Le Symbolisme/Partie II/Chapitre 2
Le Chemin de croix des Symbolistes : — 1. « Le Gil Blas » :
Paul Arène. — 2. « La Justice » : Sutter-Laumann.— 3. « Le
Temps » : Paul Bourde. — 4. « Le XIXe siècle » : Jean
Moréas. — 5. « La France libre » : André Vervoort. —
6. « Le Figaro » : La Bruyère. — 7. « La France libre » : Paul
d’Armon. — 8. « Supplément du Figaro » : Jean Moréas. —
9. « La Justice » : Sutter-Laumann. — 10. « Le Temps » :
Anatole France. — 11. « Le Symboliste » : Jean Moréas,
Paul Adam. — 12. « L’Événement » : Paul de Bart. —
13. « L’Écho de Paris » : Maxime Boucheron. — 14. « La Nouvelle
Revue » : Maurice Peyrot. — 15. « La Revue bleue » :
Jules Lemaitre. — 16. « La Revue des Deux-Mondes » :
Ferdinand Brunetière. — 17. Les excuses et les injures de
la critique.
C’est précisément cette variété de méthode qui tout d’abord
a dérouté la presse. Superficielle et légère, la critique s’est
refusée à comprendre qu’on pût par des procédés aussi divers
affirmer un idéalisme identique. Habituée à suivre le développement
de mouvements nettement définis, romantisme,
réalisme, naturalisme, elle conclut que les jeunes n’avaient
point de programme unifié et en prit prétexte pour les accuser
à la fois d’ignorance et d’incohérence. Elle avait du reste
la partie belle. Les efforts des symbolistes, aussi méritoires fussent-ils, étaient ignorés du public. Les initiés seuls en
pouvaient apprécier l’énergie têtue et le noble désintéressement.
Le lecteur bourgeois ouvrait avec appréhension ces
revues de format si peu respectable où s’accumulait un si
grand nombre de noms inconnus. Il s’effarait devant ces
poèmes qui n’étaient pas d’inspiration nationale. Il n’entendait
goutte à ces élucubrations trop pâles, à ces mots bizarres,
à ces expressions décolorées qui ne flattaient pas son goût de
l’honnête et du déjà lu. Décadents ! Symbolistes ! Ces épithètes
ne lui disaient rien qui vaille. Pourquoi ? D’abord
parce que le lecteur bourgeois n’aime pas les nouveautés,
ensuite parce que personne ne connaissait ces promoteurs
audacieux d’un art récent. Ces messieurs s’étaient toujours
présentés eux-mêmes. Les grands journaux n’avaient jamais
parlé d’eux à leurs abonnés. Aucun critique bien pensant ne
les avait conduits par l’oreille à l’admiration de ce juge souverain,
la foule. Le symbolisme risquait de consumer sa
gloire entre les banquettes des petits cénacles, lorsque tout
à coup la respectabilité d’un in-18 lui ouvrit les portes de la
renommée. Le sauveur, c’est A. Rebours, la confession la
plus angoissante qui soit sortie de la plume d’un réchappé
du naturalisme. Surgissent, aussitôt après, les Déliquescences
d’Adoré Floupette. Plus encore que le roman d’Huysmans,
cet opuscule mit en contact le grand public et les
décadents. Après son apparition en librairie, les journaux
s’emparèrent en effet du type qu’il avait créé. Il y avait dans
le nouveau cénacle de quoi s’amuser et amuser les autres.
Les bons confrères firent assaut d’esprit et de méchanceté.
Comme il arrive le plus souvent, sous le fouet des injures et
la douleur des coups le symbolisme releva la tête. A force
d’attaques la presse fortifia celui qu’elle voulait tuer.
1. Le Gil Blas du 17 mai 1885 inaugura les attentats de la
critique. Paul Arène, assez peu méchant pour les novateurs,
mais nullement avare d’éloges à l’adresse des auteurs des Déliquescences, y contesta seulement aux décadents leur
originalité d’attitude : « Voici bientôt deux mille ans, écrit-il,
que les jeunes poètes de Rome, décadents sans le savoir, se
bourraient de cumin pour avoir une tête fatale et pâle. Maintenant
c’est le tour de la morphine. Un nourrisson des Muses
qui se respecte doit porter sur lui, au lieu de lyre, une petite
seringue de Pravaz. Dans notre temps, avant la guerre, nous
prenions du haschich. En prenait-on ? Je ne le jurerais pas.
Du moins on faisait semblant d’en prendre. Alors comme
aujourd’hui, par désir du nouveau, par horreur du plat et du
convenu, on se précipitait tête baissée dans l’étrange, rêvant
je ne sais quelle poésie subtile, vaporisée, quintessenciée,
qui ne ressemblait à aucune autre et faite pour traduire les
plus intraduisibles sensations. » Comme preuve, il déclare
que lui-même, dans un de ses ouvrages daté de 1868, avait
tracé le portrait d’un poète décadent, un certain Bargiban,
personnage de pure fantaisie dans lequel il résumait les tendances
poétiques de l’époque. Il s’empresse d’ailleurs de conclure
en souhaitant aux « imaginaires décadents » une fortune
aussi favorable que celle des parnassiens, dont, à cette
époque déjà, Bargiban ridiculisait les vers.
2. La Justice du 19 juillet 1885 renchérit sur ces appréciations.
Sous la signature de M. Sutter-Laumann, elle publia
un compte rendu à la fois comique et fielleux des Déliquescences.
Dès le début de son article, le critique accuse les
décadents d’être incompréhensibles pour le commun des
mortels et mieux de ne pas toujours se comprendre exactement
entre eux. « Cela s’explique, dit-il, quand on sait que
ce ne sont pas des idées qu’ils cherchent à exprimer, que
leur grand désir est de rendre d’une façon toute matérielle
des impressions vagues, inconnues du vulgaire et que les
mots de la langue française détournés de leur acception habituelle
en ont une toute autre qu’ils ont découverte grâce à de
longues et pénibles recherches. » Les auteurs que le public admire ont le tort d’être d’une déplorable clarté. Les vrais
poètes sont ceux que personne ne peut lire ex abrupto. Aussi
Verlaine et Tristan Corbière, malgré quelques obscurités,
sont-ils suspects aux décadents. Néanmoins, les décadents
sont dans le vrai. La preuve en est le nombre toujours grossissant
de leurs disciples. Il n’y a que « les balourds » pour
croire encore que la langue française est simple, lucide,
intelligible pour tous, alors qu’elle est singulièrement complexe,
« abstruse » et difficile à saisir quand on veut bien se
donner la peine de la parler et de l’écrire comme il convient,
« c’est-à-dire à la moderne mode décadente, la seule logique,
en convenant tout d’abord que les écrivains des xvie, xviie et
xviiie siècles n’étaient que des polissons ». En résumé l’art
décadent n’a rien que de très simple. Il suffit, « avec un peu
de bonne volonté, de tirer les mots au sort dans un dictionnaire
et, en comptant sur ses doigts le nombre de syllabes
nécessaires pour former un vers, on a grande chance
d’atteindre la perfection dans le genre ». C’était assez dire
que l’art décadent était par excellence un art incohérent et
que ses zélateurs étaient des cerveaux un peu faibles.
