Le Survenant/04

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Éditions Beauchemin (p. 39-47).

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Le Survenant resta au Chenal du Moine. Amable et Alphonsine eurent beau être vilains avec lui, il ne s’offensa ni de leurs regards de méfiance, ni de leurs remarques mesquines. Mais la première fois que le père Didace fit allusion à la rareté de l’ouvrage, Venant lâcha net la faux qu’il était en train d’affûter pour nettoyer de ses joncs une nouvelle mare de chasse. Ses grands bras battant l’air comme pour s’ouvrir un ravage parmi des branchages touffus, il bondit en face du chef de la famille.

Là, ainsi que l’habile artisan, au bon moment, sait choisir la planche de pin et, d’une main sans défaillance, y tailler un gabarit parfait, il sut que son heure était venue de parler franchement ou bien de repartir :

— Écoutez, le père Beauchemin, vous et vos semblables. Prenez-moi pas pour un larron ou pour un scélérat des grands bois. Je suis ni un tueur, ni un voleur. Et encore moins un tricheur. Partout où c’est que je passe, j’ai coutume de gagner mon sel, puis le beurre pour mettre dedans. Je vous ai offert de me garder moyennant asile et nourriture. Si vous avez pas satisfaction, dites-le : la route est proche. De mon bord, si j’aime pas l’ordinaire, pas même le temps de changer de hardes et je pars.

Cette façon droite de parler, ce langage de batailleur plurent à Didace. Cependant, il ne voulut rien en laisser voir. Il se contenta de répondre carrément :

— Reste le temps qu’il faudra !

Venant vint sur le point d’ajouter :

— En fait de marché, vous avez déjà connu pire, hé, le père ?

Mais il se retint à temps : le déploiement d’une trop grande vaillance, une fois la bataille gagnée, est peine perdue.

Ainsi il serait un de la maison. Longuement il examina la demeure des Beauchemin. Trapue, massive, et blanchie au lait de chaux, sous son toit noir en déclive douce, elle reposait, avec le fournil collé à elle, sur un monticule, à peine une butte, au cœur d’une touffe de liards. Un peu à l’écart en contre-bas se dressaient les bâtiments : au premier rang deux granges neuves qu’on avait érigées l’année précédente, énormes et imposantes, disposées en équerre, la plus avancée portant au faîte, en chiffres d’étain, la date de leur élévation : 1908. Puis, refoulé à l’arrière, l’entassement des anciennes dépendances recouvertes de chaumes : remise, tasserie, appentis encore utilisables, mais au bois pourri faiblissant de partout.

Elle ressemblait à une maison par lui aperçue en rêve autrefois : une maison assise au bord d’une route allant mourir au bois, avec une belle rivière à ses pieds. Il y resterait le temps qu’il faudrait : un mois ? Deux mois ? Six mois ? Insoucieux de l’avenir, il haussa les épaules et ramassa la pierre et l’outil. Puis, d’un pouce lent, sensible, humide de salive, ayant pris connaissance du taillant, il continua tranquillement à affûter la faux.

— Arrivez vite, Survenant, le manger est dressé.

Comme il s’avançait vers la maison, Alphonsine lui reprocha :

— Traînez donc pas toujours de l’aile de même après les autres.

Alphonsine se mettait en peine d’un rien. Le plus léger dérangement dans la besogne routinière la bouleversait pour le reste de la journée. De plus, de faible appétit, d’avoir à préparer l’ordinaire, depuis la mort de sa belle-mère, surtout la viande que Didace voulait fortement relevée d’épices, d’ail et de gros sel, lui était tous les jours une nouvelle pénitence. Nul supplice cependant n’égalait pour elle celui de voir à chaque repas la nourriture soumise au jugement du Survenant. Ah ! jamais un mot de reproche et jamais un mot de louange, mais une manière haïssable de repousser l’assiette, comme un fils de seigneur, lui qui n’était pas même de la paroisse. Et cette fantaisie qu’il avait de l’appeler la petite mère…

