Le Symbolisme/Partie II/Chapitre 1

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Jouve et Cie, éditeurs (p. 67-100).




DEUXIÈME PARTIE




LES PREMIERS PAS DU SYMBOLISME




I


LES MILIEUX SYMBOLISTES


LES CERCLES. — 1. Les Hydropathes. — 2. Les Hirsutes, Nous autres. — 3. Le Chat-Noir. — 4. Les Décadents, les Jeunes, les Zutistes, Les Jemenfoutistes. — 5. Psychologie du décadent.


LES REVUES. — 6. « La Nouvelle Rive gauche » ; « Lutèce ». — 7. « La Revue indépendante » ; « la Revue wagnérienne ». — 8. « Le Décadent » ; « le Symboliste ». — 9. La Cravache ». — 10. « La Vogue » ; « Art et Critique ». — 11. « Revues belges et Revues françaises ».


LES ÉCOLES. — 12. Les Décadents, les Symbolistes, les Instrumentistes, l’École romane.

L’idéal symboliste ne s’était pas élaboré de façon aussi critique parmi les disciples de Baudelaire. Les jeunes gens, surtout quand ils ont mordu le laurier poétique, n’aiment guère à pâlir sur les travaux d’érudition. Sans doute, ils se cherchaient des ancêtres, car on a toujours besoin, même avec beaucoup d’audace, de pouvoir jeter dans la discussion des noms illustres. Plus ou moins, il faut se recommander de quelqu’un. Les décadents acculés à cette nécessité, jetaient les noms de ces poètes à travers l’œuvre desquels brillait le flambeau du symbolisme, mais ils les jetaient au hasard, assez insconsciemment au début, pour le seul plaisir de clouer l’adversaire qu’une affirmation catégorique ne suffisait pas à persuader. Sur le conseil d’aînés qui connaissaient mieux les difficultés de la lutte, les jeunes se documentèrent sur leurs illustres origines ; ils apprirent à fortifier leur foi d’arguments précis ; ils firent provision d’armes pour les combats dialectiques de l’avenir ; ils s’aguerrirent en s’instruisant pour assurer le triomphe de leurs idées. En d’autres termes, il y avait aux environs de 1885 non seulement une atmosphère favorable à l’éclosion d’un art nouveau, mais encore des milieux spéciaux où les zélateurs de la nouvelle esthétique se suggestionnaient réciproquement et se cuirassaient d’idéal. C’étaient les cercles, les revues, les cénacles où se retrouvaient ceux qu’animaient des instincts pareils et où se développaient, comme en serres chaudes, les germes du symbolisme.

1. Le premier de ces cercles, celui d’ailleurs d’où sont sortis par division tous les autres, fut celui des Hydropathes. Il avait été créé par Émile Goudeau, le fondateur ou le collaborateur inlassable de toutes les associations de ce genre.

Au début, cette société n’était qu’une simple réunion d’amis, affligés de penchants communs pour l’art et la poésie, qui avaient trouvé plaisant de causer entre eux, après le repas du soir, dans la salle à manger de la pension où ils prenaient leur repas, un petit hôtel de la rue des Boulangers. Quelques-uns des pensionnaires, qu’intéressaient particulièrement la verve et l’esprit des interlocuteurs, avaient pris l’habitude d’assister à ces causeries. Par malheur, avaient surgi en nombre des Haïtiens qui, bientôt, avaient proposé des parties de baccara, ce qui n’avait pas tardé à provoquer une descente de police. Les amis s’étaient envolés au premier étage du Café de la Rive gauche, au coin de la rue Cujas et du boulevard Saint-Michel, où le propriétaire leur consentait la disposition d’une petite salle meublée d’un piano. Mais un soir, quelques jeunes gens « assez excités » pénétrèrent dans le réduit des artistes et brisèrent à demi leur piano. Pour éviter le retour de pareils incidents, Émile Goudeau prétendit organiser une véritable société et le vendredi 5 octobre 1878, on la fonda officiellement : Émile Goudeau en fut le président, avec comme vice-présidents Georges Lorin et M. de P. surnommé Puy-Puy. Les autres membres étaient : Abram, Rives et Maurice Rollinat. Après quoi l’on s’occupa de baptiser la société. À la suite d’une fantaisie comique du musicien Gungl’ qui avait composé une valse intitulée Hydropathen-valsh, Émile Goudeau avait dû expliquer à certain curieux le sens de cet allemand macaronique. Il en avait donné cette traduction singulière : « Valse des pattes en cristal ». La chose avait couru tous les cafés. Le nom d’hydropathe, soit d’homme aux pattes en cristal, lui en était resté. Le nouveau cénacle ne pouvait faire moins que de s’attribuer des pattes en cristal. Il se dénomma donc pompeusement : Société des Hydropathes. L’intention des organisateurs était des plus louables. Dans la salle choisie pour les séances, des poètes en personne devaient déclamer leurs vers et recevoir les encouragements d’un auditoire compétent. Les fidèles de ces réunions appartenaient au monde des lettres, des arts, de la science et même de la politique. On y rencontrait des littérateurs : Paul Bourget, Charles Cros, Guy de Maupassant, Coppée, Monselet, Léon Hennique, Félicien Champsaur, Paul Arène, Maurice Rollinat, Laurent Tailhade, Moréas, d’Esparbès, Marsolleau, Ajalbert, qui, depuis, se sont fait un nom dans la poésie, dans le roman et dans la critique ; des compositeurs de talent ; la pianiste polonaise Marylka Krysinska ; des acteurs : Sarah Bernhardt, Coquelin cadet, Lebargy, Paul Mounet, des gloires ou des célébrités d’aujourd’hui ; des dessinateurs : André Gill, Bastien Lepage, Luigi Loir ; des savants : le Dr Monin, et jusqu’à un ministre, M. Viette. Le public était donc des plus choisis. « C’était, déclare Goudeau, une chambre des députés en réduction. » On pouvait, en tous cas, faire confiance à son goût. Le succès des Hydropathes fut considérable. À la troisième réunion, il y eut 150 personnes. Le café de la Rive gauche fut jugé trop petit. On s’offrit un immense rez-de-chaussée au 19 de la rue Cujas, puis on émigra rue de Jussieu, et enfin place Saint-Michel, non sans avoir soutenu d’amusants débats avec la préfecture de police. Tout ce que Paris comptait de jeunes dans les lettres et dans les arts défila aux assises des Hydropathes. C’est assez dire que les séances ne manquèrent ni d’entrain ni de gaieté. Le fondateur eut alors l’idée de créer un journal, l’Hydropathe, qui conserverait pour la postérité les chefs-d’œuvre applaudis au cercle. Cette feuille hebdomadaire, ou plutôt intermittente, fut d’ailleurs éphémère. Elle mourut en juin 1880, ayant tiré 24 numéros. Elle reste cependant un curieux spécimen des agitations artistiques de l’époque. Dans chaque numéro, l’Hydropathe publiait une caricature signée Cabriol. C’était la charge d’un membre du cercle spirituellement croquée par Georges Lorin. Une biographie accompagnait ce portrait humoristique. Le journal constituait ainsi une véritable galerie des apprentis de la gloire. Beaucoup, du reste, ont, depuis, prouvé que ni l’esprit ni le talent ne leur faisaient défaut. Malgré les efforts d’Émile Goudeau et le dévouement de ses vice-présidents, Georges Lorin, Grenet-Dancourt, Georges Moynet, le cercle des Hydropathes connut les discussions intestines et les difficultés matérielles. En 1880, Émile Goudeau disparut du côté de Montmartre ; les Hydropathes s’évanouirent, abandonnant leurs traditions à trois héritiers directs : les Hirsutes, le Chat-Noir et le Décadent [1].

2. À la fin de septembre 1891, Maurice Petit eut l’idée de reconstituer les Hydropathes. Il possédait l’adresse de la plupart des anciens membres du cercle. Il avait groupé autour de lui trois ou quatre poètes qui déploraient l’absence d’un café hospitalier. Il ne manquait que des organisateurs de bonne volonté. Chez la mère Arnaud, qui tenait un bar boulevard Saint-Germain, Maurice Petit rencontra Léo Trézenik, Desbouiges et Collignon. Tous quatre prirent rendez-vous pour le lendemain, à la demeure de Maurice Petit, dans le but de lancer de part et d’autres des milliers de convocations pour le samedi suivant.