3. M. Paul Bourde, dans le Temps
[2] crut nécessaire d’insister
davantage sur le caractère singulier des nouveaux
poètes. Il leur attribua quelques vices inédits, et, tout en
reconnaissant à quelques-uns d’entre eux le mérite d’avoir
découvert en poésie des beautés jusqu’alors inconnues, jugea
raisonnable d’assimiler le symbolisme à un cas divers de la
pathologie littéraire. Après un historique rapide du succès
des Déliquescences et un coup de patte à Jules Claretie qui
n’avait pas craint d’affirmer l’existence d’Adoré Floupette,
Paul Bourde, en effet, rappelle les aventures de Verlaine et
de Mallarmé au Parnasse, cite les noms et les œuvres des
poètes marquants de la nouvelle école et fait ce portrait du décadent : « Le trait caractéristique de sa physionomie
morale est une aversion déclarée pour la foule considérée
comme souverainement stupide et plate. Le poète s’isole
pour chercher le précieux, le rare, l’exquis. Sitôt qu’un
sentiment est à la veille d’être partagé par un certain
nombre de ses semblables, il s’empresse de s’en défaire
à la façon des jolies femmes qui abandonnent une toilette
dès qu’on la copie. La santé étant essentiellement
vulgaire et bonne pour les rustres, il doit être au moins
névropathe. » Paul Bourde énumère alors les goûts du
décadent tels qu’ils sont indiqués par le préfacier des Déliquescences :
passion des stupéfiants, amour de l’étrange, du
faisandé, du malade, du libertin et du mystique. Pour lui, ce
mélange de mysticisme désespéré et de perversité satanique
fleure un peu la fumisterie. Le critique aurait donc laissé les
décadents « tranquilles dans leur petite église transformée
en mauvais lieu », si ces novateurs n’avaient fait du côté du
rythme et de la langue des essais dignes d’attention. Les
décadents ont continué la révolution entreprise par Victor
Hugo. Verlaine a inventé de nouveaux rythmes et de nouvelles
strophes. Dans la langue, à l’instar du Baudelaire des
Concordances, Mallarmé a donné l’exemple d’un système de
notations « à faire frémir dans leur tombe les vieux grammairiens »
et, en appliquant aux mots les procédés de la
transposition, de l’analogie, de la suggestion afin de les
rendre vivants, réalisé dans toute sa beauté « le chaos de la
langue mise au pilon par l’analogie ». Après quelques
échantillons de poésie suggestive, Paul Bourde adressait aux
petits journaux décadents : Lutèce, la Minerve, la Vie
moderne, des plaisanteries faciles ; il concluait que les
décadents représentaient la dernière période de l’infatuation
artistique, ce mal qu’on trouvait en germe dans la Jeune-France
du 1835 et qui après Gautier, Baudelaire et le Parnasse,
achevait de détourner le poète de la source des
grandes inspirations, pour le rabaisser au rang d’un simple virtuose. Il ajoutait pourtant que la poésie française était
loin d’être décadente. Il en donnait la preuve en dévoilant
l’incognito d’Adoré Floupette, c’est-à-dire en révélant Henri
Beauclair, un débutant « qui promettait » et Gabriel Vicaire,
le robuste poète des Émaux Bressans.
4. En réponse à l’article de Paul Bourde, Moréas tente aussitôt
dans le XIXe siècle
[3] de réfuter les principales et les plus
graves assertions du critique. Et d’abord, il défend les décadents
d’être des morphinomanes, amateurs de maladies et
de sacrilèges : « Que M. Bourde se rassure, déclare-t-il ; les
décadents se soucient fort peu de baiser les lèvres blêmes de la
déesse morphine ; ils n’ont pas encore grignoté des fœtus sanglants ;
ils préfèrent boire dans des verres à pattes plutôt que
dans le crâne de leur mère-grand et ils ont l’habitude de travailler
pendant les sombres nuits d’hiver et non pas de prendre
accointance avec le diable pour proférer, pendant le sabbat,
d’abominables blasphèmes en remuant des queues rouges et
de hideuses têtes de bœuf, d’âne, de porc ou de cheval. Ce
sont là de stupéfiants canards. » Il avoue que les décadents
descendent de Baudelaire, de Vigny, qu’ils cherchent dans
leur art le pur concept et l’éternel symbole tel que l’a défini
Poe, qu’ils sont mélancoliques à la manière de tous les grands
poètes du passé et que leur obscurité est due d’abord « à
l’excès dans l’expression du sens qui ne doit être qu’insinué »,
ensuite à cette incapacité du poète « à pouvoir donner
des oreilles aux sourds et des yeux aux aveugles ». Il confesse
que les décadents ont repris et continué la révolution
inaugurée par Victor Hugo, que Littré lui-même serait le
premier à accueillir les trouvailles de leur style. Les poètes
de la nouvelle école sont donc simplement des novateurs en
avance sur leur siècle et auxquels l’avenir rendra justice.
5. Le 18 septembre 1885, la France Libre entreprit de doucher cette ambition. Sous la signature d’André Vervoort,
elle publia un portrait très ironique du décadent. Le décadent
est, d’après ce journaliste, « un bipède intéressant à étudier,
ordinairement blond et dont l’œil a des lueurs vagues. Il
sait qu’il existe des omnibus à Paris et que le prix des places
est de 0 fr. 30 à l’intérieur et de 0 fr. 15 sur l’impériale. Il
est, avant tout, un rêveur qui mange quelquefois, le matin, à
midi et à sept heures et demie. Quand il a soif, il boit un bock ;
même le soir, sans être altéré, il boit plusieurs bocks. Il est
vêtu comme la plupart de ses contemporains et il sait faire
le nœud de sa cravate. Sa principale occupation consiste à
s’ennuyer ; il fait aussi des livres, des recueils, des poésies et
des romans, mais son but unique est d’écrire des choses que
lui seul comprend. En ce qui concerne la description de la
nature le décadent est borné ; il voit tout violâtre. Il est
subventionné par la ville de Nice et ses personnages sont
poitrinaires. Les femmes du décadent couchent sur des piles
électriques. Elles sont ordinairement jolies, ont des yeux
noirs, profonds et voilés, mais elles sont maigres. Le décadent
est mystique, superstitieux, spirite. Sa mission est de
prouver aux hommes de vingt ans que la vie est une sottise.
Il s’est érigé en poète des raffinements bêtes et des exquisités
ridicules. C’est un malheureux par persuasion. En
résumé, le décadent est un fumiste. »
6. Le Figaro du 22 septembre renforça le feu de ces plaisanteries
par une eau-forte à La Bruyère qui parut être la consécration
du ridicule. Voici dans sa typographie curieuse ce
médaillon du décadent.
Il est fils du moderniste,
Petit-fils de l’idéaliste,
Neveu de l’impassible,
Arrière-neveu du Parnassien,
Un peu bâtard du Réaliste
Et cousin au douzième degré de l’ancien Romantique.
Le décadent s’est ainsi appelé lui-même pour indiquer à quel niveau il a mené la poésie.
Ne pouvant s’élever, il s’est résigné à demeurer par terre ; il y est bien, il s’en vante et voilà pourquoi il est le décadent.
Le décadent est un jeune homme très pâle, maigre, estimé dans certaines brasseries littéraires.
Il n’a aucune personnalité, aucune originalité, mais il appartient à une école spéciale où l’on est convenu d’adopter certains mots et d’user de certaines tournures.
Il prétend procéder de Schopenhauer et de Joseph Delorme avec une pointe de Darwinisme.
Il adopte ces noms parce qu’ils sont baroques et peu compris des bourgeois. Au fond, le décadent ignore lui-même Schopenhauer et n’a jamais étudié Darwin.
Le décadent procède également du bock et de l’absinthe verte.
Le décadent imite de loin la manière de Baudelaire. Il a des désespérances, des dégoûts et des rancœurs.
Son nez est plein de relents,
Ses oreilles remplies de sonnailles d’or ;
Son cœur a des héroïsmes amers.
Le décadent n’a pas d’idées. Il n’en veut pas. Il aime mieux les mots, et quand le mot ne lui vient pas, il l’invente.
C’est au lecteur à comprendre et à mettre des idées sous les mots. Le lecteur s’y refuse généralement. De là, le mépris du décadent pour le lecteur.
Le décadent croit faire neuf. Ce qui laisserait croire qu’il n’a jamais lu Werther ni Paul de Kock. Le Werther du décadent est en pain d’épice et son Paul de Kock est macabre.
Toutefois le décadent, si bas qu’il a mis la poésie, n’est pas
encore le dernier. Il a sous lui un têtard qui commence à s’exhiber sous le nom de « déliquescents ». C’est le commencement d’une
suprême série qui ira des infusés aux putréfiés, en passant par
les liquéfiés.
