Le Système d’Aristote/Chapitre XVIII

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Texte établi par Léon RobinFélix Alcan (p. 315-352).

DIX-HUITIÈME LEÇON


LE MOUVEMENT ET LE PREMIER MOTEUR

La Φυσικὴ ἀκρόασις est destinée à exposer ce qu’il y a de fondamental aux yeux d’Aristote dans les phénomènes naturels et dans leurs causes. Or ce n’est pas par leurs détails secondaires que ces phénomènes et ces causes se rattachent à la philosophie première : c’est par ce qui constitue leur fond commun. Voilà pourquoi Aristote n’attend pas d’avoir achevé la physique pour en montrer le lien avec la métaphysique. Avant de passer à l’étude spécifique des divers phénomènes naturels et de leurs causes, étude qui est l’objet du De caelo, du De generatione et corruptione et de tous les traités qui suivent sur les choses, non vivantes et vivantes, du monde sublunaire, il s’élève, dans le dernier livre de la Φυσικὴ ἀκρόασις elle-même, non seulement jusqu’au phénomène le plus haut entre les phénomènes naturels, jusqu’au mouvement le plus parfait de tous, mais encore jusqu’à la source de ce phénomène, c’est-à-dire jusqu’à une cause dont l’action seule est naturelle, tandis que cette cause prise en elle-même ne l’est plus[1]. Et en effet, tout en agissant dans la nature (ce qui va de soi, car le mouvement, actualisation du mobile, est dans le mobile [Phys. III, 3 déb.), cette cause n’est pas dans la nature ou, autrement dit, n’est pas une nature, parce qu’elle est la forme en pleine possession d’elle-même, de sorte qu’il n’y a point de matière attachée à elle et qu’elle n’est point un principe immanent[2].

Le dernier livre de la Φυσικὴ ἀκρόασις est donc déjà presque une étude de métaphysique : « La connaissance de la vérité sur ce point [c’est-à-dire non pas même encore sur la cause suprême du mouvement, mais sur l’éternité du mouvement et la manière dont il faut l’entendre] sera utile, dit Aristote, non seulement pour la science de la nature, mais encore pour l’étude dont l’objet est le premier principe[3] ». Ainsi la Φυσικὴ ἀκρόασις touche immédiatement à la métaphysique. Pourtant elle n’entre pas dans le domaine de la métaphysique proprement dite, et l’on aurait tort de croire que le livre VIII de la Physique fait double emploi avec le livre Λ de la Métaphysique. D’abord en effet la Φυσικὴ ἀκρόασις, comme nous le verrons, si elle établit l’existence du premier principe, n’en détermine la nature que d’une façon incomplète et même négative. Sans doute elle nous dit bien, et surtout elle suppose constamment, que le premier principe est forme et purement forme. Toutefois ce qu’elle fait ressortir, c’est l’aspect négatif de ce principe formel. Elle nous dit qu’il est sans étendue. Elle ne nous dit pas que cet être inétendu, c’est l’esprit. Seul le livre Λ de la Métaphysique développera cette détermination positive du premier principe. Mais il y a plus. Le dernier livre de la Physique et la Métaphysique diffèrent dans la démonstration de l’existence même du premier principe. Il s’agit sans doute dans la Métaphysique d’expliquer l’action des êtres naturels, c’est-à-dire le mouvement. Cependant ce n’est là que l’objet accessoire de la Métaphysique. Son objet principal est de rendre compte des substances mêmes, le mouvement s’expliquant ensuite par les âmes et les natures, formes immanentes des substances. Le premier principe est donc proprement, dans la Métaphysique, la cause, la raison d’être des substances et, seulement d’une façon indirecte, la cause du mouvement. Ce qui peut masquer la différence entre le point de vue de la Φυσικὴ ἀκρόασις et celui de la Métaphysique, c’est la manière dont se présente pour Aristote l’explication des substances. Les substances ne peuvent être créées ; car, aux yeux d’Aristote, la création n’a aucun sens. La matière est éternelle, la forme l’est aussi, et à plus forte raison. Expliquer une substance ne peut donc plus signifier qu’une chose : c’est montrer comment telle matière prend telle forme. Mais la matière prend une forme par le mouvement et, quand il s’agit d’une forme substantielle, par la génération. Le principe qui rend compte des substances n’est donc qu’un principe moteur. Mais la démonstration de l’existence du premier moteur a déjà été donnée par la Physique et, par conséquent, il se trouve que, sur ce point, la Métaphysique trouve la tâche toute faite. De fait le livre Λ ne fait que reprendre ou résumer la démonstration de la Φυσικὴ ἀκρόασις. Cela n’empêche pas que c’est seulement par un détour que les deux ouvrages arrivent en fin de compte à coïncider en ce qui regarde la démonstration du premier moteur.

Telle que le présente le VIIIe livre de la Physique et telle que nous voudrions l’exposer, cette démonstration est longue et laborieuse. Peut-être ne sera-t-il pas inutile d’en tracer d’abord le sommaire. Aristote établit en premier lieu l’éternité du mouvement et réfute les objections qu’on y a faites (ch. 1 et 2). Il examine ensuite si et jusqu’à quel point les divers êtres participent à l’immobilité et au mouvement (ch. 3). Après ces préliminaires, la démonstration proprement dite commence. Les êtres naturels eux-mêmes ont besoin d’être mus par quelque chose (ch. 4). Entre le dernier mû et le premier moteur il peut y avoir des intermédiaires ; mais on doit aboutir à un premier moteur, que celui-ci se meuve lui-même ou soit immobile. Mettons qu’on aboutisse à un moteur qui se meut lui-même ; un tel moteur se décompose en un mû purement mû et un moteur immobile. Ajoutons que l’existence d’un moteur immobile apparaît en outre directement comme rationnelle et nécessaire (ch. 5). Le premier moteur, ou les premiers moteurs, est éternel, ou sont éternels ; s’il y a un mouvement continu et dès lors vraiment éternel, il faut au moins un moteur (ch. 6). Quel est le mouvement dont meut le premier moteur ? C’est une translation, et la translation circulaire, seule capable de continuité (ch. 7). Cette translation circulaire est infinie (ch. 8). Elle est le premier, le plus parfait des mouvements (ch. 9). N’est-il pas possible que quelque chose soit mû sans une action permanente et sans cesse renouvelée du moteur, et même que le mouvement de cette chose soit continu ? N’est-il pas possible qu’un moteur mû meuve d’un mouvement continu ? Le premier moteur est inétendu (ch. 10).

Reprenons un à un les divers articles de la démonstration, et tout d’abord voyons comment Aristote établit l’éternité du mouvement. Tous les physiciens, par cela même qu’ils sont des physiciens, supposent le mouvement. Mais au sujet de son éternité ils ne s’accordent pas. Ceux qui admettent une infinité de mondes naissant et périssant à l’infini admettent aussi l’éternité du mouvement ; ceux qui n’admettent qu’un seul monde sans éternité, ou même plusieurs mondes sans éternité, regardent en conséquence le mouvement comme n’étant pas éternel, et alors ils pensent ou bien, comme Anaxagore, que le mouvement a été précédé d’un repos sans durée déterminée, ou bien, comme Empédocle, que le repos et le mouvement se succèdent par périodes (1, déb.-251 a, 5). Il faut reprendre la question. Considérons le mouvement en nous attachant surtout au mobile. En vertu de la définition du mouvement comme actualisation du mobile, il faut, pour qu’il y ait mouvement, qu’il y ait des mobiles. Ceux-ci sont donc soit engendrés, soit éternels. S’ils sont engendrés, alors leur génération constitue un changement, et même, puisque la génération suppose le mouvement proprement dit, un mouvement avant le soi-disant commencement du mouvement. Si les mobiles sont éternellement préexistants, le repos est antérieur au mouvement ; or c’est ce qui ne se peut, parce que le repos n’est que la privation du mouvement. Donc, pour produire le repos, il a fallu un premier changement, et il y a changement avant le changement (251 a, 5-28). Attachons-nous maintenant à considérer le moteur. Tout agent est en somme capable de produire un effet ou son opposé, suivant l’attitude réciproque de l’agent et du patient, et, par conséquent, l’agent n’a vraiment la puissance d’agir, et le patient celle de pâtir, que lorsqu’ils sont en présence et dans le voisinage l’un de l’autre. L’absence de mouvement s’explique donc parce que le patient et l’agent sont éloignés l’un de l’autre. Par suite il faudra, pour faire commencer le mouvement, un mouvement qui les rapproche, et ce mouvement sera antérieur au commencement du mouvement (a, 28-b, 10). — Nous venons de parler d’un commencement du mouvement et d’une durée venant après ce commencement. Mais il n’y a pas d’antérieur et de postérieur sans le temps, et, d’autre part, pas de temps sans le mouvement, puisqu’il n’est que le nombre du mouvement. Si donc le temps est éternel, le mouvement l’est aussi. Or c’est à tort que Platon a contesté l’éternité du temps, que Démocrite tenait au contraire, ajuste titre, pour évidente. En effet il n’y a pas de temps sans l’instant : or l’instant, le présent, est un milieu entre deux intervalles ; au commencement d’un avenir, il est également le terme d’un passé. C’est-à-dire que le temps n’a pas commencé, ni, par conséquent, le mouvement (251 b, 10-28). — Ce qui précède démontre que le mouvement est sans commencement. Il faut dire aussi qu’il est sans fin. En effet, si le mû et le moteur disparaissaient comme tels, il resterait en présence les sujets capables d’être mus et de mouvoir, de sorte que le mouvement devrait recommencer[4]. Pour anéantir ces sujets, il faudrait une cause à cette corruption ; cette cause serait elle-même corruptible, et ainsi à l’infini, de sorte qu’il ne cesserait jamais d’y avoir du mouvement (b, 28-252 a, 3). — Le mouvement est donc éternel. Anaxagore et Empédocle le faisaient commencer sans raison et même, selon le premier de ces philosophes, il n’y avait aucune loi de succession entre le règne du repos et celui du mouvement, ni aucune proportion entre les temps occupés par le repos, d’une part, et, de l’autre, par le mouvement. À cet arbitraire et à ce désordre de doctrines artificielles, qui ne peuvent évidemment rien avoir de commun avec la nature, puisque celle-ci n’agit jamais sans raison ni sans régularité, la démonstration de l’éternité du mouvement met fin. Mais l’éternité du mouvement est bien loin d’être une réponse dernière au problème que soulève l’existence du mouvement. Ce fut un tort chez Démocrite que de ramener toute explication des choses naturelles à cette formule : cela est ainsi, parce que cela se faisait déjà ainsi antérieurement. Les seules vérités éternelles dont il n’y ait pas à rendre raison sont les principes. Nulle autre vérité n’est dispensée par son éternité de produire ses raisons : la somme des angles d’un triangle est éternellement égale à deux droits ; mais il y a dans l’essence du triangle une raison de cette vérité éternelle. Ainsi nous avons à rechercher la cause du mouvement éternel (252 a, 3 à la fin du chap.).