Les quatre amis furent exacts au rendez-vous. Ils amenèrent même avec eux un chaud partisan de l’affaire, Jules Jouy. À eux cinq, ils constituèrent sur-le-champ un comité d’organisation. Entre temps vinrent s’ajouter à ces cinq commissaires Émile Goudeau, ressuscité par curiosité, et Moynet. On discuta sur le nom à donner au nouveau cénacle. Desbouiges proposa les Mécénéoliens, Goudeau les Hirsutes. Cette dernière qualification fut adoptée à l’unanimité moins la voix de Desbouiges, un peu vexé de son insuccès. La présidence fut offerte à Goudeau qui la déclina, à Moynet qui imita sa modestie, à Maurice Petit qui attendait cet honneur, et qui l’accepta. Les vice-présidents furent Jules Jouys et Léo Trézenik. On nomma secrétaire Léon Collignon et trésorier Desbouiges. Le vendredi fut choisi comme le jour le plus convenable aux séances solennelles. Après quoi, on imprima des circulaires et on les répandit avec entrain. Bien que les invitations fussent imprimées, elles rendirent peu. Le jour fixé, personne ne se présenta. On racola donc quelques amis qui, tous les vendredis, prirent l’habitude d’aller dans la chambre tendue de noir où l’amphytrion Maurice Petit servait à ses invités de nombreuses canettes. C’est là que Jouy chanta presque toute sa Vie des Saints. Rouin y détailla les rondels de Rollinat. Peu à peu vinrent Armand Masson, Courbet, Rall, Garet, Pointes d’Auteroche, Jean Drenneck. Bientôt, la chambre de Maurice Petit fut trop étroite. Le comité d’organisation décida de tenter une deuxième série d’invitations. Malgré l’insuccès du premier essai, on lança quelques centaines de circulaires convoquant passage du Commerce, au café du Commerce. La fortune avait cette fois décidé de sourire aux organisateurs. Dès neuf heures et demie, la salle était si comble que personne n’osait assumer la responsabilité de la présidence. Trézenik s’y résigna cependant. De son propre aveu, « il balbutia assez confusément qu’il n’y avait pour ainsi dire pas de présentations à faire, les Hirsutes n’étant pour ainsi dire que les dignes successeurs des Hydropathes ». Goudeau prit la parole et rappela dans un discours amusant ce qu’avaient été les Hydropathes. Trézenik pria ensuite l’assemblée d’élire un président. Goudeau, acclamé, refusa. Maurice Petit fut alors désigné et la séance commença. Elle fut assez originale pour mériter de défrayer quelque temps la chronique. Maurice Petit exécuta la Valse du Dies irœ et la Berceuse de Tolbeck. Trézenik dit ses sonnets. Armand Masson récita la Ballade du dernier sou et Par devant notaire. Champsaur débita un sonnet, Jules Jouy deux monologues abracadabrants. Le caricaturiste Alfred le Petit répéta son Vicaire bon enfant, Sapeck donna le Gondolier et la Fiche de consolation, Rouin son Sonnet espagnol. Émile Goudeau dit le Bitume, les Deux voitures, le Dernier rêve de Victor Hugo et enfin la Revanche des Bêtes et des Fleurs, son chef-d’œuvre. D’autres encore prirent la parole : Desbouiges, d’Orllanges, Cazalbou, Gull. À la deuxième séance, l’affluence fut si considérable qu’il fallut chercher un autre local. Ce jour-là on constata la présence de Grenet-Dancourt et de Le Mouël. Jules Jouy détailla sa chansonnette, le Petit rentier, et on fit un tel vacarme que le propriétaire mit tout le monde à la porte. On s’enquit d’un autre lieu de réunion. On trouva un vaste sous-sol, Café de l’Avenir, au coin de la place et du quai Saint-Michel. En raison de sa prospérité, la nouvelle société eut des statuts rédigés par Desbouiges et exigea une cotisation qui fut payée le premier mois seulement. Voici la liste des vingt-cinq fondateurs telle qu’elle fut présentée à la préfecture lors du dépôt des statuts, par ordre de date et d’inscription : « Jules Jouy, Léo Trézenik, Maurice Petit, Léon Collignon, Desbouiges, Mallat de Bassilant, Bons d’Anty, Eugène Le Mouël, Ad. Bonnet, L. Labbé, Émile Goudeau, G. Moynet, Grenet-Dancourt, D. Monin, Pointes d’Auteroche, Albert Pétrot, Guillaumel, H. Demare, Eug. Godin, Armand Masson, Alf. le Petit, Jules Lévy, F. Fau, Aug. Antoine, Charpentier. Les séances se succédèrent avec plein succès. On y rencontrait Icres, Lorin, Rollinat. Par malheur, le président Maurice Petit manquait à la fois d’éloquence et d’esprit d’à propos. Il y eut bientôt des brouhahas de fâcheux augure. Pour préserver « le mur de l’autorité » de nouveaux coups de pioche, Trézenik conseilla à Maurice Petit d’abdiquer la présidence. Maurice Petit refusa. Les vendredi des Hirsutes se transformèrent alors en « chahuts homériques ». À cette époque Goudeau cherchait à fonder un autre cénacle ; il pensait reconstituer les Hydropathes à Montmartre, et il vint un vendredi annoncer la nouvelle aux Hirsutes. Chacun vit là une affaire de boutique, de concurrence déloyale, et la proposition fut accueillie par des grognements. Cependant il convenait d’agir vite si l’on voulait sauver les Hirsutes. Maurice Petit de plus en plus se cramponnait à son fauteuil. Par subterfuge, Trézenik obtint sa démission en faveur de Goudeau. Goudeau devint donc président effectif avec comme vice-présidents : Eugène Le Mouël, Armand Masson, Léo Trézenik. Les séances reprirent avec plus d’intérêt que jamais. Rollinat, Rameau, Lorin, Haraucourt y laissèrent noter leur présence. La prospérité parut renaître jusqu’en juin où les premières chaleurs clairsemèrent les assistants. À la rentrée les séances recommencèrent, mais avec moins d’enthousiasme. Elle se traînèrent cahin-caha jusqu’en janvier. À cette date Goudeau, tout à fait conquis par le Chat-Noir, se désintéressa de la société. Les anciens désertèrent peu à peu. Il ne resta plus que quelques « poetaillonnets ». Les Hirsutes moururent définitivement en mai 1883. Un des survivants en fit la clôture par une séance qu’il tint à lui tout seul[2].

Cette même année, en septembre 1883, se fonda sur la rive gauche un petit cénacle qui s’intitula Nous Autres. Il comprenait Georges Auriol, Léon Riotor, Antony Mars, Paul Morisse, Louis Le Cardonnel et Albert Samain. Cette aimable compagnie ne résista que très peu aux charmes de la Butte. Georges Auriol qui, dès le début, était un assidu du Chat-Noir, finit par y entraîner tous ses amis.

3. Montmartre avait fait le vide au Quartier Latin. Un poète tour à tour journaliste et peintre, Rodolphe Salis, avait ouvert, boulevard Rochechouart, un cabaret artistique où courait tout Paris. C’était le Chat-Noir. Au début, l’établissement n’était autre que l’atelier de Salis, une petite boutique, longue de 7 mètres, large de 4, véritable boyau où quarante personnes tenaient péniblement, et qui se terminait en cul-de-sac par une espèce d’alcôve surélevée à laquelle on parvenait à l’aide de deux marches. Dans ce magasin-atelier, Rodolphe Salis avait d’abord réuni quelques amis, des artistes pour la plupart, peintres, sculpteurs, musiciens, littérateurs. On causait de tout avec humour. On rivalisait d’esprit, d’originalité, d’excentricité. La bière aidant, on entassait paradoxes sur paradoxes. Quelquefois on amenait un bourgeois curieux d’art ; on l’étourdissait de plaisanteries ; on le grisait au besoin et l’on organisait à son détriment des farces mémorables. Le succès de ces réunions devint tel que l’hôte décida de transformer son atelier en brasserie artistique. Fils d’un liquoriste de Châtellerault, qui professait pour la carrière des arts une aversion toute bourgeoise, Rodolphe Salis en avait assez de s’entretenir dans la misère en confectionnant des chemins de croix à 14 francs pour les marchands d’articles religieux. Il pensa qu’il ne rendrait mauvais service ni à lui, ni aux arts s’il entreprenait de diriger un de ces cafés style moyen âge ou Renaissance vers lesquels paraissait aller la faveur populaire. Il se décerna de sa propre autorité le titre de « gentilhomme cabaretier, avec fonction de verser à boire à tous ceux qui gagnaient artistement la soif. » Après quoi, l’on procéda à la réfection et à la décoration de la boutique. L’atelier du peintre devint un cabaret Louis XIII. Les familiers de la maison se mirent en frais de croquis, de dessins et de tableaux qui s’accrochèrent un peu partout. Un peintre même portraictura un magnifique chat noir, commensal attitré du gentilhomme Salis, et l’on fit du tableau l’enseigne du cabaret : « Un chat en potence, écrit Émile Goudeau [3], un chat sur le vitrail, des tables de bois, des sièges cannés, massifs, solides (parfois balistes contre les agresseurs), d’énormes clous, appelés clous de la passion (la passion de qui, ô Louis XIII, le plus pur ?), des tapisseries étendues le long des murs, au-dessus de panneaux diamantés arrachés à de vieux bahuts que Salis collectionnait dès sa plus tendre enfance, une cheminée haute dont la destinée semble plus tard être de ne s’allumer jamais, car elle abrita sous son manteau et porta sur ses landiers toute sorte de bibelots : une bassinoire rutilante comme si Chardin l’eût peinte, une tête de mort authentique (Louis XIII peut-être), des pincettes gigantesques, un fouillis, mais de fagots, point. Sur un coin du comptoir, un buste, la Femme inconnue du Louvre et au-dessus une énorme tête de chat, entouré de rayons dorés, comme on en voit dans les églises autour du triangle symbolique. » L’alcôve fut séparée de la salle réservée au public. Elle ne devait servir d’asile « qu’aux seuls gens vivants de l’intellect ». Pour préciser l’affectation spéciale du réduit, on le baptisa « l’Institut ». Puis, en décembre 1881, on ouvrit toute grande à la foule les portes de la brasserie. Elle s’y précipita. Il fallut agrandir l’établissement. Le voisin du Chat-Noir était un brave horloger. On le pria de céder sa boutique. Il refusa. En conséquence, Salis le livra aux bons soins de Sapeck, Alphonse Allais, Louis Décori, entrepreneurs d’aimables fumisteries qui aux dépens du commerçant exercèrent aussitôt leurs talents. L’affaire fut rondement menée. Le pauvre homme céda sans tarder ses droits au bail, trop heureux d’aller vivre moins près de ses terribles adversaires. L’adjonction de ce second magasin fut d’ailleurs insuffisante. Les spectateurs se pressaient de plus en plus. Tous les soirs, le bourgeois profanait le sanctuaire de l’institut. Il fallut émigrer. Le gentilhomme cabaretier qu’accompagnait la fortune s’en fut rue de Laval, actuellement rue Victor-Massé, s’installer dans un petit hôtel. Le bâtiment comprenait un rez-de-chaussée et deux étages. Rodolphe Salis fit du tout un véritable musée. Lui-même dessina l’ornementation des salles avec une fantaisie étourdissante.

