Le Sylphe galant et observateur/01

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Tiger (p. 19-30).

LE SYLPHE
OBSERVATEUR.



§ PREMIER.

Avis au Lecteur, exhorde, invocation, discours préliminaire, tout ce qu’on voudra :

Introduction de mon héros, sur la scene et dans mon livre ; sa fuite, sa rencontre du Diable, jadis boiteux, chez Mesmer, rue de la Huchette, au cadran bleu ; alliance avec ce Diable, présent de l’Anneau babillard.




Mes amis, l’hiver dure et ma plus douce étude
Est de vous raconter les faits du tems passé.

Ainsi disoit Voltaire. Faisons mieux, racontons les faits du tems présent, et amusons nous, s’il se peut, aux dépends de nos contemporains et de nos contemporaines.

Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique,
Où chacun fait des rôles différens.

Faisons le rôle de rieurs, de fous ; c’est le meilleur.

Ami lecteur, toi que ce prélude regarde, te souvient-il des Bijoux indiscrets et du Sopha ? Voici un opuscule pour lequel ils ont servi de modèle.

Le Diable que je mets en scène, non moins babillard que cet Amanzei[1], dont l’inépuisable fécondité amusait et faisait bailler tour-à-tour Schah-Baham, son sultan ; mon Diable va vous faire connaître les plus belles choses du monde, et vous offrir une galerie de tableaux auxquels vous devrez, j’espère, des sensations et des plaisirs qui vous engageront à m’offrir, au moins par la pensée, l’expression d’une juste reconnoissance.

Vous sur-tout, prêtresses charmantes de Vénus, instrumens aimables et dociles de nos plus douces jouissances, quelles actions de grace ne me devrez vous point si la lecture de mon livre conduit dans votre asile, dans ce temple de la déesse, objet de mon culte et du vôtre, l’amateur vivement ému, et avide de la réalité d’un bonheur dont je lui rappelai l’image !

Et toi, Priape, dieu de Lucrèce, de l’Arétin, du révérend Girard, de Murtius, de Piron, de Voltaire, de Lafontaine, de Chaulieu, de Parny, de Mirabeau, du Poëte et de Faublas, etc. (1) ; toi qui brûlas de feux, vainement combatus, ce docteur espagnol (2), dont l’imagination active et saintement lubrique opposait toutes les formes, rafinemens et caprices de l’amour, à l’unique manière avouée par une religion qui poursuivait l’homme jusque dans les bras du plaisir : Priape, sois-moi favorable, et daigne m’élever à l’honneur de figurer parmi tes saints apôtres !

J’ai préludé, toussé, mouché, craché… Écoutez.

Une nuit profonde enveloppait tout Paris, et déjà commençait à s’écouler ce tems si rapide de silence et de repos, qu’interrompent par intervalle les sifflets des voleurs, la marche mesurée et tranquille des patrouilles, ou le bruit sourd et lointain de quelques fiacres tardifs et solitaires… Enfin, pour parler comme on parle, il était deux heures du matin : Bel-Rose, aimable et beau conscrit, surpris par un mari dans les bras de sa galante moitié, poursuivi et presque nud, était arrivé dans la rue : forcé de continuer sa fuite, et trouvant par hasard la porte d’une maison voisine entr’ouverte, il en avait profité ; et, de degrés en degrés, d’étages en étages, avait atteint un grenier, vers lequel une foible lumière guida ses pas incertains et tremblans.

Il frappe, la porte s’ouvre ; il entre, regarde, avec inquiétude et crainte, interroge chaque objet et l’observe, appelle d’une voix suppliante et mal assurée ; mais rien, absolument rien. Cependant la décoration du lieu où il se trouve, des bouteilles et des flacons scientifiquement titrés, des caractères magiques, la disposition non luxueuse de l’appartement, tout semble l’avertir qu’il est chez un de ces malheureux que le désir de faire de l’or conduit à l’hôpital ou aux Petites-Maisons. Renseignemens et soupçons illusoires et mensongers.

Bel-Rose n’était ni chez un chimiste, ni chez un alchimiste, mais chez un magnétiseur ; chez Mesmer lui-même, récemment de retour à Paris, pour y relever l’empire oublié de la baguette divinatoire, des illusions, et du sacré baquet.