Avant de nous y appliquer, il convient toutefois de répondre aux objections qu’on peut élever contre l’éternité du mouvement. Elles sont au nombre de trois : 1o Tout mouvement est borné par son point de départ et par son terme ; donc il n’y a point de mouvement infini, c’est-à-dire point de mouvement éternel ; 2o si le mouvement était éternel, nous ne verrions pas certains sujets, et tout d’abord des choses inanimées, commencer de se mouvoir lorsqu’un moteur extérieur intervient ; 3o les êtres animés présentent d’une manière bien plus frappante encore ce spectacle d’un mouvement commençant : ce qui est possible dans le petit monde qu’est l’animal doit l’être aussi dans le monde et, au besoin même, si l’on pouvait admettre l’existence d’un tel être, dans l’Infini (2 déb.-252 b, 28). — La première objection repose sur un fait exact, mais indûment généralisé. Il y a beaucoup de mouvements finis. Et certains mouvements, tel par exemple celui d’une corde qui rend pendant un certain temps le même son, ne consistent que dans une succession de mouvements, pareils entre eux mais différents, et ne sauraient passer pour constituer un mouvement numériquement un. Mais cela n’empêche pas qu’il puisse exister d’autre part un mouvement continu et un et, dès lors, capable d’être éternel (b, 28-253 a, 2). — De même la seconde objection ne prouve pas que le moteur externe, qui détermine le commencement du mouvement dans une chose inanimée, n’ait pas lui-même, ou ne suppose pas, un mouvement éternel. Reste, il est vrai, à se demander pourquoi ce mouvement éternel n’entraîne pas dans tous les mobiles auquel il se communique un autre mouvement éternel. Mais se poser cette question, ce n’est plus contester qu’il puisse y avoir quelque part un mouvement éternel : c’est se demander pourquoi certains êtres sont susceptibles d’être toujours en mouvement, et d’autres non, et c’est précisément le problème qui se pose à l’entrée de la présente recherche (253 a, 2-7). — La troisième objection est la plus spécieuse. Mais l’opinion que les animaux se mettent en mouvement sans aucun moteur externe est fausse. En effet le milieu entretient sans cesse dans les corps qui font partie de la constitution de l’animal quelque mouvement ; car tantôt l’animal est chauffé ou refroidi, mouillé ou séché, et non par son propre fait. Ce qui dépend de lui en effet, c’est seulement de se mouvoir selon le lieu. Or, dans la production même du mouvement local, l’action du milieu intervient. Parmi les mouvements que le milieu imprime à l’animal, il y en a qui meuvent l’intelligence et le désir, ces moteurs du mouvement local. Qu’il en soit ainsi, nous en avons la preuve par ce qui se passe dans le sommeil. L’animal n’éprouve alors aucun mouvement sensitif ; mais la respiration, la digestion, l’imagination, le froid et le chaud reçus du dehors, entretiennent en lui certains mouvements qui, comme on l’explique dans le Traité du sommeil (ch. 3 déb.), provoquent, quand ils sont d’une certaine nature, le réveil de l’animal et, par suite, le recommencement de la sensation (253 a, 7 à la fin du chap.). — Aristote, comme il l’annonce, retrouvera plus tard, au cours de son développement, ces objections et ces réponses. Pour le moment il passe à la question que la seconde objection lui a fourni l’occasion de signaler : comment se fait-il qu’il y ait pour certains êtres des intermittences de mouvement et de repos ?

Tout est éternellement immobile, ou tout est éternellement en mouvement, ou encore certaines choses se meuvent et d’autres sont en repos. Cette dernière hypothèse se subdivise à son tour de la façon suivante : les choses qui se meuvent éternellement, et celles qui sont en repos, y sont éternellement ; ou bien il y a pour toutes des alternatives de mouvement et de repos ; ou bien enfin certaines choses sont éternellement immobiles, certaines autres éternellement en mouvement, et d’autres encore, tantôt en mouvement et tantôt en repos. Voilà tous les cas qu’on peut concevoir. Le but et le terme de l’étude que nous poursuivons seront atteints si nous établissons que, de tous ces cas, c’est le dernier qui se présente et doit se présenter dans la réalité (3 déb.-253 a, 32). — La doctrine de l’immobilité universelle repose sur une erreur de jugement, puisqu’elle veut substituer l’entendement aux sens dans une question qui est du domaine de ceux-ci. En supprimant tout mouvement elle supprime la nature entière, en croyant peut-être n’en supprimer qu’une partie ; ce n’est pas la physique seule qu’elle rend impossible, mais presque toutes les sciences et toutes les opinions ; car ces deux manières de connaître supposent presque toujours le mouvement. Enfin le physicien n’est pas obligé de la réfuter ; car la physique part de la donnée du mouvement (253 a, 32-b, 6). — Les partisans du mouvement universel s’éloignent moins de l’esprit de la physique. Mais, selon Aristote qui nous livre, en les réfutant, des aperçus intéressants et de conséquence sur sa dynamique, ces penseurs se trompent gravement dans le raisonnement qu’ils emploient pour soutenir leur thèse là où elle ne peut plus s’autoriser du témoignage des sens. D’après les partisans du mouvement universel, lorsque les sens ne nous montrent plus de mouvement, il y en a encore ; et ils raisonnent comme ceux qui croient à la division infinie en acte du décroissement d’une pierre sous l’action des gouttes d’eau, ou de la fente d’une pierre par l’effet d’une racine qui se développe dans une fissure. De ce qu’une certaine quantité de gouttes d’eau a enlevé pendant tel temps telle quantité de pierre, ils infèrent que la moitié de cette quantité de pierre a été enlevée par la moitié de la quantité de gouttes d’eau. Mais il en est ici comme dans l’action de tirer à sec un navire. On ne saurait admettre, selon Aristote, qui évidemment ne distingue pas entre les résistances et la masse, que, si tel nombre d’hommes fait avancer le navire avec telle vitesse, une partie quelconque de ce nombre d’hommes le fera avancer avec une vitesse proportionnellement réduite. Il estime que, si le nombre des hommes employés est trop faible, aucune vitesse ne pourra être, en quelque hypothèse que ce soit, imprimée au navire[5]. Il faut donc s’en tenir au témoignage des sens et ne pas chercher, sous un mouvement donné, une infinité de mouvements élémentaires, ni, par conséquent, vouloir remplacer l’immobilité, quand les sens la constatent, par des mouvements élémentaires insensibles. La divisibilité des sujets qui subissent le décroissement ou l’altération n’entraîne pas la division de ces opérations elles-mêmes. L’altération par exemple peut avoir lieu d’un seul coup (ἀθρόα γίνεται), c’est-à-dire qu’elle peut s’attaquer simultanément à toutes les parties d’un sujet : telle la congélation. Cela posé, il est facile de réfuter la doctrine du mouvement universel. Une altération a un commencement, un milieu et un terme. On constate des repos quant à l’altération. On en constate aussi quant à la translation. Et le repos dans la translation est même nécessaire pour tous les corps qui ont atteint leur lieu naturel (253 b, 6-254 a, 3). — Puisque le mouvement universel est, en fin de compte, inacceptable comme l’immobilité universelle, devons-nous admettre qu’il y a des choses éternellement immobiles, d’autres éternellement en mouvement, et qu’il n’y en a point qui passent par des alternatives de mouvement et de repos ? Cette hypothèse est condamnée, comme les précédentes, par le témoignage des sens. En effet nous constatons dans certains cas qu’un même sujet subit les changements dont nous venons de parler dans l’énoncé de l’hypothèse, c’est-à-dire que tantôt son repos se change en mouvement, et tantôt son mouvement en repos. D’ailleurs nier la possibilité de ces alternatives, c’est nier aussi la possibilité de certains mouvements dont l’existence nous est garantie par l’évidence sensible, savoir la translation forcée et l’accroissement : la translation forcée, parce que celle-ci suppose avant elle le repos du mobile en son lieu ; l’accroissement, parce que l’accroissement résulte de la nutrition, qui implique la translation forcée, puisque la nutrition transporte en haut ou horizontalement des aliments, c’est-à-dire des corps lourds dont le mouvement naturel est vers le bas. Enfin l’hypothèse a pour conséquence immédiate de nier la génération et la corruption, puisque ces deux opérations font précisément arriver à l’être ce qui n’était pas et passer au non-être ce qui était. Ainsi il n’y aurait rien qui commençât ou qui cessât d’être. Si l’on rétablit la génération et la corruption, on rétablit les alternatives de mouvement et de repos ; car tout mouvement peut s’interpréter comme une génération ou une corruption partielles. Il est donc clair que certaines choses tantôt se meuvent et tantôt sont en repos (254 a, 3-15). — Reprenons une dernière fois l’énumération de toutes les hypothèses possibles. Cela nous permet d’ajouter, en passant, contre l’hypothèse de l’immobilité universelle, que reconnaître au mouvement le titre de phénomène imaginaire et d’objet d’une opinion fausse, c’est avouer qu’il existe effectivement, puisque l’imagination et l’opinion sont des mouvements[6]. Nous verrons en outre qu’il ne nous reste plus qu’une hypothèse à examiner, à savoir que toutes les choses sans exception passeraient par des alternatives de mouvement et de repos. Désormais notre recherche tendra à établir que, si certaines choses sont tantôt en mouvement et tantôt en repos, ce n’est pas là le sort commun de toutes choses et qu’il y a aussi des choses toujours en mouvement et des choses toujours en repos, ou plutôt toujours immobiles[7] (254 a, 15 à la fin du chap.).