7. Le succès de rire obtenu par cette fantaisie engagea le
critique officiel de la France libre à reprendre le procès des
symbolistes, le 25 septembre et le 2 octobre suivant. À propos
des poètes maudits de Verlaine, Paul d’Armon déclare
alors que les symbolistes forment un nouveau Parnasse édifié
avec des pierres prises « aux énormes monuments » de
Leconte de Lisle et aux « petits vide-bouteilles » de François
Coppée. De plus, Catulle Mendès leur a prêté un flacon d’opoponax.
En effet, « dans cette catégorie étroite de poètes à
laquelle s’est accrochée une agrégation de malades, de fous
et de farceurs, on s’est occupé d’abord de fabriquer des vers
impeccables ». De bonne heure, on a appris à préférer au
mot précis le mot sonore, même au risque de faire un contresens ;
l’idée a été reléguée au second plan. Puis les élèves
ont voulu aller plus loin que leurs maîtres. Emportés par la
recherche des vers cadencés et des effets d’harmonie imitative,
ils se sont élancés dans des espaces illimités où il est difficile
de les suivre sans éprouver une surexcitation cérébrale. Ils
ont alors définitivement relegué l’idée à l’arrière-plan. En se
traînant dans les fossés et les fondrières, ils se sont enfoncés
dans la brume. La poésie est devenue chez eux un instrument
purement sensationnel. Les mots sont des notes ou des
nuances qui n’ont de valeur que par leurs relations entre
elles. Le vers d’ailleurs ne vaut rien s’il n’est pas musical.
Le poème doit être une sonate. En se rappelant ces principes
de leur art poétique, on peut pénétrer dans le temple étrange
où les maudits accomplissent les cérémonies de leur culte, si
toutefois l’on prend garde de ne pas s’introduire, par la
perte de communication, dans la brasserie, qui y est attenante.
Les maudits sont donc peintres ou musiciens, mais
pas littérateurs. Là-dessus, Paul d’Armon fait une glose explicative du Sonnet des Voyelles de Rimbaud, de Musique
lointaine par Moréas, de Il pleure dans mon cœur par Verlaine.
La musique de Verlaine est, du reste, la plus agréable
à entendre. Mais cela ne suffit pas pour excepter le poète de
la condamnation « dans laquelle les gens sensés doivent
envelopper tous ses amis ». Ces peintres-musiciens ne sont
en définitive que des disciples égarés d’Hartmann ; la philosophie
de l’inconscient les a conduits à se prosterner à travers
mille hallucinations devant la divinité ; mais Brahma est
remplacé par le Christ. Les poètes du nouveau Parnasse sont
tous catholiques ; en se convertissant, ils ont acquis le sentiment
de leur impureté et voilà pourquoi le sadisme sera
l’épilogue nécessaire de cette petite agitation artistique.
8. L’année d’après, le 18 septembre 1886, Jean Moréas réussit
à glisser dans le Supplément du Figaro un manifeste littéraire
où, reprenant les idées esquissées dans le XIXe siècle, il
précise les théories de son école. Le symbolisme, explique-t-il,
vient à son heure, car la mort de toute école appelle la
naissance d’une école nouvelle. Moréas développe longuement
cette idée dans son préambule, propose à nouveau l’étiquette
de symbolisme pour désigner les tendances si diverses de
l’école présente qu’il faudrait faire remonter par Baudelaire
et Vigny jusqu’à Shakespeare, jusqu’aux mystiques, et plus
loin encore. Il en vient enfin à tracer les principes généraux
de cette poésie. Ennemie de l’enseignement, de la déclamation,
de la fausse sensibilité, de la description objective, elle
cherche à vêtir l’idée d’une forme sensible qui ne soit pas
son but à elle-même. Elle est obscure comme les Pythiques
de Pindare, l’Hamlet de Shakespeare, la Vita Nuova de
Dante, le Second Faust de Goethe, la Tentation de saint
Antoine de Flaubert. Elle réclame pour traduire sa synthèse
« un style archétype et complexe, d’impollués vocables », une
syntaxe aussi capricieuse que les volutes de la pensée, enfin
toutes les combinaisons rythmiques qui peuvent aboutir à un désordre savamment ordonné. La prose, romans, nouvelles,
contes, fantaisies, évolue dans un sens analogue à la poésie.
Le roman aurait pour but d’édifier une œuvre de déformation
subjective, prouvant ainsi comme la poésie que
« l’art ne saurait chercher en l’objectif qu’un simple point de
départ extrêmement succinct ».
9. Ce manifeste provoqua dans la presse une véritable levée de boucliers. M. Sutter-Laumann qui, l’année précédente, avait si correctement ridiculisé les décadents, s’empressa de confirmer son premier jugement et de l’appuyer non sur des plaisanteries, mais sur des aperçus de critique littéraire qui lui paraissaient être l’expression du bon sens et de la vérité. Dans deux feuilletons de La Justice [4], il se donna l’attitude d’un censeur impartial et développa les aphorismes d’une sagesse plutôt hostile. M. Sutter-Laumann constate que les décadents ont forcé la redoutable bastille de l’indifférence. Ils ont des journaux, des revues, un éditeur et ils bataillent dur. Qu’y a-t-il donc au fond de cette tentative littéraire qui s’affirme avec tant d’acharnement ? On peut, en effet, plaisanter une fois ou deux, mais il arrive un moment où la chose tournée en dérision exige un examen attentif et non une métamorphose de la plaisanterie en méprisante injure. Ce moment est venu pour la littérature dite décadente. Fumisterie, idiotie, sont des mots bien vite lâchés ; ils ne prouvent pas grand’chose en face d’une recherche patiente, hardie, par cela même digne d’intérêt et de respect. Erreur serait le terme exact, le seul à se servir à l’égard des décadents. C’est que M. Sutter-Laumann essaie de démontrer. Il constate d’abord que les décadents ne sont pas d’accord sur la signification du mot qu’ils ont pris pour se désigner.
Les uns au début prenaient le mot dans sa signification
ordinaire, la vraie, désirant indiquer par là que la littérature
française arrivée à son apogée n’avait plus qu’à redescendre, qu’à mourir. Les autres aujourd’hui, en acceptant le
mot de décadent comme un drapeau, sont manifestement en
train de lui donner une autre signification. Ils entendent
déclarer que la littérature à chaque siècle doit essayer de
trouver une forme nouvelle en communion avec les idées de
ce siècle. Or la littérature décadente est-elle celle qui répond
aux besoins intellectuels, aux aspirations de cette fin de
siècle ou du commencement de celui qui va naître ? Il est
permis de le nier. Les décadents n’ont pas une doctrine d’une
solidité à toute épreuve. Ils ont des poèmes écrits avec plus
ou moins de talent en simple, bon et clair français. Ils en
ont d’autres qui ressemblent à des logogriphes. À côté de
l’obscur Mallarmé, ils revendiquent comme leurs le limpide
Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam qui se lit à livre ouvert,
Huysmans, styliste cristallin, et même Barbey d’Aurevilly.
De ces considérations il ressort donc bien que les décadents
ne sont pas toujours logiques avec eux-mêmes et fidèles à la
théorie qu’ils professent. Quelle est exactement cette théorie ?
M. Sutter-Laumann s’efforce de la découvrir dans les
articles publiés par le Décadent, dans le Manifeste signé par
Moréas et dans le Traité du Verbe de René Ghil. Cela lui
permet de démontrer que le symbolisme n’aura guère qu’un
succès de curiosité ; car, bien loin d’être une évolution du
progrès, il n’est qu’un retour en arrière, l’emploi exagéré
d’anciens procédés qui ont fait leur temps, mis au service
d’idées vieilles tombant en décrépitude. Au point de vue de
la forme, les nouveaux poètes préconisent l’emploi de mots
rares ou précieux. Ils abusent du néologisme ; ils violent les
règles les plus élémentaires de la syntaxe et s’ingénient à
trouver des relations parfaites entre les sons et les couleurs.
