Le Système d’Aristote/Chapitre VI

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SIXIÈME LEÇON


POINT DE DÉPART DE LA PENSÉE D’ARISTOTE.
DIVISIONS DU SYSTÈME. PLAN DE L’EXPOSITION

Le réalisme des Physiologues avait rencontré beaucoup de difficultés lorsque Socrate parut. Par exemple, les Éléates avaient été fortement choqués par l’insaisissabilité des choses sensibles : si ces choses sont, comment se fait-il que ce qui est blanc se trouve noir et que ce qui est chaud se trouve froid ? Devant cette impossibilité de savoir ce qu’une chose est et ce qu’elle n’est pas, les hommes sont condamnés à admettre le oui après avoir admis le non et, comme disait Parménide, à revenir sur leurs pas et à tourner sur eux-mêmes[1]. D’autre part, s’il y a une réalité véritable, alors les sens ne la donnent pas. La neige, étant composée d’eau, est noire malgré nos yeux, disait Anaxagore[2] ; les qualités, autres que la figure, la position et l’ordre, sont des conventions, disait Démocrite[3], pendant que, de son côté, la critique de Zénon ne laissait pas subsister grand chose de ces qualités privilégiées, puisque Zénon ruinait la représentation de l’étendue, leur commun support. Aussi les philosophes se plaignaient-ils communément de l’incertitude de la connaissance, et particulièrement de l’insuffisance des sens. Enfin le mal s’accroissait encore par la contradiction mutuelle des doctrines, dont Gorgias, plus que tout autre, se chargeait de dégager le résultat. — Pour toutes ces raisons négatives, et peut-être aussi pour une raison positive, à savoir l’avènement de la géométrie, un penseur de la dernière moitié du ve siècle devait se sentir poussé à quitter le point de vue des Physiologues, à chercher d’autres objets de pensée que les choses sensibles. Socrate était tout spécialement disposé pour céder à cette pression du milieu pensant, puisque, d’autre part, il était porté à s’intéresser aux questions morales. La tempérance, la justice, la piété, sur la nature desquelles il avait le désir de s’éclairer, étaient précisément des objets opposés à ceux des physiologues : c’étaient des choses spirituelles. Ces nouveaux objets, disons-nous, étaient opposés à ceux des Physiologues. Voici en effet les principaux caractères qu’ils présentent. D’abord ils sont composés, non pas de parties intégrantes, comme dira l’École, ils sont composés de parties ou inférieures ou subjectives. On fait la partition d’une table ou d’une pierre en des planches et des pieds, en des morceaux de pierre. Mais la vertu, par exemple, se diversifie par la division en des vertus spéciales : courage, tempérance, justice etc. D’un autre côté, par l’analyse, la vertu se résout en des parties d’autre sorte, mais qui sont aussi loin que les précédentes d’être des parties intégrantes juxtaposées dans l’étendue : c’est, par exemple, une disposition permanente, une disposition de l’âme, une disposition à agir, à agir dans le sens de la perfection, etc. En second lieu, les objets de la spéculation socratique sont des universaux. Et cela pour deux raisons. La première, c’est que, puisqu’on s’entend, au moins dans une certaine mesure, quand on parle des choses morales, la justice par exemple est la même en deux ou plusieurs esprits individuels. La seconde raison, c’est que, quand on s’enfermerait dans un seul esprit, on trouverait, dans les objets moraux qui sont en lui, des éléments communs : ainsi la vertu est un élément commun au courage et à la tempérance, le courage est un élément commun au courage civil et au courage militaire, etc. En troisième lieu, les parties dont se composent les objets de la spéculation socratique se commandent les unes les autres. D’abord, le tout entraîne et suppose les parties ; au moins le tout qu’on analyse entraîne et suppose les parties qui le constituent : ainsi la vertu suppose ses éléments. Ensuite, les parties s’assemblent dans un certain ordre pour former le tout : elles constituent le tout, mais le tout par exemple préside pour ainsi dire à leur groupement, car, pour constituer la vertu, chaque élément vient à son heure et à, sa place. — De cette conception de l’objet découle naturellement chez Socrate celle de la méthode. La méthode consistera en deux procédés capitaux. Le premier consistera à dégager une vertu ou un vice des représentations que s’en font les divers esprits, ou des divers exemples que croit en apercevoir un même esprit. Le second procédé consistera à montrer le passage d’une vertu spéciale à une vertu plus large, par exemple des espèces du courage au courage lui-même, ou bien d’une vertu générale aux vertus plus particulières ; ou bien enfin à montrer le passage d’une vertu à un exemple de cette vertu.

