Le Système d’Aristote/Chapitre V

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CINQUIÈME LEÇON


HISTOIRE DES ÉCRITS SCIENTIFIQUES D’ARISTOTE.
DATE DE LEUR COMPOSITION

Nous avons vu que les écrits scientifiques d’Aristote, s’ils ont été publiés, n’ont pourtant pas dû être l’objet d’une publication complète. C’est ce fait de n’avoir été qu’à demi publiés qui a permis, au sujet de ces ouvrages, la naissance du célèbre récit de Strabon et de Plutarque[1].

Résumons d’abord ce récit et donnons les renseignements indispensables sur les personnages, qu’il met en scène. — Voici d’abord ce que dit Strabon. À Scepsis (ville de la Troade) étaient nés deux philosophes socratiques (c’est-à-dire sans doute deux disciples de Platon), Éraste et Coriscos. Le fils de Coriscos, Nélée, fut lui-même le disciple d’Aristote, puis de Théophraste. Théophraste lui laissa sa propre bibliothèque, qui renfermait celle d’Aristote. Nélée emporta cette bibliothèque à Scepsis où elle tomba entre les mains de ses héritiers, gens ignorants (ἰδιώταις ἀνθρώποις). Ceux-ci, pour soustraire les livres aux recherches des Attales de Pergame, les enfermèrent dans un souterrain. Plus tard[2] la famille les vendit très cher à Apellicon de Téos. L’humidité et les vers les avaient fort endommagés, sans parler du désordre où ils étaient tombés après la mort de Nélée. Apellicon les fit copier et les édita. Mais, comme c’était un bibliophile plutôt qu’un philosophe (φιλόβιβλος μᾶλλον ἢ φιλόσοφος), il combla mal (ἀναπληρῶν οὐκ εὖ) les lacunes causées par les vers. Pendant que les manuscrits d’Aristote et de Théophraste pourrissaient à Scepsis, les successeurs de Théophraste, n’ayant en mains que quelques-uns des ouvrages exotériques, étaient réduits à cultiver la dialectique plutôt que la philosophie. Ceux qui vinrent après eux (c’est-à-dire sans doute les Péripatéticiens qui purent se servir de l’édition d’Apellicon) philosophèrent et aristotélisèrent mieux, bien que, la plupart du temps, ils fussent réduits à parler par conjecture à cause de la multiplicité des fautes de l’édition. Rome contribua à son tour au mauvais état des textes. En effet Sylla, après la prise d’Athènes et la mort d’Apellicon, transporta à Rome la bibliothèque de celui-ci. Là le grammairien Tyrannion, qui avait du goût pour Aristote, trouva moyen de se faire communiquer les manuscrits. Avec le concours de certains libraires il fit faire des copies. Mais les scribes étaient mauvais et les copies n’étaient même pas collationnées, comme il arrive quand on ne songe qu’à la vente.

Voici maintenant ce que Plutarque ajoute au récit de Strabon. À son retour d’Asie, où il était allé battre Mithridate, Sylla, parti d’Éphèse pour Athènes, prend la bibliothèque d’Apellicon, « dans laquelle se trouvaient la plupart des ouvrages d’Aristote et de Théophraste, qui jusqu’alors n’étaient pas clairement connus du grand nombre ». On dit que, la bibliothèque ayant été transportée à Rome[3], le grammairien Tyrannion donna ses soins à beaucoup des manuscrits et que par lui Andronicus de Rhodes ayant été mis en possession de copies en fit une édition et écrivit les tables (πίνακες) qui circulent maintenant. Les anciens Péripatéticiens, gens de mérite et de savoir, paraissent n’avoir connu qu’en petit nombre et inexactement les écrits d’Aristote et de Théophraste, à cause de l’ignorance des héritiers de Nélée.