Il y avait notamment dans la salle d’entrée une cheminée fantastisque, supportée par deux chats extrêmement bizarres, dont l’attitude imposait l’attention. Des peintres, qui depuis ont conquis la renommée, avaient composé pour le nouveau Chat-Noir des toiles remarquables ; Willette, Steinlen, Théo Wagner, Henri Rivière y étaient représentés par des tableaux, des allégories ou des paysages d’un talent pittoresque. Quand tout fut prêt, on organisa un transport solennel, aux flambeaux, à onze heures du soir. Un orchestre de fifres et de violons précédait les entrepreneurs de ce déménagement insolite et annonçait aux braves habitants de Montmartre la bonne nouvelle. Cette réclame nocturne eut d’ailleurs d’excellents effets. Le public afflua rue de Laval comme il avait fait boulevard Rochechouart. Ses goûts excentriques y étaient du reste flattés à souhait. À l’entrée de l’hôtel veillait un suisse en costume, porteur d’une hallebarde symbolique. À l’intérieur, les garçons circulaient et servaient en habits d’académiciens. Dans la journée, le public était admis au rez-de-chaussée et au premier. Il écoutait d’excellents compositeurs, prenait des apéritifs de marque et pouvait à son aise admirer les toiles des artistes de la maison. Le soir, on lui donnait accès au deuxième étage. C’est là qu’était situé le théâtre où tant de poètes, parmi lesquels un académicien d’aujourd’hui, vinrent débiter leurs premiers vers. Sur les tréteaux du Chat-Noir défilèrent en effet des poètes comme Jean Rousseau, Ogier d’Ivry, Armand Masson, Goudeau, Maurice Rollinat, Samain, Moréas ; des compositeurs : Truchaut, Meusy, Félix Décori, Jean Floux ; des chanteurs : Fragerolle, Mac-Nab, Jules Jouy. Dès janvier 1882, Rodolphe Salis avait de plus créé un journal, le Chat-Noir. Le premier numéro eut un gros succès de gaieté. Entre autres nouvelles, le gentilhomme y mentionnait, par cette annonce, la fondation de son établissement :

Le Chat-Noir,
Cabaret Louis XIII,
Fondé en 1114 par un Fumiste.


Le journal servait de recueil à la plupart des pièces récitées ou exécutées par les artistes du cabaret. La vogue du Chat-Noir fut d’assez longue durée. Bien des poètes doivent à Rodolphe Salis d’avoir pris contact avec le public. Mais on se lasse de tout, même des excentricités spirituelles. Le Chat-Noir eut le destin des autres cénacles. Il avait du reste rempli son office, ayant entretenu le temps nécessaire un état d’esprit nouveau dont l’art français allait bénéficier.

4. À la rive gauche, les Décadents, à la tête desquels s’était placé Jules Lévy, n’eurent point le succès du Chat-Noir. Après de vagues réunions, restées sans grand écho, les membres de ce cercle se divisèrent encore ; les uns fondèrent les Jeunes (1883), les autres les Zutistes. L’organisateur des Jeunes fut d’Orllanges ; il reprit avec un succès éphémère le procédé de Maurice Petit. Après avoir quelque temps réuni chez lui un certain nombre d’amis, il transporta le siège de la société rue des Quatre-Vents, dans un petit café voisin d’une charcuterie. On tenait là des séances hebdomadaires auxquelles assistaient Montorgueil, Jean Rameau, Georges d’Esparbès, Léon Riotor, Jean Blaize et les deux frères Gaboriau [4].

Quant aux Zutistes, ils ne vécurent que quelques mois. Dès 1884, ils émigrèrent chez Mathis, rue Cujas, et fondèrent le cercle des Jemenfoutistes. Le programme de ce nouveau cénacle paraît bien n’avoir visé qu’à l’excentricité. Sous prétexte de mépriser les convenances, on rechercha tout ce qui pouvait attirer l’attention sur les membres de la société. À la séance d’inauguration assistèrent Georges Moynet, Georges Lorin, Jehan Moréas, le Dr Monin, Émile Cohl, Louis Villabonais, Georges Rall, Léo Trézenik. On y commença la série des excentricités que la presse reprocha si violemment plus tard à quelques symbolistes, excentricités qui toutes, il faut le reconnaître, ne manquaient pas d’esprit. À cette première réunion Georges Moynet chanta de vieilles chansons. Après lui la parole fut donnée à Georges Lorin et à Jehan Moréas pour une conférence contradictoire. Les deux orateurs jugèrent, comme il convenait, les poètes contemporains. L’un et l’autre conclurent en décrétant « qu’un artiste ne doit jamais faire de politique, vu que rien n’existe en dehors de l’art ». Le Dr Monin voulut bien ensuite improviser une causerie sur la « morphinomanie comparée de Bismarck et d’un poète ami intime de Moréas ». Comme on en était aux théories, Louis Villabonais émit une hypothèse audacieuse sur la façon dont avait été composé Sarah Barnum, un livre scandaleux dont tout Paris causait alors. Georges Rall et Léo Trézenik entreprirent le féminisme et l’examinèrent dans ses rapports avec la littérature. Cependant, Émile Cohl n’oubliait pas de croquer pour le Charivari « les binettes des jemenfoutistes ». À minuit passé, les amis se séparèrent et se donnèrent rendez-vous à quelques prochains samedis.

5. Ces cercles, qui tous donnaient libre essor à l’exubérance habituelle de la jeunesse, ont eu sur l’école symboliste une influence heureuse et malheureuse, heureuse en ce sens qu’ils ont permis aux poètes d’affirmer leur personnalité ; malheureuse, parce qu’au contact de tant de faux originaux, la spontanéité de l’individu a fait place à des attitudes artificielles. Trop souvent la pose s’est substituée à la franchise. Le jeune littérateur a cru qu’il devait à tout prix se donner un genre pour forcer l’attention et atteindre le succès. C’est de l’atmosphère enfiévré de ces cercles où tout geste bizarre était applaudi à l’égal d’un chef-d’œuvre, qu’est sorti le type légendaire du décadent, cet esthète séraphique dont la presse à l’envi multiplia la caricature et qui réellement, aux environs de 1885. hantait de préférence le boulevard Saint-Michel.

