Le Sylphe galant et observateur/10

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Imprimerie de Tiger (p. 125-144).




§ X.

Ce qu’on n’attendoit pas.


Aimable et bienveillant lecteur, je t’amuse, j’en suis sûr, autant que mes collègues t’ennuient ; et si, trompé par les analogies ou abusé par une méprise, tu as pris mon livre pour un autre, et que tu l’ayes employé pour provoquer l’époque d’un sommeil trop lent, je gagerois qu’au lieu de ce repos cherché dans une lecture soporifique, tu as trouvé des sensations très-vives, de l’agitation, et peut-être… !

Au reste, si tout cela ne te convient pas, et que l’insomnie dont tu pourrois m’accuser te fatigue, aye recours à quelque bon journal, au Magasin dit encyclopédique, au Mercure, à l’Écriture sainte de Laharpe, au cousin Jacques ou à Dumoutier : si, au contraire, la variété de mes tableaux et de mes anecdotes te procure un plaisir qui puisse te faire oublier Morphée et ses pavots, suis-moi dans mes érotiques et plaisans récits, qui ne sont pas aussi fabuleux qu’ils en ont l’air, et qui intéressent plus d’un personnage circulant par le monde, sans songer qu’un Sylphe observateur aye pu révéler ses aventures.

Lorsque ce Sylphe eut réjoui Bel-Rose par son dernier récit, mon ami, lui dit-il, la belle saison touche à sa fin ; sylphe dans ce monde et diable dans l’autre, il faut que je remplisse ma double destinée : souffrez donc que je vous quitte pour quelque tems et que je me livre à un emploi sur la nature duquel il est inutile de vous instruire. Je vous rejoindrai dans les premiers jours du printems, époque à laquelle nous pourrons continuer nos observations ; en attendant, gardez cet anneau, et usez-en, si cela vous convient, pour quelques promenades nocturnes et bonnes fortunes qui pourront plus patiemment vous faire supporter les chagrins causés par mon absence. Lorsque le brillant de l’anneau sera dirigé de manière à vous être opposé, vous serez, comme nous l’avons été pendant tout notre voyage, entièrement invisible à tous les yeux ; élevé alors au suprême degré de la sylphirie, profitez de votre heureuse situation, donnez les plus jolis rêves, entourez la beauté de toutes les images du plaisir, et préparez long-tems et avec les plus voluptueux détails, les derniers momens du bonheur. Suivez en tout le législateur de Cythère, votre gentil Bernard qui a dit :

Mais redoutez, possesseur trop heureux.
L’excès fatal d’un tribut amoureux.
Qu’un salamandre en ses premiers vertiges,
Tombe énervé en contant ses prodiges ;
Un sage athelette au combat plus certain,
Retrouve au soir les combats du matin ;
Silène a but ; mais la soif qui lui reste
Surnage encor sur la coupe céleste.
Aimons ainsi ; l’amour doit avec soin
Laisser grossir le torrent du besoin.
Que le vainqueur, dans les courses d’Elide,
Arrive au but du pas le plus rapide ;

Qu’un amant soit pour remporter le prix,
Lent à la course, aux tournois de Cypris.
Dans mes plaisirs, c’est vous que je préfère,
Jeux suspendus, plaisirs que je diffère !
Durant un siècle, aux portes du desir,
Éternisons la chaîne du plaisir.

