, et ils n’ont pas bonne apparence !

— Cette brise ne les refoulera pas ?…

— Si elle tient… peut-être… mais si elle calmit… comme je le crains !… Voyez-vous, ce sont des nuages d’orage qui se lèvent là-bas, et il n’est pas rare qu’ils montent contre le vent. »

Jacques Helloch promena ses regards sur l’horizon et parut être de l’avis du patron de la Gallinetta.

« En attendant, dit-il, profitons de la brise, et faisons le plus de route possible.

— Nous n’y manquerons pas, monsieur Helloch », répondit Valdez.

Durant la matinée les pirogues n’eurent pas à subir trop de retard. Elles avaient pu utiliser la voiture pour refouler le courant, assez rapide entre les rives que bordaient de vastes llanos, coupés de quelques mesas, sortes de buttes en pleine verdure. Plusieurs des rios qui y jetaient leur apport, accru par les dernières pluies, seraient asséchés avant cinq ou six semaines.

Grâce à la brise, les embarcations, après avoir contourné les roches de Nericawa, purent, non sans certaines difficultés, et au prix de grands efforts, franchir le petit raudal d’Aji, dont les passes, à cette époque, se conservaient encore assez profondes pour permettre d’évoluer entre les nombreux récifs. Le danger était qu’une pirogue, saisie inopinément par le courant, fût jetée contre les écueils où elle se serait immanquablement fracassée.

Pareille catastrophe faillit même arriver à la Moriche. Entraînée avec une extrême violence, il s’en fallut de peu qu’elle ne fût précipitée sur l’arête d’un énorme roc. Au surplus, si cet accident se fût produit, la Gallinetta et la Maripare auraient pu, sans doute, sauver le personnel et le matériel de la Moriche. Dans ce cas, Jacques Helloch et son compagnon eussent été obligés de prendre passage à bord de l’une ou l’autre falca, et il était tout indiqué que la Gallinetta reçût à son bord des compatriotes.

Voilà une éventualité qui aurait extrêment contrarié — pour ne pas dire plus — le sergent Martial. Il est vrai, l’hospitalité offerte aux deux Français n’eût jamais duré que quelques heures.

Après s’être tirés des dangers du raudal d’Aji, les mariniers ne furent pas moins heureux au passage de celui de Castillito, — le dernier qui puisse gêner la navigation du fleuve en aval de San-Fernando.

Le déjeuner achevé, vers midi, Jacques Helloch vint à l’avant de la Moriche fumer un cigare.

À son vif regret, il dut constater que Valdez ne s’était pas trompé dans ses prévisions. La brise mourait, et les voiles impuissantes ne permettaient pas même d’étaler le courant. Parfois, sous une légère velée qui les gonflait, les pirogues gagnaient quelques encablures vers l’amont.

Il était évident que l’état atmosphérique menaçait d’être troublé à bref délai. Au sud, les nuages grisâtres, veinés de teintes fuligineuses, comme un pelage de fauve, barraient l’horizon. De longues queues échevelées s’éparpillaient au loin. Le soleil, qui, à l’heure de sa culmination, passait au zénith, ne tarderait pas à disparaître derrière cet épais voile de vapeurs.

« Tant mieux ! dit alors Germain Paterne, dont les joues hâlées se perlaient de gouttes de sueur.

— Tant pis ! répondit Jacques Helloch. Il serait préférable de fondre en eau plutôt que d’être menacé d’un orage en cette partie du fleuve, où je ne vois aucun refuge.

— On ne respire plus, disait alors M. Felipe à ses collègues, et, si le vent tombe, nous allons être suffoqués…

— Savez-vous ce que le thermomètre indique à l’intérieur du rouf ?… répliqua M. Varinas. Trente-sept degrés, et s’il monte un tant soi peu, nous serons sur les limites mêmes de la cuisson !

— Je n’ai jamais eu aussi chaud ! » se contenta de répondre M. Miguel, en s’épongeant le front.