Grand, long, très long et maigre, le décadent marche en creusant la poitrine, les yeux cernés de kohl, le regard perdu dans l’azur. Toujours mis à la dernière mode, il porte des habits d’une coupe harmonieuse qui dessinent ses formes et lui collent au corps comme un maillot. Il a monocle quelquefois ; il est ganté d’une main seulement ; l’autre serre artistement la poignée d’un petit jonc ; elle étale avec ostentation des doigts couverts de bagues, aux pierreries multicolores, rubis, saphirs, émeraudes, diamants dont les vertus sont magiques. Le décadent déambule avec des gestes alanguis ; il est las, car le rêve fatigue ; il laisse après lui des traînées de parfums. Il sent le boudoir et la pharmacie. Sur son passage les gens se retournent et se chuchotent des mots incohérents : opium, haschisch, morphine. Il entend parler de Socrate et d’Alcibiade. Il sourit doucement du coin des lèvres, en mépris de ces bourgeois à courte vue qui bavent l’insulte sur ce qu’ils ne comprennent pas. Il est heureux, infiniment, car il aime qu’on lui prête des vices. Il est peut-être aussi chaste qu’un Carme, mais le sadisme moral lui paraît avoir des attraits divins. Cela le distingue du vulgaire. Et puis, il est pâle, très pâle, car en vérité il fait la noce un peu plus tard qu’un étudiant et il travaille sans l’avouer avec plus de frénésie : « Cependant les décadents ont horreur de la pose. Ils ne font rien en vue de la galerie. Ils aiment les belles toilettes parce que le beau est leur idéal. Mais qu’on ne s’imagine pas qu’ils ressemblent aux images des magasins de nouveautés. S’ils s’habillent comme tout le monde, ils le font avec tant de goût que leur personnalité s’accuse jusque dans la coupe de leurs vêtements. C’est par leur simplicité, par leur absence de toute pose dans un siècle où tout le monde pose un peu, qu’ils se distinguent du reste de l’humanité [5] ». Inutile d’insister. Ce sont les badauds qui ont tort !

Interrogez les décadents. Vous avez toujours l’air de briser leur rêve. Ils vous répondent d’abord d’une voix blanche en hommes qui reviennent du ciel et daignent par pure politesse ne pas vous traiter d’importuns. Ils sont si loin de la terre qu’ils ne savent plus ni quand ils sont nés, ni quand a paru leur dernier livre. Ils n’ont gardé de ce monde que l’horreur du fait précis. Poussez-les un peu sur l’esthétique de leur école. Alors, ils s’animent. Avec des gestes bizarres, saccadés et vifs, la gorge pleine de rires qui sonnent l’ivresse, des yeux égarés de fous, ils vous débiteront froidement des paradoxes qui ne sont pas sans valeur : guerre au mercantilisme dans les arts, place aux artistes, sus aux camelots ! Le décadent ne fait pas de la littérature pour gagner de l’argent. Il se moque des préjugés. Il a voyagé, il a approfondi la nature ; il a cherché le secret de la vie et sa conclusion désespérante pour l’humanité s’est résumée dans ce mot : rien. Il a le droit de ne pas voir comme tout le monde, et c’est de hardiesse délibérée qu’il traduit fidèlement ses impressions. Il blâme l’importance que la femme a prise dans la poésie. Sans mépriser tout à fait le sexe aimable, il ne veut pas en faire le thème exclusif de ses écrits [6]. « Ce qui caractérise les Décadents, c’est qu’ils sont blasés de la routine, qu’ils n’écrivent pas pour dire des banalités, et que répudiant les théories de l’Art pour l’Art, leurs œuvres doivent avoir un but. Le mouvement qu’ils ont créé s’étend à toutes les branches de l’intelligence humaine : philosophie, histoire, critique, poésie, roman. Le reproche d’ésotérisme qu’on leur a si souvent fait ne s’adresse pas à eux : décadent est synonyme de clarté logique et surtout de probité littéraire. Ce qui assure le triomphe de cette littérature, c’est son rôle éminemment éducateur, rôle qui fut celui de la religion [7]. » Il y a beaucoup de fatuité dans ces prétentions. Mais la fougue avec laquelle elles sont étalées surprend davantage encore de la part de ce jeune homme si raffiné, si pâle, si exsangue, si malade. Comme on devine alors que cette faiblesse est attitude arrêtée, apparence concertée pour tromper l’ennemi. Cet épuisé est un nerveux, un lutteur passionné qui n’aura pour ses adversaires ni clémence, ni pitié, ni déférence. Il fait partie d’une « bande de requins » qui s’attaque à tout : gloires de l’Académie et mousquetaires de la presse. Il sait que le scandale est une réclame et qu’en littérature un ennemi vaut mieux que cent amis, car il rompt contre vous la conspiration du silence. On l’a représenté, lui décadent, comme un incapable, abruti par les pires déliquescences et profondément détaché des intérêts de ce monde. Il vous répond en se jetant à corps perdu dans la mêlée ; il reçoit des coups, il en porte avec une âpreté singulière et pour le dire admirable. Il bataille en soldat courageux et convaincu. Il n’a ni trêve, ni merci. Il veut la victoire et il la mérite par des efforts surhumains.

6. Rien n’est en effet plus intéressant, rien n’est plus digne d’éloge que la magnifique floraison des revues créées par la jeunesse symboliste. En dépit d’innombrables difficultés matérielles, au milieu d’un déluge de sarcasmes et d’injures, grâce à une activité aussi inlassable que leur foi les symbolistes réussirent à répandre leurs idées. Ils créèrent des journaux qui vécurent peu, mais dont l’histoire fait honneur à leur énergie.

Outre l’Hjydropathe et le Chat-Noir, la jeunesse qui fréquentait les cénacles escrimait avant 1885 dans l’Étudiant de Félicien Champsaur, les Écoles d’Harry Alis et de Guy Tomel, le Molière de Georges Berry, la Plume de Jean de la Leude, la Revue Moderne d’Harry Alis et de Guy Tomel.

De 1885 à 1895, Remy de Gourmont dans son Essai de bibliographie, d’ailleurs incomplet, compte 130 petites revues, où les Jeunes dépensaient libéralement leur activité. Un court aperçu des péripéties traversées par les principaux organes du symbolisme prouvera mieux que tous les dithyrambes l’enthousiasme et l’énergie des novateurs.

Le 9 novembre 1882 parut le premier numéro de la Nouvelle Rive gauche, un hebdomadaire de 4 pages in-folio, dont le rédacteur en chef était Léo Trézenik, et le secrétaire de la rédaction Georges Rail. Les bureaux étaient indiqués 63 bis, rue du Cardinal-Lemoine. Au numéro 60, le journal change de titre et de domicile. Il devient Lutèce et siège 83, rue Vaneau. Ses rédacteurs sont alors Cladel, Verlaine, Rollinat, Ajalbert, d’Esparbès, Tailhade, Willy, Paul Adam, Rachilde, Dumur, Charles Morice. Moréas y écrit aussi. Mais ses vers et ses proses n’ont encore rien de très symboliste. Les articles insérés par Lutèce traduisent surtout l’influence de Baudelaire et de Poe. La plupart ont des titres extraordinaires ou macabres. Le journal est sans doute sympathique aux Jeunes, mais il tient les symbolistes en secrète défaveur. Le numéro 140 du 18 septembre au 5 octobre 1884 contient une étude signée L. T. (Léo Trézenik) contre Songes, le meilleur livre de Poictevin. C’est avec une certaine complaisance aussi que le numéro 257, du 3 au 10 octobre, reproduit un article de l’Autorité intitulé Maboulescents, article véhément dans lequel Moréas, Mallarmé, Poictevin, Ghil, Rimbaud sont traités de fous et où l’on demande pour eux une loge à Charenton. Ce même mois, d’ailleurs, les symbolistes réussissent à provoquer une scission dans la rédaction de Lutèce. Les anciens directeurs, Trézenik, Rall, Henry Maugis démissionnent. Le journal transporte son siège 16, boulevard Saint-Germain, et la nouvelle direction fait dans son programme une place plus considérable aux décadents. Henri de Régnier, Ernest Raynaud, Vignier y pénètrent alors. Ils s’y montrent partisans d’une poétique nouvelle sans doute, mais d’où les réformes trop brutales sont exclues. Le journal ne tarde pas du reste à réduire son format et à disparaître.

7. La plupart des rédacteurs passent à la Revue indépendante à laquelle travaillaient déjà parallèlement bon nombre d’entre eux. Cette revue, jadis politique, littéraire et artistique, renaissait précisément, avec un programme unique de littérature et d’art, d’un deuxième naufrage. Un jeune politique avait d’abord en effet assumé les frais de l’entreprise. La Revue indépendante, alors revue mensuelle de 84 pages in-12, installée au 7 de la rue Médicis, avait pour rédacteur en chef Félix Fénéon et pour principaux collaborateurs Goncourt, Huysmans, Hennique, Céard et Verlaine. Son premier numéro avait paru en mai 1884 et son dernier en avril de l’année suivante. Cette première série de la Revue indépendante avait été immédiatement suivie d’une deuxième série, 1er mai 1885, portant même direction, même adresse et même programme. Elle devenait bi-mensuelle avec 32 pages in-18. Les symbolistes qui, dans la première série, s’effaçaient devant les naturalistes attardés, devinrent prédominants dans la deuxième, sous l’effort de Teodor de Wyzeva que s’était adjoint le rédacteur en chef. Cette orientation plus nette de la revue n’empêcha pas des remaniements assez rapides. Une troisième série commença bientôt. La revue n’allait plus s’occuper que de littérature et d’art. Elle se transportait vers les hauteurs de Montmartre, 79, rue Blanche. M. Édouard Dujardin en prenait la direction, avec Gustave Kahn comme principal collaborateur. Les autres rédacteurs étaient Wyzeva, Fourcaud, Huysmans, Céard, Mallarmé, Laforgue, Barbey d’Aurevilly, Bourget, Paul Adam, Fénéon, Villiers de l’Isle-Adam, Georges Moore, Henri de Régnier, Verlaine. Le revue redevenait mensuelle, mais élevait son format à 180 pages in-12. Le premier numéro parut le mardi 2 novembre. C’était le jour des Morts, jour symbolique d’assez mauvais présage pour l’avenir de la revue. Elle tint cependant assez longtemps la tête du mouvement symboliste. Sa quatrième transformation ne date en effet que de janvier 1889, avec François de Nion. Elle n’achève de mourir que dans sa cinquième série, dès juillet 1895, sous la direction de la comtesse d’Izam Freissinet.