Au point de vue du fond, ils sentent bien qu’avec une pareille
langue tout ce qui touche à la vie moderne leur est absolument
fermé. Écoutez l’un d’eux, M. Anatole Baju : « Les décadents
ne peuvent choisir leurs sujets que dans la bonne société.
Leurs personnages doivent avoir parcouru tout le cercle des jouissances licites et être en quête de sensations nouvelles…
Les valets, les ouvriers, sont regardés par eux comme des
accessoires automatiques de la vie bourgeoise et considérés
inaptes à jouir des raffinements indispensables aux classes
supérieures. » Singulière anomalie n’est-ce pas pour des
gens qui se posent en révolutionnaires. Il est vrai que
l’affirmation d’un décadent ne saurait engager tous les
autres. Néanmoins il est constant que tous ces révolutionnaires
en littérature ou presque tous font profession de
catholicisme, de kabbalisme même et se proclament plus
royalistes que le comte de Paris. Ce qui est piquant, c’est
que la plupart de ces fervents spiritualistes sont des affolés
de la chair. Autre illogisme : ils se vantent de n’écrire que
pour quelques initiés, pour eux seuls presque, et cependant
ils prétendent bouleverser toute la littérature. Si leurs espérances
se réalisaient, au profit de qui et de quoi se réaliseraient-elles ?
En résumé, les symbolistes se divisent eu deux
catégories également méprisables. Ceux qui ne sont pas tout
à fait des illuminés ne sont que de curieux amateurs épris des
fantaisies les plus étourdissantes. Les autres sont des « casseurs
de vitres » qui aiment le tapage parce que le tapage
attire l’attention. La littérature décadente et symboliste
n’est donc pas celle que le monde attend. Les symbolistes
avec leur langue torturée, précieuse, recherchée ne seront
jamais compris, même de la partie la plus éclairée de la
foule. L’influence qu’aura eue la passagère poussée décadente
sera peut-être d’avoir quelque peu réveillé les passions
littéraires endormies ; le résultat, quelques heureuses
expressions hors d’usage repêchées de l’oubli et par l’excès
même de la recherche de la forme une plus grande précision,
une plus grande vigueur, apportée dans l’art l’écrire.
Les décadents fournissent donc à la littérature un stimulant.
Il faut tenir compte de leur tentative très honorable, discuter
ceux qui ont du talent, quand ce ne serait qu’un talent
d’érudition, les combattre courtoisement s’il y a lieu, et non les envelopper dans le dédaigneux silence ou les cingler de
la brutale moquerie.
10. Ces conseils de modération et de tolérance dont M. Sutter-Laumann
lui-même ne donnait pas partout l’exemple, ne
devaient être entendus que fort tard. En attendant, les critiques
vont s’en donner à plume que veux-tu, avec une férocité
plus ou moins dissimulée selon que leur tempérament
les incline à l’ironie ou aux injures. Au Temps, le 26 septembre
1886, Anatole France fut chargé de morigéner le
symbolisme. Après avoir consciencieusement étudié le Manifeste
inséré par le supplément du Figaro, le critique examine
la définition que Moréas a donnée du symbolisme,
définition qui ne laisse pas de lui paraître ambiguë. Il croit
avoir compris qu’elle signifie simplement ceci : à l’avenir, le
poète devra composer des apologues en style imagé. Après
quoi il devine qu’on interdit au poète symbolique de rien
décrire et de rien nommer. Il en résulte une obscurité profonde.
Mais l’humanité est sans doute lasse de comprendre :
il y a assez longtemps qu’on donne un sens aux mots. Il
défend ensuite Théodore de Banville auquel les symbolistes
reprochent d’avoir failli à son devoir d’aîné et de poète
lyrique, parce qu’il n’a point chanté en leur honneur le cantique
de Siméon. Il profite de l’occasion pour décocher à la
nouvelle école quelques dures vérités touchant surtout sa
tactique à l’égard des confrères en littérature. L’intolérance,
dit-il, est le pain quotidien des petites sectes religieuses et
littéraires. Il reproche en outre aux symbolistes « d’avoir
une filiation extrêmement compliquée de divergences ».
Après quelques remarques piquantes sur Comynes, Villon,
Rutebeuf, Rabelais, M. Thiers et une assez verte leçon d’histoire
littéraire, il démontre que la littérature française antérieure
à 1885 n’a pas eu pour mission de préparer l’éclosion
du symbolisme, pas plus d’ailleurs que Boileau et Vaugelas
n’en ont retardé l’essor. Le satirique et le grammairien n’ont jamais soupçonné, ni « les impollués vocables, ni la
période qui s’arc-boute, alternant avec la période aux défaillances
ondulées, ni le trope hardi et multiforme ». Anatole
France raille agréablement Moréas du mal qu’il fait à la
langue française, par excès d’amour sans aucun doute, réclame
l’indulgence en faveur de Voltaire dont le théâtre n’est pas
si mal écrit qu’on croit, et à ce propos reproche aux symbolistes
de vouloir si bien faire qu’on ne les comprend plus.
Il conseille en conclusion de revenir à la manière des Grecs
dont l’art est un art d’imitation en sculpture comme en
poésie, ainsi que le prouve pour cette dernière du moins
l’anthologie. En admettant que l’originalité soit le premier
des biens, il faut savoir qu’il y a deux originalités, celle
qu’on cherche sans la trouver, celle qu’on trouve sans la
chercher. La seconde est sans contredit préférable à la première.
Le royaume de la poésie est du reste comme le
royaume de Dieu. On n’y peut entrer qu’avec une âme simple.
Le sentiment y conduit et non pas les systèmes. « Voyez
Lamartine, termine Anatole France, il est le plus grand de
nos poètes comme il en est le plus simple. »
11. En réponse à cet article aussi mordant que spirituel, le Symboliste du 7 au 14 octobre 1886 inséra une lettre de Jean Moréas à Anatole France. Moréas tente de s’y justifier sur certains points de critique formulée par le maître. Il réclame le droit en ce qui concerne les noms propres de l’histoire d’adopter l’une ou l’autre des orthographes admises. Il s’étonne que le doux trouvère Rutebeuf, qui a droit cependant à l’estime de tout bon poète, soit indifférent à M. Anatole France. Il persiste à trouver Vaugelas pernicieux et tyrannique. Après avoir décrété l’Alexandre de Lycophron un poème extrêmement délicieux, il défend les poètes grecs d’avoir vécu d’imitations et affirme qu’Eschyle, Sophocle, Euripide, en tous points si dissemblables, furent dans leur temps de parfaits révolutionnaires. Il ajoute qu’il ne professe pas une admiration excessive pour les poètes de l’anthologie. Quant à Théodore de Banville, il prétend que les symbolistes ont eu le courage de réaliser toutes les réformes rythmiques que ce poète avait préconisées dans son « admirable Traité de poésie ». Il conclut que pour le reste « la plus prolixe controverse ne saurait aboutir ». L’ultime explication des dissidences est à son sens dans ce jugement aux termes interchangés. Le parti défendu par Anatole France admire Lamartine et estime Baudelaire. Les symbolistes admirent Baudelaire et estiment Lamartine.
Dans le même numéro Paul Adam
[5] donnait quelques
explications complémentaires. Il indiquait que la décadence
littéraire n’était pas le fait des symbolistes. « Qu’on le sache
donc, prévient-il ; la décadence littéraire régna pendant les
xviie et xviiie siècles jusqu’à Chateaubriand. Les vrais
décadents sont les classiques au parler si pauvre, dénué de
toute puissance sensitive, de couleur, de joaillerie, de psychologie
et de concision. La phrase de cette époque sonne
creux ; rien ne gît en dessous ; le pur délayage y coule, s’y
décompose, devient un liquide fade et dégoûtant. Et les gens
du xviiie siècle ne dépassèrent pas en talent le bon journalisme.