Jusqu’ici Aristote n’a fait que poser les préliminaires de la démonstration du premier moteur. À présent il va entamer cette démonstration proprement dite. Le premier point qu’il va établir, c’est que toute chose mue l’est par quelque chose, c’est-à-dire qu’il faut distinguer, de quelque façon que la distinction doive se préciser plus tard, entre le moteur et le mû. Laissant de côté les choses mues par accident, considérons les choses qui sont réellement le sujet d’un mouvement. Ces choses peuvent se diviser, d’une part, en choses mues par elles-mêmes et choses mues par autre chose ; d’autre part, en choses mues par nature et choses mues d’un mouvement forcé ou contraire à la nature. — Mais il est à la fois urgent et délicat d’établir des rapports exacts entre ces deux classifications. Dire qu’une chose est mue par elle-même et qu’elle est mue par nature, cela semble ne faire qu’un, puisque la nature est un principe interne de mouvement. À leur tour, les choses qui sont mues par autre chose coïncident aisément avec les choses mues contre nature, puisque le moteur qui meut un mobile contrairement à la nature de ce mobile est, par définition, extérieur à lui. Cependant tout ce qui est mû par nature n’est pas mû par soi. Sans doute tout ce qui est mû par soi (ὑφ’ ἑαυτοῦ) est mû par nature. Ainsi, bien que parfois certaines parties des animaux soient mues contrairement à la nature, comme lorsque des parties terreuses de l’animal sont portées vers le haut au moyen d’un saut, ou lorsque des organes sont détournés de leur position ou de leur fonction normales, les mains par exemple étant employées à marcher, il faut dire que, dans son tout, l’animal se meut conformément à la nature et par nature. Mais, si tout ce qui est mû par soi est mû par nature, la réciproque n’est pas vraie. Car être mû par soi c’est encore bien autre chose que d’être mû par nature. Être mû par soi cela n’appartient qu’aux êtres animés et implique l’égale possibilité de continuer de se mouvoir et de s’arrêter. Or ce mouvement, qu’Aristote aurait pu qualifier de libre pour en faire ressortir le caractère distinctif, ce mouvement libre n’appartient pas aux êtres naturels, mais inanimés. Il faut donc, en définitive, classer les êtres quant au mouvement en êtres mus par nature et en même temps par soi, êtres mus par mature sans être mus par soi, susceptibles par conséquent d’être mus en quelque façon par autre chose, et enfin êtres mus contrairement à la nature et, dès lors, par autre chose. C’est dans la dernière classe qu’apparaît le plus irréfragablement cette vérité qu’un être mû est mû par quelque chose. Mais la même vérité ressort encore assez bien de la considération des êtres qui se meuvent par soi dans toute la force du terme. Car ce qui les meut a beau être dans eux, on n’est cependant pas tenté de le confondre avec ce qui est mû : l’âme se présente tout de suite comme l’analogue du matelot qui meut le navire. On ne rencontre l’obscurité et l’incertitude que quand on arrive aux êtres mus par nature sans être mus par soi : il est difficile de voir comment ceux-là sont mus par quelque chose (4 déb.-255 a, 2 ; cf. 255 a, 5-11). — Le mouvement de ces êtres n’est pas un mouvement forcé ; et cependant ou ne peut leur attribuer le mouvement libre, ni même discerner d’aucune façon, dans leur essence d’êtres continus et homogènes (συνεχές τι καὶ συμφυὲς), un agent qui meut et un patient qui est mû. Toutefois il y a une solution à la difficulté. Elle est fournie par la distinction de divers degrés dans l’acte ou dans la puissance. Celui qui apprend et celui qui possède la science sans se livrer présentement à la spéculation sont tous les deux en puissance par rapport à la science. Seule la science qui s’exerce est pleinement actuelle. Pourtant celui qui possède la science sans ajouter l’usure à l’habitude n’est plus en puissance, par rapport à la science, dans le même sens que celui qui apprend. Il a déjà un premier degré d’actualité. La science est en lui, et, si rien ne l’en empêche, si par exemple la volonté ne l’arrête pas, cette science passera à l’acte plein de la spéculation. En somme il y a trois degrés dans l’échelle de la puissance et de l’acte. On peut donc distinguer trois degrés dans l’existence d’un corps simple. Il y a par exemple le feu existant en puissance dans l’air : il est au feu réalisé comme celui qui apprend est à la science. Il y a ensuite le feu réalisé, à qui il manque encore d’être dans son lieu propre : à ce degré le feu est comparable à la science en habitude ; il se rendra en son lieu propre, si rien ne l’en empêche. Il y a enfin le feu en train de brûler dans son lieu propre. Mais, s’il en est ainsi, on peut dire qu’un corps naturel comporte doublement d’être mû par quelque chose. Le feu est mû d’abord par l’agent qui l’actualise ; il est mû ensuite, s’il y a lieu, par la cause qui supprime l’obstacle par lequel il était empêché de gagner son lieu propre ; car renverser la colonne qui soutient un corps grave ou enlever la pierre qui maintient sous l’eau une outre gonflée, c’est bien encore mouvoir le grave ou le léger. Et, quant au mouvement propre du corps simple, celui par lequel ce corps, devenu lui-même, va se placer ou son lieu, ce mouvement, qui nous intéresse ici particulièrement, n’est que la suite de celui par lequel l’agent initial fait apparaître, par exemple dans le feu en puissance, c’est-à-dire dans l’air, la forme ou habitude du feu. Le mouvement naturel des éléments a donc son moteur, et même son moteur externe. Ainsi la proposition est vraie sans exception, que tout ce qui est mû est mû par quelque chose (225 a, 2 à la fin du chap.).