Chercher abri sous les roufs était devenu impossible. Au moins, à l’arrière des pirogues, pouvait-on respirer quelques souffles d’air,
Les embarcations bondissaient. (Page 196.)


— un air brûlant, il est vrai, à croire qu’il s’échappait de la gueule d’un four. Par malheur, les falcas marchant avec la brise, celle-ci se faisait sentir à peine, et même pas du tout dans ses intermittences qui se prolongeaient d’une inquiétante façon.

La Gallinetta, la Maripare et la Moriche, cependant, parvinrent à rallier vers trois heures une grande île indiquée sur la carte sous le nom d’Amanameni, — île boisée, couverte d’épais taillis, berges à pic. En remontant le bras du fleuve où le courant descendait moins rapidement, et en se remorquant à l’espilla, les mariniers atteignirent l’extrémité méridionale de cette île.

Le soleil avait alors disparu derrière cet amoncellement de ballots de vapeurs, qui semblaient prêts à se dérouler les uns sur les autres. De longs ronflements de tonnerre bourdonnaient vers le sud. Des premiers éclairs sillonnaient ces amas nuageux, qui menaçaient de faire explosion. Pas un souffle venant du nord. Aussi l’orage gagnait-il, en étendant ses larges ailes électriques du levant au couchant. Toute l’aire du ciel serait vite envahie par ces masses fuligineuses. Le météore se dissiperait-il sans provoquer une formidable lutte des éléments ?… Cela peut arriver, mais le plus confiant des météorologistes n’aurait pu l’espérer, cette fois.

Par prudence, les voiles des pirogues furent amenées, d’autant qu’elles ne rendaient aucun service. Par prudence aussi, les mariniers décalèrent les mâts, que l’on coucha de l’avant à l’arrière. Dès que les falcas commencèrent à perdre, chaque équipage se mit sur les palancas, et, en déployant ce que cette atmosphère étouffante lui laissait de vigueur, rebroussa le rapide courant du fleuve.

Après l’île Amanameni, on atteignit l’île Guayartivari, d’une étendue non moins considérable, et il fut possible de se haler le long de ses berges assez accores. En somme, les pirogues avançaient plus vite qu’avec les palancas, et c’est dans ces conditions qu’elles purent doubler l’extrémité d’amont.

Tandis que les haleurs prenaient quelque repos, avant de se remettre à la manœuvre des palancas, M. Miguel s’approcha de la Moriche et demanda :

« À quelle distance sommes-nous encore de San-Fernando ?…

— À trois kilomètres, répondit Jacques Helloch, qui venait de consulter la carte du fleuve.

— Eh bien… ces trois kilomètres, il faut les enlever dans l’après-midi », déclara M. Miguel.

Et, s’adressant aux mariniers :

« Allons, mes amis, cria-t-il à haute voix, un dernier effort !… Vous ne vous en repentirez pas et serez bien payés de vos peines !… Il y a deux piastres pour chacun de vous, si nous sommes amarrés au quai de San-Fernando avant ce soir ! »

Les compagnons de M. Miguel se rendirent garants de cette promesse. Alléchés par la prime offerte, les équipages des trois pirogues parurent disposés à faire l’impossible pour l’empêcher. Et, étant donné les circonstances dans lesquelles on leur demandait ce supplément d’énergie, les deux piastres seraient très justement gagnées.

Les embarcations se trouvaient alors par le travers du Guaviare, dont l’embouchure échancre profondément la rive gauche de l’Orénoque, à moins que ce ne soit l’Orénoque qui creuse profondément la rive droite du Guaviare, en cas que M. Varinas aurait raison contre MM. Miguel et Felipe.

