Le Survenant/03

La bibliothèque libre.
Éditions Beauchemin (p. 25-38).

— 3 —


Avant de s’engager dans le sentier oblique conduisant à la maison des Beauchemin, Angélina Desmarais s’arrêta près de la haie vive et chercha son souffle. À marcher seule, elle trouvait la route longue et, au tournant de la montée, le vent embusqué dans les saules l’avait assaillie à la gorge et quasiment jetée à terre.

Angélina avançait lentement. Une légère claudication, reliquat d’une maladie de l’enfance, la faisait incliner vers la gauche plutôt que boiter franchement.

Vigilante et économe, elle usait son linge à la corde et n’employait jamais un sou à des frivolités. « Capable sur tout », disait-on d’elle dans le rang et dans les îles jusqu’à Maska. Un mari y trouverait son profit. Ainsi devaient penser les jeunes gens des environs : une semaine, ce fut l’un, la semaine suivante, un autre, qui attacha son cheval au peuplier proche de la maison de David Desmarais. Puis sautant allègrement du boghei, avant même de dételer, selon que le veut la politesse campagnarde, le cavalier, son cache-poussière enlevé, avait gentiment abordé Angélina pour lui demander la faveur de la veillée. Mais aucun n’avait été agréé. David Desmarais se désolait fort qu’elle restât fille, la trentaine entamée. Il aurait vu d’un bon œil l’avenir d’Angélina assuré par le mariage et, du même coup, comme il prenait de l’âge, le fort des travaux de la terre retomber sur les épaules d’un gendre vigoureux et vaillant.

— Angélina, lui reprochait-il doucement, t’es plus méfiante que l’outarde.

— Faut croire que c’est pas encore le mien ! répondait-elle en manière de consolation.

En face de l’affront, ceux-là mêmes qui eussent fait bon accueil à la terre et au bien, y compris la fille de David Desmarais, se mirent à se moquer entre eux d’Angélina. Mais l’infirme passait, sans un seul regard de ressentiment vers les hardis garçons, pour la bonne raison qu’aucun ne lui disait rien au cœur.

À mesure qu’elle approchait de l’habitation des Beauchemin, le silence et l’immobilité autour du fournil étonnèrent Angélina. À l’idée de trouver ses voisins déjà en hivernement dans le haut côté, en pleine saison de chasse, quand les quais sont encore en place, la grève revêtue de verveux, d’embarcations diverses, ainsi que de parcs et de cages à canards, elle était mécontente. Pourquoi chauffer la grand’maison quand le fournil suffit amplement aux besoins ?

Anciennement Marie-Amanda et la mère Mathilde, comme la plupart des femmes du Chenal du Moine et du rang de Sainte-Anne, n’auraient jamais songé à s’encabaner avant la Toussaint. La bru Alphonsine n’avait pas raison d’agir autrement. Si le fait de s’écouter, d’être peu dure à son corps, et gesteuse, donne à une femme le droit de déranger l’ordre des choses, autant prendre le deuil de tout. Amable n’était pas homme à le reprocher à sa femme : il se mirait en elle. Pour sa part, Angélina ne moisirait pas auprès d’une telle extravagante : le temps d’emprunter une canette de fil et elle continuerait son chemin.

Angélina ne s’était pas trompée : rien ne bougeait à l’intérieur du fournil. Un peu de fumée tantôt dérobée à la vue s’effilochait autour de la cheminée de la grand’maison. Elle vira de bord, ses jupes bien en main pour se garantir contre une nouvelle bourrasque. Le vent, un vent d’octobre, félin et sournois, qui tantôt faisait le mort, comme muet, l’œil clos, griffes rentrées, allongé mollement au ras des joncs secs, et insoucieux de rider même d’un pli la surface de l’eau, maintenant grimpé au faîte des branches, secouait les arbres à les déraciner. En deux bonds il fonça sur la route, souleva la poussière à pleine rafale, entraîna les feuilles sèches dans une danse folle et poussa même, hors de son chemin, un passant. Puis il harcela la rivière qui écumait, moutonneuse, et colla les embarcations à la grève, ébranla les toits des vieux bâtiments, ouvrit les portes à deux battants et courut aux champs coucher un dernier regain : un vent du diable, hurlant à la mort. Il fit rouler un bidon jusqu’au bas du talus.

Au vacarme, Didace accourut au dehors, Z’Yeux-ronds grondant à ses côtés. Étonné de trouver là Angélina il s’exclama, joyeux :

— Tu manges une claque de vent, hé, fille ?

— Vous autres même, répondit sèchement l’infirme, le frette vous fera pas grand dommage cet automne, d’après ce que je peux voir.