Complétons ces deux récits par quelques renseignements sur Andronicus, Tyrannion et Apellicon. — Nous savons les noms des huit premiers successeurs d’Aristote : Théophraste, Straton, Lycon, Ariston de Céos, Critolaüs, Diodore de Tyr, Eurymneus. Nous ignorons quels furent le neuvième et le dixième. Andronicus fut le onzième[4]. Comme le περὶ παθῶν, petit recueil de définitions quasi stoïciennes, n’est plus attribué à Andronicus, non plus que la paraphrase de l’Éthique à Nicomaque qu’on a rendue à Héliodore[5], les renseignements que nous possédons sur lui sont plutôt rares et confus. Peut-être est-il permis de croire que, à la différence de Critolaüs par exemple, il avait enseigné que l’âme n’est ni corporelle, ni située dans un lieu, ni divisible : ce qui donnerait à penser qu’il avait retrouvé le sens de la notion aristotélicienne de la forme[6]. En dehors de cela, nous ne connaissons plus que des noms d’ouvrages et quelques détails de son travail d’éditeur. Il avait écrit un De divisione, que Porphyre avait jugé digne d’être reproduit intégralement dans son commentaire du Sophiste de Platon[7]. Simplicius le cite comme ayant commenté les Catégories, et des références du même Simplicius peuvent faire penser qu’Andronicus avait écrit un commentaire de la Physique[8]. Quant à son travail d’éditeur, dont il avait rendu compte dans un livre spécial, il est certain qu’il a fait époque[9]. Cependant on est porté à se défier de la pénétration et du jugement d’un critique qui admet, non seulement l’authenticité des prétendues Catégories d’Archytas, mais celle des deux lettres d’Alexandre et d’Aristote sur la publication des écrits acroamatiques[10], tandis qu’il proclame l’inauthenticité du Περὶ ἑρμηνείας sur une unique et bien faible raison, à savoir que cet ouvrage qualifie les νοήματα de παθήματα τῆς ψυχῆς, ce qui est contraire au Traité de l’âme, de sorte qu’il faudrait choisir entre l’un et l’autre pour l’authenticité. Reconnaissons qu’il paraît mieux inspiré lorsqu’il condamne les Postprédicaments[11].

Selon Plutarque, Tyrannion était un athénien qui, pour échapper à la tyrannie d’Anstion, s’était réfugié à Amisus (sur le Pont-Euxin), où il passait pour un habile grammairien. Lorsque la ville toucha au pouvoir de Lucullus, en 72 dans la dernière guerre contre Mithridate (74-67), Tyrannion, plus ou moins explicitement réduit en esclavage, fut donné par Lucullus à son lieutenant Muréna qui le lui demandait. À son retour à Rome (peut-être en 66 avec Lucullus), Muréna l’affranchit. En 57, d’après deux lettres de Cicéron (ad Qu. fr. II, 1 ; ad Att. IV, 4, 8), Tyrannion instruisait les fils de Cicéron et donnait ses soins à la bibliothèque de celui-ci. Suidas nous dit qu’il mourut vieux, mais le chiffre de l’Olympiade est défiguré par une faute d’écriture. En supposant que Tyrannion ait eu quarante ans en 72, il en avait cinquante-cinq en l’an 57. C’est donc, au plus tard, vers la moitié du dernier siècle av. J.-C. qu’il a pu faire ses travaux sur Aristote[12].

Nos renseignements sur Apellicon nous viennent d’Athénée[13]. Celui-ci raconte, d’après Posidonius et dans un esprit malveillant, l’histoire d’Athénion (celui que Plutarque dans la Vie de Sylla appelle Aristion), qui gagna les Athéniens à la cause de Mithridate et gouverna Athènes jusqu’à la prise de la ville par Sylla. Sans être un des chefs de l’École péripatéticienne, c’était, comme d’ailleurs son père, de même nom que lui, un péripatéticien. Par sympathie philosophique, il choisit pour un de ses lieutenants Apellicon de Téos. Apellicon fut battu à Délos par le romain Orobius, ce qui explique très bien la mainmise de Sylla sur la bibliothèque d’Apellicon. Si l’on en croit Athénée, c’était, non à proprement parler un philosophe, mais un aventurier ayant du goût pour la philosophie et en général pour les livres, et qui, dit-il, avait volé, dans le Mêtrôon où ils étaient déposés, des originaux de décrets du peuple athénien. La part faite des intentions malveillantes de Posidonius, il semble que nous sommes en présence d’un simple amateur, peu capable de mener à bien une édition d’Aristote.

