Le Sylphe galant et observateur/07

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Imprimerie de Tiger (p. 91-102).




§ VII.

Mélanges érotiques et aberrations
de l’amour.


Voyez-vous, dans ce fauteuil, cet homme qui paraît profondément occupé ? Je ne sais quels traits je démêle dans sa physionomie ; mais je voudrais le connoître. Bel-Rose regarde, regarde encore ; j’ai vu cet homme quelque part… et oui, c’est lui ; je puis vous en parler sans le secours de l’anneau. C’est M. de B**., ancien conseiller au parlement ; j’ignore une partie de ses aventures ; mais je vais vous faire connaître une scène que j’ai vue, et dont ce personnage fut, et est encore, sans doute, à des époques plus éloignées, le principal acteur.

Je n’ai pas, comme bien savez, l’honneur d’être parisien. Quelque tems après mon arrivée de province, je rencontre, en sortant de l’Opéra, une de ces femmes complaisantes, qui vous offrent beaucoup de plaisir pour un peu d’argent. Je suis la belle, et plus par curiosité que par désir d’une jouissance dont je n’avais alors ni le besoin ni le désir ! J’arrive jusqu’au modeste asile dont elle faisait de son mieux une aimable chapelle : j’offre mon tribut à la prêtresse, et je l’interroge sur toutes les circonstances d’un culte duquel je voulais connaître certains détails auxquels un homme instruit ne doit pas demeurer étranger. Je fus instruit comme je le désirais ; mais tout-à-coup mon professeur femelle me prie de me retirer : il est neuf heures, dit-elle, voici l’instant où il doit arriver ; partez, je vous en conjure : c’est un de mes plus fidèles abonnés, et si je parviens laborieusement à le satisfaire, il est généreux, et… — Mais de qui parlez-vous ? — D’un homme que vous ne connaissez pas, et que votre présence éloignerait pour jamais. Mais je l’entends ; cachez-vous dans ce cabinet, et de grace, restez-y jusqu’à la fin d’une scène qui pourra vous amuser. J’obéis ; et, de mon poste d’observateur, je vois entrer le cher conseiller, qui ouvre la porte en tremblant, et annonce son arrivée en balbutiant une excuse. Vous avez tort, répond d’un air couroucé la courtisanne transformée en actrice ; depuis une heure je vous attends ; je serai sans pitié ; et alors elle tire d’un armoire un instrument de plaisir et de supplice, un énorme paquet de verges, dont elle frappe les mains et la figure du personnage, qui reçoit cette grêle de coups sans se plaindre. À genoux, malheureux, livrez toutes les parties de votre corps à ma juste vengeance. Le conseiller obéit. Ma belle alors devient une furie ; elle frappe à coup redoublés, et l’effet qu’elle veut produire arrive enfin ; grace à tout cet appareil, le fustigé sent qu’il est homme : il devient furieux et barbare à son tour ; et se précipitant sur la prêtresse, changée en victime, il la jette sur un lit, et lui ordonne, d’une voix formidable, de livrer toute la partie postérieure de son corps à ses coups. La courtisanne obéit : des charmes, qui firent sur moi une très-vive impression, restent nuds, et leur albâtre se rougit par la flagellation la plus terrible. Alors, le très-érotique personnage fait succéder les caresses aux coups, accable de baisers ces deux globes qu’il vient de frapper si cruellement, et, finissant ces scènes de fureur et de volupté, va, entre deux monticules charmans, atteindre la route sinueuse, où il arrive enfin au comble du bonheur. À peine le trouble de ses sens a-t-il cessé, qu’aussitôt il prend un air grave et sévère, et s’adressant à la courtisanne, je suis contant, dit-il, voilà un louis, je reviendrai dans huit jours, à la même heure ; adieu.

Votre conseiller il me fait faire des réflexions, dit le diable ; mille histoires que j’ai apprises dans mes voyages, sont plus bizarres que la sienne. Un docteur d’Edimbourg, qui est très-philosophe, m’a dit souvent que les maisons publiques étaient lieux où le cœur humain pouvait s’étudier et se connaître. Ce personnage, si difficilement conduit à un résultat agréable, aura, comme votre Jean-Jacques Rousseau, dû la première sensation amoureuse à la verge, ou à la main d’une jolie maîtresse d’école, et à l’aspect et à la flagellation de ces parties enchanteresses, rivales du sein pour le contour et la blancheur.