Quelle conclusion faut-il tirer de cette proposition relativement à la condition et à la manière d’être du moteur ? C’est ce qu’il s’agit maintenant de rechercher. Que tout soit uni par quelque chose, cela comporte deux sens. On peut entendre, ou que le mû reçoit immédiatement l’action du moteur, ou qu’il la reçoit par l’intermédiaire d’un moteur-mû, ou de plusieurs moteurs-mus. Soit la seconde hypothèse : une pierre est mue par un levier, le levier par la main, la main par l’homme. Comme il faut que la série des intermédiaires soit finie, on arrive à un moteur premier, ou qui meut directement. Si celui-ci est mû par quelque chose, il faut que ce soit par lui-même (5 déb.-256 a, 21). Supposé que l’on renverse en quelque sorte la procédure précédente et que, au lieu de remonter du mû au moteur, on essaye de partir du moteur pour aboutir au mû, on voit bien encore que l’on ne peut aboutir, si la série des intermédiaires n’est pas finie, qu’il est nécessaire de s’arrêter et que, par conséquent, le moteur d’où on est parti est bien un moteur premier (256 a, 21-b, 3), — Un nouvel argument va nous conduire à la même conclusion. Supposons que toute chose mue le soit par un moteur-mù. De deux choses l’une : ou bien ce moteur-mû est mû par accident, ou bien il est nécessaire qu’il soit en mouvement, encore que son mouvement soit emprunté. Dans le premier cas, la supposition que le moteur-mû ne serait pas en mouvement peut être fausse et condamnée par les faits ; pourtant elle reste possible (cf. De caelo I, 12, 281 b, 2 sqq.) ; par suite, il serait possible aussi que le mouvement ne fût pas ; or nous savons que le mouvement est nécessaire (256 b, 3-13). Dans le second cas, on se heurte à des difficultés non moins graves. Sans doute, si le moteur-mû est nécessairement en mouvement bien que son mouvement soit emprunté, le mouvement nécessaire du monde ne reçoit aucune atteinte. Mais quel mouvement possède le moteur-mû ? Est-ce celui qu’il communique ? Ce serait concevable si les moteurs-mus recevaient eux-mêmes le mouvement en question d’un moteur d’un autre ordre. Mais l’hypothèse est précisément qu’il n’y a que des moteurs-mus. Si donc le moteur-mû est mû lui-même du mouvement qu’il communique, autant dire que ce qui enseigne la géométrie l’apprend en même temps. La forme à transmettre n’est possédée nulle part. Dira-t-on que le moteur-mû est mû d’un autre mouvement que celui qu’il communique ; qu’il imprime une translation par exemple, et que lui-même, pendant ce temps, n’est pas transporté, qu’il est altéré : que le moteur-mû qui l’altère subit à son tour L’accroissement, et non l’altération ? Comme les espèces de mouvement sont en nombre fini et que force est bien de s’arrêter, il y aura dans la série des moteurs-mus un moteur altéré, en même temps que le dernier d’entre eux jouera le rôle d’altérant. La contradiction, un instant éloignée, reparaît. L’absurdité de la doctrine selon laquelle tout moteur est mû se manifeste d’ailleurs plus clairement encore de la façon suivante. Si tout ce qui est susceptible de mouvoir est susceptible d’être mû, il faudra que, soit directement soit indirectement, tout ce qui est capable de guérir soit guéri, tout ce qui est capable de bâtir, bâti. Donc il est impossible qu’il n’y ait que des moteurs-mus, c’est-à-dire des moteurs intermédiaires. Il faut qu’il y ait un moteur immobile, ou, si le premier moteur est mû, il faut du moins qu’il ne soit mû que par lui-même (256 b, 27-257 a, 271. — Accommodons-nous de la dernière hypothèse, et voyons comment se meut un moteur qui se meut lui-même. Tout mobile est continu et divisible ; un moteur-mû peut donc se diviser : or, sous peine d’être mû du même mouvement que celui qu’il donne, il faut qu’il se divise en une partie mue et une partie motrice. D’ailleurs, comme moteur, il est en possession d’une forme ; il ne peut donc pas être en même temps mobile, c’est-à-dire privé de la forme dont il s’agit et seulement capable de la recevoir. Donc il faut distinguer dans le moteur qui se meut lui-même ce qui meut et ce qui est mû. Dira-t-on que les parties du moteur qui se meut lui-même sont toutes mues et motrices à la fois, parce qu’elles se meuvent réciproquement ? Mais alors le mouvement et la forme n’ont plus d’où partir. D’ailleurs, si chaque partie n’a pas de soi, mais tire de l’autre, le mouvement, alors le mouvement est en chacune d’elles accidentel, c’est-à-dire que le mouvement pourrait ne pas exister. Enfin chacune des parties recevrait de l’autre le même mouvement qu’elle lui donne. Quant à prétendre que c’est seulement une partie du moteur qui se meut elle-même, cela n’avance à rien, puis que cette partie devient le moteur se mouvant lui-même et que les mêmes difficultés renaissent à son sujet. Donc le moteur qui se meut lui-même ne reçoit de lui-même son mouvement que par accident. Il se meut lui-même en tant que le mobile est chez lui considéré comme indistinct du moteur. Mais en réalité il contient une partie mue et une partie motrice immobile (257 a, 27-258 a, 5). — On arrive à la même conclusion en considérant quels éléments il faut pour constituer une chose se mouvant elle-même. Elle peut renfermer une partie Γ, susceptible d’être retranchée parce que cette partie était purement mue. Le reste ΑΒ est encore une chose se mouvant elle-même. Si la partie Α est telle qu’on ne puisse la supprimer sans supprimer le mouvement, Α était donc un moteur immobile, et Β, un pur mobile. Il n’y avait point unité entre ces deux parties, elles ne faisaient que se toucher, ou du moins le moteur touchait le mobile[8]. Si l’on peut retrancher quelque chose de Α et de Β sans empêcher le mouvement de subsister dans les parties restantes et contiguës d’Α et de Β, les touts Α et Β n’en étaient pas moins en acte, et, avant que la division changeât la nature des fragments enlevés, les parties intégrantes du moteur qui se meut lui-même. D’ailleurs, si l’on veut dire que le tout ΑΒ n’est pas immédiatement un moteur qui se meut lui-même et qu’il n’est cela que par la présence en lui d’une partie de Α et d’une partie de Β, le moteur se mouvant soi-même, ainsi dégagé, reste toujours composé d’un moteur immobile et d’un mû (258 a, 5-b, 4). Il est donc évident que le moteur premier est immobile, soit qu’on arrive directement à ce moteur immobile, soit qu’on le dégage par analyse du moteur se mouvant lui-même. — Cette conclusion est de nature à satisfaire la raison. Car voici une considération particulièrement frappante d’où résulte directement l’existence d’un moteur immobile. Nous constatons l’existence de moteurs-mus et d’un mû qui ne meut plus rien : il est donc rationnel, pour ne pas dire nécessaire, qu’il existe un moteur immobile. Ce que le mû purement mû est au moteur-mû, le moteur-mû doit l’être au moteur immobile. Anaxagore a eu le sentiment de cette vérité quand il a voulu que l’esprit, qui est chez lui le moteur, fût impassible et sans mélange (256 b 13-27)[9].

L’étude de la proposition que tout ce qui est mû l’est par quelque chose nous a conduits à reconnaître que le mouvement ne s’expliquerait pas sans un moteur immobile. Mais le mouvement est éternel. Il faut donc, pour l’expliquer, un moteur immobile éternel. Sans doute il peut y avoir des moteurs immobiles qui ne soient pas éternels. Car ces moteurs, tout en ayant une existence bornée dans le temps, peuvent, puisque ce sont des formes, naître et périr autrement que par génération et corruption, c’est-à-dire sans changement ni mouvement. Il ne s’agit donc pas de réclamer l’éternité pour tous les moteurs immobiles. Mais il est impossible que tous les moteurs immobiles soient sujets à commencer et à finir. Car l’apparition et la disparition perpétuelles de ces moteurs, et aussi la perpétuité de la génération et de la corruption des corps auxquels ils sont liés, doivent recevoir une explication. Or ni l’un quelconque des moteurs immobiles transitoires, ni leur ensemble, qui est successif et discontinu, ne peuvent fournir l’explication requise. Il faut donc au moins un moteur immobile éternel, qui enveloppe cette infinité de moteurs immobiles transitoires. Et même, s’il y a plusieurs mouvements éternels, il faudra autant de moteurs éternels que de mouvements éternels. Il en faudra, de préférence, un nombre fini, ou un seul. Or un seul suffit, qui sera le principe du mouvement des autres. Ce moteur immobile éternel, à la différence des autres moteurs immobiles ne sera pas même mû par accident, à la manière d’une âme (6 déb.-259 a, 13). — Une seconde preuve de l’éternité du moteur immobile se tire de la nature même du mouvement éternel. Nous avons établi que le mouvement est éternel. Mais, pour être éternel, il faut qu’un mouvement soit continu ; pour être continu, il faut qu’il soit un, et non pas une suite de plusieurs mouvements ; pour être un, il faut qu’un mouvement porte sur un mobile unique, et, de plus, provienne d’un seul et même moteur ; car un mouvement provenant d’une série de moteurs qui se succèdent n’est pas un. Dans ces conditions, l’éternité du mouvement entraîne celle d’un moteur immobile (259 a, 13-20). — Enfin l’existence éternelle d’un moteur immobile résulte encore de la manière d’être des autres moteurs immobiles. Ce que nous avons entrepris de prouver, ce n’est pas qu’il y a des principes de mouvement et de repos ; car l’existence évidente d’êtres qui sont tantôt en mouvement et tantôt en repos implique incontestablement l’existence de tels moteurs. Nous voulons établir qu’il y a un moteur aussi éternel qu’immobile et un mobile éternellement en mouvement. Pour y arriver, nous avons montré que, toute chose mue l’étant par quelque chose, il doit y avoir des moteurs immobiles, ou au moins, pour commencer, des moteurs se mouvant eux-mêmes. Or les êtres animés sont évidemment des moteurs se mouvant eux-mêmes, et, par conséquent, c’est chez eux qu’on est tenté de chercher d’abord les moteurs immobiles enveloppés dans l’existence des moteurs se mouvant eux-mêmes. Mais le moteur immobile des êtres animés, celui qui leur donne le mouvement qui dépend d’eux-mêmes, l’âme en un mot, ne meut que du seul mouvement local, et ce mouvement, il ne le leur donne que pendant des durées limitées et par accès. Si bien que c’est même le spectacle du mouvement local des animaux qui a suggéré l’opinion fausse que le mouvement peut commencer absolument et de rien. Sans doute il y a bien dans les animaux un mouvement continu et qui est la condition profonde de leur mouvement local. Mais ce mouvement, dû aux aliments et à d’autres agents, ne provient pas du moteur immobile de l’animal ; il provient au contraire du dehors. De plus le moteur immobile de l’animal, ou l’âme, est mû en quelque façon malgré son immobilité. Il est mû par accident. L’âme se fait changer de lieu accidentellement en déplaçant son corps, comme un homme pourrait se déplacer avec un levier. Il en résulte que l’âme, se trouvant transportée dans une certaine région du lieu, mouvra désormais pour faire sortir le corps de cette région et le faire passer dans une autre. En un mot le mouvement qu’elle imprimera sera conditionné par le lieu où elle s’est accidentellement transportée. Mais un tel mouvement ne saurait être continu, ni, par conséquent, éternel. Pour produire un mouvement éternel, il faut un moteur qui reste toujours en soi-même et dans le même lieu. C’est seulement avec un tel moteur, restant toujours dans le même rapport à l’égard de son mobile, qu’il peut y avoir un mouvement immortel et sans pauses. Sans doute, si ce moteur, par l’intermédiaire de son mobile propre, transmet son mouvement à des mobiles avant eux-mêmes des moteurs immobiles, ces derniers moteurs seront mus par accident. Toutefois leur condition ne sera pas pareille à celle de l’âme, parce que le mouvement reçu n’empêchera pas leur mouvement propre de rester ce qu’il est, c’est-à-dire continu et éternel. On voit donc que l’âme des animaux ne peut pas être le moteur immobile dont on a besoin pour expliquer l’éternité du mouvement et qu’il y faut un moteur immobile éternel (259 a, 20-b, 31). — À ce moteur immobile éternel doit obéir immédiatement un mobile éternel, par l’intermédiaire duquel le reste soit mû. En effet il y a de la génération et de la corruption dans une partie du monde. Or elles ne peuvent être produites directement par le moteur immobile, attendu que, étant toujours le même par rapport aux choses, il ne saurait leur imprimer qu’un mouvement unique. Le premier mobile, au contraire, ne conserve pas toujours le même rapport avec les choses, puisqu’il est mû. Il peut donc mouvoir un autre mobile d’un mouvement qui admette des changements de position dans le mobile qui est le sujet de ce mouvement. Ce second mobile, passant par des positions opposées et devenant par là le principe de formes opposées, c’est-à-dire du chaud et du froid, provoque les alternatives de la génération et de la corruption (259 b, 32-260 a, 10). Le problème que nous avions posé au commencement de cette discussion (ch. 3 déb.) a maintenant reçu une solution complète. Il y a des choses éternellement immobiles, parce qu’il faut quelque moteur premier ; il y a des choses éternellement mues parce qu’elles sont mues par le moteur immobile ; il y a des choses tantôt mues et tantôt immobiles, parce qu’elles sont mues par un moteur qui est lui-même déjà mû (260 a, 11 à la fin du chap.).