Mettons-nous maintenant en face du récit traditionnel et examinons-en la valeur. Pour cela, ramenons-le d’abord à sa source. Nous avons trouvé le récit dans Strabon et dans Plutarque. Il est aussi dans Suidas, mais celui-ci ne fait évidemment que compiler Plutarque. Plutarque, comme on l’a vu, ajoute un seul détail à ceux que nous donne Strabon, et il est vrai que c’est un détail capital, la mention d’Andronicus et de ses travaux. Mais, comme Plutarque utilise peu après dans la Vie de Sylla, au sujet d’un incident du séjour de Sylla à Athènes, les mémoires historiques de Strabon, la conjecture de Stahr est vraisemblable : le passage relatif à Andronicus peut venir aussi de cet ouvrage. Ainsi Strabon demeure, pour le récit qui nous occupe, notre seul et unique témoin[14]. Où Strabon avait-il puisé ? Ce n’est pas sans doute dans Tyrannion : il maltraite trop son édition ; sur ce point Zeller a raison. Mais, malgré Zeller, on ne voit pas de raison sérieuse qui empêche de croire que ce soit dans Andronicus. Car dire que les Péripatéticiens venus après Apellicon ont sans doute mieux fait que leurs prédécesseurs, mais ont été réduits pourtant, à cause des fautes du texte, à parler par conjecture, ce n’est pas leur rapporter le mérite de la restauration du Péripatétisme et l’enlever à Andronicus. Encore moins peut-on, pour cette raison que les Péripatéticiens en question sont exaltés aux dépens d’Andronicus, refuser d’admettre, avec Grote, que Strabon s’est documenté auprès du disciple d’Andronicus, le péripatéticien Boèthus de Sidon. Puisque Strabon nous dit qu’il a étudié, en même temps que Boèthus, la philosophie péripatéticienne[15], il nous semble indubitable que Boèthus est la source de Strabon. Il faut convenir qu’une telle origine serait propre à donner au récit de Strabon une autorité considérable. Quoi que nous ayons à dire contre ce récit, il faudra bien, pour ne pas manquer à toute vraisemblance, que nous y reconnaissions quelques faits exacts, bien que peut-être mal interprétés.

Nous savons par le testament de Théophraste[16] que Théophraste a légué sa bibliothèque à Nélée. Pour ce qui est du sort ultérieur de cette bibliothèque, nous ne sommes pas forcés d’admettre que Nélée s’en soit dessaisi ; car, si, d’après Athénée Ptolémée Philadelphie lui a acheté tous ses livres[17] et les a transportés à Alexandrie, d’une part, le même Athénée, nous l’avons vu, raconte qu’Apellicon a eu en sa possession la bibliothèque d’Aristote et de Théophraste. Et d’autre part, Athénée ne se contredit peut-être pas ; car, comme le suppose Mullach[18], Nélée n’avait peut-être vendu que des copies. Ce qui est plus embarrassant, c’est la suite du récit : les manuscrits enfermés dans un souterrain pour les soustraire à l’avidité des rois de Pergame. Comment ces ignorants ne les avaient-ils pas vendus auparavant, et, si on voulait les leur prendre, comment y attachaient-ils du prix ? On peut admettre qu’ils défendaient leur tranquillité ; surtout il faut se dire que nous ignorons le détail et la complication des circonstances. Reste enfin une dernière question, qui est la plus épineuse de toutes : c’est que, si les manuscrits des héritiers de Nélée étaient les originaux, Andronicus ne se soit pas servi de leur autorité. Or il n’invoque pas cette autorité pour résoudre la question de l’authenticité de l’Hermêneia et, d’autre part, non seulement nous ne trouvons pas dans les commentateurs d’indications portant qu’Andronicus ait recouru aux manuscrits en question pour fixer des leçons douteuses, mais même nous possédons un texte important de Dexippe[19], où les diverses copies auxquelles recourt Andronicus sont mises les unes et les autres sur le même plan. Disons, sur le premier point, que les manuscrits d’Aristote pouvaient être indiscernablement mêlés avec ceux de Théophraste. Sur le second point, une réponse est difficile ; peut-être toutefois peut-on essayer celle-ci : parmi les copies étrangères à la bibliothèque de Nélée il y en avait d’excellentes, tandis que les manuscrits originaux étaient dans un état assez déplorable pour être de peu d’utilité. Qu’on eût dû quand même les utiliser pour certains détails, c’est là une obligation qui ne s’imposait pas à la conscience d’un ancien, comme à la nôtre. — En somme, pour déférer à l’autorité considérable de la source de Strabon, on peut, bien que non sans peine, admettre les faits positifs articulés dans le récit de celui-ci.