M. Édouard Dujardin qui avait rendu la Revue indépendante « indépendante non moins des traditions accadémiques que des vaines agitations décadentes » avait d’ailleurs fait l’apprentissage du prosélytisme symboliste dans une autre feuille qu’il avait fondée en février 1885, la Revue wagnérienne, publication mensuelle de 32 pages in-8o où en compagnie de Villiers de l’Isle-Adam, Mendès, Fourcaud, Wilder, Wyzeva, Rod, Wagner, il avait tenté, non sans succès, de faire pénétrer dans le public les principes généraux de l’esthétique wagnérienne. Après la disparition de cette revue (1887), il n’avait dirigé la troisième série de la Revue indépendante que pour sauver le symbolisme « des naïvetés diaboliques » au milieu desquelles, un journal, au début audacieusement dévoué aux théories des jeunes, finissait par noyer la nouvelle école.

8. Il s’agit du Décadent dont le directeur était Anatole Baju. Originaire de la Creuse, le directeur de cet hebdomadaire, à son origine de 4 pages in-folio, était instituteur à l’école laïque de Saint-Denis. Actif, débrouillard et suffisant, il était l’homme qui convenait pour un journal d’avant-garde. On décida de lui confier la destinée du Décadent. Voici en quels termes un peu emphatiques il expose les raisons qui nécessitaient la création du Décadent : « Dans un but d’universalisation du beau, pour la première fois peut-être, prenant en pitié l’aberration des masses, nous avons daigné mettre à la portée du public une feuille qui fût comme le sanctuaire de l’art : le Décadent, sans abdiquer pourtant les hautes prérogatives du sacerdoce dont nous avons conscience. Eh bien ! l’épreuve honorable pour notre dévouement est la plus éclatante affirmation de l’impossibilité matérielle, manifeste, patente, de rompre jamais l’invincible attraction de la boue sur la prunelle des foules. Nous avons l’orgueil d’avoir vu notre tentative circonscrite au monde intellectuel, d’avoir plané si haut que le reste de l’humanité ne nous a pas compris, n’a guère pu que nous apercevoir [8]. » Ce n’était pourtant pas l’énergie qui manquait ni à son directeur ni à ses rédacteurs. Tous surmontaient les difficultés avec un admirable entrain ; il suffit d’écouter M. Baju narrer l’invraisemblable histoire de la fondation du Décadent : « Depuis quelque temps, écrit-il, les chroniqueurs parisiens désignaient ironiquement les écrivains de la nouvelle école du sobriquet de Décadents. Pour éviter les mauvais propos que ce mot peu privilégié pouvait faire naître à notre égard, nous avons préféré pour en finir le prendre pour drapeau. Chacun de nous fut enchanté de cette façon de tourner les obstacles et l’on ne songea plus qu’à se mettre à l’œuvre. L’entreprise ne manquait pas de charmes, mais elle était hérissée de difficultés nouvelles et non prévues. Ni le courage ni l’initiative ne nous manquaient : il n’y a que l’argent qui nous ait fait défaut. Au premier appel de nos amis, la copie du premier numéro fut vite trouvée. C’est alors que nous avons acquis la certitude qu’il ne suffit pas d’avoir des collaborateurs pour faire paraître un journal, même littéraire, il faut surtout un imprimeur… Enfin aucune providence ne nous venant en aide, j’achetai quelques kilos de caractères et une presse à bras. Je hissai le tout dans ma chambre de la rue Lamartine (numéro 5 bis) au 6e étage, morceau par morceau, à l’insu du concierge qui n’eût pas souffert dans la maison l’établissement d’une imprimerie clandestine. Chacun s’y prêta un peu et tout fut fait dans la nuit. Mais le lendemain, j’étais l’objet d’une surveillance active de la part de tous les locataires. On m’avait vu porter des choses que je dissimulais. Tout le monde me regardait avec un visage sinistre : on a du croire que je faisais un commerce interlope, peu rassurant pour la sécurité de l’immeuble… Je parvins à calmer toutes les inquiétudes et au bout de quelques jours le roulis du Décadent était passé dans les coutumes de la maison… Nos premiers numéros ne sont pas venus sans effort. Ce qui nous a toujours gêné, c’est l’insuffisance des caractères. Souvent une sorte de lettres manquait. Une fois, la casse des a était presque vide et nous avions encore à composer un article de plus de 60 lignes. Pour cela nous fumes obligés de chercher des synonymes à presque tous les mots où il y avait des a. Malgré ces inconvénients le premier numéro du Décadent put paraître le 10 avril 1886 [9]. » — « En quinze jours, ajoute le narrateur, il fut connu du Tout-Paris intellectuel. Le tirage devint vite insuffisant et il fallut avoir recours à une grande imprimerie. » Cependant dès le numéro 36, le Décadent devient bi-mensuel, adopte le format in-16 et se transforme en petite revue à couverture le plus souvent jaunâtre. Les rédacteurs du Décadent étaient alors : Paul Verlaine, Maurice du Plessys, Laurent Tailhade, Léo d’Arkaï, Albert Aurier, Ernest Raynaud, Jean Lorrain, F.-A. Cazals, Boyer d’Agen, Louis Pilate de Brinn’Gaubast, Jules Renard, Arthur Rimbaud. Baju tente un instant de s’adjoindre Gustave Kahn et ses amis, qui viennent de fonder la Vogue. Gustave Kahn accepta la proposition qui lui était faite, « à la condition expresse que certains des collaborateurs ordinaires du Décadent en seraient exclus ». Aux yeux de Gustave Kahn ces écrivains avaient le grave défaut de faire de la littérature un commerce. Baju parut consentir à ces exigences. Le numéro 25 du Décadent fut à peu près entièrement rédigé par la rédaction de la Vogue. Mais au numéro suivant, Baju crut devoir ramener les personnalités évincées et les écrivains de la Vogue se retirèrent. Gustave Kahn eut même le dessein d’affaiblir le Décadent. Dans ce but avec les capitaux de la maison Tresse et de la maison Soirat, il avait créé un journal à deux sous, le Symboliste, dont voici

la curieuse entête :
LE SYMBOLISTE
Journal hebdomadaire paraissant le Jeudi


Gustave KAHN
Directeur
Jean MORÉAS
Rédacteur en Chef
Paul ADAM
Secrétaire de la Rédaction


On s’abonne chez M. SOIRAT, rue Montmartre, 146
où lus Bureaux

Cet in-folio s’imprimait sur trois colonnes, au fond de Vaugirard, par les soins d’un « vieux communard ami ». Il partit tout de suite en guerre contre le Décadent. Mais son succès fut de courte durée. Il n’eut que quatre numéros. Le Décadent et lui s’étaient du reste porté des coups mortels. Le Symboliste s’évanouit le premier, mais son rival affaibli n’eut plus qu’une existence médiocre et une importance relative. Gustave Kahn allait prendre sa revanche avec la Vogue qui, sous sa direction, allait devenir l’organe officiel des symbolistes.