Nous venons d’établir l’éternité du premier moteur immobile et d’indiquer qu’il donne un mouvement invariable éternel à un premier mobile. Cependant nous laisserons de côté cette indication et nous chercherons, en reprenant la question pour elle-même, quel est le mouvement dont meut le premier moteur. Y a-t-il un mouvement continu, et, s’il y a un tel mouvement, ce mouvement est-il le premier ? S’il faut répondre affirmativement, il est clair que ce sera de ce mouvement là que mouvra le premier moteur. — Des trois mouvements : accroissement, altération, translation, c’est celle-ci qui est première. L’accroissement suppose l’altération ; car l’aliment, d’abord contraire à ce dont il est l’aliment, doit finalement lui être rendu semblable. Mais, pour que l’agent altère, il faut rapprocher l’agent et le patient. Donc la translation est première. Et si, parmi les translations, il y en a une qui soit première, c’est celle-ci qui est le premier de tous les mouvements (7 déb.-270 b, 7). — En outre, de toutes les affections qualitatives, la première est la raréfaction et la condensation ; car toutes les autres déterminations de qualité passent pour se ramener à celle-là. Or raréfaction et condensation, c’est réunion et dispersion, et, par conséquent, mouvement local. De leur côté, l’accroissement et le décroissement sont des changements de grandeur dans le lieu et, sous ce rapport, apparaissent d’une façon directe comme des mouvements locaux (260 b, 7-15). — Enfin il y a trois sens du mot premier et l’on peut établir que la translation est, parmi les mouvements, première en ces trois sens. Est premier : 1o ce qui est supposé par autre chose et ne suppose pas cette autre chose ; 2o ce qui est antérieur dans le temps ; 3o ce qui a le plus de valeur ontologique. 1o C’est, nous le savons, une nécessité qu’il y ait perpétuellement du mouvement. La nature, tendant toujours au meilleur, satisfera à cette nécessité par un mouvement continu plutôt que par une consécution de mouvements, pourvu seulement qu’un mouvement continu soit possible. Supposons pour le moment, sauf à donner plus tard une démonstration, et cette possibilité, et que le mouvement continu ne peut être qu’une translation. Comme aucun mouvement ne saurait se produire sans reposer sur le mouvement continu, si le mouvement continu est une translation, la translation sera donc première. 2o Les êtres éternels, puisqu’ils ne naissent ni ne varient, ne peuvent se mouvoir que du mouvement local. Il est vrai que, si nous considérons des individus générables et corruptibles, la génération apparaît comme le premier des changements : car, avant de subir l’accroissement et l’altération, il faut d’abord que les sujets existent, et le mouvement local est même celui que chaque animal possède en dernier lieu. Mais, outre qu’un individu engendré suppose avant lui un générateur appartenant à la même espèce et que celui-ci, animal adulte, jouissait déjà du mouvement local, il n’est pas possible de s’en tenir à la considération des sujets engendrés ; car, si le mouvement ne comportait que de tels sujets, le mouvement ne serait pas éternel, ce qui est impossible. Par conséquent, non seulement aucun des mouvements consécutifs à la génération, accroissement, altération, et, ajouterons-nous, mouvement local de l’individu, enfin corruption, ne saurait être premier, mais la génération même ne saurait être première. 3o Ce qui, suivant l’ordre chronologique, apparaît le dernier dans le développement des êtres engendrés est ontologiquement le premier : tel est le cas du mouvement local. D’autre part, ce mouvement est le seul qui n’ajoute ni n’enlève rien à l’essence des êtres, différant en cela de l’accroissement et de l’altération. Enfin ce mouvement est celui que nous attribuons au moteur se mouvant lui-même, c’est-à-dire à l’âme, moteur que nous considérons volontiers comme le premier de tous (260 b, 15-261 a, 26).

La translation est donc première. Mais puisqu’il y a plusieurs espèces de translation, quelle espèce de translation est première ? En répondant à la question, nous montrerons la vérité d’une proposition que nous avons supposée, savoir qu’il peut y avoir un mouvement continu et éternel. Aucun mouvement autre que la translation ne peut être continu. En effet tous les mouvements et changements sont limités par des termes. Donc, avant le commencement de chaque changement, le sujet était immobile dans l’état ou le lieu opposés à ceux vers lesquels tend le changement. Et il est impossible qu’il en soit autrement ; car le sujet serait engagé à la fois dans deux changements opposés ; et peu importe comment on entendra ici l’opposition, pourvu qu’elle entraîne l’incompatibilité des deux déterminations qu’on qualifie d’opposées. — D’ailleurs il paraîtrait absurde qu’un être fût engendré pour périr immédiatement après, et de même, par une généralisation conforme à l’esprit de la nature, pour les autres mouvements (261 a, 27-fin du ch.).

