Le Sylphe galant et observateur/09

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Imprimerie de Tiger (p. 117-125).



§ IX.

L’héroïne.


Écoutez ; cette femme est une des plus aventureuses qui ayent jamais couru le monde ; elle a un grand caractère, de la galanterie par intermittence, de l’esprit toujours, de la bonne-foi jamais, elle fut tirée de la foule par une grande dame, et placée, dès l’âge de dix ans, sur le théâtre d’un monde nouveau, où elle parut sans crainte ni surprise. À douze ans, elle fut présentée à la reine, qui, frappée de sa beauté et de l’expression de ses traits, lui fit des offres qu’elle repoussa en disant qu’elle n’aimait pas les trônes.

À quinze ans, sa protectrice, effrayée et jalouse de sa beauté, l’humilia. Victorine (c’était alors son nom), était trop fière pour supporter un outrage ; mais elle était sans ressource. Notre état social n’offre guère, à la beauté sans richesse, que la prostitution, ou des travaux aussi pénibles que mal payés. Victorine, incapable des uns, ayant horreur de l’autre, se décide pourtant. Aspasie et Ninon ont paru dans la carrière qui lui est présentée ; c’en est assez : elle sort du boudoir, se place dans l’anti-chambre, arrête le premier homme qui sort et lui dit avec courage : Voulez-vous mes prémices ? dès ce soir je pars, je me fais enlever. La proposition est acceptée ; mille louis sont le prix de la première faveur de la plus aimable des femmes : avec cette somme, elle échappe à l’acheteur qu’elle méprise, demeure trois ans dans la solitude, sous les auspices d’une vieille qui passe pour sa mère ; alors, elle est découverte par un des puissans du siècle, qui met à ses pieds ses trésors et sa dignité. Elle accepte, devient la maîtresse d’un libertin, qu’elle écrase par son ascendant, au point de rendre impuissant et de gouverner l’homme le plus corrompu par la magie d’un amour platonique. Elle s’ennuie bientôt de ce triomphe, fait un amant, dont ses sens ont besoin, est surprise entre ses bras, s’en arrache sans trouble, sans embarras, et dit à l’entreteneur qui vient de la surprendre avec scandale : Pourquoi tout ce bruit ? que ne me parliez-vous, je vous aurais tout dit ; j’use de mon bien, je ne vous ai rien promis : il faut avoir su posséder sa maîtresse, pour l’accuser d’une infidélité. Ainsi fut terminé cette scène ; le lendemain, Victorine quitta son crésus, courut le monde, se fit admirer, et, après mille et une avantures, a épousé monsieur de M**., riche et grand personnage.

Depuis cet hymen, formé sans amour, Victorine a trompé son époux, dont elle ne peut rien obtenir que des richesses.

Le citoyen du T**., aimable et beau jeune homme, illustré dans la carrière de Bellone comme dans celle des amours, est l’amant en titre dans ce moment : son courage, son sang-froid, égalent les charmes de sa maîtresse. Vous allez en avoir la preuve par les deux anecdotes suivantes ; pour plus de variété, je rimerai la première.

Première Anecdote.

Connu par plus d’une aventure,
Monsieur Damis, un certain jour,
(Le fait est vrai, je vous l’assure)
Vole au rendez-vous de l’amour ;
Monte sur un balcon, s’élance,
N’attend pour entrer qu’un signal,
Brûle d’amour, d’impatience ;
On ouvre, quel instant fatal !
Ce n’est l’obligeante soubrette,
C’est un mari triste et jaloux ;
Beau galant à marche discrette,
Ici, par dieu, que faites-vous !
Sur ce balcon qui vous amène ?
Damis, sans craindre ce couroux,
Descend et dit, je me promène.

Deuxième Anecdote.

Damis, puisque nous avons donné ce nom romanesque à notre héros, Damis se rend chez sa belle maîtresse. Huit jours s’étaient écoulés sans la voir ; elle était seule ; l’époux devait aller passer deux jours à la campagne ; tout fut arrangé pour faire de la nuit de l’un de ces jours, la nuit la plus fortunée : point de délai. Lisette, la complaisante Lisette, prépara un délicieux soupé : le champagne exalte l’amour, des parfums s’exhalent en nuage embaumé, et des glaces magiques répètent et les charmes de Victorine et les images, de plaisir et de volupté qui décorent son asile ; enfin, Lisette, qui joint les avantages du talent aux raffinemens de la complaisance, saisit la harpe et prélude aux scènes des plaisirs de la nuit, par des sons et des accens qui vont au cœur par l’oreille charmée. Impatient, malgré les douces sensations qu’il éprouve, Damis fait éloigner Lisette, et, seul avec ce qu’il aime, jouit du bonheur de faire successivement tomber tous ces remparts élevés entre lui et les charmes d’une maîtresse adorée : cet exercice charmant est terminé ; Victorine, parée de ses seuls attraits, s’élance entre deux draps que la frise a tissus, et presse bientôt contre son sein l’amant fortuné qui partage sa couche. Deux heures d’inéfable volupté s’étaient déjà écoulées ; il était minuit : Lisette accourt, monsieur… monsieur… il frappe, il est chez lui, il veut voir madame, il va entrer. Damis saisit ses vêtemens, s’en couvre à demi, et se cache dans une garde-robe, où il espère ne pouvoir pas être vu. Monsieur de M**. entre, parle amicalement à sa chère moitié, et, sans soupçon, et avec un prétexte raisonnable, entre dans la garde-robe où se cache son fortuné rival. Damis se croit découvert ; il conserve son sang-froid, quitte sa retraite, s’élance, éteint la bougie que portait le conjugal personnage, et, embrassant ses genoux, pardonnez, dit-il, pardonnez… le jeu… une passion malheureuse, deux mille louis que j’ai perdu sur parole, m’ont porté à un crime affreux : je venais pour enlever l’écrin de madame de M**. ; je n’ai pas consommé le crime ; épargnez un coupable jusqu’alors étranger à la perversité, et coupable par excès de délire et de déraison. Monsieur de M**., bon humain et prêcheur, fait un long sermon à Damis, lui promet le secret, et le conduit lui-même jusque dans la rue, où il lui répète encore : ne jouez plus, et pardieu soyez sage ; je serai discret, et même avec ma femme.

Nous terminerons notre soirée par cette anecdote vraiment curieuse, et demain nous continuerons, si vous y consentez, nos voyages, nos observations et nos récits.