La philosophie du concept n’est pas autre chose que la généralisation de cette conception de l’objet et de cette conception de la méthode. Elle consiste essentiellement à penser que tous les objets sont constitués comme les objets moraux, ou, en un mot, que tous les objets sont des choses spirituelles ; que la méthode applicable à la connaissance de tous les objets est la même que celle qui convient à la connaissance des choses morales. Cette généralisation, à la fois de la conception socratique de l’objet et de la méthode de Socrate, est essentiellement l’œuvre de Platon. Sans doute cette généralisation a ajouté beaucoup de difficultés au système. Mais le système en contenait déjà par lui-même, qu’elles fussent solubles ou non, et la généralisation platonicienne, si elle a aidé à les faire ressortir, ne les a pas créées. La philosophie socratique dont nous venons de rappeler les principaux traits n’était elle-même qu’une esquisse : il y a bien des questions inévitables qu’elle ne posait pas. La philosophie du concept débute par nous présenter le monde comme une hiérarchie de concepts, et la méthode comme un passage progressif ou régressif d’un degré à l’autre de la hiérarchie. Mais, au point de vue de l’objet, où se trouve le maximum de réalité ? Est-ce dans le plus général ou, au contraire, dans le plus particulier ? Au point de vue de la méthode, est-ce le général ou, au contraire, le particulier qui explique le plus de choses, et d’autre part, question liée à la précédente, est-ce sur l’extension ou, au contraire, sur la compréhension des concepts que les procédés d’explication se fondent ? C’est dans ces deux ou trois points que se résume la difficulté interne de la philosophie du concept, et c’est à la résoudre que cette philosophie consacrera la majeure partie de ses efforts. — Elle commence par penser que c’est l’universel qui est le plus réel et le plus explicatif, et du même coup elle fait prédominer le point de vue de l’extension. On sait que pour Platon les plus hautes réalités sont l’Un et l’Être, qu’il considère comme des genres, et non comme des individus ou quelque chose qui y ressemble, et on sait que, pour lui, le propre de la science est de voir beaucoup d’espèces sous l’étendue du genre[4]. — Pourquoi la philosophie du concept a-t-elle ainsi débuté ? Il y en a au moins trois raisons faciles à apercevoir. 1o L’universel est en même temps le simple ; or il est clair que le simple, puisqu’il débarrasse l’esprit de la multiplicité des déterminations spéciales, est pour lui un objet commode, qui lui permet de satisfaire avec le moins de frais possible son besoin de rationalité. 2o Le procédé régressif qui nous conduit à l’universel est à la fois sûr et facile ; il était donc naturel que l’on commençât par admettre que savoir c’est réduire le particulier au général. 3o La résolution du complexe en simple est ce qui ressemble le plus à la méthode des Physiologues : c’en est la transposition la plus immédiate. Thalès faisait, lui aussi, des réductions : il ramenait, à sa façon, c’est-à-dire par une analyse réelle, les divers modes des choses à la terre. Mais, si cette prééminence de l’universel dans l’ordre de l’être et dans celui du savoir était naturelle au début de la philosophie du concept, ceux-là mêmes qui la consacraient sentaient bien qu’elle ne répondait pas à tous les besoins de la pensée. Et c’est pourquoi, dans l’ordre du savoir, à côté de la régression Platon essaie, peut-être même avec le sentiment de son importance supérieure, la progression du simple vers le complexe et de l’universel vers le particulier. C’est pourquoi aussi, dans l’ordre de l’être, il a déjà le sentiment de l’importance de la cause finale, c’est-à-dire de la subordination des parties au tout ou du simple au complexe. Mais sa méthode de division et sa conception des causes finales sont, en même temps peut-être que les plus intéressants, les points les plus délicats du système.