Mais, si les mouvements autres que la translation sont incapables d’être continus, il y a, parmi les translations, un mouvement qui, étant un et continu, peut être infini, savoir la translation circulaire. Le mouvement local comporte trois sortes de trajectoires : le cercle, la droite, ou une ligne mixte, une courbe qui participe à la fois de la droite et du cercle[10]. Si l’une des deux trajectoires simples exclut la continuité du mouvement qui la suit, de même en sera-t-il des trajectoires composées. Or un mobile qui suit une droite finie ne se meut pas d’un mouvement continu, du moins au delà d’un certain temps ; car, arrivé à une extrémité de la droite, il faut, pour se mouvoir encore, que le mobile revienne sur lui-même, et un mouvement qui revient sur lui-même est l’assemblage de deux mouvements contraires ; contraires, puisqu’ils sont définis chacun par des déterminations contraires du lieu : haut, bas, etc. Or nous savons déjà qu’un mouvement continu, c’est-à-dire un, exige un mobile unique, une durée une ou ininterrompue, et exclut tout changement dans l’espèce du mouvement. Mais un mouvement qui revient sur lui-même contient deux espèces de mouvement, c’est-à-dire deux mouvements contraires. La preuve que les deux mouvements en question sont bien des mouvements contraires, c’est que deux mouvements rectilignes inverses l’un de l’autre s’empêchent mutuellement, et la preuve que l’arrêt du mobile résulte bien de la contrariété des deux mouvements, et non de la figure de la trajectoire, c’est que tout se passe de même sur un cercle, encore que chacun des deux mouvements considérés soit continu, du moins dans ses limites, et n’ait point eu à subir de retour sur soi. Ajoutons qu’un mouvement ascensionnel et un mouvement horizontal, lorsqu’ils se rencontrent, ne s’empêchent pas. Donc deux mouvements inverses suivant une droite sont bien des mouvements contraires. — Maintenant, il est plus évident encore que le mouvement qui revient sur lui-même ne se fait pas dans un temps un. Et cela est vrai de tout mouvement dans lequel le mobile revient sur lui-même, le mouvement eût-il lieu sur un cercle ; car, remarquons-le, il ne faut pas confondre le mouvement qui s’accomplit sur un cercle, sans le parcourir complètement, avec le mouvement circulaire. Un mouvement qui revient sur lui-même ne se fait pas dans un temps un, parce qu’il y a une pause entre les deux parties du mouvement, ainsi que le montrent non seulement les sens, mais encore la raison. Voici la démonstration. On peut, sur la trajectoire d’un mouvement rectiligne (ou de tout autre mouvement assimilable), distinguer trois points : le point de départ, le point d’arrivée et un point médian. Ce point médian est lui-même à son tour, par rapport aux deux mouvements qu’il sépare, à la fois terme et point de départ : il est un numériquement ; logiquement il est deux. Ou encore, il existe comme milieu en puissance seulement, mais non en acte : il devient milieu en acte, si, par lui, on sépare deux mouvements de sorte qu’il soit le terme de l’un et le commencement de l’autre. S’il ne joue pas ce double rôle, on peut bien dire, en parlant du point médian, que le mobile y est en un certain instant ; on ne peut dire que le mobile y arrive et en repart. Si l’on pose que le mobile arrive au point médian et en repart, alors le mobile s’arrêtera entre les deux actions, et il y aura entre elles un intervalle, c’est-à-dire un temps. Et ainsi le mobile sera en repos au point médian. Si la pensée veut assigner le point médian, elle le dédoublera aussi, tout comme ferait un mobile, et elle fera du point assigné un point d’arrivée et un point de départ. Comme s’éloigner suppose qu’on est arrivé et comme arriver suppose un départ futur ou un séjour futur, si l’on peut dire que le mobile s’éloigne de son point de départ et qu’il arrive à son terme, c’est qu’on envisage, antérieurement au départ et postérieurement au fait de toucher le but, un repos du mobile en chacun des deux points extrêmes. En somme, arriver en un point et s’en éloigner, cela n’est possible pour un mobile qu’à la condition d’être en repos pendant un temps qui sépare les deux actes. — À cette doctrine on fera sans doute une objection. Si les deux actes sont séparés par un temps, il en résulte, dira-t-on, une absurdité. En effet, soient deux lignes égales Ε et Ζ, ou, en les désignant d’une façon plus complète, ΕΓ et ΖΗ ; soient deux mobiles, se mouvant d’un mouvement continu et sans arrêt, avec des vitesses égales entre elles et constantes, Α sur ΕΓ et Δ sur ΖΗ. Comme on peut toujours, sur le parcours d’un mobile, prendre un point où ce mobile arrive et d’où il s’éloigne dans sa course, nous prendrons un tel point sur ΕΓ, soit Β. Maintenant Α et Δ partent en même temps de Ε et de Ζ, et, pendant que Α est en Β, Δ poursuit son mouvement vers Η. Or, dans ces conditions, Δ arrivera plus tôt en Η que Α en Γ ; car Δ part et s’éloigne du point de ΖΗ qui correspond à Β, plus tôt que Α de Β, puisque Α séjourne et se repose en Β. Mais il est absurde que deux mobiles ayant des vitesses égales ne franchissent pas dans le même temps des distances égales. Cette conséquence absurde résulte bien de ce qu’on admet un intervalle de temps entre arriver en un point et s’en éloigner ; c’est bien parce que Α n’arrive pas en Β et ne s’en éloigne pas en même temps, qu’il retarde sur Δ : s’il faisait ces deux choses en même temps, il est clair qu’il ne retarderait plus ; mais, dès qu’on admettra qu’il ne les fait pas en même temps, il faudra nécessairement que Α retarde, et son retard ne saurait provenir que de ce qu’il s’arrêterait en route, puisque, par hypothèse, il se meut sans arrêt. Ainsi, lorsqu’on soutient qu’un mobile ne peut arriver en un point et s’en éloigner sans un intervalle de temps, on aboutit à cette conséquence absurde que, dans le même temps, des mobiles doués d’égales vitesses ne parcourent pas des distances égales. — À cette objection, voici ce qu’il faut répondre. Si l’on pose que Α arrive en Β et, par conséquent, qu’il devra s’en éloigner, il en résultera la conséquence qu’on signale. Mais il ne faut pas dire que, pendant que Δ poursuit son mouvement de Ζ vers Η, Α arrive en Β pour s’en éloigner, deux actes qu’il ne pourrait en effet accomplir que l’un après l’autre. Ce qu’il faut dire, c’est que Α est au point Β en un instant, et non dans un temps. On n’a pas le droit, quand on considère un mouvement continu, de parler, comme on l’a fait, d’un point intermédiaire où le mobile arrive et d’où il s’éloigne ; car par là même on détruit la continuité du mouvement que l’on admettait par hypothèse. Et c’est dans cette prétention illégitime, non dans la doctrine qu’il y a toujours un intervalle de temps entre les actes d’arriver et de s’éloigner, qu’est la source de l’absurdité dont on voulait rendre cette doctrine responsable. Mais le mouvement d’un mobile qui revient sur lui-même est bien différent d’un mouvement continu. Lorsqu’il s’agit du premier de ces mouvements, il faut dire que le mobile arrive au terme de la ligne et s’en éloigne de nouveau. Par exemple, si un mobile Η se meut de bas en haut vers Δ, puis, de là, revenant sur lui-même, se meut de haut en bas, le mobile se comporte au point Δ comme si ce point était double : c’est, pour lui, un terme et un commencement, et, pour cette raison, il s’y arrête. On doit dire qu’il arrive en Δ et s’en éloigne. Et il ne peut pas faire les deux choses en même temps ; car arriver en un point, c’est y être, et s’en éloigner, c’est n’y être plus. Or un mobile ne saurait être à la fois et n’être pas en un même point. Nous ne pouvons plus ici tenir le langage que nous appliquions tout à l’heure au mouvement continu. Le point culminant n’est pas en puissance, comme un simple point de passage ; il est en acte. L’arrivée du mobile y est donc aussi un acte et, de même, le nouveau départ du mobile. Le point est réellement double et la présence du mobile en lui occupe une durée qui coupe le mouvement. Donc il ne peut y avoir sur une droite de mouvement continu infini ou éternel (8 déb.-263 a, 3).

Ici Aristote intercale une remarque importante sur la continuité de l’espace et du temps et sur la réponse qu’il convient de faire, en définitive, aux arguments de Zénon. Il est sans doute impossible de nombrer l’infini. Mais c’est en voulant nombrer qu’on crée précisément dans le continu, qui en lui-même n’est que divisible, des divisions effectives. Car nombrer, c’est s’arrêter et dédoubler chaque limite pour séparer une fin et un commencement. C’est un accident pour la ligne que d’apparaître comme composée discontinûment de moitiés et de moitiés de moitiés : son essence et sa quiddité sont autres. Il en est du temps de même que de l’espace : la limite entre le passé et l’avenir leur est commune. Lors donc que l’on considère dans le temps un devenir effectif, il faut toujours regarder la limite dernière du temps consacré à ce devenir comme appartenant déjà au temps qui suit. Ce qui emploie tout le temps Α à devenir blanc est déjà blanc au terme de ce temps, c’est-à-dire au commencement du temps qui suit. Si l’on remplace cette limite commune par une distinction de parties séparées et chacune indivisible, il faudra, entre le temps Α, employé tout entier à la génération du blanc, et le temps suivant, où la chose est blanche, insérer un nouveau temps pendant lequel la chose passera de l’état de devenir à celui d’immobilité. Mais il n’y a point ainsi de temps intercalaire : la limite du temps antérieur est déjà le commencement du temps qui suit et qui est, avec le précédent, continu, et non pas contigu comme un indivisible l’est avec un autre indivisible. Et la preuve que le moment où le devenir atteint son terme n’est pas un temps distinct du temps précédent, mais une limite, c’est que, si l’on ajoute ce moment au temps qu’a duré le devenir, cela ne fait pas plus de temps (263 a, 4-264 a, 6).

Nous avons donné les raisons les plus propres, tirées de la nature de la droite et du mouvement qui la parcourt, pour établir qu’un mouvement rectiligne ne peut pas en se prolongeant rester continu et, partant, infini. Voici d’autres raisons plus logiques, tirées de la considération des diverses espèces de mouvement prises en général. — Un mouvement continu, à quelque moment qu’on le prenne, tend vers son terme. Si donc le mouvement ascensionnel de Α vers Γ et le mouvement inverse forment un mouvement continu, le mobile, dès qu’il part de Α, va aussi vers Α tout en allant vers Γ : c’est-à-dire qu’il est animé à la fois de deux mouvements contraires ; et, d’autre part, il s’éloigne de Γ avant d’y être parvenu. Pour éviter ces impossibilités, il faut que le mobile se repose en Γ ; le mouvement est donc coupé par une pause et, partant, n’est plus un. C’est là le sort commun de tous les mouvements non circulaires, en y comprenant la translation (264 a, 7-21). — L’argument suivant, dit Aristote, est plus général encore : cela, sans doute, parce que l’argument se fonde, non seulement sur la considération de tous les mouvements, mais encore sur l’incompatibilité, tout à fait générale, de la privation et de l’habitude. Les mouvements inverses sur une droite sont contraires entre eux, et des mouvements contraires ne peuvent appartenir en même temps à un mobile. Donc le mobile ne reçoit les deux mouvements inverses que l’un après l’autre. Mais, comme ce qui ne se meut pas d’un certain mouvement, étant pourtant apte à le recevoir, en est privé, et que cette privation est, en chaque espèce de mouvement, le repos approprié, un mobile qui revient sur lui-même est donc en repos au point de retour (264 a, 21-b, 1). — Enfin un dernier argument, plus propre et moins logique, vise spécialement l’altération. 1o Le moment où l’un des contraires a achevé de se corrompre et celui où l’autre contraire est présent ne font qu’un. Mais, si le mouvement vers le blanc et le mouvement à partir du blanc forment un seul mouvement, le moment où la corruption du non-blanc est achevée, celui où le blanc est présent, et celui où le non-blanc reparaît de nouveau, ne font qu’un seul moment. 2o Si deux altérations inverses n’étaient pas séparées par un repos, leur limite médiane leur serait commune comme un instant l’est au passé et à l’avenir dans le temps continu : le blanc et le noir se confondraient sur cette limite (264 b, 1-9).