Il faut excepter l’Esther de Racine, Saint-Simon, La
Bruyère. Le reste ne vaut guère lecture. Corneille écrit des
choses de ce genre :
O combien d’actions, combien d’exploits célèbres
Sont demeurés sans-gloire au milieu des ténèbres.
et Racine répète sept fois la même rime dans un acte de
Phèdre. Cela, après le vocabulaire si riche de Rabelais, de
Villon, de Montaigne, des chansons de geste ; cette phrase
monotone après les admirables périodes du Pantagruel, les
grandioses simplicités de la Mort de Roland, les puissances
suggestives et mélodiques des Ballades. Le meilleur de ces rhéteurs, La Bruyère lui-même, a consacré tout un chapitre
au regret des anciennes expressions. Par suite, nous répudions
absolument ce titre : décadence, puisque nous cultivons
précisément une littérature contraire à celle de ces
écrivains. » Paul Adam élucidait ensuite la redoutable
question de l’obscurité si fort reprochée aux symbolistes :
« Faut-il être oui ou non initié, pour saisir les beautés de
cette langue nouvelle ? demande le chroniqueur littéraire de
la Justice. En cela il est des distinctions. Ou bien le sujet
choisi comporte des spéculations métaphysiques, des évocations
suprêmes que ne peuvent dignement traduire les proses
habituelles, simples outils de langage, formes usées, élargies
par l’abus et où la pensée flotte sans consistance comme
sans précision : alors s’impose l’emploi d’un style hiératique,
aux termes symboliques et rares, capables de ceindre
nettement l’idée, de la sertir par des gemmes qui fixent
l’attention, la maintiennent quelque temps liée à la pensée,
en sorte que celle-ci apparaisse, non pas superficiellement,
mais avec ses sources, ses lointains, ses dérivations, ses
buts, avec tout ce qu’elle peut contenir ou suggérer. Ou bien
la matière de l’œuvre est une simple représentation du
monde, de la vie imaginative : et alors le style convenu lui
sied, s’adapte merveilleusement, et l’emploi du symbolisme,
serait en tous points défectueux. Nous revendiquons par
conséquent le droit d’écrire sous deux formes suivant la
nature des sujets. La plupart de nos œuvres seront accessibles
aux lettrés ; les autres, les préférées, celles du grand
Art seront écrites pour les dilettanti compréhensifs que ne
terrifiera point l’originalité de l’emblémature et qui, afin de
multiplier leurs sensations, la joie sublime, s’occuperont
à sonder et à percevoir toutes les richesses du symbole.....
En outre, l’écriture et la compréhension symboliques exigent
une somme de connaissances bien plus considérable que n’en
demande la perfection des autres systèmes littéraires. Le
naturalisme a consisté surtout dans la collection des faits quelconques de la vie journalière, amassés, enfilés les uns
aux autres et unis sous la couverture jaune d’un volume
Charpentier. Nous demandons aux écrivains qui adoptent
nos théories une science complète de la langue et des langues
mères, la recherche du mot exact qui, sous sa forme unique,
réunira la matière de trois ou quatre phrases actuelles. S’ils
mettent de la lumière dans leurs livres, il faut qu’elle éclate,
qu’elle vibre, qu’elle se tamise, qu’elle brille ; leurs étoffes
doivent se plier, étendre leurs teintes et les rompre ; leurs
sensations doivent être complexes et une cependant ; le
personnage doit vivre en dedans et y construire le monde
extérieur d’après sa conformation spéciale ; et comme le
rêve est indistinct de la vie, il lui faudra peindre l’état de
rêve aussi bien que l’état d’hallucination, aussi bien que les
rêves constants de la mémoire, puis rythmer la phrase selon
l’allure de l’idée, employer certaine sonorité pour telle
sensation, certaine mélodie pour telle autre, proscrire les
sons qui se répètent sans harmonie voulue, rappeler une
idée exprimée d’abord par un vocable d’autre valeur, mais
semblable d’assonance à la première expression..... »
Enfin Paul Adam réclamait pour l’artiste l’honneur de guider
et non de flatter la foule : « Nous ne croyons plus aujourd’hui
que l’artiste soit spécialement un pitre destiné au
plaisir des foules, anxieux de lire au visage public les approbations
et prêt à changer sa grimace si l’on feint de sourciller.
Sa mission vise de plus hautes espérances. A. la foule
de le suivre, de le comprendre, de s’immiscer à lui, de compliquer
ses propres sensations en goûtant les siennes. Lui
ne doit composer que pour lui, c’est-à-dire pour l’Art qui
brûle en lui et qu’il objectera. Tant pis, si par leur bestialité
les foules restent sourdes et aveugles. La vie moderne ne
nous demeure point interdite, ainsi que le pense M. Sutter-Laumann.
Mais il sera permis de transfigurer dans une
synthèse autre que celle donnée jusqu’à ce jour par l’impressionnisme
du roman. Nous ne la peindrons pas telle qu’elle se subjective dans la cervelle du palefrenier ou du peintre
d’enseignes, mais telle que nous la fera notre rétine individuelle,
notre vision plus largement embrassante. Nous y
introduirons les fantômes du rêve, de l’hallucination, du
souvenir, les évocations imaginaires, parce que cela se
trouve dans la vie et la fait. »
12. Tant d’éclaircissements ne satisfont cependant pas la
grosse majorité de la presse. Il est plus facile de se moquer
d’une œuvre que d’en légitimer l’originalité. D’ailleurs, le
public est plus sensible aux injures qu’aux raisonnements.
Paul de Bart, dans l’Événement du 3 octobre, entreprit à son
tour de synthétiser les tendances de « l’école décadente ».
Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis, écrit-il, telle est
la devise des décadents. Ils s’affublent du nom de déliquescents,
d’évanescents, de quintessents. Ils ne cherchent « qu’à
épater le bourgeois ». Ce sont « d’aimables fumistes et des
détraqués ». « Au point de vue de la forme comme au point
de vue du fond, conclut-il, les décadents s’écartent totalement
de la langue et de l’esprit français. Ce que nous
avons toujours aimé et ce qui a fait la gloire de notre littérature,
c’est la grâce précise, la beauté, la netteté, la clarté
largement répandue, et rien de tout cela ne se trouve dans
la poésie décadente. Chez ces poètes nouveaux, la poésie
n’est plus un art ; ils la cultivent comme des carrés de choux
ou comme des champs d’orge, et ils ne tarderont pas à
disparaître quand le public se lassera de leurs facéties et de
leurs inepties, et lorsque la réclame dont ils ont l’air de faire
fi, mais qu’ils recherchent par tous les moyens, ne donnera
plus. Et comme il y a deux sortes de décadents, les fumistes
et ceux qui ont le cerveau malade, naïfs et bernés par les
premiers, les uns auront, grâce au décadisme, acquis un
nom, et les autres finiront à Bicêtre ou à Charenton. Si toutefois
ces essais ont un résultat quelconque, ce sera, je crois, celui-ci : ils hâteront peut-être le retour irrésistible aux
croyances primitives et aux sentiments simples. »
13. Une conférence décadente, tenue le 20 octobre 1886, avec une incohérence d’ailleurs remarquable, servit de prétexte à M. Maxime Boucheron pour renouveler dans l’Écho de Paris [6] ces aimables aménités. Le chroniqueur relate qu’à cette conférence, faite à la salle de l’Ermitage, Louise Michel a parlé sur les écoles classiques, romantiques, naturalistes et décadentes. Cent cinquante personnes s’étaient laissées prendre aux séductions de l’affiche. C’était une petite assemblée de famille où fraternisaieut jeunes et vieux « mystificateurs des lettres ». Après avoir sans grande éloquence passé en revue les langues anciennes, modernes et futures, envisagées et analysées au point de vue de la question sociale, Louise Michel s’est assise en « annonçant un nouveau speech » pour la fin de la séance. Il y avait là quelques étudiants slaves « qui s’étaient fait pour la circonstance la tête du poète Jean Moréas, grand lama de la décadence ». L’un d’entre eux prend la parole et dans un langage panaché de roumain se fait « égayer » fortement. Parle ensuite le décadent Du Boda (?) qui fait de la musique de chambre et qui est l’ami des symbolistes. Protestations, cris d’animaux. Le décadent Dubus s’avise de vouloir tout éclaircir. Il recommande de ne pas prendre Baju pour un décadent sérieux. Baju « n’est qu’un exploiteur de la décadence ». Dubus déclare que le point de départ du symbolisme se trouve dans Correspondances de Baudelaire.