Le Survenant prit place sur un banc de côté, goûta au bouilli, fit une légère moue et dit :

— Je cherche à me rappeler où j’ai mangé du si bon bouilli, à m’en rendre malade…

D’ordinaire silencieux à table, il ne finissait plus de parler, comme par simple besoin d’entendre le son de sa voix :

— Si je pouvais me rappeler…

Il cherchait. Il repassait place après place. Il cherchait encore, dans le vaste monde, nommant aux Beauchemin des villes, des pays aux noms étrangers qui leur étaient entièrement indifférents : le Chenal du Moine leur suffisait. Il chercha en vain. Au bout d’un instant, de sa voix basse et égale, il reprit :

— Je vous ai-ti parlé d’un couque que j’ai connu dans un chantier du Maine ? Il avait le secret des crêpes et des galettes de sarrasin comme pas une créature est capable d’en délayer. Elles fondaient dans la bouche. Seulement on n’avait pas l’agrément d’en parler à table parce qu’il fallait garder le silence.

Alphonsine, vexée, pensa à lui demander :

— C’est-il là, fend-le-vent, que t’as fait ton apprentissage pour si bien savoir retenir ta langue ?

Mais la présence de son beau-père la gêna.

Incapable de se taire, le Survenant demanda encore :

— Avez-vous déjà mangé des fèves au lard avec une perdrix ou deux au milieu du pot ? Ça goût d’amande. Y a rien de meilleur. Ça ramènerait un mort.

Didace l’arrêta :

— Aïe ! La perdrix vaut rien en tout. Parle-moi du canard noir : au moins la chair est franche et la volaille d’eau repose l’estomac. Mais de la perdrix ? Pouah !

— En avez-vous déjà mangé d’abord ?

— C’t’histoire ! Un chasseur nous en a laissé une couple, il y a quelque temps. Phonsine les a envoyées dans le chaudron à soupe pour leur faire jeter un bouillon. C’était méchant, le yâble !

Le Survenant arrêta de manger pour regarder Alphonsine.

— De la soupe à la perdrix ! Là vous avez commis un vrai péché, la petite mère, de gaspiller du bon manger de même ! La perdrix, on la mange aux choux avec des épices et des graines de Manille, mais jamais en soupe. Ou encore, comme je l’ai mangée en Abitibi. Le couque prenait une perdrix toute ronde, moins les plumats. Il la couvrait de glaise et la mettait à cuire de même dans les cendres vives, sous terre. Quand elle est à point, il se forme tout autour une croûte qu’on casse pour prendre juste la belle chair ferme.

Phonsine se retint de frissonner. Indifférente en apparence, la figure fermée, elle écoutait le récit de ce qu’elle prenait pour de pures vantardises. Croyant la faire sourire, le Survenant, après avoir mangé trois fois de viande, repoussa son assiette et demanda à la ronde :

— Vous trouvez pas que le bouilli a goût de suif ?

Le visage de la jeune femme flamba. La plaisanterie n’était pas de saison : Venant le vit bien.

Didace se leva de table et sortit. Z’Yeux-ronds, toujours en jeu, sauta au milieu de la place pour le suivre. D’un coup de pied, Amable envoya le chien s’arrondir dans le coin.

— Où c’est que vous avez eu ce chien-là ? demanda le Survenant.

— As-tu envie de dire qu’on te l’a volé ? répliqua Amable, malendurant.

Deux ans auparavant, Z’Yeux-ronds, un chien errant, ras poil, l’œil toujours étonné, avait suivi la voiture des Beauchemin, jusqu’au Chenal. Une oreille arrachée et le corps zébré de coups, il portait les marques d’un bon chien batailleur.

— Il est maigre raide, avait dit Didace, en dépit des protestations d’Amable, on va y donner une petite chance de se remplumer.

Amable conclut méchamment :

— Si tu veux le savoir, c’est un autre survenant.