À la différence des mouvements qui impliquent retour du mobile sur lui-même, la translation circulaire est toujours une et continue et, partant, infinie. En effet le mobile se meut à partir de Α et vers Α d’un seul et même élan, sans pour cela recevoir à la fois des mouvements contraires. Car ce n’est pas tout mouvement allant vers un point qui est contraire à tout mouvement partant de ce point, c’est seulement une certaine espèce de tels mouvements : c’est, par exemple, un mouvement rectiligne et son inverse, tels les mouvements qui se font suivant un diamètre, attendu que les deux extrémités du diamètre, étant aussi éloignées que possible l’une de l’autre, répondent à la définition des contraires. Le mouvement circulaire échappe, pour sa part, à toute opposition ; il peut donc être continu et sans lacune. Ce qui produit la discontinuité du mouvement rectiligne, c’est que ce mouvement a toujours un terme et un commencement distincts entre eux et actuels ; au contraire, le mouvement circulaire va d’un point à ce même point. Il n’y a donc pas, sur son trajet, de point où il doive arriver pour, ensuite, s’en éloigner et où périsse sa continuité. Et, pas plus qu’il ne se compose de mouvements distincts les uns des autres comme inverses l’un de l’autre, pas plus il ne se compose d’une répétition de mouvements. Si l’on peut dire, en effet, que le mouvement circulaire, va d’un point à ce même point, on peut dire, en un sens différent, qu’il va toujours vers un point autre, qu’il est toujours nouveau. Tout le monde dira, au contraire, que le mouvement qui suit une droite ou une courbe non fermée se répète et repasse plusieurs fois par les mêmes points. Or quelle est la raison qui fait qu’un mouvement de cette espèce repasse plusieurs fois par les mêmes points ? Pour qu’on puisse dire qu’un mobile repasse plusieurs fois par les mêmes points ou recommence plusieurs fois le même mouvement, il faut que le lieu, et en général le domaine de son mouvement, soit fini : car, de la sorte, chaque trajet entre les extrémités constitue un mouvement distinct, puisqu’on ne peut, identifier des mouvements contraires. Mais, quand le mobile suit un cercle, comme sur une telle ligne le commencement coïncide avec le terme[11], ou plutôt, comme tout point peut être commencement et terme, ce qui équivaut à dire qu’aucun ne l’est, il est impossible de prendre à part un certain parcours du mobile et, par conséquent, de dire que le mobile recommence ce parcours. D’autre part, il résulte de la coïncidence du commencement et du terme dans le mouvement circulaire que ce mouvement est parfait. Tandis que tout mouvement rectiligne peut être prolongé, le mouvement circulaire n’est pas susceptible d’augmentation. La distinction entre les mouvements comme repassant et ne repassant pas par les mêmes points peut faire voir en outre que les mouvements autres que le mouvement local ne sont pas moins condamnés que les translations non circulaires à ne jamais former un mouvement susceptible de rester continu en se prolongeant : altération, accroissement et décroissement, génération et corruption, chacune de ces espèces de changement comporte que le mobile passe itérativement par les termes intermédiaires entre les extrêmes, ou, dans tous les cas, par les extrêmes. De tels mouvements, puisqu’ils se répètent, ne sauraient former un mouvement continu infini. Les Physiologues se sont donc trompés en parlant d’un mouvement éternel des corps sensibles : car ils entendaient par ce mouvement des altérations, des accroissements et des décroissements, des générations et des corruptions. Ainsi il est établi que la translation circulaire seule est un mouvement continu infini (264 b, à la fin du chap.). — Cette infinité du mouvement, rendue possible par la continuité, implique essentiellement, remarquons-le, qu’on ne nombre pas le mouvement. Elle n’est pas contraire aux principes de l’Aristotélisme. Mais il semble qu’on n’en puisse dire autant de l’infinité du temps, puisque le temps est essentiellement nombre. Peut-être devrait-on entendre que le temps proprement dit est toujours fini et que c’est seulement le temps en puissance, la possibilité de nombrer, qui, comme sa matière nombrable, le mouvement, est infini.

Quoi qu’il en soit, nous venons de voir que la translation circulaire est infinie. Nous allons voir qu’elle est première, et cela en raison de sa valeur ontologique. Les deux mouvements locaux simples, le circulaire et le rectiligne, sont antérieurs au mouvement composé de l’un et de l’autre. À son tour, la translation circulaire a la priorité sur la translation rectiligne. Elle est première parce qu’elle est plus simple et plus parfaite. Elle est plus parfaite : en effet la translation rectiligne n’est pas infinie, 1o parce qu’il n’y a pas de droite infinie, 2o parce que l’infini ne peut se parcourir. Étant donc finie, la translation circulaire, à moins de se prolonger par le retour du mobile sur lui-même (mais cela lui ôte l’unité) est imparfaite et périssable. Or le parfait et l’impérissable sont antérieurs à l’imparfait et au périssable, à la fois φύσει, λόγῳ et χρόνῳ (9 déb.-265 a, 24). D’ailleurs le mouvement susceptible d’éternité est forcément antérieur à tous les autres ; car les mouvements qui ne sont pas éternels supposent le repos avant eux, et le repos, privation du mouvement, c’est du mouvement qui a péri (265 a, 24-27). — Arrivé ici, Aristote, avant de donner de nouvelles raisons de l’antériorité de la translation circulaire, revient sur la continuité de cette translation et la déduit de la perfection de sa trajectoire. Ce n’est pas sans raison qu’il arrive que la translation circulaire est une et continue, tandis que la translation rectiligne ne l’est pas. En effet la translation rectiligne a des limites qui sont autant de lieux de repos pour le mobile, et ces limites sont sur la droite elle-même. La translation circulaire est sans limite : car où serait sa limite ? Tout point du cercle est également point de départ, milieu et terme, ce qui fait que le mobile est toujours et n’est jamais à son point de départ et à son terme. C’est pourquoi la sphère est en repos, en même temps qu’elle se meut à un autre égard. Elle est en repos, parce qu’elle garde le même lieu. La cause de ces propriétés de la translation circulaire et de sa trajectoire, c’est qu’elles n’ont point de limites qui résident en elles. Le commencement, le milieu, le terme du cercle, rien de tout cela n’est dans le cercle. C’est le centre qui est tout cela : le commencement, parce que le cercle s’éloigne toujours également du centre ; le terme, parce que les droites les plus longues à partir du cercle sont les rayons. Or le centre n’est pas sur la ligne circulaire. Aussi le mobile ne peut-il atteindre ce point ; il n’a donc pas où se reposer, et, d’autre part, le mobile est pourtant fixe parce qu’il tourne toujours autour du centre qui ne se déplace pas (265 a, 27-b, 8). — Un nouvel argument en faveur de la priorité de la translation circulaire se tire de ce qu’elle sert de mesure aux autres mouvements. Elle sert de mesure ; car c’est le mouvement de la sphère des fixes qui, en un sens, mesure le temps même, puisque un jour et une nuit ne sont pas autre chose que la durée d’une révolution de la sphère des fixes. Or, en tout genre, c’est le primitif qui est la mesure du reste. Donc le mouvement circulaire est primitif. Réciproquement, parce qu’il est primitif, il peut être la mesure des autres mouvements (265 b, 8-11). — Enfin la perfection et, par conséquent, la priorité du mouvement circulaire résultent de son uniformité. En effet, sur une droite la translation n’est pas uniforme, d’abord parce qu’un mouvement forcé se ralentit en s’éloignant du point de départ, et aussi parce qu’un mouvement naturel s’accélère à mesure que le mobile approche de son lieu naturel[12]. La translation circulaire ne comportant ni éloignement d’un point de départ, ni rapprochement d’un point d’arrivée, est, pour cette raison, uniforme. L’uniformité, régularité parfaite, est une marque d’excellence et une raison d’antériorité (265 b, 11-16). — Ajoutons que la priorité de la translation, sinon de la translation circulaire, est attestée par les Physiologues. La Haine et l’Amitié d’Empédocle, puisque l’une sépare et que l’autre réunit, produisent des mouvements locaux ; de même l’Esprit d’Anaxagore, qui sépare. Le mouvement des atomes dans le vide qui s’ouvre devant eux, mouvement qui sert de base aux autres mouvements et en constitue la vérité, est une translation. Les raréfactions et condensations dont parlent d’autres Physiologues sont encore des mouvements locaux. Enfin ceux qui regardent l’âme comme le principe suprême du mouvement professent encore la primauté du mouvement local ; car c’est de cette sorte de mouvement que, dit-on, l’âme se meut elle-même. À ces témoignages des Physiologues celui de la langue pourrait se joindre. Car, lorsqu’on parle de se mouvoir, si on prend le mot dans son sens propre, on entend par là se déplacer selon le lieu (265 b, 17-266 a, 5). — En résumé, il a été établi jusqu’ici que le mouvement est éternel, qu’il faut pour rendre compte de ce mouvement, un premier moteur, que le premier mouvement est la translation circulaire, que ce mouvement seul est capable d’être éternel et enfin que le premier moteur est immobile (a, 6 à la fin du ch.).