— Qu’est-ce que le symbolisme ? hurle un interrupteur.
— Voyez Larousse, répond le président.
Dubus poursuit son discours et démontre à l’assistance la réalité du symbolisme : « La preuve, s’écrie-t-il, qu’on peut exprimer une idée de son avec une image lumineuse, c’est qu’on peut dire de la lumière criarde. » Et il ajoute : « Depuis Baudelaire, deux maîtres, Mallarmé et Verlaine, ont caractérisé deux tendances : le premier tend plutôt au symbole, le second à la musique. »
La conclusion des assistants est celle-ci : « Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Moréas, Ghil sont des fumistes ; les décadents sont les premiers à ne rien comprendre à la décadence. »
Ces méchancetés étaient trop superficielles pour inquiéter
les poètes de la jeune école ; elles n’avaient même pas le
mérite d’une exactitude scrupuleuse
[7].
14. Presque un an après, Maurice Peyrot revint à la charge
dans la Nouvelle Revue du 1er décembre 1887. Les décadents
ont étonné au début, explique ce critique ; mais il y a véritablement
chez eux une formule d’art et ce ne sont point
« les fumistes » qu’on se plaît à représenter. Ayant un jour
déclaré que le parnasse et le romantisme devenus caducs
devaient être abandonnés pour l’inanité de leur idéal, le
pédantesque étalage de leurs vocables, le rococo de leurs
décors et le lourd symbolisme de leurs mythes, les symbolistes
ne crurent pas que le naturalisme devait être la formule
littéraire de l’avenir ; ils virent dans Baudelaire un
maître, et dans les Fleurs du Mal le chef-d’œuvre où tous
devaient puiser leurs préceptes et leurs exemples. On railla
beaucoup ces néophytes, on leur donna mille épithètes blessantes
et après avoir flétri leur tentative du titre injurieux
de « cabale des impuissants », on décida gravement qu’ils
étaient fous et l’on organisa contre eux la conjuration du
silence. Les décadents tinrent bon. Quelques grands journaux
leur ouvrirent leurs colonnes ; ils publièrent des revues,
écrivirent des livres et, chose plus rare, découvrirent un éditeur,
Léon Vanier, qui voulut bien être plus décadent que les décadents eux-même. Aujourd’hui, la doctrine décadente
peut-être combattue plus utilement que par des moqueries
et des injures. Il est intéressant d’étudier « avec impartialité
une tentative après tout très honorable ». Cette introduction
est trompeuse. L’auteur s’apprête lui aussi à rire et
à faire rire. Il analyse en effet l’influence de Baudelaire,
résume les conceptions d’Arthur Rimbaud, de Mallarmé, de
Verlaine, de Ghil et de Gustave Kahn. Il se moque de certaines
poésies ou de certaines images qui lui paraissent
le comble de l’absurdité et prouve par voie de conséquence
l’inanité du symbolisme. Incidemment, il traite Gustave Kahn
« d’ancien négociant qui a abandonné le commerce paisible
de la flanelle pour les luttes plus ardentes de la littérature
symbolique ». Après quoi, il entreprend d’étudier comment,
passant de la théorie à la pratique, les symbolistes ont été
amenés à faire choix, pour traduire leurs impressions, de
vocables si souvent étranges et de locutions imprévues. Au
point de vue du langage, le symboliste ne peut écrire pour la
foule dans la langue de tout le monde. Le vocabulaire symboliste
est une langue à part, dérivée de la langue française et
des langues mères qui s’apprend comme la notation algébrique.
C’est un jeu de patience et de culture intellectuelle.
Pour ce qui est des rythmes bizarres, de la manie qui consiste
à ne pas mettre de majuscules au commencement du vers et à
en gratifier au contraire certains mots suivant l’importance
qu’ils ont à leurs yeux, des procédés elliptiques et de la
recherche excessive des onomatopées, ce sont là choses destinées
surtout « à étonner le bourgeois ». S’il faut reconnaître
que les décadents ont apporté d’heureuses innovations, telles
qu’une coupe plus hardie du vers, un sentiment incontestable
du son musical de la phrase, on ne peut approuver leur tentative
de créer des vers de treize pieds ou ne rimant que pour
l’oreille ou même ne rimant pas du tout. Un autre défaut
des symbolistes, c’est la tournure allemande qu’ils donnent
à leur phrase. On les a aussi accusés de ne pas marcher avec les idées modernes ; ils ont répondu en disant : premièrement
que l’artiste n’est pas un pitre destiné aux plaisirs des
plèbes, deuxièmement que les idées les plus modernes
peuvent être traitées en style décadent ; Mallarmé après
Paul Adam en a donné l’exemple. Ces théories et ces
exemples font songer Maurice Peyrot aux Précieuses Ridicules.
Pour compléter cette étude, où le plaisant ne laisse pas
de se mêler au sérieux, l’auteur voudrait pouvoir examiner
tous les écrivains de l’école décadente. Il se contente d’en
éreinter quelques-uns, Verlaine, Mallarmé, Stuart Merrill,
Laforgue, Ghil, Moréas, Vielé-Griffin, surtout Baju et Maurice
du Plessys. En conclusion, l’auteur indique que Maurice
Scève eut, avant les symbolistes, le monopole du style inintelligible.
Il déclare qu’au point de vue philosophique et moral,
les décadents n’ont rien inventé. Ils n’ont fait que remettre
en lumière pour quelque temps les divers systèmes du
sensualisme. De tout ce mouvement littéraire, il ne restera
que certaines locutions archaïques heureusement rajeunies,
un arrangement plus harmonieux et plus musical de
la phrase et une recherche plus attentive de la forme.
Quant aux théories sur la couleur des voyelles et des consonnes,
il n’en subsistera rien, car dans la patrie de la netteté
des idées et de la clarté du style, elles sont de véritables
contresens.
15. A l’occasion de Paul Verlaine, Jules Lemaître, dans la Revue Bleue du 7 janvier 1888, amplifia cette conclusion. Avant de parler des symbolistes, Jules Lemaître prend en effet la précaution de s’abriter derrière deux hypothèses : 1° il suppose que les poètes dits décadents ne sont point de simples mystificateurs ; 2° il suppose que le symbolisme ou le décadisme n’est pas un accident totalement négligeable dans l’histoire de la littérature.
Sur le premier point, il consent à considérer les décadents
comme des gens sincères ; il en a coudoyé quelques-uns et il lui a paru que la plupart « étaient de bons jeunes gens,
d’autant de candeur que de prétention, assez ignorants et
qui n’avaient point assez d’esprit pour machiner la farce
énorme dont on les accuse et pour écrire par jeu la prose
et les vers qu’ils écrivent ». Leur cas s’explique comme une
affection pathologique, due à leur ignorance, à leur vie de
noctambules, à l’abus des veilles et des boissons excitantes,
à leurs désirs d’être singuliers, à la névrose qu’ils ont ou
qu’ils veulent avoir. Sur le deuxième point, le critique a des
doutes plus sérieux que sur le premier. Il a déjà noté dans
les lettres françaises des maladies littéraires plus ou moins
diverses : la préciosité, les excès du romantisme, du parnasse,
du naturalisme. Mais il y a encore beaucoup de santé
dans ces maladies. Or, c’est la première fois que des écrivains
semblent ignorer le sens traditionnel des mots et le
génie même de la langue française. C’est la première fois
qu’il voit composer des grimoires inintelligibles non seulement
à la foule, mais encore aux lettrés les plus perspicaces.