9. En attendant, ceux-ci se réfugièrent à la Cravache. Georges Lecomte venait de dénicher ce petit journal dans une cour de la rue d’Aboukir au moment même où l’obscure hebdomadaire se trouvait manquer de rédacteurs. L’imprimeur accepta le concours des symbolistes. Ils purent chaque samedi insérer dans sa feuille leurs vers et leur prose. Ils avaient le droit de remplir à leur convenance les trois premières pages du journal. Quant à la quatrième, ils devaient l’abandonner en entier à certain bulletin financier. Jean Moréas, Gustave Kahn, Retté, Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Verlaine, Verhaeren, Huysmans, Hennique, Paul Adam, Félix Fénéon, les frères Rosny, Edmond Couturier, Charles Morice acceptèrent cette combinaison et portèrent, quand ils eurent le temps, celui-ci des poèmes, celui-là des notes d’art, un troisième un chapitre de roman. La rédaction était irrégulière. Il y avait des jours où la copie abondait au point de pouvoir combler trois numéros. Il y en avait d’autres où elle faisait absolument défaut. Aux heures de grave pénurie, on avait recours à un ancien rédacteur de la Cravache, un vieux monsieur qui se donnait des allures de savant : Anatole Cerfbeer. Il était l’auteur d’un Répertoire de la Comédie humaine et il avait entrepris « en dialecte petit nègre et télégraphique » une monographie des vingt arrondissements de Paris au point de vue de l’archéologie, de l’histoire et de la politique contemporaine. On remplissait les colonnes avec ses élucubrations. Le bonhomme était content et le journal paraissait quand même. Mais le succès se faisait attendre. Malgré la pléiade ambitieuse de ses rédacteurs, la Cravache ne se vendait pas. Par dédain de tout ce qui touchait au commerce, les collaborateurs avaient négligé la mise en vente. Les retours de la Cravache se chiffraient par des bouillons formidables. Et elle n’avait qu’un unique abonné, lequel versait le montant de son abonnement par amitié pour Fénéon. C’était insuffisant pour soutenir longtemps le zèle de l’imprimeur. Un beau jour il déclara que la littérature des symbolistes « paraissait absurde à sa femme », que les rédacteurs étaient tous d’odieux inconnus et qu’en conséquence, il se refusait à continuer sa publication. Le symbolisme ne dut son salut qu’à la sollicitude de Kahn et au coup d’État qu’il venait de faire à la Vogue.

10. Au début de l’année 1886, Léo d’Orfer, assisté de Gustave Kahn, comme secrétaire de rédaction, avait en effet fondé une revue au titre audacieux : la Vogue. Il avait découvert un éditeur, M. Barbou, qui venait de quitter la province pour s’installer libraire à Paris. Il avait acquis, 41, rue des Écoles, un fonds de papeterie qu’il espérait transformer plus tard en puissante maison d’édition. Bien qu’il eût des idées fort provinciales, il prétendait n’être et ne vouloir être qu’un éditeur d’œuvres d’art, aux idées hautaines, au style magnifique.

C’est pourquoi il avait accepté d’éditer la Vogue, un hebdomadaire qui devait commencer la réalisation de cette ambition. Le titre de la revue avait été trouvé par d’Orfer. Mais il ne plut pas également à tous les collaborateurs. Mallarmé consulté fit la grimace. Il eût préféré un titre jadis caressé par Kahn, le Priape « titre, assurait-il, dont l’invention est enorgueillissante ». Laforgue y avait vu un défi au hasard et s’était effrayé de la vanité prétentieuse qu’il révélait. Il avait envoyé comme correctif indispensable cette épigraphe : Vogue la galère, que les rédacteurs adoptèrent à l’unanimité. Pour l’impression de la couverture et dans le but de frapper l’attention du public, on avait fait choix de caractères typographiques d’un genre nouveau, de lettres style gothique, qui, au dire de Charles Henry, étaient à la fois fantaisistes et raisonnées, le dernier mot de l’esthétique en matière d’impression. Pour le premier numéro, il convenait d’avoir des collaborateurs dont le nom même fût un programme. On fut trouver Mallarmé. « Debout contre son poêle de faïence, le maître choisit avec les rédacteurs des poèmes en prose dans son écrin », mais, à la réflexion, Gustave Kahn préféra aux vers du poète une page rare alors introuvable : le Phénomène futur. Puis ou fut quérir Verlaine. Il habitait alors cour Saint-François, sous le chemin de fer qui va de la Bastille à Vincennes, une modeste chambre. Pour y accéder, il fallait passer dans la boutique du propriétaire, un honnête marchand de vin. C’est dans la salle du café que Verlaine reçut ses visiteurs. Il accepta de collaborer avec d’autant plus de plaisir que dans leur admiration généreuse les rédacteurs lui avaient offert de rétribuer sa copie. Pendant deux mois Verlaine put toucher quelque argent, bien peu de chose, de la Vogue. « D’ailleurs, ajoute Gustave Kahn, il n’en touchait alors que là. » Jules Laforgue, à cette époque en Allemagne, lecteur de l’impératrice Augusta, envoya des poésies. Du reste, collaborateur très régulier, il faisait parvenir à la revue ses moralités légendaires par plis recommandés et cachetés, en d’immenses enveloppes sur lesquelles s’alignaient des files de timbres allemands à l’effigie de Guillaume. Malheureusement, ses poèmes arrivèrent trop tard pour paraître dans le premier fascicule. A leur place Charles Henry donna un poème en prose et un dessin. Le premier numéro put enfin paraître le 11 avril 1886, avec ce sommaire imprimé sur couverture jaune claire :

I. — Stéphane Mallarmé : Pages oubliées.
II. — Paul Verlaine : Écrit en 1875.
III. — Villiers de l’Isle-Adam : Souvenirs occultes.
IV. — Arthur Rimbaud : Les Premières Communions.
V. — Léon d’Orfer : Médailles. Paul Bourget.
VI. — Charles Henry : Vision.
VII. — Gustave Kahn : Nocturne.
Courrier social. Musique. Livres. Curiosités. La Queue.


Il était signé : L’éditeur-gérant : J. Barbou ; le gérant : H. Mayence. Il comprenait 36 pages in-18 et se vendait 0 fr. 50. Malgré la valeur des rédacteurs, ce premier numéro n’eut aucun succès et ceux qui suivirent ne parvinrent pas à forcer l’attention. Au bout de cinq semaines, M. Barbou renonça à toutes ses ambitions d’éditeur et reprit le chemin de sa province. Devant cet échec, Léo d’Orfer émit une idée qui devait assurer la prospérité commerciale de l’entreprise. Sans doute la revue garderait seule le privilège d’imprimer les vraies œuvres d’art de la rédaction, mais il proposait de lui adjoindre un supplément qui insérerait avec bienveillance les productions littéraires de l’abonné et des amis. Gustave Kahn se rebiffa contre cette prétention. Il avait assez fait de sacrifices matériels pour ne pas voir sombrer le symbolisme dans le déluge de la poésie anonyme ; il menaça de démissionner. Comme il était à peu près seul à pouvoir garantir les frais de la revue, Léo d’Orfer dut céder. Le départ de M. Barbou servit de prétexte à une séparation définitive ; Gustave Kahn resta le seul maître de la Vogue. Deux semaines après, il réussissait à faire reparaître la revue dans une note plus conforme à l’idéal qu’il poursuivait. Le public ne faisait toujours pas grand accueil à la Vogue. La revue menaçait de devenir intermittente. Le numéro 5 avait paru le 13 mai 1886 ; le numéro 6 attendit le 29 mai. Pour un hebdomaire, c’était un loisir d’assez triste augure. Gustave Kahn ne pouvait d ailleurs suffire à tout. Il eut la bonne fortune d’enrôler parmi ses collaborateurs Félix Fenéon, actif et enthousiaste, qui assuma la responsabilité du travail matériel, composition, correction d’épreuves, tirage et mise en vente. Il accepta en outre la rubrique critique d’art et y débuta dans le numéro 8 du 13 au 20 juin 1885 avec un article sur les impressionistes. Dès lois, la Vogue prit un caractère moins bohème, elle parut régulièrement le dimanche et si son tirage n’était pas important, elle donnait l’illusion d’une certaine puissance. Ses rédacteurs étaient alors Mallarmé, Verlaine, Laforgue, Charles Henry, Paul Adam, Jean Moréas, Jean Ajalbert, Mathias Morhardt, Charles Vignier, Charles Morice, Camille de Sainte-Croix, Francis Poictevin, Édouard Dubus, Laurent Tailhade, Albert Mockel et Émile Verhaeren. C’est elle qui publia pour la première fois les plus curieux morceaux de Rimbaud : les Illuminations et Une Saison en Enfer. Par malheur, le public ne mordait pas du tout à cette littérature. Les charges devinrent si lourdes à supporter qu’on décida de suspendre la revue. La Vogue fut donc provisoirement mise en sommeil.