Voilà en somme où en était la philosophie du concept au moment où Aristote a commencé de penser par lui-même. Il se rattache à cette philosophie avec pleine conscience. Le point de vue des anciens est à ses yeux un point de vue dépassé, et il se compte lui-même parmi les Platoniciens[5]. Il se rattache à Platon par son idée de l’objet de la science et par sa méthode. En effet l’objet de la science pour Aristote, ce qui est ἐπιστητόν, c’est bien l’élément conceptuel des choses, et même c’est souvent cet élément en tant que conçu sous l’aspect de l’universel, c’est-à-dire de ce qui est commun à plusieurs. La science saisit dans une espèce, qui est elle-même de l’universel encore, une hiérarchie de genres qui, à plus forte raison, sont tous des universaux. D’autre part, les opérations de la nature, celles du moins qui sont saisissables et n’ont pas leur principe dans un arrière-fond mystérieux, sont pour Aristote des processus logiques et, dans celle de leurs parties qu’il considère volontiers comme la plus essentielle, des régressions du complexe au simple. Pour ce qui est de la méthode, elle est, d’une manière générale, chez Aristote comme chez Platon, logique et notionnelle : c’est-à-dire qu’elle vise à définir et à enchaîner des concepts. Elle est raisonnante, au point de paraître quelquefois raisonneuse. Et, si nous considérons le procédé qui est propre à Aristote, la démonstration, nous voyons qu’il s’appuie sur le concept et que, après tout, il n’est que la réalisation d’un idéal plus ou moins confusément entrevu par Socrate. « C’est avec raison, dit-il, que Socrate cherchait l’essence ; car il cherchait à faire des syllogismes, et le principe des syllogismes c’est l’essence[6]. »

Cependant Aristote, tout socratique et platonicien qu’il est, a pourtant en lui quelque chose du sentiment réaliste des anciens et du goût pour un réalisme qui est, en un sens, l’opposé de celui de Platon. De là certains traits marquants de sa manière de penser, et dans l’ordre de l’être, et dans l’ordre de la science. Dans l’ordre de l’être, Aristote pense dès l’abord, et très décidément, avec les anciens que l’être c’est l’individu. Par suite, il estime que, en dehors de l’individu, le plus réel est-ce qui s’en rapproche le plus, savoir le complexe. Dans l’ordre de la science, la direction réaliste de sa pensée se marque d’une double façon. D’abord les universaux dont part la démonstration ne sont pas les genres les plus généraux : ce sont au contraire des genres déjà complexes, irréductibles entre eux, des universaux riches de contenu. D’un autre côté, Aristote fait une part à l’expérience, soit en tant que la sensation est pour la raison une manière d’exercer son pouvoir d’intuition, soit même en tant que la sensation a pour fonction de saisir le contingent. L’esprit expérimental est même si développé chez Aristote qu’il faut voir en lui le plus puissant des promoteurs de la science expérimentale chez les anciens. C’est grâce à lui et à son école, qu’il y a eu dans l’antiquité, en dehors de l’astronomie, une certaine somme de connaissances sur les phénomènes naturels et quelque soupçon de la méthode propre aux sciences de la nature (cf. infra).

Il y a donc eu dans la pensée d’Aristote deux tendances opposées, bien que la tendance prédominante ait été la tendance conceptuelle. A-t-il réussi à compléter la philosophie du concept par la conciliation de ces deux tendances, et à résoudre, en y faisant entrer des éléments réalistes assimilables, la difficulté interne que cette philosophie avait laissé voir chez Socrate et chez Platon ? C’est ce que nous rechercherons plus tard seulement. Nous voulions marquer le point d’où part la pensée d’Aristote et indiquer les directions dans lesquelles cette pensée s’engage. À essayer de faire plus, nous anticiperions fâcheusement sur l’exposition de sa doctrine. Fâcheusement ; car, ou bien nous serions obscurs pour être courts, ou bien nous devrions entrer dans des développements où nous épuiserions d’avance tout l’intérêt que peut offrir l’étude de la pensée aristotélicienne.

Cependant nous ne pouvons commencer notre exposition sans indiquer le plan que nous suivrons. Or un auteur méthodique et dogmatique comme Aristote n’a pu manquer d’ordonner lui-même sa pensée suivant un plan. De sorte que la première chose à faire est de chercher comment se divise, d’après Aristote lui-même, la philosophie aristotélicienne. C’est là une question vraiment préliminaire.

Nous n’avons pas à faire beaucoup de fond sur l’indication que nous donnent les Topiques, au livre I, ch. 14 (105 b, 19-29), d’après laquelle les problèmes et les propositions se répartissent en trois classes : morales, physiques, logiques. Ce qui rendrait cette division spécieuse, c’est qu’elle n’est pas autre chose que la division de la philosophie qui devient classique avec les Stoïciens. Mais, d’abord, le passage où elle est énoncée est isolé dans Aristote ; L’auteur n’y insiste pas ; il n’y rattache aucune subdivision. En outre, il nous prévient lui-même qu’une telle division prend les choses très en gros (ὡς τύπῳ περιλαβεῖν). Nous trouverons chez lui des déclarations, autrement expresses et appuyées, dans un autre sens.