Il accorderait donc quelque attention à ces logogriphes, à
une condition : c’est qu’on pût lui prouver que ces jeunes
gens sont capables d’écrire proprement une page dans la
langue de tout le monde. En fin de compte, il préfère ne pas
parler d’eux, parce qu’après avoir lu leurs vers, il n’y a vu
qu’un rébus fallacieux, une charade dont le mot n’existerait
pas. Leur doctrine examinée, on s’aperçoit qu’ils ont fait
deux belles découvertes et bien inattendues, car il n’y a
guère plus de six mille ans qu’on les connaissait : ils ont découtvert
la métaphore et l’harmonie imitative. Ils sont des disciples
plus ou moins habiles de Baudelaire, ou bien ils
tentent une poésie de solitaire, de névropathe, une poésie
qui se jouerait sur les confins de la raison et de la folie. A
ces derniers appartient Verlaine. Jules Lemaître en étudie
le cas avec un étrange parti pris d’antipathie et de sympathie.
16. Cette condamnation gravement motivée parmi ancien
professeur, fut le signal d’un véritable débordement de
ridicule. Le public y vit le droit à toutes les moqueries, les
folliculaires, le blanc-seing généreusement octroyé pour les
pires insultes. Il s’abattit sur les symbolistes une grêle de
chiquenaudes, une pluie de quolibets, un déluge d’injures. Une
feuille mondaine écrivit couramment Gustave Kahn le nom
de Gustave Kahn et souligna cet esprit de caserne pour que
nul ne perdît le sel d’un calembour aussi distingué. Des
princes de la critique s’oublièrent à des gentillesses de portefaix
ou de truands. Pour Sarcey il n’y a chez les décadents
que « du fumisme », Jules Lemaître les traite décidément
de « symbolards et d’ahuris du symbolisme ». Marcel Prévost
les représente comme des malades atteints « d’hypertrophie
de la vanité »
[8]. A peine si, dans ce concert de malédictions,
on entend la voix d’Uzanne qui vante « la correction d’attitude
et de mise des jeunes poètes »
[9] et les réflexions courageuses
de Champsaur et de Jean Lorrain. Les éloges ne font
qu’exaspérer la critique. M. Brunetière réussit cependant
a contenir un moment ce flot d’invectives. Les symbolistes
avaient à ses yeux le grand mérite d’être catholiques et de
représenter les seuls adversaires audacieux du naturalisme.
Il écrivit qu’il les considérait comme les dépositaires incapables
de la bonne esthétique. Après une escarmouche dans
la Revue des Deux-Mondes du 1er mars 1888, l’éminent
critique daigna en novembre leur consacrer une étude. S’il
a mis si longtemps à se décider, malgré le bruit que
faisaient autour de leur nom les futurs grands hommes de
la décadence, c’est, explique-t-il, qu’il lisait avec attention les recueils que ces messieurs écrivaient « en, clair » et qu’il
attendait le chef-d’œuvre promis par eux. Mais comme le
chef-d’œuvre ne se presse pas d’arriver, il se résigne à
s’occuper des symboliques ou symbolistes Après avoir d’une
plume alerte sacrifié au génie de la plaisanterie Stéphane
Mallarmé, Gustave Kahn et René Ghil. Brunetière énumère
les bienfaits de l’école symbolique. Les symbolistes ou
décadents ont d’abord, sans déclarer précisément la guerre
à la rime riche et à la consonne d’appui, revendiqué pour
eux contre les parnassiens l’ancienne liberté du poète. Au
nom de la poésie même, ils ont travaillé à débarrasser le
poète d’entraves inutiles qui risquaient d’être et qui ont
plus d’une fois été des obstacles à la liberté de l’expression.
Voilà une première bonne œuvre ; en voici une meilleure
encore. Dans un temps où, sous prétexte de naturalisme, on
avait réduit l’art à n’être plus qu’une imitation du contour
extérieur des choses, les symbolistes ont rappris aux jeunes
gens que les choses ont une âme aussi, dont les yeux du corps
ne saisissent que l’enveloppe, le voile ou le masque. En
d’autres termes, cela veut dire qu’entre la nature et nous il
y a des correspondances, des affinités latentes, des identités
mystérieuses. Si nous les saisissons, nous pénétrons à l’intérieur
des choses, nous en pouvons vraiment approcher
l’âme. Les symbolistes ont broyé le naturalisme, mais par
quoi veulent-ils le remplacer ? Leur objet est de rivaliser
désormais avec la musique et par des moyens imités des
siens il s’agit de susciter des émotions musicales. Pour
Brunetière, cela répond aux aspirations du moment. La littérature,
après avoir tenté de produire une impression architecturale
ou architectonique au xviie siècle, a recherché au
xviiie siècle avec Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre
et Châteaubriand le pittoresque ; enfin, les romantiques, les
parnassiens et les naturalistes ont eu pour but principal de
produire avec des mots les sensations qu’autrefois la forme
et surtout la couleur passaient pour seules capables de rendre. Aujourd’hui, la littérature, après s’être appropriée les
moyens de la peinture, tend maintenant à s’emparer des
moyens de la musique. Les symbolistes ne font que réaliser
dans les lettres ce que Puvis de Chavannes, Gustave Moreau,
les primitifs et les préraphaélites ont réalisé en peinture,
Wagner en musique. Tous se ressemblent par un certain air
d’indétermination, de mystère : « Sur un thème initial donné
très général et très vague, ce sont autant de variations qui
ne gênent pas, qui ne limitent point, qui favorisent au contraire,
en en multipliant la puissance, la liberté du rêve et
l’épicuréisme de l’imagination. » Les symbolistes sont donc
les « profiteurs » d’un mouvement auquel ils n’ont pas
donné le branle. Il faut penser d’eux un peu de bien et
beaucoup de mal, avoir à leur égard quelques espérances et
de nombreuses craintes. Les symbolistes ont eu tort d’oublier
que s’il y a quelque chose au delà de la nature, nous ne
saurions l’exprimer qu’avec des moyens qui sont de la nature.
Ils ont eu tort de mépriser l’observation et de croire, sur les
traces d’Hoffmann, d’Edgard Poe et de Baudelaire, que l’art
consiste à sortir de la nature. Ils ont eu tort aussi en se
séparant de l’école du vers bien fait et de la rime riche, de
s’en être trop séparé. On ne saurait être écrivain sans
un peu de grammaire, on ne saurait être poète sans un
peu de métrique et de métier. Il faudrait encore faire grief
aux symbolistes de vouloir transformer les violations de la
règle en règles nouvelles. Le respect de la forme les gêne.
Hypnotisés dans la contemplation des vocables et même des
lettres, ils ont perdu le sens de la phrase, de la strophe, et à
plus forte raison celui des ensembles. En oubliant ces
préceptes élémentaires de tout art durable, ils ont rendu plus
profonde la séparation de l’art et de la vie. Or, la littérature
de l’avenir ne peut être qu’une traduction de la vie, une
forme même de l’action. Et puis, l’amour-propre vraiment
excessif des symbolistes risque de transformer la littérature
en chinoiserie et il vaudrait mieux, « dans ce cas, auner de la flanelle que de mettre du noir sur du blanc ». Peut-être en
définitive les symbolistes auront-ils au cours des années
futures la fortune d’étendre encore la plasticité de la langue,
mais en attendant ces succès, déjà très problématiques à
cause des expériences trop nombreuses essuyées par la
langue, les symbolistes ne feraient pas mal d’avoir un peu
plus de talent.
17. Quoique assez lourd aux épaules des symbolistes, cet article ne laissait pas de réserver l’avenir et commandait à l’égard des jeunes poètes une attention respectueuse. Il était en quelque sorte une reconnaissance officielle de leurs efforts ; il consacrait la formule de leur art. En dépit d’œuvres trop faibles, le symbolisme était une esthétique qui valait d’être exploitée.