Dès le seuil de la porte, elle allait dire sa façon de penser à Alphonsine, mais à la vue du Survenant qu’elle ne connaissait pas, elle s’arrêta, saisie. Après l’échange de quelques phrases, elle s’absorba en silence à regarder Alphonsine préparer des tartes. Elle fatiguait de voir la jeune femme ajouter sans cesse de la fleur de farine à la pâte trop flasque et se reprendre à la rouler.

Quoique fort ménagère, de son naturel, Angélina pouvait admettre la folle dépense, une sorte de générosité consentie envers soi ou les autres. Mais le moindre gaspillage, autant du butin d’autrui que du sien, la portait à l’indignation : le bien perdu en pure perte, soit la perche de clôture inclinée inutilement sur la route, soit l’outil à la traîne dans les champs, soit le beurre par larges mottons sur le pain, tout ce qui se consumait pour rien la révoltait comme si elle en eût été frustrée dans sa personne même.

Perché sur un tabouret, l’étranger essayait patiemment de passer un bout de gros fil dans le chas d’une aiguille fine. Angélina, prise de pitié subite pour l’homme à la merci d’une besogne de femme, demanda timidement :

— Je peux-ti vous faire la charité de vous aider ?

— Je vous en prie, Survenant, s’indigna Alphonsine, honteuse, en secouant sur son tablier ses mains poudrées de farine, donnez-moi ce vêtement-là que j’y repose un bouton.

Mais le Survenant ne voulut rien entendre, ni de l’une, ni de l’autre. Par bravade, guignant du côté d’Angélina qui ne le quittait pas des yeux, il ramassa un clou sur le plancher et en attacha sa chemise. Puis il se rendit à l’évier. Ne trouvant pas le gobelet d’étain à sa place habituelle, il ouvrit l’armoire et prit la première tasse du bord, sur une tablette élevée.

Alphonsine leva la vue et l’aperçut qui buvait dans sa tasse. D’un bond elle fut vers lui, cherchant à la lui arracher presque de la bouche :

— Ma tasse ! c’est ma tasse que vous avez là !

Plus vif qu’elle et taquin, Venant haussa la tasse jusqu’au bout de son bras.

La jeune femme pâlit :

— Vous allez la casser ! C’est pas franc !

Bien que la tasse n’eût rien d’extraordinaire, Alphonsine y attachait un grand prix. Un soir de kermesse, à Sorel, elle avait reconnu une ancienne compagne de classe, nouvellement mariée à un médecin de Saint-Ours. Aussi désireuse de se montrer au bras d’Amable que de renouveler connaissance avec cette amie de couvent, elle adressa à celle-ci des signes de joie. Mais l’autre, feignant de n’en rien savoir, occupée seulement à retenir son boa d’autruche en sautoir, se détourna d’elle comme d’une inconnue, pour reporter toute son attention sur une tasse et une carafe mises en loterie. Humiliée, Alphonsine s’était empressée d’acheter la balance des billets. À son fier contentement, le lot lui avait échu.

Devant l’indignation de Phonsine, le Survenant lui rendit la tasse, à grands éclats de rire :

— Pour ben faire, faudrait toucher à rien dans cette maison icitte : le père a son fauteuil, le garçon, sa berçante, et v’la que la petite mère a sa tasse…

Le rire de l’étranger carillonna comme des grelots aux oreilles d’Angélina.

— Il est pas de rien, dit le père Beauchemin, amusé malgré lui, en faisant signe au Survenant de le suivre.

Sitôt les deux hommes au dehors, Angélina questionna, encore plus du regard que des lèvres :

— Qui, l’homme ?

La jeune femme haussa les épaules, moitié de dédain, moitié d’indifférence :

— Rien qu’un survenant.

— Pour quelques jours en passant ?

— Par malheur, non. Apparence qu’il va hiverner icitte.

L’infirme rougit. Elle ne comprit rien à la joie qui lui venait d’une semblable nouvelle.

Alphonsine poursuivit :

— Je comprends pas mon beau-père d’endurer une pareille ramassure des routes, un gars qui peut même pas dire son nom.

— Tu l’aimes pas, Phonsine ?

Alphonsine, confuse, hésita, puis dit :

— Je le hais pas, mais c’est plus fort que moi : les oiseaux de passage toujours parés à repartir au vol me disent rien de bon. Sais-tu à quoi celui-là me fait penser ?

— Ben non…

— Au plongeux à grosse tête, l’oiseau dépareillé que mon beau-père a tué l’automne passé. À le voir, on s’imaginait qu’il serait mer et monde à manger : ben aimable à regarder, quant à ça, oui ; ben gouffe, mais tout en plumes et rien en chair. Lui est pareil. Un fend-le-vent s’il y en a un. Connaît tout. A tout vu.

