Le Sylphe galant et observateur/08

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Imprimerie de Tiger (p. 103-117).



§ VIII.

Le mari philosophe, rusé, cocu,
contant et moraliste.


Poëtes, romanciers, gens du monde, etc., hommes et femmes de toutes les classes, s’amusent depuis long-tems aux dépens des maris : avec quelle profusion n’a-t-on pas rassemblé leurs infortunes, les ruses diverses, les joyeuses perfidies et les stratagèmes de leurs épouses. L’anecdote que vous allez savoir va vous mettre, malgré toute la partialité que je vous connais, dans les intérêts d’un mari.

Cette dame, qui vient de fixer notre attention, et qui se trouve en ce moment soumise à l’influence de notre anneau babillard, se nomme madame de B***. Elle a pour époux un homme de cinquante-cinq ans, un philosophe pratique, au-dessus de tous les ennemis du bonheur et de ces préjugés sans cesse opposés aux loix impérieuses de la nature. Des circonstances particulières, et sur-tout une amitié vraiment paternelle, l’ont engagé à un mariage dont il n’a pas eu le dessein de faire un supplice pour la femme qui l’a contracté : il sait qu’il lui faut un amant ; il eût voulu la diriger dans son choix, mais elle l’a prévenu ; il en a été instruit, et, sans couroux ni dépit, a surpris l’infidelle, non en mari vulgaire, mais d’une manière vraiment neuve et plaisante. La coupable logeait au premier et lui au second. Il a fait communiquer son appartement et le lit de la belle, au moyen d’une sonnette disposée de manière à ne sonner que lorsque la couche nuptiale, à laquelle elle était attachée, se trouverait ébranlée par des secousses plus fortes et tellement redoublées, qu’il fût impossible de douter qu’alors madame pressait dans ses bras un amant fortuné, et répondait à ses transports.

Ce moyen, mille fois préférable au réseau merveilleux et à l’éclat scandaleux de Vulcain eut bientôt le succès le plus complet. Monsieur paraît un instant chez madame, feint une légère indisposition, se retire, le mari est bientôt remplacé par un amant.

Ah ! mon cher Valsain, que tu arrives ici dans un moment favorable ; monsieur de B***, est retiré et ne reviendra point, le mystère nous enveloppe, toutes mes mesures sont prises, et tu passeras la nuit dans cet asile. Quelle aimable prévoyance ! quel empressement enchanteur ! Oui, mon Eucharis (c’étoit le nom de guerre de madame de B***.), je demeure avec toi, et cette nuit sera la plus fortunée.

La divine Eucharis, un mouchoir à la main,
Dans l’alcove, en riant, poursuit Valsain, l’arrête,

Et, du bandeau nocturne environnant sa tête,
Le sort en est jeté, lui dit-elle, et demain
Nous verrons quels détours, Vénus que je reclame,
Saura nous inspirer pour sortir d’embarras ;
Aujourd’hui, cher amant, je te tiens dans mes bras.
Je n’examine rien, je suis toute à ma flamme.
Je brave et mes tyrans et leur affreux pouvoir ;
J’ai trop long-tems languit dans mon lit solitaire ;
Le ciel, après trois mois, me permet de te voir ;
Que l’on découvre ou non ce fortuné mystère,
Tu resteras..........
Elle vole à la porte, et ferme les verroux ;
À se deshabiller l’enhardit la première,
Laisse tomber sa juppe et souffle la lumière.

Ces vers, de Bertin, Vous font exactement connaître la conduite et les discours de madame de B***. Le lit qui vient de la recevoir avec son amant demeure tranquille pendant quelque tems. Les douces caresses, des préludes paisibles, font à peine gémir l’édredon, et aucun ébranlement délateur n’est encore arrivé jusqu’à monsieur ; mais les fureurs et les emportemens de l’amour succèdent bientôt au ravissement de la tendresse ; Valsain presse plus fortement son Eucharis, Eucharis, non moins emportée, répond à Valsain, et la couche nuptiale commence à tressaillir : déjà la sonnette perfide s’est ébranlée ; les secousses redoublent, redoublent encore, et l’airain, frappant alors à coups redoublés, avertit l’époux de l’excès de bonheur auquel arrive sa jeune épouse.

Le lendemain, M. de B***. se rend de bonne heure à l’appartement de sa femme ; elle dormait encore : ne troublez pas son sommeil, dit-il à sa femme-de-chambre, elle en a besoin ; mais quand elle sera éveillée, qu’elle monte aussitôt dans mon cabinet, et alors vous ferez ce que je vais exiger de vous. Lafleur, que vous aimez et dont j’ai su reconnaître les soins en vous le donnant pour mari, se rendra ici en deux heures ; exigez de lui le tribut conjugal, qu’il est toujours disposé à vous offrir, et faites du lit de votre maîtresse, le théâtre de vos plaisirs. Il se retire alors, et sa coupable moitié ne tarde point à le suivre. M. de B***, cent fois meilleur humain que ce fou de… ne lui dit point, d’un air bien dramatique, que veux-tu de moi, Eulalie ? mais en souriant, d’une manière aimable, bonjour, dit-il, ma bonne amie : j’ai désiré un tête à tête ce matin avec toi ; nous allons déjeuner ensemble, et si tu le permets, je te garderai ici pendant une heure, pourvu cependant que ma conversation t’amuse autant que ta présence me fait de plaisir. Je suis toujours bien avec vous, répond madame de B***., et vous savez si votre commerce m’est agréable et doux. On fait alors servir le chocolat, et lorsque le déjeûner est terminé, M. de B***, prend sa femme sur ses genoux, l’embrasse et lui dit : Je suis peut-être coupable, et tu vas me gronder. Tu sais que j’ai quelquefois des fantaisies bien bisarres, bien folles ; mais je leur dois quelques instans de bonheur, et cela seul suffira pour t’engager à m’en pardonner une bien singulière : malgré mes cheveux blancs, je chéris encore, comme tu sais bien, les plaisirs amoureux ; mais leur récit, leur image sur-tout, furent toujours pour moi la source d’une véritable jouissance, que je veux essayer de te faire partager. Ta chambre à coucher, me paraissant la plus convenable à l’exécution de mon projet, je l’ai choisie pour en faire, à ton insu et pendant le séjour que tu a fais à la campagne, la couche nuptiale de cette friponne de Justine et de Lafleur. — Quelle idée ! et… monsieur…