On ne s’étonnera donc pas si le défenseur du Guaviare, sa lorgnette aux yeux, promenait ses regards ardents sur ce large estuaire par lequel se déversaient les eaux argileuses et jaunâtres de son fleuve favori. Et, on ne s’étonnera pas davantage si M. Felipe, affectant le plus parfait dédain, lorsque sa pirogue passa à l’ouvert de cette embouchure, demanda d’un ton ironique, bien qu’il sût à quoi s’en tenir :

« Quel est donc ce ruisseau ?… »

Un ruisseau, ce Guaviare, que les bâtiments peuvent remonter sur un millier de kilomètres… un ruisseau dont les affluents arrosent ce territoire jusqu’à la base des Andes… un ruisseau dont l’apport est de trois mille deux cents mètres cubes par seconde !…

Et pourtant, à la méprisante question de M. Felipe, personne ne répondit, personne n’eut le temps de répondre, ou plutôt la réponse ne fut que ce mot, jeté soudain par les mariniers des trois falcas :

« Chubasco… chubasco ! »

En effet, tel est le nom indien du terrible coup de vent qui venait de se déchaîner à la limite de l’horizon. Ce chubasco fonçait sur le lit de l’Orénoque comme une avalanche. Et, — ce qui eût paru étrange, inexplicable à quiconque n’eût pas été familiarisé avec ces phénomènes particuliers aux llanos vénézuéliens, — c’est en partant du nord-ouest qu’il se précipita à leur surface.

Un instant avant, l’atmosphère était calme, — plus que calme, lourde, épaisse, un air solidifié. Les nuages, saturés d’électricité, envahissaient le ciel, et, au lieu de monter du sud, la tempête éclata sur l’horizon opposé. Le vent rencontra presque au zénith ces masses de vapeurs, il les dispersa, il en amoncela d’autres, emplies de souffles, de grêles, de pluies, qui bouleversèrent ce carrefour fluvial, où se mélangent les eaux d’un fleuve puissant et de ses deux grands tributaires.

Le chubasco eut pour effet, en premier lieu, d’écarter les embarcations de l’embouchure du Guaviare, et, en second lieu, non seulement de les maintenir contre le courant sans l’aide des palancas, mais de les pousser obliquement dans la direction de San-Fernando. Si la tourmente ne les mettait pas en danger, les passagers n’auraient pas lieu de regretter la direction qu’elle imprimait aux trois pirogues.

Ce qui n’est que trop réel, par malheur, c’est que ces chubascos sont le plus souvent féconds en désastres. Qui n’en a pas été témoin ne pourrait se faire une idée de leur impétuosité. Ils engendrent des rafales cinglantes, mélangées de grêlons, dont on ne supporterait pas impunément le choc, mitraille pénétrante qui traverse le paillis des roufs.

En entendant le cri de « chubasco… chubasco ! » les passagers s’étaient mis à l’abri. Comme, en prévision de ce « coup de chien », suivant l’expression des matelots, les voiles avaient été amenées et les mâts rabattus, la Maripare, la Moriche et la Gallinetta purent résister au premier choc de la bourrasque. Cependant ces précautions n’avaient pas éloigné tout danger. Il en était d’autres que le risque de chavirer. Poussées avec cette fureur, balayées de lames déferlantes comme celles d’un océan, les falcas se jetèrent les unes sur les autres, s’entrechoquèrent, menaçant de s’ouvrir ou de se fracasser contre les récifs de la rive droite. En admettant que les passagers parvinssent à se sauver sur la berge, leur matériel serait entièrement perdu.

Et, à présent, les embarcations bondissaient à la surface
Jean avait été précipité dans ces eaux tourbillonnantes. (Page 199.)
démontée du fleuve. Impossible de les maintenir avec les pagaies d’arrière que les patrons essayaient vainement de manœuvrer. Elles tournaient sur elles-mêmes, lorsqu’elles se heurtaient à quelque vague monstrueuse, qui précipitait à bord d’énormes paquets d’eau. À demi enfoncées sous cette surcharge, elles se fussent certainement englouties, si les mariniers n’avaient pris soin de les vider, et si les passagers ne s’étaient joints à eux. En somme, ces bateaux à fond plat, faits pour naviguer sur des nappes tranquilles, ne sont ni de taille ni de forme à supporter de pareils coups, et le nombre est grand de ceux qui, pendant ces fréquents chubascos de la saison chaude, périssent entre les rives du moyen Orénoque.