Mais ce qu’il est impossible d’accepter, c’est l’assertion négative que les œuvres scientifiques d’Aristote n’existaient que dans la bibliothèque de Nélée. Une assertion négative de ce genre est en principe bien plus difficile à avérer que l’assertion d’un fait positif. Nous sommes peut-être en présence d’une méprise de Strabon, dupe de quelque hyperbole de Boéthus. On ne lisait guère l’Aristote scientifique, même dans l’École péripatéticienne dégénérée. La découverte d’Apellicon serait venue remettre à la mode cet Aristote. Peu connu avant cette découverte et les travaux d’Andronicus, il sera devenu, pour Strabon, tout à fait inconnu. Songeons, du reste, que par là Strabon se donnait une explication de la médiocrité notoire dans laquelle était tombée l’École péripatéticienne. Quoi qu’il en soit, il n’est pas admissible que les œuvres scientifiques d’Aristote aient disparu à la mort de Théophraste. Les raisons abondent pour l’établir. Indiquons d’abord l’ordre dans lequel nous présenterons les principales. Il y a une raison négative et des raisons positives : parmi celles-ci, l’une est indirecte ; les autres sont directes et, soit générales, soit spéciales.

La raison négative est le silence qu’ont gardé, sur la découverte d’Apellicon, les commentateurs et les écrivains qui se sont occupés d’Aristote. Comment Simplicius, qui aime l’érudition, comment Alexandre lui-même n’ont-ils rien dit de cette découverte, si, avant elle, l’Aristote scientifique était vraiment perdu ? Comment surtout Cicéron, qui parle souvent d’Aristote et qui a si bien connu Tyrannion, n’a-t-il rien dit de cette renaissance d’Aristote ? Enfin Hermippe, dans son livre sur Aristote, n’aurait pas manqué de raconter la disparition romanesque des écrits d’Aristote, et Diogène aurait, encore moins, manqué d’en reproduire le récit[20].

Parmi les raisons positives, la raison indirecte est celle qui résulte de la fondation d’une grande bibliothèque à Alexandrie. Nous avons déjà eu l’occasion (p. 14 sq.) de rappeler l’ardeur que des faussaires mettaient à fabriquer, parce qu’ils comptaient sur un bon prix, de prétendus ouvrages d’Aristote. Ils ne l’auraient pas fait s’il avait été de notoriété publique que les livres d’Aristote étaient enfermés à Scepsis. D’autre part au nombre des premiers et principaux organisateurs de la bibliothèque alexandrine, on sait qu’il faut compter Démétrius de Phalère. Or Démétrius était le disciple de Théophraste. Comment eût-il négligé de procurer à la bibliothèque les ouvrages de son maître et d’Aristote ? Si le catalogue des œuvres d’Aristote, conservé par Diogène, vient d’Hermippe et représente l’inventaire du fonds aristotélicien de la bibliothèque d’Alexandrie, ce fonds contenait beaucoup des ouvrages scientifiques d’Aristote. Mais il y a plus. Laissons de côté ce catalogue : il paraît certain du moins qu’Hermippe avait dressé un catalogue des œuvres de Théophraste[21] ; or, puisque les œuvres de Théophraste auraient eu le même sort que celles d’Aristote, il ne l’aurait pas pu, si le récit de Strabon était exact[22].