— Est-il d’avance à l’ouvrage ? demanda Angélina, vivement intéressée.

— Des journées il est pas à-main en rien. D’autres fois, quand il est d’équerre, le sorcier l’emporte et il peut faire mourir quatre bons hommes rien que d’une bourrée. Avant-hier…

L’avant-veille, Venant s’était mesuré avec Didace et Amable à l’encavement des pommes de terre. À genoux sur la charge, arc-bouté et les épaules écartées, le Survenant levait les sacs à bout de bras et les passait agilement au père Didace. Le vieux, les gestes moins vifs, les donnait à Amable, au guet, la tête dans le soupirail pour les placer dans le port. Sans vaillance à l’ouvrage, Amable, verdâtre de fatigue, essuyait sur sa manche le sang qui lui coulait du nez. À tout moment il réclamait de Venant quelque service, un gobelet d’eau, un outil, ou s’informait de l’heure, afin d’obtenir un répit. Le père Didace le surveillait :

— Le flanc-mou ! Va-t-il encore s’éreinter, quoi !

Mais lui-même dut à plusieurs reprises marquer le signal d’un arrêt, sous le prétexte d’allumer sa pipe à l’abri du vent, à la vérité pour reprendre son souffle. Vers la fin de l’après-midi, désarmé et fourbu, il avoua comme à regret sa défaite au Survenant :

— J’aurais aimé ça, mon jeune, qu’on vinssît se baucher sur l’ouvrage, nous deux, y a une trentaine d’années.

— Trente ans ? La vie d’un homme ! Vous y allez pas à petits frais. Aurait fallu juste ça pour me battre : j’étais encore dans le ber.

Pendant une brève absence du Survenant, Alphonsine, dans l’espoir mi-conscient de recevoir une réponse incriminante pour l’étranger, avait couru s’enquérir auprès de son beau-père :

— Quelle sorte de journée, le Survenant ?

Didace Beauchemin, qui n’admirait rien autant que la force chez un homme, avait admis comme en y réfléchissant :

— C’est un homme qui se vire ben vite et qui peut se virer vite longtemps.

Même il avait ajouté, de l’amitié plein la voix :

— Ce bougre-là m’a presquement fait attraper un effort.

Le même soir, tandis que les deux Beauchemin ne demandaient qu’à se faire piloter les reins, tellement ils étaient restés de fatigue, Venant avait passé la porte et, par besoin de se délasser les jambes, entrepris d’un bon pas les deux lieues qui séparent le Chenal du Moine, de Sorel.

— Toute une trotte ! admit Angélina.

— Regarde-le travailler, si tu veux te faire une idée de lui.

Non loin de la remise les trois hommes débitaient le bois de chauffage. De chaque côté du chevalet, Amable et Didace sciaient au godendard, mais le père et le fils n’étaient pas d’adon à l’ouvrage. Incapables d’embrayer leurs mouvements, les Beauchemin ne suffisaient pas à fournir au Survenant les bûches que, d’un bras plein d’ardeur, il fendait à la hache et faisait voler rapidement par quartiers.

Avant même que Didace parlât, à un simple regard d’impatience, Venant comprit et alla prendre la relève :

— Ho ! là ! cède-moi ta place, Amable. Faut débâcler ce tas de bois-là avant l’heure du midi.

D’un commun accord, Didace et Venant ajustèrent la scie. Les dents d’acier entamèrent la plane. Angélina ne vit plus dans le vent que deux hommes soumis à un même rythme, bercés par un ample balancement.

Quand Venant se redressa, immobile et bien découpé à la clarté du grand jour, Angélina trouva qu’il avait bonne mine. À la fois sec et robuste de charpente, droit et portant haut la tête, pareil à un chêne, il avait ce bel équilibre de l’homme sain, dans toute la force de l’âge. Ses yeux gris-bleu, gais à l’ordinaire, avaient un reflet de tristesse au repos ; son front étroit et expressif s’agitait à la moindre parole ; sa chevelure, rebelle et frisée dru, d’un roux flamboyant, descendait bas dans le cou. En l’apercevant tantôt, elle avait songé : « C’est pire qu’un feu de forêt. » Et quand il s’était penché pour amasser un clou, elle avait vu à la naissance de la nuque une éclaircie de peau blanche, trop blanche pour un homme, une peau fine, il lui semblait.