Chez les commentateurs, nous trouvons très constamment une division bipartite. La philosophie se divise d’après eux en théorique et pratique. C’est l’opinion d’Ammonius, de Simplicius, de Philopon et, avant eux tous, celle d’Alexandre. Élias (le pseudo-David), pour pousser jusqu’au bout cette classification, rapproche même expressément la Poétique de la Rhétorique, et il rapporte celle-ci, comme celle-là, à un ordre de recherches qui ne fait pas partie intégrante de la philosophie[7]. La même division se retrouve dans Eudème et chez l’auteur du livre α de la Métaphysique : Eudème, au début de sa Morale (I, 1, 1214 a, 8) oppose, comme il est naturel en pareil lieu, les sciences qui n’ont pour but que la connaissance et celles qui ont pour but quelque résultat dans le monde de l’action ; le livre α déclare que la science théorétique a pour objet la vérité, la science pratique, un ἔργον (1, 993 b, 19). Il y a plus, la division est dans Aristote lui-même. Le premier chapitre de l’Éthique à Nicomaque (1095 a, 5) oppose γνῶσις et πρᾶξις, et d’autres textes du même ouvrage reproduisent en d’autres termes la même distinction[8]. Mais une telle opposition, qui s’impose au point de vue de la morale aristotélicienne et qu’Aristote ne pouvait éviter d’énoncer, ne peut pas passer pour une classification. Si Eudème et l’auteur du livre α ont voulu indiquer une classification, ils n’ont songé qu’à une classification sommaire et abrégée, réunissant dans le second groupe deux choses, voisines sans doute, mais dont ils sont bien loin d’insinuer qu’on ne saurait les distinguer. Ils insinuent plutôt qu’il y a une distinction à faire. Car l’auteur du livre α, au lieu de dire que la science pratique a pour but une πρᾶξις, dit qu’elle a pour but un ἔργον, terme qui signifie aussi bien l’action que l’œuvre extérieure produite par l’action[9]. Eudème, de son côté, dit (1214 a, 11) que les connaissances, qui n’ont pas pour objet le connaître seul, travaillent περὶ τὰς κτήσεις καὶ περὶ τὰς πράξεις. Comme il y a assurément beaucoup de différence entre κτῆσις et πρᾶξις, on peut dire qu’ici le second membre de la division est presque subdivisé. En somme donc, ce serait tout au plus chez les commentateurs que la division bipartite se présenterait comme complète et suffisante. Et encore rien ne paraît garantir qu’ils lui aient conféré une valeur absolue, au lieu de lui reconnaître simplement de la commodité pour l’organisation de leur enseignement.

La vraie division des sciences, suivant Aristote, est tripartite. Cette division, qui est très expressément rappelée en deux endroits des Topiques (VI, 6, 145 a, 15 et VIII, 1, 157 a, 10), dans le VIe livre de la Morale à Nicomaque (3-5, et notamment ch. 2, 1139 a, 27), est exposée dans le premier chapitre du livre Ε de la Métaphysique et dans le chapitre correspondant du livre Κ (ch. 7). Aristote, comme on sait, distingue trois grandes classes de sciences : les sciences théorétiques, les sciences pratiques et les sciences poétiques[10]. Les sciences théorétiques n’ont pour objet que le savoir même ou la vérité. Les sciences poétiques ont pour objet la production d’une œuvre extérieure à l’agent, tandis que les sciences pratiques n’ont pour fin que l’action elle-même (Éth. Nic. VI, 4 déb. ; cf. I, 1 début). Les textes allégués du livre Ε et du livre Κ de la Métaphysique ajoutent que les sciences théorétiques se subdivisent en trois : mathématiques, physique et théologie. Pour la subdivision du second groupe, nous en parlerons un peu plus tard. Remarquons pour le moment que les trois grands groupes sont distingués par Aristote, non seulement avec la précision, mais encore avec la constance, qui indiquent une doctrine élaborée et arrêtée.