Passons aux raisons directes. Il y en a de générales, il y en a de spéciales. — Les raisons spéciales consisteront dans les références à tel ou tel ouvrage d’Aristote, que nous pourrons relever dans les auteurs, entre Théophraste et la découverte d’Apellicon. — Les raisons générales consistent dans les preuves que nous avons, soit du fait que la doctrine scientifique d’Aristote a été connue, pendant la même période, dans l’École péripatéticienne et ailleurs, soit du fait qu’il y a eu en dehors de la bibliothèque de Théophraste des copies d’Aristote en circulation. — Que la doctrine scientifique d’Aristote ait été connue des autres écoles philosophiques c’est ce qui résulte des indices suivants. Antiochus, dans Cicéron, montre bien, à travers beaucoup de contre-sens une certaine connaissance d’Aristote. On nous dit encore que Posidonius, dans ses opinions sur la physique (φυσικὸς λόγος) principalement, s’est beaucoup rapproché d’Aristote[23], et Cicéron nous rapporte ailleurs que Panétius avait sans cesse à la bouche Aristote et Théophraste. Enfin ce même Cicéron nous apprend que le stoïcien Hérille de Carthage, disciple indépendant de Zénon, a incliné sur certains points de morale vers le Péripatétisme. Les Mégariques, qui, du vivant d’Aristote, avaient été pour lui des adversaires acharnés, ont continué, après lui, leur polémique contre sa doctrine. Nous savons que le dernier des Mégariques, Stilpon a écrit un dialogue intitulé Aristote. De son côté enfin l’épicurien Hermarque avait écrit un πρὸς Ἀριστοτέλην. Nous enfermons-nous maintenant dans l’École d’Aristote ? Cicéron nous assure que Critolaüs a voulu imiter les anciens maîtres de l’École, c’est-à-dire Théophraste et Aristote[24]. Mais le grand fait qui prouve que les livres d’Aristote n’ont pas disparu avec Théophraste, c’est l’activité philosophique de son successeur Straton. Ce penseur, le plus original entre les Péripatéticiens, a tantôt suivi, tantôt contredit Aristote, et il ne pouvait sans doute ni l’un ni l’autre, sans se référer d’une façon précise aux textes du maître. Nous verrons tout à l’heure qu’il y a là plus qu’une présomption. — On possède, avons-nous dit, des preuves qu’il y avait des copies d’Aristote en dehors de la bibliothèque de Théophraste. D’abord, les deux lettres apocryphes, accueillies par Andronicus, montrent qu’il était de notoriété publique qu’Aristote avait publié, au moins dans une certaine mesure, ses écrits scientifiques. D’autre part, dans l’École de Théophraste qui comptait, semble-t-il, un grand nombre d’élèves[25], comment aurait-on pu se passer de copies d’Aristote ? N’était-ce pas le premier instrument de travail ? De plus, parmi les disciples immédiats d’Aristote, qui ont sans doute été nombreux eux aussi, il y en a qui ont écrit. Par exemple Phanias, Dicéarque et Aristoxène. Ils avaient sans doute en main les ouvrages du maître : c’étaient autant de sources d’où on pouvait recueillir ces ouvrages, ou au moins des copies de ces ouvrages. Enfin nous voici en face de ce qui constitue pour nous, dans l’ordre de raisons que nous exposons, l’argument capital et décisif. Après la mort d’Aristote, que ce soit immédiatement ou non, Eudème avait quitté Athènes. Nous ne savons pas où il s’était fixé, mais il n’est pas invraisemblable que c’ait été dans Rhodes, sa patrie. Remarquons en passant que, puisqu’il nous dit, dans un fragment de sa Physique, que, à en croire les Pythagoriciens, un temps reviendra où il parlera de nouveau devant son auditoire, assis, tenant à la main la baguette du professeur, Eudème avait une école, dans laquelle sans doute n’auront pas manqué les copies d’Aristote[26]. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, un fait est certain, c’est qu’Eudème, séparé de Théophraste, lui écrit pour le consulter sur le texte de la Physique. Le fait est établi par la réponse de Théophraste citée par Simplicius[27]. Si maintenant nous songeons que, d’après Athénée (cf. p. 68, n. 2), ce n’est pas seulement d’Athènes, mais encore de Rhodes, que Ptolémée Philadelphe avait acquis ses collections, nous serons tentés de penser que la bibliothèque d’Eudème a passé dans celle d’Alexandrie. Dans tous les cas, elle constituait pour les copistes une source indépendante de la bibliothèque de Théophraste.