Mécontente de se laisser ainsi subjuguer par l’image d’un passant, elle s’entêta à lui trouver des défauts : son nez aux ailes nerveuses était large et à la fois busqué ; son menton, court, taillé en biseau, on dirait ; mais sa bouche, aux lèvres charnues, bien dessinées, d’où le rire s’échappait en cascades comme l’eau impatiente d’une source, sa bouche était belle, en toute franchise elle l’admit. Ce grand rire !… Elle l’entendait encore. Il faisait lever en elle toute une volée d’émoi. Le grand rire clair résonnait de partout, aussi sonore que la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne-de-Sorel quand le temps est écho.

Angélina ne se reconnaissait plus : ses tempes battaient, dans une montée de sang, ainsi que sous les coups de deux mains acharnées. En se retournant, elle vit Alphonsine, le front collé à la vitre, les yeux pleins de rêve, qui regardait dans la direction du Survenant. Le parler soudainement agressif, Angélina lui demanda :

— De quoi c’est que t’as à te plaindre de lui s’il est si bon travaillant ? Est-il malcommode ? Ou ben dur d’entretien ?

Alphonsine hocha la tête en signe de dénégation :

— Il s’est donné juste pour sa nourriture et son tabac. Faut dire qu’il mange comme un défoncé. Mais c’est pas encore ça…

Mystérieusement elle alla d’une fenêtre à l’autre, puis à la porte, surveiller les alentours et s’assurer que personne n’écoutait. Puis elle revint tout proche d’Angélina et resta un long moment, soucieuse, avant de porter d’une voix basse, grave et inquiète, la condamnation du Survenant :

— Il boit !

Un mur de silence descendit entre les deux femmes, occupées chacune à suivre le fil de ses pensées. Encore plus qu’un objet d’horreur pour Alphonsine l’alcool était une menace, une malédiction sur la maison. N’avait-on pas connu des cultivateurs auparavant rangés qui, pour s’être adonnés à la passion de la boisson forte, avaient bu leur maison, leur terre, même du bien de mineurs « qui ne se perd pas » ?

Sûrement Angélina désapprouvait qui que ce soit de s’enivrer. Comment ne trouvait-elle pas un mot de blâme pour l’étranger ? Loin de là, comme déjà liée au Survenant par quelque pacte d’amitié, elle en voulait à Alphonsine de lui avoir révélé un secret qu’elle aurait connu assez tôt.

— L’as-tu vu en fête pour dire pareille chose ?

De nouveau à la tâche, Phonsine faisait pivoter la tarte qu’elle dentelait de ses doigts malhabiles, avec une application enfantine :

— Pas encore, mais il nous fait l’effet de boire. Amable pense qu’un homme vif et toujours sur les nerfs, qui se darde à l’ouvrage de même, c’est pas naturel : il doit avoir quelque passion.

Elle conclut lentement :

— Ben de la voile ! Ben de la voile ! mais pas de gouvernail !

D’un geste brusque, Angélina fut debout, prête au départ.

— Prends vent, je t’en prie, supplia Alphonsine pour qui la compagnie des femmes du voisinage était un régal. Tu goûteras à mes tartes tantôt.

Angélina remercia à peine. Même elle se défendit :

— Tu sais pourtant que je suis pas affolée de tes tartes !

Étonnée, Alphonsine répondit :

— Pourtant le Survenant en mange toujours deux, trois pointes !

Mais afin de ne pas quitter sa voisine sur une parole sèche, l’infirme se reprit :

— Je suis fière de vous savoir aussi avancés dans vos travaux d’automne.

Alphonsine abandonna la pâte. Sa figure s’épanouit. Ses mains, blanches de farine, nouées dans la lumière vive dont le soleil ourlait un panneau de la table, elle se rasséréna comme l’oiseau, la tête blottie sous l’aile maternelle, dans la simple joie de la sécurité :

— On a déjà quasiment tout notre hivernement. Pour dire la vérité, depuis son arrivée, le Survenant a fait donner une vraie bourrée à mes hommes…

Le regard perdu dans le firmament pommelé vers le nord, au défi des bourrasques de vent, des coups d’eau, des bordées de neige et des tempêtes de poudrerie, elle énuméra joyeusement les ressources de la maison :

— Tout notre hivernement : notre bois, tu le vois, de la plane des îles, de belle grosseur ; la fleur de sarrasin, on en parle pas, on est à même. Nos pois cuisent en le disant sans l’aide d’une goutte d’eau de Pâques. Nos patates fleurissent, une vraie bénédiction. Notre beurre de beurrerie s’en vient. On a tout ce qu’il nous faut. Il nous restera plus qu’à faire boucherie et à saler le jeune lard, à la première grosse gelée après la Notre-Dame.