Elle fut reveillée en 1889 par les soins d’Adolphe Retté. Ce poète avait pour ami un commis-rédacteur au sous-secrétariat des Postes et Télégraphes, Michelis di Rienzi, qui s’occupait d’occultisme. Ce jeune fonctionnaire avait fait la connaissance d’un imprimeur également féru de magie qu’il appelait en style d’initié Arcturus. Il s’était laissé dire que cet imprimeur sacrifierait volontiers quelque argent pour éditer une publication de genre ésotérique. M. di Rienzi remit à Relié une lettre de recommandation pour le commerçant cabaliste et le poète s’en fut au Marais, non loin de la place des Vosges où logeait le sauveur. Il dut persuader à l’imprimeur que le symbolisme avait plus d’un point de contact avec le spiritisme et autres arts cabalistiques. Arcturus hésita longtemps ; enfin il demanda un court délai pour avoir le loisir de consulter sur la question son démon familier. La réponse des esprits fut favorable à la jeune école poétique. Le lendemain Retté apprit, avec quelle joie ! qu’Arcturus consentait à éditer les symbolistes et même qu’il les imprimerait en caractères elzévirs tout neufs. Gustave Kahn, Paul Adam, Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Félix Fénéon, Albert Saint-Paul, Adolphe Retté, Jean Thorel, Georges Vanor, Maurice de Fleury, Bernard Lazare, Jean Schmitt se rejoignirent pour constituer la rédaction de cette nouvelle Vogue. Le premier numéro parut en juillet 1889. Il comprenait 96 pages in-16. Gustave Kahn s’était adjugé la critique littéraire ; les autres apportaient des contes, des nouvelles, des poésies, des études d’esthétique, des essais de philosophie. On avait inauguré une rubrique spéciale, Notes et Notules, où sous une forme humoristique, les rédacteurs décochaient à leurs adversaires, des entrefilets d’une causticité violemment condensée. Tout de suite des différends assez graves surgirent entre les rédacteurs même de la Vogue. Gustave Kahn et Vielé-Griffin prétendaient tous deux au titre de chefs d’école. L’un et l’autre, ils réclamaient pour leurs articles la première place. Retté fit trancher la question par un vote des rédacteurs ; à chaque numéro on tirerait au sort l’ordre dans lequel seraient rangés les articles des deux compétiteurs. La décision n’eut d’ailleurs pas à être appliquée. La revue en était à son troisième numéro, celui de septembre ; lorsque Retté vint à l’imprimerie porter le manuscrit du numéro d’octobre, le magasin était fermé. Arcturus avait déposé son bilan et voguait vers les rives ensoleillées de l’Égypte. La Vogue n’avait que 27 abonnés. Elle ne pouvait tenter de vivre avec ces faibles moyens ; elle s’endormit une seconde fois. Tristan Klingsor et Henry Degron la ressuscitèrent de nouveau en janvier 1899. Elle était encore mensuelle et ses numéros comptaient 72 pages in-18 ; Mais la troisième Vogue n’avait pas plus de santé que ses deux aînées. Elle mourut, de bonne mort cette fois, en 1902 [10].

Aux jours éphémères où florissait la deuxième Vogue, Henri Gauthier-Villars (Willy) avait écrit dans Art et Critique un article railleur sur Joies, le recueil de poèmes de Vielé-Griffin. La Vogue avait, en réponse, inséré une notule plus aigre que douce. Jean Jullien qui dirigeait Art et Critique après l’avoir installé dans un rez-de-chaussée de la rue des Canettes, écrivit à Retté, secrétaire de la Vogue, une lettre spirituelle où il protestait de l’indépendance absolue de sa revue. Pour mettre un terme à ces critiques réciproques, il offrait aux rédacteurs de la Vogue de collaborer à sa feuille. La proposition était curieuse, venant d’un organe alors dévoué aux idées du théâtre Antoine. Cependant il fallait ménager la bonne volonté du directeur. Retté lui rendit visite. Il fut par lui très bien reçu. Les meilleures relations s’établirent. Au départ d’Arcturus, Art et Critique servit les abonnés de la Vogue. Kahn, Vielé-Griffin, Retté y firent des articles sensationnels sans pourtant réussir à guérir Art et Critique de la langueur qui doucement la conduisait à la mort.

11. Mais le symbolisme avait passé le temps des épreuves. A côté de ces revues, qui furent les asiles successifs de son état-major, le symbolisme avait vu surgir maintes autres publications qui toutes s’appliquaient à la divulgation des nouvelles théories. C’étaient en Belgique, l’Art Moderne (1881), la Basoche (1884-1886), la Pléiade qui en novembre 1890 se fusionne avec la Jeune Belgique (1881) sous la direction de l’éditeur Lacomblez, enfin et surtout la Wallonie (1886-1893) une revue mensuelle de 32 à 64 pages petit in-8o, fondée à Liége, rue Saint-Adalbert, 8, par Albert Mockel. C’étaient à Paris le Carcan politique et littéraire de Paul Adam, la Revue contemporaine d’Édouard Rod, le Moderniste (1886), le Scapin (1886), les Écrits pour l’Art, fondés par Gaston Dubédat en 1887, qui s’arrêtent après 7 numéros pour reprendre le 15 novembre 1888, grâce à la générosité de Stuart Merrill, les théories de René Ghil, les Entretiens politiques et littéraires de Paul Adam, Vielé-Griffin et de Régnier (1890) [11]. Privé de ses principaux organes, le symbolisme eût donc, grâce à la foule des petites revues, échappé à l’oubli. Mais il s’était fondé de fortes revues où il allait trouver le plus large accueil et mériter la plus grande faveur du public. Léon Deschamps avait lancé la Plume (1889-1904) et organisé sous sa direction d’ailleurs extrêmement éclectique, des soirées d’art où les symbolistes connurent plus d’un triomphe. Alexandre Natanson dirigeait la Revue blanche (1891-1903) dont les éditions révélèrent au grand public une bonne partie des auteurs en vogue aujourd’hui. Henri Mazel créait l’Ermitage, une revue mensuelle de 64 pages in-8o où se faisaient remarquer Retté et René Boylesve (alors René Tardivaux), et qui après bien des vicissitudes, affirme encore actuellement sa vitalité. Il y avait enfin la Pléiade. La destinée de cette revue vaut qu’on s’y arrête. C’est d’elle qu’est sorti l’unique organe du symbolisme qui puisse aujourd’hui rivaliser avec les plus puissantes revues de la littérature contemporaine, la Revue de Paris et la Revue des Deux-Mondes. Ephraïm Mikhaël eut l’idée de cette publication, il soumit son projet à Ajalbert, Darzens, Mooris Maeterlinck, René Ghil, Quillard, Pol Roux, au café, certain soir de Noël, le 25 décembre 1885 [12]. On discuta longtemps sur le titre à choisir. On proposa l’Arche d’Alliance, le Symbole, le Tabernacle, puis enfin la Pléiade, qui fut accepté. Rodolphe Darzens fut nommé directeur et la revue parut le 1er mars 1886 sur 32 pages in-8o avec promesse de reparaître tous les mois. Son premier fascicule souleva les huées de la presse. Un chroniqueur osa écrire que les collaborateurs, et particulièrement le poète Ephraïm Mikhaël, « prenaient le chemin de l’Institut en passant par Bicêtre [13] ». Les rédacteurs assagis par cette douche préférèrent se séparer. La première Pléiade en resta au numéro 1. Elle reprit le 15 avril 1889 avec Louis Pilate de Brinn’ Gaubast comme rédacteur en chef, Aurier, Barrès, Dumur, Esparbès, Rachilde, Vielé-Griffin, Quillard, de Régnier, Mikhaël, Tailhade, Vallette comme collaborateurs. Après le cinquième numéro la nouvelle Pléiade se transforme encore : elle prend le titre de Mercure de France. Un administrateur habile, Vallette, en assume la direction. Il fait passer la revue de 32 pages à 300 pages, y ajoute un service d’édition et rassemblant toutes les cohortes de la nouvelle esthétique, fait du Mercure de France la maison solide et respectée du symbolisme.

12. L’abondance même de ces publications, leur variété, leur importance indique assez que le symbolisme n’était pas un mouvement unitaire et que les distinctions s’affirmaient de plus en plus dans les rangs de la jeune armée poétique. La floraison de cette petite presse était le signe de la prospérité des écoles. Dans la période de pleine activité du symbolisme, elles se ramenaient à quatre groupes à peu près délimités : c’étaient d’abord les Décadents auxquels présidait Verlaine. Ils défendaient le décadisme et non l’idée de décadence. Leur programme pouvait ainsi se définir : « Décadents désigne un groupe de jeunes écrivains écœurés du naturalisme et cherchant la rénovation de l’art. À la vérification plate et monotone des parnassiens, ils ont substitué une poésie vibrante et sonore où l’on sent passer des frissons de vie. Ils ont supprimé tout le verbiage des vieilles littératures au profit de la sensation et de l’idée. Leurs livres sont des quintessences. Être décadent, c’est être sceptique, c’est accepter tous les progrès de la civilisation[14]. »

Le groupe réunissait les noms de Paul Verlaine, Anatole Baju, Maurice Du Plessys, Laurent Tailhade, Léo d’Arkaï, Albert Aurier, Ernest Raynaud, Jean Lorrain, F. A. Cazals, Boyer d’Agen, Louis Pilate de Brinn’Gaubast, Jules Renard et Arthur Rimbaud (dans ses œuvres apocryphes fabriquées par Tailhade, Du Plessys et Raynaud).