Terminons en relevant, dans les auteurs étrangers au Péripatétisme, puis dans les Péripatéticiens, quelques-unes des références les plus incontestables aux ouvrages d’Aristote. Nous laisserons de côté la mention faite dans le catalogue de Diogène d’un grand nombre des ouvrages composant notre collection aristotélicienne. Zeller ne relève pas de références à l’Hermêneia en dehors de la mention qui en est faite dans le catalogue. Nous croyons que la doctrine, si purement aristotélicienne, qu’a professée Épicure sur les propositions touchant le futur[28], ne peut s’expliquer que si Épicure avait sous les yeux le chapitre 9 de l’Hermêneia. Les Topiques ont été, d’après Alexandre, connus de Straton[29]. La Rhétorique a été employée par l’auteur de la Rhétorique à Alexandre et par Démétrius, auteur du De elocutione, et, avant lui, par un certain Archédème, que cite Démétrius et qui est peut-être le stoïcien de ce nom. Un disciple d’Eudème, Damasus, cite les trois livres περὶ κινἠσεως, c’est-à-dire les livres V, VI et VIII de la Physique. D’après des indications de Simplicius, nous voyons que le même ouvrage a été employé par Straton et par Posidonius. Les Météorologiques ont été employés, selon Simplicius, par l’un et l’autre philosophe. Il faut ajouter sans doute qu’ils l’ont été par Épicure. L’Histoire des animaux a été remaniée par Aristophane de Byzance, et on en avait fait un abrégé populaire très usité dans la période alexandrine. Non seulement Eudème et l’auteur de la grande Morale ont connu l’Éthique ; il faut ajouter qu’elle a été connue aussi d’Antiochus d’Ascalon ; car, dans le Ve livre du De finibus (20 s. in., 55), on trouve une réplique du passage connu sur Endymion (X, 8, 1178 b, 20), sans parler de la formule : vita beata non beatissima, qui, selon Cicéron, revient sans cesse chez Antiochus, et où l’on retrouve un écho des déclarations de l’Éthique sur la nécessité des biens du corps et des biens extérieurs pour compléter le bonheur de la vie[30]. L’auteur du 1er livre de notre Économique, que connaît déjà Philodème, a eu sous les yeux la Politique, dont Dicéarque, dans son Tripoliticus, s’est également servi. Les πολιτεῖαι ont été beaucoup mises à profit pendant la période alexandrine. Enfin les grammairiens alexandrins ont bien connu la Poétique[31].

Ainsi il est donc établi que les écrits scientifiques d’Aristote n’ont jamais cessé d’être dans les mains des savants. C’est le cas de dire que, si le récit de Strabon est vrai dans ce qu’il affirme, il est faux dans ce qu’il nie.

Pour en finir avec les questions d’histoire relatives aux écrits scientifiques d’Aristote, il ne nous reste plus qu’à dire quelques mots sur la date à laquelle ces écrits ont été composés. On peut d’abord établir aisément que, dans leur ensemble, ils appartiennent sans exception au second séjour d’Aristote à Athènes (335/4-323). Si en effet on peut prouver de quelques-uns d’entre eux qu’ils appartiennent à cette période, la preuve s’étend à tous en vertu du lien étroit que nous avons signalé entre eux. Aristote fait souvent allusion, dans ses ouvrages scientifiques, à la ville d’Athènes, ou même au Lycée, comme au lieu où il se trouve, par exemple dans les Catégories, les Premiers analytiques, la Physique, la Métaphysique, la Rhétorique. Ajoutons qu’une observation de couronne boréale dans les Météorologiques se rapporte convenablement à la latitude d’Athènes d’après le calcul d’Ideler[32]. Il s’ensuit que tous ses ouvrages scientifiques ont été composés à Athènes. Dès lors, pour prouver qu’ils l’ont été pendant le second séjour, il suffit de relever dans les textes l’indication de quelques faits postérieurs au premier séjour. Or il y en a de tels en abondance. Voici quelques-uns des plus frappants. Les Météorologiques mentionnent une comète qui fut visible à Athènes sous l’archontat de Nicomaque, c’est-à-dire en 341 avant J.-C. La Rhétorique (II, 23, 1397 b, 31) fait incontestablement allusion à la demande que Philippe adressa aux Thébains pendant la seconde Guerre Sacrée de passer par leur territoire pour envahir l’Attique (339). La Politique (V, 10, 1311 b, 2) fait allusion à l’assassinat de Philippe (336). Enfin voici une indication qui, par elle seule, serait concluante. L’Histoire des animaux ne peut avoir été écrite avant le moment où les Macédoniens ont vu des éléphants, c’est-à-dire avant la bataille d’Arbèles (331)[33].