Que ces jolis vers, mon cher Bel-Rose, vous servent de plan de conduite ; au reste, je ne borne les avantages que vous donne le magique anneau que par une condition. Vous ne dérangerez personne, pas même un mari ; et le premier de vos exploits, celui qui vous ouvrira la carrière des faciles plaisirs, doit faire connaître à un cœur entièrement novice et virginal, les prémices du bonheur et de l’amour. Y pensez-vous, répondit Bel-Rose ; vous voulez donc me condamner au célibat jusqu’à votre retour ? Le diable sourit, mais ne changea rien à sa proposition : du reste, ajouta-t-il, si d’après mes conditions la carrière des plaisirs vous paraît trop difficile à courir, engagez-vous dans celle de l’observation ; profitant du talisman qui vous rend invisible, pénétrez dans tous les lieux les plus cachés, découvrez des crimes, des travers ; allez étudier l’homme dans ses retraites les plus impénétrables, et faites servir à son histoire plusieurs faits et anecdotes qu’il n’appartient qu’à un sylphe de connaître et de découvrir. À mon retour, je vous retrouverai avec des sens reposés et un esprit enrichi et perfectionné par de curieuses observations. Bel-Rose murmura, mais n’obtint rien du diable, qui partit en lui indiquant l’aurore du printemps, pour époque de son retour.

Que faire jusqu’à ce moment, et comment profiter du magique bijou ? Il falloit pourtant se décider. Bel-Rose prend son parti ; et plus pressé de jouir que de s’instruire et d’observer, il se décide à chercher le bonheur et l’heureux événement qui doit lui en ouvrir par suite toutes les voies.

Il tenta mille aventures, mais sans succès ; toujours des précurseurs, et des boutons entrouverts malgré la jeunesse et la fraîcheur de leur tige. Dans les temples, dans les lieux publics, sous le toit le plus modeste et sous l’éclat des lambris, depuis les faubourgs jusqu’à la chaussée d’Antin, le pauvre Bel-Rose, errant et voyageur, touchoit sans cesse à la coupe de la volupté, sans pouvoir s’y désaltérer : vingt fois, pénétrant dans le temple de l’hymen, il avoit choisi plusieurs beautés, et s’emparant de leurs charmes avant le moment où le nouvel époux devoit s’en rendre possesseur, il avoit cru, par cette précaution, lever enfin le sort jetté sur lui ; mais en vain. Badinages solitaires, jeux d’enfans, habitudes lesbiennes, leçons du valet-de-chambre, du coîffeur, du confesseur, préludes plus doux dans les transports d’un véritable amour, avoient plus ou moins frayé les voies de plaisir où notre Sylphe s’engageoit. Désespéré, il finit par croire que le diable avoit voulu le jouer, et qu’un pucelage n’était pas plus facile à trouver que la pierre philosophale ou le mouvement perpétuel. Contrarié par ces contre-tems, et n’osant pas même espérer de voir, comme Amanzei, terminer son martyre, il renonça à une recherche infructueuse, et courut le monde pour l’observer sans tous ces masques qui n’en laissent appercevoir que quelques reliefs fortement exprimés. Bel-Rose, profitant de l’influence de son anneau, fit donc des voyages secrets, dont, pour l’honneur de notre impériale espèce, je n’offrirai pas tous les résultats. Qu’il vous suffise, cher lecteur, de savoir que mon héros introduit successivement dans les plus secrets asiles, vit à nud, les intrigans, les ambitieux, les faux braves, les honnêtes gens qui raisonnent le crime et l’improbité, etc. Il visita aussi la coquette, la dévote, la courtisanne, et les grands établissemens consacrés au plaisir ; dans l’un d’eux il fut le témoin d’une scène qui excita bien plus son indignation que ses desirs, et semblerait faire croire que tous les exécrables tableaux de Justine ne sont pas tous d’imagination.