— Survenant, survenant, remarqua Venant, vous avez toujours ce mot-là à la bouche. Dites-moi une fois pour toutes ce que vous entendez par là.

Amable hésita :

— Un survenant, si tu veux le savoir, c’est quelqu’un qui s’arrête à une maison où il est pas invité… et qui se décide pas à en repartir.

— Je vois pas de déshonneur là-dedans.

— Dans ce pays icitte, on est pas prêt à dire qu’il y a de l’honneur à ça non plus.

Le Survenant éclata de rire et sortit avec Z’Yeux-ronds à ses trousses. Amable, les regardant aller, dit à sa femme : Ils font la belle paire, tu trouves pas ?

Mais à l’heure du souper, le Survenant, sans même lever la vue, vit Alphonsine ajouter à la dérobée deux ou trois œufs à la pâte à crêpe afin de la rendre plus légère. Et le lendemain matin, encore endormie et un peu rageuse de ne plus pouvoir traîner au lit, comme avant l’arrivée du Survenant, et d’avoir à préparer le déjeuner de trois hommes, elle promena sur les ronds de poêle fumants une couenne de lard avant d’y étendre à dos de cuiller la galette de sarrasin grise et pivelée, aux cent yeux vite ouverts par la chaleur.

Au milieu de l’après-midi, Phonsine, croyant les hommes aux champs, sortit une pointe de velours à sachets et s’amusa à la faire chatoyer, tout en rêvassant.

De son bref séjour au couvent où en échange de légers services on l’accepta parmi les élèves qu’elle servait à table, elle gardait la nostalgie des fins ouvrages. Passer de longues soirées dans un boudoir, sous la lampe, à l’exemple de jeunes Soreloises, à travailler la mignardise, la frivolité ou à tirer l’aiguille à petits points, lui avait paru longtemps la plus enviable destinée. Parfois elle sortait de leur cachette de délicates retailles de satin pâle et de velours flamme, pour le seul plaisir de les revoir de près et de les sentir douces au toucher.

Autrefois, à imaginer les porte-balai, les pelotes à épingles et tous les beaux objets qu’elle pourrait façonner de ses mains et enfouir au fond d’un tiroir dans du papier de soie, une nostalgie gagnait Alphonsine à la pensée qu’elle était plutôt faite pour porter de la dentelle et de la soie que pour servir les autres. Mais son entrée dans la famille Beauchemin lui conféra un tel sentiment de sécurité que, s’il lui arrivait encore de frissonner en ravaudant les rudes hardes des hommes, elle s’interdisait des pensées frivoles de la sorte. Du reste elle n’aurait plus le temps de coudre ainsi. Ni l’habileté. Et la raideur de ses doigts l’en eût empêchée.

Perdue dans sa rêverie, Phonsine n’avait pas entendu des pas sur les marches du perron. Venant apportait le bois dans le bûcher. Depuis son arrivée, du bois fin et des éclats pour les feux vifs, du bois de marée pour les feux de durée, il y en avait toujours. Il veillait à emplir franchement la boîte à bois, sans les détours d’Amable qui réussissait, en y jetant une couple de brassées pêle-mêle, à la faire paraître comble.

Alphonsine n’eut pas le temps de soustraire à sa vue la pointe de velours rouge. Il ne dit pas un mot mais quelques jours plus tard, comme elle allait le gronder d’entrer, les pieds gros de terre, dans la cuisine, il lui tendit une brassée de foin d’odeur, en disant :

— Tenez, la petite mère. Ça fera de la superbe de bonne bourrure pour vos petits ouvrages.

Peu habituée à la prévenance, Alphonsine s’en étonna d’autant plus. Inconsciemment elle s’en trouva flattée. Parlait-il donc au diable, l’étranger, pour deviner ainsi ce qui se passait jusque dans l’esprit des gens ? Elle l’aurait cru aisément si, un jour, elle n’avait vu tomber du mackinaw du Survenant une petite croix noire à laquelle un christ d’étain, usé aux entournures, ne pendait plus que par une main.