Notre fugitif fut bientôt instruit de ces détails, et par un événement à peu près semblable à celui dont n’eut pas à se plaindre Cléofas-Léandro-Perez Zambulo (3) ; en effet, tandis que les inquiétudes de Bel-Rose redoublent, il entend un profond soupir, et voit le flacon titré Abracadabra environné d’un nuage qui le fait aisément distinguer. — Qui soupire ici ? dit alors Bel-Rose en se rappellant le diable immortalisé par le sage. — Moi… beau conscrit ; habitant du noir séjour, mis ici en bouteille par un sorcier que je veux fuir ; brisez ma prison en cassant le sixième flacon à droite, et vous aurez des témoignages nombreux de ma reconnaissance. Bel-Rose obéit ; jette avec force le flacon indiqué, et en voit sortir… qui… Asmodée, non sous la forme hideuse que lui donne l’auteur de Gilblas, mais semblable à l’amour grec, lorsqu’il développe toutes les beautés d’une jeunesse divine, aux yeux surpris de la belle Psiché. Vous voyez, dit-il à son libérateur, le génie de Mesmer, qui m’a dû ses guérisons merveilleuses, sa fortune rapidement éclipsée et ses miracles : grace à vous, je suis libre ; mais je n’userai point de ma liberté, sans récompenser le service que vous m’avez rendu ; vous protéger envers et contre tous, et faire de votre vie entière un tissu bien serré de fleurs et de plaisirs.

Bien obligé, reprit Bel-Rose ; mais pour commencer, replacez-moi dans le lit et dans les bras de la belle dame que les transports indiscrets d’un jaloux m’ont fait quitter si brusquement : faites plus ; endormez le cher mari, rendez-moi Hercule pour une nuit, et allez vous coucher dans mon lit, rue de la République, no. 95.

Asmodée était un diable assez bon diable, un peu parent du courtier érotique de l’Olympe, du dieu Mercure : il obéit ; et Bel-Rose se trouva magiquement transporté près de sa maîtresse, l’ennivra, s’ennivra de plaisirs, et, à huit heures du matin, vint rejoindre son officieux ami, qu’il étonna par le récit de ses galans exploits.

Je voudrais passer ma vie avec vous, lui dit alors Asmodée, vous amuser et vous instruire, me conduire enfin à votre égard comme envers cet écolier espagnol, ce don Cléofas, dont bien vous rappelez ; mais alors je n’étais que le diable de la folie et de l’amour ; j’avais du loisir : aujourd’hui, je suis encore le diable des affaires, des tracasseries, de l’ambition ; je puis à peine respirer : dans ce moment, un auteur tombé, deux ministres, et un personnage qui ne l’est plus et qui veut l’être, m’attendent et réclament mes diaboliques inspirations. Cependant, je ne veux point vous quitter sans vous donner des marques de ma reconnaissance ; je vous accorde quelques jours, et avant, de retourner dans l’autre monde ; je veux un peu vous instruire et vous amuser dans celui-ci. Par ma diabolique influence, vous pourrez non-seulement tromper les maris et séduire les femmes, mais encore, savoir les aventures les plus secrètes des dames qu’il vous plaira de distinguer, et sur lesquelles nous dirigerons le talisman que j’ai au doigt (4) : grace à son magique effet, boudoirs, lits, cœurs, bras, tout vous sera ouvert ; vous souleverez tous les voiles, pénétrerez tous les mystères, et, sans être comme certain malheureux témoin, réduit au rôle oisif de sopha (5), vous pourrez former un joli recueil d’anecdotes bien érotiques, et d’histoires bien libertines.

Une femme aura-t-elle piqué votre curiosité, son nom, son début dans la carrière amoureuse, ses charmes (6), procédés et ressources, ses aventures les plus secrètes, le mari qu’elle trompe, l’amant qu’elle rend heureux, tout enfin vous sera connu. Ainsi soit-il, répond Bel-Rose ; j’accepte vos services, et je promets d’en faire un bon usage. Nous avons ce soir un grand bal masqué, et plaçant le carnaval de Venise à l’Opéra, nous devons en faire un lieu de folie et de plaisir : voulez-vous nous y rendre et commencer sur ce grand théâtre le cours d’observations que vous m’avez promis ? Le diable accepta, et, à une heure du matin, fidèle Mentor d’un nouveau Télémaque, il introduisit son ami Bel-Rose sur la grande scène, où Momus regnait avec exclusion.

Des circonstances très-heureuses m’ayant rendu possesseur du

  1. Cet Amanzei, par l’effet tout puissant de la métempsycose, fut tour-à-tour jeune homme, femme et sopha ; il resta avec cette dernière forme jusqu’à l’instant où il fut le théâtre des plaisirs, non encore éprouvés, de deux jeunes amans. Ce moment fut long-tems à arriver, et Amanzei conte au sultan les aventures dont il fut témoin avant le jour de sa délivrance.