Le fleuve est fort large en cet endroit. Il s’évase depuis la pointe méridionale de la grande île de Guayartivari. On le prendrait pour un vaste lac, arrondi vers l’est, à l’opposé de l’embouchure du Guaviare, qui se creuse en entonnoir au sud. Les violences atmosphériques peuvent donc s’y exercer librement, et les llanos riverains ne présentent ni cerros, ni forêts de nature à leur faire obstacle. L’embarcation, surprise par ces coups de vent, n’a même plus la possibilité de fuir comme les navires en mer, et sa seule ressource est de se jeter à la côte.

Les mariniers le savaient bien, et ne pouvaient rien faire pour prévenir cette catastrophe. Aussi songeaient-ils déjà à sauver leurs personnes, avant d’avoir abordé les récifs, et ce sauvetage ne pourrait s’effectuer qu’à la condition de se lancer à travers le ressac.

MM. Miguel, Varinas et Felipe, malgré les assauts de la rafale, avaient quitté le rouf de la Maripare, inondé en partie par le choc des lames, et ils se tenaient prêts à tout événement.

L’un d’eux s’était borné à dire :

« C’est faire naufrage au port ! »

À bord de la Gallinetta, le sergent Martial essayait de rester calme. S’il eût été seul, s’il n’avait eu à craindre que pour lui, il aurait retrouvé cette résignation d’un vieux soldat qui en a vu bien d’autres ! Mais Jean… le fils de son colonel… cet enfant qu’il avait consenti à suivre en cet aventureux voyage, comment le sauver, si la pirogue sombrait avant d’avoir atteint la rive ?… Le sergent Martial ne savait pas nager, et l’eût-il su, qu’aurait-il pu au milieu de ces eaux désordonnées, emportées par un courant de foudre ?… Il s’y jetterait, pourtant, et s’il ne parvenait pas à sauver Jean, il périrait avec lui !…

Le jeune garçon avait conservé son sang-froid, tandis que le sergent Martial sentait le sien l’abandonner. Sorti du rouf, il se tenait cramponné aux montants de l’arrière… Il voyait le danger, il n’en détournait pas les yeux… Et ses lèvres murmuraient le nom de son père…

Quelqu’un, pourtant, était là… veillant sur lui, — sans qu’il s’en aperçût, tandis que les pirogues, affalées, dérivaient du même côté, tantôt l’une près de l’autre, tantôt séparées par quelque lame cabriolante. Jacques Helloch ne le perdait pas de vue, et lorsque les falcas venaient bord à bord au risque de se démolir, il ne songeait qu’à lui faire entendre des paroles d’encouragement. Et en avait-il donc besoin, ce jeune garçon qui ne tremblait pas devant ce danger de mort !…

« Encore deux minutes, et nous serons à la côte… dit Germain Paterne, debout, à l’avant de la Moriche.

— Soyons prêts… répondit Jacques Helloch d’une voix brève, prêts à sauver les autres ! »

La rive gauche de l’Orénoque n’était pas distante de deux cents mètres par suite de la courbure que le fleuve décrit en raccordant l’embouchure du Guaviare. On l’apercevait, à travers les raies de pluie et de grêle, toute blanche des embruns qui coiffaient ses récifs. En quelques instants, elle serait atteinte, car la force du chubasco s’accroissait, et les pirogues, prises par le travers, bondissaient au milieu des coups de lames qui les couvraient en grand.

Un choc eut lieu. La Moriche venait d’aborder la Gallinetta.

Ce choc fut si violent et la Gallinetta donna une telle bande que l’eau embarqua par-dessus le plat-bord.