Cela n’a pas empêché Zeller de prétendre[11] que cette classification ne doit pas être considérée comme l’expression définitive et complète de la pensée d’Aristote. Cette pensée serait restée flottante sur la question, et, pour organiser une exposition de la philosophie aristotélicienne, nous ne saurions trouver un sûr appui dans une classification en partie inexistante.

Nous croyons qu’un examen des objections de Zeller nous montrera qu’il se trompe. Le principe de ces objections est que les divisions et les subdivisions de la classification généralement attribuée à Aristote ne s’appliquent pas bien aux œuvres qu’Aristote nous a laissées. Nous allons voir en détail ce qu’il faut penser de cette assertion. Mais, tout d’abord et à prendre les choses en général, on conviendra qu’il est peut-être excessif d’exiger que les œuvres d’un auteur répondent point pour point à la classification des sciences telle que la comprend cet auteur. Et en effet, pour classer les sciences, on se place nécessairement au point de vue de l’idéal, on suppose les sciences étudiées dans toutes leurs parties et toutes les parties distinguées d’une façon rigoureuse, sans admettre que des raisons de commodité puissent conduire à fondre entre elles certaines parties. Or il est trop clair qu’un penseur, fût-ce Aristote, peut toujours être empêché d’accomplir tout son programme, ou entraîné à négliger en fait certaines distinctions qu’il accepte en droit, à réunir par exemple dans un même ouvrage des matières qui régulièrement auraient dû faire l’objet de plusieurs.

Venons maintenant au détail des objections de Zeller. La première est que, si les sciences poétiques ont formé pour Aristote un groupe vraiment distinct, il est singulier que nous ne trouvions dans ses œuvres, pour représenter ce groupe, qu’un seul ouvrage traitant d’un art très spécial, savoir la Poétique. — On peut admettre que la Poétique est le seul représentant du groupe ; du moins ni le traité de la médecine (ἰατρικά), ni celui sur l’agriculture, etc. ne sont authentiques (cf. p. 42). Mais bien des raisons pouvaient porter Aristote à se dispenser d’écrire une technologie. D’une part, il ne devait pas lui sembler très urgent pour l’éducation d’hommes libres de réfléchir sur des arts essentiellement illibéraux, dont il partageait, au moins en partie, le mépris avec tout son milieu. D’un autre côté, la matière d’une telle technologie ne pouvait être réunie qu’au prix de très longs efforts ; et il aurait fallu en outre prendre l’élaboration par la base puisqu’il n’y avait pas de travaux préparatoires, ceux des Sophistes étant sans doute purement dialectiques et ne pouvant guère compter. Au reste, dans la nature, un seul individu suffirait au besoin pour représenter un ordre, au besoin un embranchement ou un règne, et Zeller même est obligé de faire une place à part à la Poétique[12]. Mais est-il bien sûr qu’on se trompe quand on joint d’autres ouvrages à la Poétique, pour représenter le groupe ? Sans doute Aristote rattache très étroitement la rhétorique à la dialectique, et il ne peut être question de séparer ces deux disciplines. Mais Ravaisson n’avait peut-être pas tort de les ranger l’une et l’autre parmi les sciences poétiques[13]. Zeller avoue qu’Aristote parle de la rhétorique comme de la théorie d’un art : qu’il fasse de cet art un moyen de la politique, cela ne l’empêche pas d’être en lui-même un art. Aristote dit quelque part que la stratégie est un moyen de la politique et il a dû penser de même de la tactique navale ; or celle-ci a pour instrument les navires que produit l’art, assurément poétique, du constructeur de navires[14].

La seconde objection de Zeller porte spécialement sur la subdivision des sciences théorétiques. Les mathématiques, dit Zeller, ne sont pas représentées dans l’œuvre d’Aristote ; et d’autre part il appelle la physique, par opposition à la philosophie première, philosophie seconde, δευτέρα φιλοσοφία : s’il avait compté les mathématiques, il aurait dû appeler la physique philosophie troisième. — Mais Aristote ne pouvait, ni se dispenser de compter les mathématiques parmi les sciences théorétiques, ni leur faire une place dans sa philosophie proprement dite, dans le système dont ses traités sont l’exposition rédigée. En effet, il réagissait de toutes ses forces contre ces prolongements métaphysiques des mathématiques, qui constituaient toute la philosophie des Platoniciens de son temps[15]. D’autre part les mathématiques, s’étaient en fait, séparées de la philosophie : il y a des géomètres non philosophes au temps d’Aristote. Eudème, l’historien des mathématiques, dit de l’un d’eux, Hippocrate de Chios, que, partout ailleurs qu’en géométrie, il était lent d’esprit et sans intelligence, βλὰξ καὶ ἄφρων, c’est-à-dire sans doute qu’il n’entendait rien à la philosophie (Éth. Eud., VIII, 14, 1247 a, 17). Aristote meurt en 322, Euclide fleurit sous le premier des Ptolémées vers 320. Il suffisait donc pour Aristote de faire une philosophie des mathématiques, et c’est à quoi il ne manque pas. Mais, comme, d’après cette philosophie, l’objet des mathématiques est tiré par abstraction de l’objet de la physique et ne consiste nullement en des essences séparées, il est tout naturel que la physique représente à elle seule tout ce qui n’est pas la philosophie première et qu’elle reçoive le nom de φιλοσοφία δευτέρα.