Pas tant de sévérité ; écoute et pardonne une fantaisie à ton meilleur ami. Je voulais savoir, par un signal exact et précis, le moment où les deux acteurs, placés sur le théâtre où j’ai figuré quelquefois dans tes bras, arriveraient à ce degré de plaisir et de transport, dont les secousses se communiquent au lit fortuné et le fait tressaillir ; j’ai, en conséquence, fait communiquer cette sonnette à ta couche, et ses sons moniteurs m’ont instruit comme je l’avais désiré ; pour te rendre toi-même témoin de leur fidélité, l’expérience va se répéter devant toi. Et en effet, au même instant les agitations précipitées, les secousses voluptueuses de Justine et de Lafleur, s’étant communiquées de la couche amoureuse à la sonnette, le marteau de cette dernière oscilla avec vîtesse, et, en cessant d’une manière graduée ses mouvemens précipités, annonça le dernier degré de l’extase amoureuse de Lafleur et de sa Justine.

Madame de B***., confuse, rougit, pâlit et chancèle. Qu’avez-vous, tendre amie, lui dit son indulgent et philosophe époux ? Moins de désordre et d’embarras, mais plus de confiance. Vous avez offensé votre ami, l’homme qui employe, qui veut employer encore tous les instans de sa vie à embellir les vôtres : j’ai voulu tout savoir ; mais sans espions, sans confidens, et vous devez me savoir gré de mon stratagême.

Je n’ai qu’un seul reproche à vous faire, c’est de n’avoir pas cru à mon amitié, de n’avoir pas répondu à mes sentimens paternels par les sentimens d’une piété filiale, que je me borne à exiger de vous ; ma conduite, si elle était connue, paraîtrait ridicule, parce qu’elle est tellement raisonnable, que la mesure limitée et mesquine des jugemens vulgaires, ne peut lui être applicable. Mais que m’importe ; ne pas opposer une vaine résistance aux loix de la nature, plus sacrées, plus impérieuses que mes droits prétendus, répandre le charme du bonheur sur la vie de ma chère Eucharis, voilà ce que je veux, voilà le projet toujours présent à mon esprit et à mon cœur. — Madame de B***., vivement émue d’un semblable discours, ne répond que par ses larmes, se précipite dans les bras du meilleur des hommes, et ne les quitte que pour lui jurer une inviolable fidélité.

Imprudente !… que fais-tu, lui répond en souriant le philosophe : mes cheveux sont blanchis par les années, des rides, fortement exprimés, sillonnent mon visage ; et tu brilles de tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, et ton cœur, ton imagination, sont dans leur printems, tes lèvres ont à peine touché la coupe de la vie… peux-tu répondre de l’avenir, peux-tu faire le serment de résister à cette magie universelle de l’amour, qui pénètre, échauffe de ses feux les êtres les plus farouches ! non, mon Eucharis : je te rends tes sermens ; je ne veux être que ton père, que ton ami. Je dirigerai ton choix, je formerai le cœur de ton amant, j’embellirai ta vie du bonheur de la sienne, et lorsque ma main défaillante recevra votre dernier adieu, je me dirai : je meurs sans regrets, mon Eucharis fut heureuse, et sa félicité fut mon ouvrage.

Ceci est bien romanesque, monsieur le diable, dit alors Bel-Rose à son compagnon de voyage : Grandison, il n’eût pas osé imiter M. de B***., et ce Grandison, dont les sublimes et permanentes perfections ont été reprochées au meilleur des romanciers, à l’inimitable Richarson, offre pourtant le modèle le plus accompli. Je ne réponds qu’une seule chose à votre observation, reprit le diable ; cette histoire n’est pas un récit romanesque, c’est une histoire véritable, et, vous savez,

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Boileau.

Ainsi, trêve de réflexion. Faisons apporter de nouvelles glaces, et terminons cette soirée par quelque révélation qui puisse vous amuser. — Bien… Alors, nous regardâmes de tous côtés ; la foule avait entièrement disparu, et, à Frascati comme dans le Paradis de Milton, les fortunés, moins pressés, erraient en liberté. Après avoir long-tems cherché, nous nous fixâmes enfin : une femme de vingt-cinq à trente ans, brillant du double éclat de la parure et de la beauté, fut l’objet sur lequel se dirigea l’anneau, et alors le diable :