Pour ce qui est de la date propre de chacun des écrits il n’y a pas un très grand intérêt à la déterminer, parce que la pensée d’Aristote, telle que nous la connaissons, est une pensée arrêtée et non pas en développement, comme celle de Platon. Toutefois il est possible d’arriver à quelques déterminations assez probables, parce que, malgré les renvois réciproques, le nombre de ces renvois est pourtant, dans la totalité, une quantité assez faible. D’autre part, il est naturel de penser que l’ordre systématique des matières a dû en principe déterminer l’ordre de composition. Pour ces raisons, les ouvrages de logique, à l’exception de l’Hermêneia, semblent être venus les premiers. Les Seconds analytiques annoncent expressément la Physique. Les Météorologiques disent d’une façon précise, au début, qu’après la Physique viennent, et dans cet ordre, le De caelo, le De generatione et corruptione, les Météorologiques. On ne peut décider si le Traité de l’âme, avec les Parva naturalia, vient avant les traités biologiques ou si c’est l’inverse. Enfin les traités sur la morale et la politique pourraient avoir précédé ceux qui concernent les sciences de la nature. Zeller pense que, pour obéir aux exigences de son système, Aristote, qui fait reposer la morale sur la physique, a dû écrire l’Éthique et la Politique en dernier lieu[34].