C’est sur la subdivision des sciences pratiques que Zeller dirige sa troisième objection. La subdivision de ces sciences en éthique, politique et économique n’est pas d’Aristote, dit-il, mais des Péripatéticiens. Et il pense qu’il y en a plusieurs preuves : ainsi Aristote traite en fait de l’économique, non pas dans notre Économique, qui est apocryphe, mais dans le livre I de la Politique[16]. — La remarque est exacte ; mais elle prouverait simplement qu’Aristote a cru pouvoir réunir dans un même ouvrage la politique et l’économique, et non que celle-ci, dans un plan idéal du savoir, ne pouvait pas constituer à ses yeux une subdivision distincte. — Aristote, dit encore Zeller, a, au début de l’Éthique (1, 1094 b, 2), compté l’économique avec la stratégie et la rhétorique parmi les arts qui sont les serviteurs de la politique. — Il faut répondre que la classification et les rapports de subordination répondent à deux points de vue différents ; que l’éthique est, elle aussi pour Aristote subordonnée à la politique, ce qui ne l’empêche pas sans doute de compter à part dans le groupe des sciences pratiques et, en tout cas, d’être l’objet d’un ouvrage distinct. — Selon Zeller, il n’y aurait rien à conclure du passage du livre VI de l’Éthique (9, 1142 a, 9)[17] dans lequel Aristote distingue de la prudence qui a rapport au bien de l’individu et appartient à l’éthique, l’économie et la cité. On ne pourrait rien conclure de ce passage, parce que, à la page précédente, Aristote, au lieu d’opposer l’économique à la politique, aurait fait de la première une partie de la seconde. — Mais il n’est pas vraisemblable qu’Aristote soit ainsi contredit à quelques lignes de distance, et le passage 8, 1141 b, 23 sqq., n’a pas le sens que lui prête Zeller[18]. Pour marquer que la prudence, au sens large, n’est pas restreinte à la vie individuelle, Aristote dit que c’est elle au fond qui, sous le nom de politique, règle la moins individuelle de toutes les vies, la vie de la cité. Mais Aristote ne dit pas que la vie de la cité est toute la vie collective. Lors donc que, quelques lignes plus bas, il mentionne à son tour l’économie comme un domaine où règne la prudence au sens large, ce n’est pas une subdivision de la politique qu’il désigne, c’est un territoire voisin de celui de la politique. Donc le premier texte garde toute sa signification et contient bien la triple distinction de l’éthique, de l’économique et de la politique. Observons d’ailleurs que ce texte est confirmé par les deux premiers chapitres de la Politique (voir notamment le début du ch. 2) : il est bien connu qu’Aristote fait sortir la πόλις de l’οἶκος, la cité de l’association familiale, premier groupement naturel des individus. Ce premier groupement naturel paraît tout indiqué pour être l’objet d’une science à part. Enfin Zeller est bien obligé d’avouer[19] que la distinction de l’économique et de la politique est dans Eudème. Eudème en effet, après avoir dit que le bien c’est la fin en tout art, et notamment dans l’art qui est le maître de tous, continue en ces termes : αὕτη δ’ ἐστὶ πολιτικὴ καὶ οἰκονομικὴ καὶ φρόνησις (i. e. ἠθικὴ) (Éth. Eud. I, 8, 1218 b, 13). Des insinuations d’Aristote, appuyées par une assertion nette d’Eudème, équivalent à une déclaration expresse d’Aristote. Mais la dernière et capitale objection de Zeller, à propos de laquelle nous allons ajouter à la classification d’Aristote telle que nous l’avons résumée, un complément indispensable, est fondée sur ce que cette classification ne fait pas de place à la logique. Il serait inadmissible, selon Zeller, qu’Aristote, après tant de soins donnés à la logique, ne l’eût pas comptée comme une partie intégrante de son système. Sans doute tous les commentateurs, depuis Alexandre[20], professent que la logique n’est pas une partie, mais seulement un instrument (ὄργανον), de la philosophie. Une telle opinion ne peut pas être d’Aristote. — D’abord cette opinion remonterait très haut parmi les commentateurs, puisqu’Alexandre dit qu’elle a été professée ὑπὸ τῶν ἀρχαίων. Et d’autre part pourquoi, comme dit le même Alexandre, un instrument serait-il quelque chose de moins considérable qu’une partie de la philosophie[21] ? Zeller trouve que c’est un mauvais expédient de dire, avec Ravaisson, que la logique n’est que la forme de la science. C’est une science, dit-il, c’est la science de la forme[22]. Admettons sa correction à la formule de Ravaisson ; il reste que l’objet de la logique est un objet à part. Au lieu d’être un objet naturel, comme celui de la métaphysique, de la physique ou même des mathématiques, c’est un objet subjectif. C’est une raison suffisante pour qu’Aristote ne l’ait pas mis sur le même plan que les autres. Ajoutons que, de l’aveu de Zeller[23], la logique d’Aristote n’est pas, comme on dirait en termes hégéliens, la science de l’idée, mais simplement une méthodologie. Cette appréciation très exacte est bien près, quoi qu’en pense Zeller, d’équivaloir à l’aveu que la logique est bien pour Aristote un instrument des sciences, plutôt qu’une science dans toute la force du terme. Enfin il existe en ce sens une affirmation d’Aristote, éclaircie et corroborée par un passage du livre α. La déclaration en question se trouve dans le chapitre 3 du livre Γ de la Métaphysique[24]. Après avoir dit qu’aucune science particulière ne s’occupe des axiomes communs à toutes les sciences, Aristote ajoute que tout ce que certains philosophes prétendent, lorsqu’ils parlent des exigences qu’on devrait apporter pour l’admission de la vérité des axiomes, provient d’une ignorance des « analytiques » : il faut en effet, dit-il, connaître les « analytiques » avant d’aborder les sciences et non pas, au moment où l’on entreprend de suivre des leçons sur une science, chercher à part soi ce qu’on aurait dû apprendre dans les « analytiques ». L’auteur du livre α dit de son côté : « Il faut donc avoir appris quelles exigences on doit apporter pour admettre les assertions en chaque espèce de sciences ; car il est absurde de chercher à la fois les vérités d’une certaine science et quelle est la manière d’être de cette science[25] ». On résumera exactement ces deux textes, semble-t-il, en disant que la logique est une propédeutique. C’est au fond ce qu’ont soutenu les commentateurs, et c’est tout ce qu’il faut pour justifier l’absence de la logique dans la classification des sciences aux livres Ε et Κ de la Métaphysique.