Bel-Rose avoit parcouru l’une de ces maisons, l’avait observée avec détail ; mais fatigué des émotions stériles et des desirs qu’avoient excités les tableaux variés du plaisir offert sous toutes ses formes, et avec tous ces rafinemens que nécessite la satiété : il allait partir lorsque sur la porte d’une pièce qu’il n’avait pas visitée, il lit cette inscription : secret et plaisir, la mort aux indiscrets. Il entre aussitôt dans cet asile si mystérieusement annoncé, et brûle de connaître quel peut être le genre de voluptés auquel il est consacré, sans pourtant oser espérer qu’il y rencontrera ce qu’il a déjà cherché avec tant d’ardeur. La pièce dans laquelle il se trouve lui présente une salle décorée d’une manière à la fois sinistre et voluptueuse, dont il ne peut soupçonner l’intention. Cette pièce était carrée et régulière dans toutes ses parties, tendue de noir et éclairée par une lumière réfléchie dont l’œil inquiet cherche en vain le foyer ; on y découvrait pour tous meubles, quatre grandes statues de marbre blanc et deux lits de repos, dont les teintes sombres et rembrunies semblent destinées à faire ressortir avec plus d’éclat la blancheur neigeuse de la beauté ; plusieurs glaces sont disposées de manière à multiplier les images du plaisir. En attendant que les scènes dont ce lieu paraît le théâtre lui soient présentées, Bel-Rose examine tout avec le plus grand détail : plusieurs gravures où la pureté du burin et la correction, du dessein se font également admirer, fixent son attention ; mais bientôt leurs différens sujets font naître sa surprise et son étonnement ; et en effet, ces chefs-d’œuvres étaient tous consacrés à retracer l’image de la beauté dans les pleurs, et voyant profaner et blesser ses charmes par tous les excès de la jalousie, du délire et de la fureur.

Ici, un amour qui semble caresser sa mère avec des fleurs, ensanglante ses charmes, et mêlant le corail à l’albâtre, fait pénétrer dans des rondeurs enchanteresses des épines que le perfide a cachées dans le bouquet de roses duquel sa main impie a frappé la déesse ; plus loin, mêlant les deux mythologies, l’artiste a représenté, de manière à se correspondre et à faire pendans, les dames romaines offrant leurs charmes entièrement nuds aux fouets lacérateurs de leurs prêtres, et de jeunes novices, dans le même état, frappant elles-mêmes à grands coups de discipline des beautés que la nature avait formées pour de plus doux emplois : la malheureuse Cadière n’avait pas été oubliée dans cette singulière collection, et l’œil, presque trompé, croyait encore la voir à genou, penchée avec abandon, et découvrant elle-même, pour le livrer à une verge stimulante, l’arrière-frontispice du temple de la volupté. Des scènes encore plus cruelles, des tableaux de déchirement et de douleur se mêlaient à ces différentes images, où les caprices et la fureur n’avaient pas entièrement obscurci les traits de l’amour et du plaisir. Ainsi, on voyait retracés avec choix, et comme décorations principales du temple où Bel-Rose se trouve introduit, les plus révoltans effets de ces traits empoisonnés dont l’amour dit à sa mère :

Enfin charmant les sens d’atroces barbaries,
En voici dont les dards brûlent ces cœurs affreux
Que tourmente l’attrait des plaisirs douloureux,
Et dont les voluptés de fureur enivrées,
Ensanglantent le sein des grâces éplorées ;
Un noir venin les trempe[1]........

Parmi ces différens effets d’un amour féroce et égaré, on distingue sur-tout les vengeances cruelles de Vulcain, les atrocités que Mercier retrace de la manière suivante, avec une magie de poésie vraiment rivale du pinceau :

Ah ! faut-il révéler ces horribles mystères
Dont Vulcain effraya les rochers solitaires ?

Dans l’antre où, plein de rage, il a traîné Cypris,
Les amours ont jetés de lamentables cris ;
La dryade des monts a frissonné de crainte ;
Éole soupirant a fait mugir sa plainte.
La déesse ignorait que d’un tigre en courroux,
L’enveloppe cachât son immortel époux.
Prêt à la déchirer, le monstre en sa colère,
Disperse, les débris de son deuil adultère.
Cent charmes que le crêpe avait ensevelis,
De désordre, d’effroi, de pâleur embellis,
Prêtent leur doux éclat à la tendre victime :
Ses soupirs, ses sanglots, le dirai-je sans crime ?
Du dieu changeant soudain les fureurs en plaisirs,
Allument dans ses yeux de féroces desirs.
Tout-à-coup il rugit, il s’élance et sur elle,
Roule d’affreux regards où sa flamme étincelle.
Déjà sa dent aigue et ses ongles sanglans
Ont insulté son sein et pénétré ses flancs.
En proie aux feux cruels de son époux sauvage,