  1. On trouvera les textes de Strabon (XIII, 1, 54) et de Plutarque (Vie de Sylla, c. 26) dans les Fragmenta philosophorum graecorum de Mullach (Coll. Didot), III, p. 294 sq., n. 8 et 9, ou dans Ritter et Preller⁸, no 367.
  2. Théophraste meurt vers 287. Les Attales règnent de 241 à 129. Sylla prend Athènes en 86.
  3. Le retour de Sylla se place en 83.
  4. Zeller, p. 806 sqq., 901 sqq., 922-934 et III 1⁴, 642, 5. Pour le rang d’Andronicus dans la diadochie des Scolarques, cf. Élias (ps.-David) 1, 13, 19, Busse (Schol. 24 a, 20) et Ammonius, Hermen. 5, 28 sq., Busse.
  5. Sur le π. παθῶν et la paraphrase de l’Éthique, insérés par Mullach dans le t. III des Fragm. philos. gr., p. 570, et p. 363-569, voir Zeller III 2⁴, 644, 4 (deuxième partie de la note). Sur Héliodore, voir supra, p. 50, n. 2.
  6. Mullach, ibid., p. 298, n. 33 et Zeller, 646, 1. Ce dernier, il est vrai, n’interprète pas les témoignages dans le même sens ; ceux-ci du reste s’accordent mal entre eux. Sur la conception de l’âme chez Critolaüs, voir Zeller II 2³, 929, 2.
  7. Témoignage de Boèce, De divisione, début (Migne, Patr. lat., 64, II, col. 875) ; cf. Mullach, ibid.
  8. Categ. 26, 17 ; 30, 3 (cf. 139, 32), Kalbfleisch, éd. et Phys., 440, 44 ; 450, 46 ; 924, 20, Diels. Cf. Mullach, ibid.
  9. Voir le texte d’Aulu-Gelle, cité n. suiv., et peut-être une allusion à cet ouvrage dans Simpl. Phys. 923, 9, Diels. — Porphyre (Vie de Plotin, c. 24 s. in.) dit qu’il a rangé les écrits de Plotin, non dans l’ordre chronologique, mais d’après les matières, imitant en cela Andronicus, qui a réparti en traités les écrits d’Aristote et de Théophraste et réuni les matières voisines (τὰς οἰκείας ὑποθέσεις εἰς ταὐτὸν συναγαγών).
  10. Aulu-Gelle Noct. Att. XX, 5 : exempla utrarumgue literarum sumpta ex Andronici philosophi libro, subdidi. Cf. Mullach, p. 293, n. 3.
  11. Sur ces opinions d’Andronicus, en outre des références à Ammonius et à Alexandre données p. 27, 1 et 28, 1, voir Boèce, De interpr. ed. 2a, liv. I (Migne, 64, II, col. 397 B) et, en ce qui concerne les Postprédicaments, Simplicius, Cat. 379, 8-12, Kalbfl. Cf. Mullach, III, p. 297 sq. et Zellcr, II 1³, 69, 1 ; 67, 1 et III 2⁴, 643, 1.
  12. Plut., Lucullus, 19. Cf. Zeller. III 2⁴, 643, 2 et II 1³, 139, 1.
  13. Deipnosoph., V, 48-53 (cf. 47, 211 d, où Athénée désigne sa source), surtout p. 214 d. Cf. Zeller, II 2³, p. 934, n. 3.
  14. Stahr, Atistotelia, II (die Schicksale der aristotel. Schriften, 1832) p. 23. Cf. Zeller, 139, 2.
  15. Strabon, XVI, 2, 24, p. 757. Cf. Grote, Aristotle, I, p. 54 ; Mullach, p. 297, n. 27 et Zeller, III 1⁴, 606, 1 s. fin. (607).
  16. Dans Diogène, V, 52. Cf. Zeller, II, 2³, 141, 3.
  17. Athénée, I, 4, 3 b. Cf. Mullach, p. 295, n. 11 s. fin..
  18. Mullach, p. 295 b, s. med.
  19. Categ. 21, 18 sq., Busse (Comm. gr. IV, 2 ; p. 25 Spengel ; Schol. 42 a, 30). Cf. Zeller, p. 142, n. 1.
  20. Zeller, p. 142 et 146, n. 3.
  21. Zeller, p. 146, n. 2 et 810, n. 3.
  22. Ajoutons qu’il y a, sur la bibliothèque d’Alexandrie et à propos des livres d’Aristote et de Théophraste, une petite phrase d’Athénée qui mérite peut-être de l’attention (citée dans Mullach, p. 295, n. 11, fin) : παρ’ οὗ [de Nélée] πάντα [τὰ βιβλία]… πριάμενος ὁ ἡμεδαπὸς βασιλεὺς Πτολεμαῖος, Φιλάδελφος δὲ ἐπίκλην, μετὰ τῶν Ἀθήνηθεν καὶ τῶν ἀπὸ Ῥόδου εἰς τὴν καλὴν Ἀλεξάνδρειαν μετήγαγε. Notons spécialement, pour nous en souvenir tout à l’heure, les derniers mots.
  23. Voir Zeller, III a⁴, 599, 1.
  24. Cf. Zeller, p. 146 sq. — Les textes de Cicéron sont, dans l’ordre où ils ont été allégués, De fin. V, 25, 73 ; IV, 38, 79 ; V, 5, 14. Pour les deux autres faits, cf. Diog. La. II, 120 et X, 25.
  25. Diog. parle (V, 37) de deux mille élèves, sans qu’on puisse savoir s’il s’agit du nombre des élèves pendant toute la durée de l’enseignement de Théophraste, ou de son auditoire à un moment donné. Cf. Zeller, p. 807, 4.
  26. Fr. 51, Spengel, ap. Simplic. Phys. 732, 24, Diels. Cf. Zeller, p. 869, 4 et 871, 4.
  27. Phys. 923., 10, Diels (Schol. 404 b, 12) : ὑπερ ὦν ἐπέστειλας κελεὐων μὲ γράψαι καὶ ἀποστεῖλαι ἐκ τῶν Φυσικῶν, ἥτοι ἐγὼ οὐ ξυνίημι ἢ…
  28. Cicéron, De fato, 21 et 37.
  29. Alex. Top. 340, 3, Wallies (Schol. 281 b, 2) ; cf. Zeller, 148, 7.
  30. De fin. V, 27, 81 (cf. 24, 71) et ailleurs, par ex. Acad. pr. II, 43, 134 et Tusc. V, 8, 22 sq. Voir Éth. Nic. I, 11, 1101 a, 6-21, X, 9 et al.
  31. Zeller, p. 148, n. 8 ; 149, 3, 4, 5 : 150, 3, 4, 7, 8 ; 151 et n. 1, 3, 4 ; 152, 1, 2.
  32. Zeller, p. 155, n. 1.
  33. Zeller, p. 154, n. 4.
  34. Zeller, p. 157, n. 2 ; 158, n. 4 ; 158 sq.