Donc, d’une manière générale, cette classification doit être considérée comme exprimant exactement le plan de la philosophie, tel qu’Aristote l’a conçu et, par conséquent, c’est elle qu’il convient de prendre comme guide pour l’ordre à suivre dans l’exposition de la doctrine d’Aristote. Il faut se garder de remplacer cet ordre, vraiment historique, par un ordre soi-disant meilleur, ainsi que le fait Zeller. Au reste cet ordre artificiel revient en partie à celui qu’indique la classification d’Aristote. Car Zeller répartit son étude en cinq parties successives : logique, métaphysique, sciences de la nature, recherches morales (auxquelles Zeller rattache la rhétorique comme dépendance de la politique), théorie de l’art. Il n’y a qu’un point sur lequel, en définitive, Zeller s’écarte gravement de l’ordre aristotélicien. Il place la métaphysique avant les sciences de la nature, et sa raison est que l’on ne peut comprendre la doctrine sans la théorie des causes, la distinction de l’acte et de la puissance et que ce genre de questions est évidemment métaphysique[26]. Mais cette dernière assertion est, au point de vue aristotélicien, une hérésie. La théorie des quatre causes et la distinction de la puissance et de l’acte sont des généralités qu’Aristote développe là où il en a besoin pour l’étude de la nature, si tant est qu’il ne s’y réfère pas dans sa logique même. Mais la métaphysique n’a pas ces généralités pour objet. Elle en reprend l’examen sans doute ; seulement c’est pour leur donner un fondement, non pour les poser et les éclaircir en elles-mêmes. Que de cette manière de faire il résulte des répétitions, la chose est incontestable. Cependant il ne faudrait pas sacrifier à un avantage accessoire la vérité dans l’enchaînement des parties de la doctrine d’Aristote. Nous mettrons donc, comme Aristote lui-même l’a fait, car il allait des phénomènes à leur explication[27], les sciences de la nature avant la métaphysique.