Elle ne chavira pas pourtant.

Mais un cri terrible venait de dominer les assourdissants fracas de la tempête.

Ce cri, c’était le sergent Martial qui l’avait poussé.

Au moment de la collision, Jean avait été précipité dans ces eaux tourbillonnantes.

« Mon enfant… mon enfant !… » répétait le vieux soldat, la tête perdue, les membres paralysés…

Cependant il allait à son tour s’élancer dans le courant… Et qu’aurait-il pu faire ?…

Jacques Helloch le retint d’un bras vigoureux, puis le repoussa au fond de la pirogue.

Et si Jacques Helloch se trouvait là, c’est qu’il venait de sauter à bord de la Gallinetta, afin d’être plus près du jeune garçon, plus à portée de le secourir…

Et à l’instant où Jean disparaissait, il avait entendu le sergent Martial crier un nom… oui !… un autre nom… et ce n’était pas celui de Jean…

« Laissez-moi faire… lui dit-il.

— Vous ne m’empêcherez pas… s’écria le sergent Martial.

— Vous ne savez pas nager… vous péririez tous les deux !… Moi… je… sauverai votre enfant ! »

Et Jacques Helloch se jeta dans le fleuve.

Tout cela dit et fait en quelques secondes.

Cinq ou six brasses permirent à Jacques Helloch de rejoindre Jean, lequel, après être revenu plusieurs fois à la surface, était sur le point de s’enfoncer… Il le saisit par le milieu du corps, il lui releva la tête qu’il maintint au-dessus de l’eau, et il se laissa dériver vers la côte.

« Courage… courage ! » répétait-il.

Jean, les yeux fermés, privé de sentiment, ne pouvait ni l’entendre… ni le comprendre…

Les pirogues n’étaient pas à vingt mètres en arrière. Tandis que Valdez retenait le sergent Martial fou de désespoir, on voyait Jacques Helloch soutenant le jeune garçon. La rafale les poussait tous deux vers la rive. Les falcas y arrivèrent enfin, et, par une heureuse circonstance, au lieu d’être jetées contre les récifs, elles furent soulevées par une lame de fond et portées sur une grève sablonneuse où elles s’échouèrent sans faire de graves avaries.

Au même instant, Jacques Helloch sortit de l’eau et prit pied.

Entre ses bras s’abandonnait Jean, qui avait perdu connaissance. Après l’avoir déposé près d’une roche, la tête légèrement relevée, il essaya de le rappeler à lui…

Personne n’avait péri pendant cette tempête, — ni lorsque les pirogues se heurtaient l’une l’autre, ni quand elles s’échouèrent.

M. Miguel et ses compagnons, qui venaient de sauter hors de la Maripare, se dirigèrent vers Jacques Helloch, agenouillé près du jeune garçon.

Germain Paterne, sain et sauf, accourait aussi, tandis que les équipages halaient les embarcations hors du ressac.

Le sergent Martial arriva au moment où Jean, ouvrant les yeux, adressait un regard à son sauveur.

« Mon enfant… mon enfant !… s’écria-t-il.

— Martial… mon bon Martial !… » murmura Jean.

Puis ses yeux se refermèrent, après avoir remercié une dernière fois celui qui venait de braver la mort pour lui…

À cinq cents mètres sur la gauche, apparaissaient les premières maisons de San-Fernando, et il fallait s’y rendre sans retard.

Jacques Helloch allait donc reprendre le jeune garçon, lorsque le sergent Martial lui dit :

« Si je ne sais pas nager… je sais marcher du moins… monsieur, et la force ne me manquera pas pour porter mon enfant ! »

Ce fut là tout le remerciement qu’il adressa au jeune homme.

Alors, Jean entre ses bras, accompagné de M. Miguel et de ses deux collègues, de Jacques Helloch et de Germain Paterne, le sergent Martial suivit le sentier de la berge qui conduisait à la bourgade.