D’un douloureux hymen elle subit l’outrage ;
Ses yeux, des doux plaisirs interprètes charmans,
Ses yeux n’expriment plus que d’horribles tourmens.
Tremblante, évanouie et de larmes baignée,
Nue, aux pâles rayons de Diane indignée,
Elle charme le tigre épris de ses douleurs.
Il gronde, mort, déchire et s’enivre de pleurs ;
Sa langue les recueille et flatte avec rudesse
Son beau col offensé de son âpre caresse.
L’immortelle succombe, et croit aux rangs des morts,
Voir la nuit de l’Erèbe, et le Stix et ses bords,
Et les tristes flambeaux des filles infernales,
Éclairant de son lit les voluptés fatales.

Bel-Rose observait avec une secrette horreur le tableau de ces malheurs de Vénus, lorsque la porte du lieu secret où son magique anneau a pu seul le faire pénétrer, s’entrouve sans bruit et se referme aussitôt avec précaution. Il voit alors paraître six femmes différemment belles ; et par le discours de l’une, qu’il n’a pas de peine à reconnaître pour la princesse du lieu, il découvre que les autres sont vouées à ses plaisirs, et que des fautes légères dont elles se sont rendues coupables, les ont forcées à venir subir un châtiment dont il va être le témoin. Sophie, Phrosine, Aglaée, Evelina et Flore, vous avez manqué, dit Me. Merteuil, (c’était le nom de la maîtresse du lieu) vous avez manqué aux réglemens de la maison où votre misère fut accueillie ; vous savez qu’elle peine vous est réservée : apprêtez-vous à la subir. Sophie, commencez ; et vous, Evelina, soyez l’instrument d’une vengeance dont vous sentirez les effets à votre tour. À peine ces paroles furent-elles prononcées, que Sophie se met à genoux, et soulève avec soumission les voiles qui cachent la partie postérieure de son corps ; alors une armoire, pratiquée dans l’épaisseur du mur, s’entrouve, et parmi les nombreux instrumens de cruauté et de plaisir qu’elle renferme, Bel-Rose voit Evelina saisir un martinet dont elle frappe sa malheureuse compagne, de manière à bientôt rougir et ensanglanter les aimables rondeurs qu’elle livre aux plus terribles coups. La femme barbare qui commande cette cruelle punition ne tarde pas à sentir les effets du spectacle qui lui est présenté. Des feux que les moyens ordinaires et naturels ne peuvent plus allumer, l’embrasent progressivement ; leur ardeur fait bouillonner son sang et change l’expression de ses traits : bientôt, gênée par la seule tunique qui la couvre, elle s’en débarasse ; et, affranchissant également de tous voiles ses esclaves infortunées, elle se réunit et se grouppe avec elles sur un des lits de repos, les caresse et les déchire tour-à-tour, saisit des mains d’Evelina le terrible martinet, frappe avec force les beautés éblouissantes dont elle est entourée, fait couler le sang sous ses coups, ses dilacérations et ses morsures ; et au milieu des pleurs, et enivrée, excitée par le spectacle de la douleur, elle arrive enfin à des accès de volupté dont l’énergie fait crisper ses cheveux et frissonner tout son corps agité d’une violente convulsion.

Fuions, dit Bel-Rose, ce lieu où, ne se bornant pas à un écart révoltant, une femme, à la fois dégradée et barbare, boit la volupté avec les pleurs, et allie deux extrêmes aussi éloignés, que les supplices et le plaisir. La scène affreuse dont je viens d’être le témoin, plusieurs de celles qui l’ont précédée, me font renoncer à mes projets d’observation. Je me remets sérieusement à la poursuite du cœur virginal et novice que j’ai déjà cherché avec tant d’ardeur.



  1. Mercier. Les quatre métamorph. pag. 48.