De ce cénacle se sont évadés vers 1886 les Symbolistes, avec un programme moins élastique, plus conforme aux théories générales de Mallarmé ou de Jean Moréas. Il est assez difficile de faire ici un classement exact. Au banquet offert à Moréas, après la publication de son Pèlerin passionné, l’enthousiasme paraissait avoir converti d’un coup à la nouvelle esthétique toute la poésie française. Il n’y avait alors que des symbolistes. Ceux-là même approuvaient et applaudissaient qui plus tard devaient se séparer avec éclat. Le caractère symboliste n’est vraiment avoué à cette époque que par Moréas, Gustave Kahn, Paul Adam, Charles Vignier, Jules Laforgue, Théodore de Wyzeva, Henri de Régnier, Vielé-Griffin.

La même année 1886 vit la formation d’un nouveau cénacle, l’École symbolique et harmoniste, avec René Ghil, Stuart Merrill, Charles Morice, Victor Margueritte, Louis Le Cardonnel, Ephraïni Mikhaël, Rodolphe Darzens, Pierre Quillard, Léo d’Orfer. Le 15 novembre 1888, les Écrits pour l’Art organe de ce groupe, publiait un manifeste qui transformait l’école symbolique et harmoniste en groupe philosophico-instrumentiste. Les principaux adeptes étaient : Achille Delaroche, René Ghil, Georges Knopff, Stuart Merrill, Albert Mockel, Albert Saint-Paul, Mario Varvara, Émile Verhaeren, Vincenzo Lombardi. En 1898, étaient membres du groupe : Marcel Batillat, Mary Beer, Alexandre Bourson, Eugenio de Castro, J. Clozel, Henri Corbel, Edmond Cros, Gaston et Jules Couturat, Pierre Devoluy, Auguste Gaud, René Ghil, Georges Knopff, Albert Lantoine, V.-Emm.-C. Lombardi, D. Maysonnier, Paul Page, Jean Philibert, Jacques Renaud, Paul Souchon, Eugène Thébault, Mario Varvara, Franck Vincent et généralement tous les abonnés des Écrits pour l’Art.

Les exagérations du journal le Décadent et la virulence d’une certaine presse qui s’obstinait à traiter les symbolistes de pseudo-décadents sans autre originalité qu’un goût furieux pour les innovations excentriques, amenèrent une scission parmi les symbolistes. Jean Moréas se retira publiquement. Par un manifeste inséré dans le Figaro du 14 septembre 1891, il fondait l’École romane française. Il en était le chef et imposait à ses amis une discipline étroite, afin de maintenir sans alliage les principes de l’école. Maurice du Plessys, Raymond de la Tailhède, Ernest Raynaud et le critique Charles Maurras, furent ses seuls disciples. L’école se déclara fermée à tout néophyte. Moréas se mit en silence à préparer une refonte du Pèlerin passionné et Maurice du Plessys, à parachever son Premier livre pastoral. La firme de l’école était une Minerve. On ne l’accordait qu’après scrupuleux examen aux ouvrages les plus conformes au principe de l’Académie romane, « le principe gréco-latin qui florit aux xie, xiie et xiie siècles avec nos trouvères, au xvie avec Ronsard et son école, au viie avec Racine et Lafontaine [15] ».

Ce serait pourtant pécher par défaut que d’adopter à la lettre cette classification des symbolistes. Sans doute il y a plus de clarté à répartir ainsi les nouveaux poètes, mais il ne faut pas oublier que cette division en groupes a eu plus d’utilité pratique que théorique. Les écrivains, qui à de certaines dates ont laissé leur nom figurer dans telle ou telle école, accordaient plus à l’amitié ou aux nécessités de l’heure présente qu’au principe même d’une esthétique définie. Ils soutenaient de leur influence un mouvement qui, d’assez loin parfois, contribuait au triomphe de leurs propres idées. De là, parmi les membres d’un même groupe, des divergences considérables, des contradictions ouvertes, des critiques catégoriques. D’après la Wallonie [16] les symbolistes ne se diviseraient qu’en deux fractions : Les mélodistes avec Verlaine, Laforgue, Corbière, Kahn ; les harmonistes avec les rédacteurs des Écrits pour l’Art. Tout dépend du point de vue auquel on se place et comme il y a en symbolisme infiniment de points de vue, suivant qu’on envisage la philosophie, la métrique, la syntaxe ou la langue du poète, il y a infiniment de catégories. En dépit des cénacles dont l’existence est indéniable, il est patent que les groupements n’ont eu pour les poètes qu’un intérêt de combat. Ils ont été un agent de succès, en donnant à un idéal commun cette puissance de cohésion indispensable pour forcer l’attention. En dehors de cet avantage tactique, les écoles n’ont jamais étouffé le tempérament du poète.

L’individualisme est au fond le signe essentiel du symbolisme. On s’est enrôlé sous une bannière, simplement parce qu’une troupe est toujours plus forte qu’un homme ; mais sortis de la lice, les lutteurs ont repris leurs habitudes et n’ont guère écouté que la voix de leur propre cœur. C’est pourquoi il y a autant de définitions du symbolisme que de symbolistes. Les tendances générales sont semblables ; tous communient dans le même élan d’idéalisme, mais tous ne font pas le même rêve et ne voient pas le but au bout des mêmes routes : « Nous entendons en décadisme, écrit Verlaine [17], une littérature éclatant par un temps de décadence, non pour marcher dans les pas de son époque, mais bien « tout à rebours », pour s’insurger contre, réagir par le délicat, l’élevé, le raffiné, si l’on veut, de ses tendances, contre les platitudes et les turpitudes littéraires et autres — ambiantes — cela sans nul exclusivisme et en toute confraternité avouable. » Beaucoup plus tard encore, à une époque où les symbolistes ont parcouru leur carrière plus qu’à moitié, Adolphe Retté précise en disant : « Si l’on interrogeait séparément des poètes dits symbolistes, il est à croire qu’on obtiendrait autant de définitions qu’il y aurait d’individus interrogés. Aucun de nos confrères ne nous démentira à cet égard. Pour nous, nous ne considérons le terme de symbolisme que comme une étiquette désignant les poètes idéalistes de notre génération. C’est une épithète commode et rien de plus [18]. » Les écoles ont donc existé et l’historien doit les mentionner sans oublier qu’elles ne constituent pas des limites infranchissables à son investigation. La floraison parallèle ou successive des cercles, la multiplicité des revues, l’éclosion d’écoles par voie de division plutôt que par voie de création spontanée, laissent assez deviner le caractère d’opportunité des uns et des autres. L’unité du symbolisme n’est qu’une unité d’idéal, nullement une unité de méthode !



  1. Cf. sur les Hydropathes, Émile Goudeau, Dix ans de bohème. Paris, Librairie illustrée, 1888, in-12. — Francisque Sarcey, le XIXe siècle, 1er décembre 1878. — Jules Claretie, Indépendance belge, 1er février 1879.
  2. Cf. pour l’histoire de ce cénacle, les Hirsutes par Léo Trézenik. Lutèce, nos 70, 71, 73, 75, 76, 77, 78, 79.
  3. Émile Goudeau, Dix ans de bohème, p. 255.
  4. Cf. sur les Jeunes, Marcel Bailliot, la Plume, 15 octobre 1890.
  5. Cf. A. Baju, les Décadents et la pose (Le Décadent, 15-30 avril 1888).
  6. Cf. A. Baju, les Décadents et la vie (Le Décadent, 3e année, n° 5). — Cf. A. Baju, le Monde et les Décadents (Le Décadent, 15-20 juin, 1888).
  7. Cf. A. Baju, Caractéristique des Décadents (Le Décadent, 1-15 octobre 1888).
  8. Anatole Baju, l’École décadente. Paris, Vanier, 1887.
  9. Anatole Baju, l’École décadente. Paris, Vanier, 1887.
  10. Cf. Adolphe Retté, le Symbolisme.
  11. Cf. sur ces revues, Petites revues, par F. Champsaur, dans l’Événement, 5 novembre 1886 ; les Jeunes revues, par A. Vallette, dans l’Écho de Paris, 1893, août 13, 20 et 27, septembre 3, 10, et 27 ; etc., etc.
  12. Cf. la Gloire du Verbe, par Pierre Quillard.
  13. Cf. Flégrea, 5 mars 1901. — Van Bever, Notes pour servir à l’histoire de la poésie contemporaine.
  14. A. Baju, Décadents et Symbolistes (Le Décadent, 15-30 novembre 1888).
  15. Sur ces écoles, cf. Revue encyclopédique, 1898, n° 50, t. III : la Jeune Littérature, par Léon Deschamps. — Entretiens politiques et littéraires, 1890, t. I, p. 137 : Émile Goudeau, l’Individualisme.
  16. La Wallonie, 1887, t. II, p. 237.
  17. Paul Verlaine, le Décadent, 1-15 janvier 1888.
  18. Adolphe Retté, Écoles (La Plume, n° 68, 15 février 1892.)