  1. Ritter et Preller, 8e éd., textes 147 et 115 ; Fragm. der Vorsokratiker, de H. Diels (2e éd.), Mélissus, fr. 8. Parménide, fr. 6, v. 6-9 (48-51, Karsten).
  2. Sextus, Hyp. Pyrrh. I, 33 et Cic. Acad. II, 34, 100, textes cités dans Ritter et Preller, 161 b et dans Vors. 46 A, 97).
  3. Vorsokr., ch. 55, B, texte 125, p. 408, 17.
  4. Rép. 7, 537 c : ὁ μὲν γὰρ συνοπτικὸς διαλεκτικός, ὁ δὲ μὴ οὔ.
  5. Cf. Zeller, II 2³, 15, 3 et supra, p. 8, n. 1.
  6. Métaph. Μ, 4, 1078 b, 23 : ἐκεῖνος δ’ εὐλόγως ἐζήτει τὸ τί ἐστιν, συλλογίζεσθαι γὰρ ἐζήτει, ἀρχὴ δὲ τῶν συλλογισμῶν τὸ τί ἐστιν.
  7. Cf. Zeller, p. 177, n. 1 et Élias (ps.-David) in Cat. 116, 32, Busse (Schol. 25 b, 16-20).
  8. II, 2 déb. et X, 10 s. in. (1119 a, 35).
  9. Bonitz, Ind. ar. 285 b, 1.
  10. Cf. Zeller, p. 177, n. 5.
  11. P. 181-183.
  12. P. 183, vers le bas.
  13. Essai sur la Métaphysique d’Aristote, I, p. III, liv. I, ch. 2, p. 252.
  14. Zeller, p. 180, n. 2.
  15. Métaph. Α, 9, 992 a, 32 : γέγονε τὰ μαθήματα τοῖς νῦν ἡ φιλοσοφία.
  16. Zeller, p. 182, n. 3.
  17. καίτοι ἴσως οὐκ ἔστι τὸ αὑτοῦ εὖ ἄνευ οἰκονομίας οὐδ’ ἄνευ πολιτείας.
  18. P. 181 sq. ; notes 6 de la p. 181 et 1 de la p. 182.
  19. P. 181, n. 6.
  20. P. 182, n. 5. Cf. Alexandre, commentaire des An. pr., début (Schol. 141 a, 19, 24).
  21. In Pr. Anal. 3, 3 ; 4, 30, éd. Wallies (Comm. gr. II, 1) ; Schol. 141 a, 30 ; b, 24.
  22. Zeller, p. 182, n. 8 ; cf. Ravaisson Essai I, 252 sq., 264 sq.
  23. P. 182, vers le bas.
  24. 1005 b, 2-5 : ὅσα δ’ ἐγχειροῦσι τῶν λεγόντων τινὲς περὶ τῆς ἀληθείας, ὃν τρόπον δεῖ ἀποδέχεσθαι, δι’ ἀπαιδευσίαν τῶν ἀναλυτικῶν τοῦτο δρῶσιν· δεῖ γὰρ περὶ τούτων ἥκειν προεπισταμένους, ἀλλὰ μὴ ἀκούοντας ζητεῖν.
  25. 3, 995 a, 12-14 : διὸ δεῖ πεπαιδεῦσθαι πῶς ἕκαστα ἀποδεκτέον, ὡς ἄτοπον ἅμα ζητεῖν ἐπιστήμην καὶ τρόπον ἐπιστήμης.
  26. P. 183 vers le bas et sqq.
  27. Cf. Zeller, p. 165, n. 2 ; dans cette note, il renvoie à Méta. Α, 9, 992 a, 24 ; De caelo, III, 7, 306 a, 16 ; De an. I, 4, 402 a, 46 (cf. 5, 409 b, 11 sqq.).