La réforme tentée par la nouvelle école n’était donc ni tout à fait ridicule, ni tout à fait inutile. Si les symbolistes n’avaient pas mérité partout l’attention flatteuse de la critique, ils n’étaient pas indignes de ses encouragements. Sans doute on attendait le chef-d’œuvre, mais il ne convenait pas d’anihiler par avance l’effort du génie qui pourrait naître. Spontanément, M. Jean Psichari, un savant doublé d’un poète, apporta aux novateurs l’appui de sa parole. Dans un article de la Revue bleue [10], il critiquait les fautes commises, mais dressait un bilan consciencieux des avantages apportés par la jeune école à la poésie française. Avec une déférence égale, Anatole France faisait dans le Temps son mea culpa. Il donnait de son antipathie primitive des motifs d’ordre psychologique « qu’il tirait du fond même de l’âme humaine et sans lesquels on n’aurait jamais contesté aux jeunes poètes le droit d’approprier la forme des vers à la nature des idées qu’ils y voulaient couler. De tous temps, en tous lieux, les rythmes poétiques ont change avec les heures et suivi dans leurs perpétuelles transformations les insaisissables désirs de l’oreille et du cœur [11] ». Il accompagnait cette confession de judicieuses remarques sur la césure et sur la rime, remarques qui, sur plusieurs points, légitimaient l’ambition des symbolistes.
Le symbolisme réussissait donc à s’affirmer comme un mouvement sérieux, digne de figurer dans l’histoire des lettres après le romantisme et le naturalisme. Toutefois, son triomphe ressemblait fort à une victoire à la Pyrrhus. Les lettrés se résignaient à ouvrir leurs rangs à ces révolutionnaires si longtemps bafoués, mais la majorité des adversaires cherchait une revanche définitive. Ils crurent la prendre avec certains auteurs à prétentions scientifiques. Au nom de théories pathologiques plus ou moins contestables, Max Nordau établit dans son ouvrage, Dégénérescence, que les symbolistes sont des dégénérés, des « imbéciles sincères », chez lesquels il est facile de retrouver les traits caractéristiques de la débilité mentale : « Les symbolistes, ose-t-il écrire, sont un exemple remarquable de cette formation de bandes dans laquelle nous avons vu une des particularités des dégénérés et des faibles d’esprit : la vanité sans bornes et l’opinion exagérée de leur propre mérite, la forte émotivité, la pensée confuse et incohérente, le caquetage (la logorrhée de la psychiatrie), l’inaptitude complète au travail sérieux et soutenu. » La chanson s’en mêla ; sans afficher la pédanterie solennelle du docteur allemand, elle s’empressa de donner son coup de griffe :
Et le journalisme put conclure avec l’approbation du bon public [13] : « En haine du réel, la jeune littérature s’est envolée dans l’impalpable, noyée dans le bleu, perdue dans le nuage, abîmée dans les zodiaques et dans les voies lactées. Plus de descriptions massives. Plus de saletés scientifiques. Plus de prétentieux rabâchages sur l’atavisme et sur l’évolution. Plus de crudités pedantesquement énoncées en style chirurgical. Désormais, tout doit être vaporeux, voilé, fuyant, crépusculaire, lunaire, lactescent. Des demi-jours, des demi-teintes, des demi-nuances ; des mirages de mirages ; de la quintessence de rêve ; une poésie vague et berçante comme une musique ; un solfège de mots étranges et sybillins forgés pour exprimer l’inexprimable, des fantômes d’idées ou d’images flottant sur l’alignement des phrases cadencées comme des soupçons d’ombre sur des apparences de brouillard au bord du Lethé ; des ténèbres veloutées enveloppant jalousement la pensée comme une Vestale dans son manteau ; des hiéroglyphes sacrés remplaçant le langage usuel ; des lexicologies savantes et disparates ; des assonances et des dissonances calculées avec un art si profond qu’on s’y perd ; une phraséologie apocalyptique et swedenborgienne où chaque syllabe contient tout un monde d’intentions musicales ; des logogriphes et des symboles inextricablement entortillés dans d’inextricables écheveaux d’indéchiffrables périodes : voilà ce qui est à la mode, ou du moins ce qui voudrait le devenir. Après le naturalisme, le symbolisme. Pour les jeunes d’aujourd’hui le monde entier est à refaire : couleurs, contours, sentiments, idées, tout est à transformer. L’optique et l’esthétique sont bouleversées. Les arbres sont bleus, la nuit est verte, la lune est noire, la mer est violette, ou plutôt violâtre en néo-français ; l’arc en-ciel a des couleurs inusitées et l’horizon des perspectives inattendues. Désormais, 2 et 2 font 5, les vessies sont des lanternes et l’on trouve midi à 14 heures. Les voyelles deviennent des notes de musique. Le langage est une orchestration. Les mots n’ont plus besoin de signifier quelque chose. Les dictionnaires s’engorgent de néologismes. Les syntaxes sont chavirées, la tête en bas. Les méthodes s’en vont au diable. Prosodies et métriques s’envolent en fumées. Les rythmes et les cadences se perdent dans les cacophonies. Les rimes font place aux assonances. La césure abandonne l’alexandrin qui ne sait plus s’il est poésie ou s’il est prose. Les phrases n’ont plus ni axe, ni pôles, ni extrémité, ni milieu. Le vieux français, l’argot, le jargon, l’amphigouri, le grec, le latin, l’hébreu, la langue romane, la langue verte aussi, tout s’entremêle et s’entremange. Le rébus et le phœbus, l’ithos et le pathos vont crescendo. Les barbarismes bondissent de tous les côtés, comme des volées de mouches folles et s’agglomèrent par pelotons dans les cervelles. Les idées éperdues se noient dans les galimatias, et c’est un tohu-bohu général d’insanités à scandaliser Bicètre ou Bedlam [14]. »
- ↑ Peut-être s’étonnera-t-on de la rédaction un peu trop journaliste des analyses de ce chapitre. C’est que, tout en dégageant les principaux griefs formulés contre le symbolisme, j’ai voulu prouver, autrement que par des appréciations personnelles, l’animosite de la presse à l’endroit de la jeune école. Dans ce but, j’ai conservé les expressions et les tournures qui m’ont paru caractériser l’esprit et le style de chaque écrivain ; autrement dit, j’ai essayé de condenser les idées de ces divers articles moins dans un résumé que dans un pastiche.
- ↑ 6 août 1885, les Poètes décadents.
- ↑ N° du 11 août 1885.
- ↑ 13 et 20 septembre 1886.
- ↑ La Presse et le Symbolisme.
- ↑ N° du 22 octobre 1886. Louise Michel décadente.
- ↑ Cf. sur celle conférence la Plume, n° 34, 15 septembre 1890, et comparez le récit qu’en fait Édouard Dubus.
- ↑ Cf. sur ers diatribes : la Gent irritable ; la Trève, par Saint-Pol-Roux (Mercure de France, octobre 1891). — Pour clore une polémique (Entretiens politiques et littéraires, Année 1890, p. 201). — Henri de Régnier : Victor Hugo et les Symbolistes (Ent. pol. et lit., 1891, p. 193). — Conférence symboliste (la Plume, 15 septembre 1890).
- ↑ Le Bohème d’hier et les réguliers d’aujourd’hui (la Revue du Livre, octobre 1888). — New-York Herald, 1er juin 1893.
- ↑ 6 juin 1891.
- ↑ Le Temps, 30 août 1891. Sur le vers français.
- ↑ Symbolistes et décadents, par Pierre Trimouillat (la Plume, 1er octobre 1891).
- ↑ Sur cet état d’esprit, Raoul Rosières, Revue bleue, 17 octobre 1891 et Bibesco, Revue mensuelle, 1er août 1892.
- ↑ La Réaction littéraire, par Henri Belliot (l’Observateur, 21 avril 1891).