Lors, de répondre Bel-Rose : vous êtes profond, et si je vous en croyais, nous ferions un traité de morale, ou, au moins, un recueil d’observations et de faits dignes de figurer dans les petits ouvrages des grands hommes, auxquels cet ouvrage est dédié. Comment, par exemple, penseriez-vous qu’ils expliquassent mille caprices divers qu’ils devraient, comme moi, aller chercher à l’école de Vénus ? Il vous souvient de ce Juif, qui, sans émotion à la vue de tous les charmes féminins, arrivait au plus haut degré du plaisir amoureux, lorsque son corps, décoré à la partie postérieure d’une plume de paon qui faisait queue, étoit doucement caressé, et que la courtisanne, chargée de cet emploi, s’en acquitait en disant : ah ! le beau paon ! le beau paon !

Il vous souvient aussi de ce voluptueux, non moins blasé et bizarre, qui ne pouvait plus connaître les plaisirs de Vénus qu’enharnaché d’un maillot, au milieu des hochets et de tous les attributs de l’enfance ; ou de cet autre, que la femme la plus belle n’émeut point, si elle ne se présente à lui la robe retroussée sur les côtés, et munie d’une discipline bien plus puissante sur lui que l’écharpe ou la ceinture de Vénus ; que d’autres aberrations ne pourrais-je pas ajouter ; des désirs amoureux et une faculté reproductive, exclusivement rappelés par des souffrances et même une espèce de suffocation, ou la vue des scènes les plus révoltantes, le goût des plaisirs anti-physiques, des plaisirs cruels, dont nous avons un tableau si révoltant, une prédilection pour certaines parties de la femme, ou pour certains modes de l’acte reproducteur, nous n’aurions jamais fini : l’histoire d’une seule partie des écarts et des sottises humaines serait inépuisables ; abandonnons-là, et, en nous persuadant que toutes les routes qui ne sont pas celles de la nature, ne conduisent ni au bien ni au beau, et encore moins au bonheur, cherchons quelque nouveau sujet d’un entretien un peu plus agréable. Oui, reprit le diable : je veux vous dire un mot sur la flagellation ; mais arrêtons un instant.

Parmi toutes les bisareries érotiques, son usage est une des plus anciennes. J’ai vu dans un livre très-savant, que de grands docteurs et de saints personnages, tels que Cœlius Aurélianus, Senèque, Galien, Th. Campanella, Saint-Augustin, Saint-Jérome, Isidore, Lactance, Origène, etc., ont vanté le bienfait érotique de la discipline des verges. On a étendu cette pratique jusques aux femmes ; les dames romaines s’offraient nues aux prêtres qui célébraient les Lupercales, et leur demandaient les faveurs de la flagellation. Des femmes d’une autre contrée se faisaient rendre le même service par leurs époux ou par leurs amans. Dans une des éditions de l’ouvrage de Meibomius, sur l’utilité de la flagellation dans les plaisirs du mariage, j’ai vu une gravure qui représentait un docteur tenant sous le bras une femme dont il a soulevé les vêtemens, et sur les charmes de laquelle il fait pleuvoir une grêle de coups, en présence du mari, qui attend l’effet de cette préparation érotique. Dans un ouvrage de Jean Barclay, on lit l’anecdote suivante : Un monsieur Jourdain épousa une femme russe, dont il était éperduement amoureux. Après avoir employé vainement tous les moyens pour la rendre heureuse, il la pressa de s’expliquer sur les chagrins cruels auxquels elle paraissait secrettement en proie. La dame se défendit long-tems, et ne voulait répondre que par son embarras et sa rougeur. Vivement pressée, et ne pouvant plus résister, tu le veux, dit-elle, je vais parler :

Pourquoi feins-tu un amour que tu n’as jamais éprouvé ? tu cherches en vain à me dissimuler tes mépris et mon malheur : tu m’aimes, cruel, et pourtant je n’ai reçu de toi que des caresses, des tendres baisers, des attouchemens délicats ! Est-ce ainsi qu’une flamme véritable se manifeste ! Tu m’aimes, et tu ne m’as jamais frappée ! tu m’aimes, et tu n’offris jamais à ma vue les verges bienfaisantes qui doivent m’engager à répondre à tes transports : ignorerais-tu que, dans le pays qui m’a vu naître, ce moyen, doit être employé par les hommes qui veulent prouver leur amour. Le monsieur Jourdain se défendit d’abord de cette manière de prouver, mais fut enfin obligé de l’adopter.

Vous n’y pensez pas, dit alors Bel-Rose, vous êtes trop savant ; et que diable avons-nous à faire en Russie, où les maris fouettent leurs femmes pour prouver qu’ils les aiment ; à Rome, où le beau sexe va briguer la faveur d’être fustigé par un prêtre. Nous sommes à Frascati, mon cher diable, oublions toutes les sottises humaines, les écarts du sentimens, les aberrations de l’amour ; et, comme je disais tout-à-l’heure, en nous persuadant que toutes les routes qui ne sont pas celles de la nature ne conduisent ni au bon ni