Au point où Aristote est parvenu, il ne lui reste plus qu’à couronner sa démonstration par le théorème important que le premier moteur immobile est au-dessus de l’étendue. L’établissement de ce théorème est l’objet principal du dernier chapitre de la Physique. Toutefois ce n’en est pas le seul objet. Ce chapitre s’occupe aussi, en l’intercalant entre les preuves du théorème et les conclusions qui le rappellent, de la discussion de deux objections. Nous commencerons par le développement consacré à ces objections. — La première intéresse le fond même de la dynamique d’Aristote et, d’autre part, elle amène l’auteur à indiquer la manière dont meut le moteur immobile. Aristote ignore la loi d’inertie ; il en ignore surtout la partie qui est liée à la notion de masse. Le mouvement lui apparaît donc comme incapable de subsister en dehors de l’action sans cesse renouvelée du moteur, et, pour maintenir à une masse libre une vitesse constante, ce moteur, aux yeux d’Aristote, accomplit un travail et consomme de l’énergie. Aussi le moteur mécanique doit-il être sans cesse attaché au mû et l’accompagner dans tous les mouvements qu’il lui communique. Tirer, pousser, voiturer, faire tourner le mobile, voilà tous les divers modes de la translation, et tous impliquent le contact ininterrompu du moteur et du mobile entre eux (Phys. VII, 2, 243 a, 15-18 et 244 b, 1 sq.). Cependant il y a dans l’expérience un cas frappant, où le mû continue de se mouvoir après qu’il s’est séparé du moteur : il s’agit des projectiles. Serait-il donc vrai que le mû pût conserver du mouvement indépendamment du moteur et qu’un moteur mécanique pût agir sans partager tous les changements du mû ? Le fait semble être celui-ci : les projectiles se meuvent quelque temps encore et même d’un mouvement qui, dans ses limites du moins, paraît continu, après que le moteur a cessé de les toucher. Comment expliquer le fait ? On dira que le moteur, en mettant le projectile en mouvement, a mis aussi en mouvement autre chose qui touche le projectile, par exemple l’air. Mais, dès que le moteur n’agit plus sur l’air, l’air et le projectile devraient s’arrêter. Il faut dire plutôt que le moteur communique de proche en proche, à l’air par exemple, non pas seulement du mouvement, mais de la force pour mouvoir : c’est ainsi que l’aimant donne à une série de morceaux de fer la puissance d’attirer. La force motrice transmise par le moteur vient résider dans l’air ou dans l’eau et elle y persiste quelque temps. Toutefois cette force s’atténue à mesure qu’on s’éloigne du moteur, et enfin le mouvement du projectile cesse, parce qu’un moment arrive où le dernier des intermédiaires n’a plus que du mouvement sans réserve de force et, en ce sens, n’est plus qu’un mû non-moteur. Il est nécessaire d’admettre cette délégation de la force ; car il est impossible d’expliquer le mouvement d’un projectile par l’ἀντιπερίστασις. Sans doute ; dans un tel mouvement, les parties du milieu déplacé passent bien de l’avant à l’arrière du mû. Seulement il y a là un effet simultané avec le mouvement du projectile, et non une cause de mouvement[13]. Ainsi la continuation du mouvement d’un projectile s’explique par une délégation de force à des moteurs qui meuvent eux-mêmes par contact ; de sorte que le mouvement du projectile perd son apparence paradoxale. Quant à la continuité de ce mouvement, ce n’est aussi qu’une apparence. Car il est imprimé, non par un moteur unique, puisque le moteur primitif a cessé de toucher le mû, mais par une série de moteurs. Ce n’est donc pas dans la translation des projectiles qu’il faut chercher un mouvement continu. Cependant il est nécessaire qu’il y en ait un dans le monde. Or un tel mouvement suppose comme mobile un objet étendu unique et, d’autre part, un moteur unique. Si ce moteur était mû, il serait déjà un premier mobile, et, de plus, il faudrait qu’il fût mû par quelque chose, et ainsi il ne serait pas premier moteur. Comme il faut s’arrêter, le moteur du mouvement continu est nécessairement immobile. Exempt de toute participation au mouvement du mû, il meut sans peine et, dès lors, il peut mouvoir éternellement. Par une nouvelle conséquence de l’immobilité du premier moteur, le mouvement qu’il donne est seul uniforme ou, au moins, le plus uniforme de tous. Il est vrai qu’il faut aussi que la situation du mobile relativement au moteur ne change pas par le fait du mobile. Pour satisfaire à cette condition, le moteur doit siéger au centre, ou sur la périphérie du mobile ; car c’est le centre, ou la périphérie, qui commande la figure géométrique du mobile. Comme la périphérie se meut plus vite que les parties voisines du centre, puisque, dans le même temps, un point de la périphérie décrit une plus grande trajectoire ; comme ce sont les parties les plus proches du moteur qui doivent se mouvoir le plus vite, c’est donc sur la périphérie que le moteur réside, ἐκεῖ ἄρα τὸ κινοῦν (10 déb.-267 b, 9). — La seconde objection dont s’occupe Aristote est d’un moindre intérêt ou, dans tous les cas, d’une moindre difficulté. Ne serait-il pas possible qu’un moteur-mû donnât aussi bien qu’un moteur immobile un mouvement continu ? Supposons que le moteur mû meuve par lui-même, et non par une série d’intermédiaires, comme nous avons vu tout à l’heure qu’il arrive dans le cas des projectiles. Même dans cette hypothèse, on ne parviendra pas à obtenir la continuité du mouvement ; on en restera toujours à une série de mouvements consécutifs ; car, le moteur-mû étant divisible comme l’eau et l’air, il ne constituera jamais un moteur unique : au fond, on n’aura avec lui qu’une suite de moteurs. Seul, un moteur immobile peut mouvoir d’un mouvement continu, parce que, seul, il peut être vraiment unique (267 b, 9-17).

Il peut être vraiment unique, parce qu’il est inétendu. Nous voilà au théorème qui est l’objet principal du chapitre. Le moteur immobile meut d’un mouvement éternel, c’est-à-dire infini dans le temps. Si ce moteur a de l’étendue, il faut que ce soit une étendue finie ou une étendue infinie. Infinie, cela ne se peut, parce qu’il n’y a pas d’étendue infinie, comme on l’a démontré auparavant dans la première partie de la Physique (III, 5). L’étendue du moteur immobile sera-t-elle donc finie ? Non, car une étendue finie ne comporte pas une force infinie, et il est impossible qu’une force finie meuve pendant un temps infini (267 b, 19 à la fin du chap.). Pour arriver à sa conclusion finale, que le moteur immobile est inétendu, Aristote va donc démontrer successivement : 1o que nulle force finie ne peut mouvoir pendant un temps infini ; 2o que dans une étendue finie réside une force finie ; 3o qu’une étendue infinie serait forcément le siège d’une force infinie. — Aristote démontre cette dernière proposition plutôt que sa réciproque, parce que, dans ses trois arguments, il ne considère jamais, comme il importe de le faire remarquer, que des forces attachées à l’étendue. Et en effet, s’il considérait des forces sans sujet étendu, il ne pourrait évidemment pas dire, comme nous allons le voir faire tout à l’heure, qu’une force infinie mouvrait dans un temps nul, c’est-à-dire hors du temps, c’est-à-dire encore ne mouvrait pas, puisque tout mouvement est dans le temps[14]. La Force infinie qu’est en fait le premier moteur meut réellement : elle agit naturellement, bien que surnaturelle ; or elle meut pendant un temps infini. Telle est la thèse d’Aristote. Donc c’est seulement une force inhérente à l’étendue, qui ne peut être infinie sans mouvoir avec une vitesse infinie. C’est sans doute que la vraie force infinie n’est pas composée de parties. Et le fait est que, en elle-même, aux yeux d’Aristote, la force n’est pas divisible : nous avons vu qu’un effet, dynamique en tant que dynamique, ne se décompose pas en parties, ni sa cause non plus. Ainsi c’est seulement dans l’hypothèse où la force serait fonction de l’étendue qu’on pourrait la diviser, et c’est dans cette hypothèse qu’Aristote argumente au passage qui nous occupe. Au reste, il ne soupçonne pas sans doute combien le lien entre l’étendue et l’énergie est extensible, en raison de ce que l’on peut diminuer autant qu’on veut l’élément masse au profit de l’élément vitesse. Il est vrai qu’Aristote pourrait toujours soutenir que c’est seulement à un point de vue mathématique et abstrait que le rapport entre l’énergie et l’étendue où elle réside est inassignable. — Étant donc bien entendu qu’il s’agit de forces toujours fonctions de l’étendue, voici le premier argument d’Aristote : nulle force finie ne peut mouvoir pendant un temps infini. Supposons qu’un moteur Α meuve un mobile Β pendant un temps infini Γ. Prenons une partie Δ du moteur Α ; elle mouvra une partie Ε du mobile Β pendant un temps Ζ qui sera fini, car il est impossible d’admettre qu’une force moindre mouvra autant de temps qu’une force infinie[15]. Mais, en ajoutant les parties Δ et Ε à elles-mêmes, je reconstituerai les touts finis Α et Β, et jamais, au contraire, le temps infini Γ. Donc une force finie ne meut que pendant un temps fini. — Le second point à démontrer, c’est qu’une étendue finie ne peut contenir une force infinie. Posons d’abord qu’une force plus grande produit dans le même temps plus d’effet qu’une moindre, qu’il s’agisse d’une altération, du lancement d’un projectile etc., et qu’une force infinie produit plus d’effet dans le même temps qu’une force finie quelconque. Posons ensuite que le temps employé par une force infinie pour produire un mouvement ne peut être qu’un temps assignable, attendu qu’il n’y a point de mouvement hors du temps. Cela posé, soient Α le temps qu’exige une force infinie pour accomplir son effet, et ΑΒ le temps plus long qu’exige une force finie pour accomplir le sien. En ajoutant cette force à elle-même, on constituera une force d’une intensité suffisante pour accomplir le même effet que la force infinie, et dans le même temps Α. Comme cela est absurde, il est donc impossible qu’aucune étendue finie possède une force infinie. — En troisième et dernier lieu, Aristote démontre que, s’il y avait une étendue infinie, elle posséderait une force infinie. Il remarque d’abord qu’une force plus grande peut résider dans une étendue moindre que celle qui sert de base à une force plus petite. Ajoutons qu’il sous-entend, pour simplifier, que les forces dont il parle sont également distribuées entre tous les points de leurs sujets étendus. Ces conditions établies, la démonstration est double. 1o Soit une étendue infinie ΑΒ, dont la partie ΒΓ possède une force qui, pour mouvoir Δ, exige un temps ΕΖ. Admettons qu’une force double exige moitié moins de temps pour produire le même effet qu’une force égale à l’unité. La force possédée par le double de ΒΓ mouvra Δ dans un temps ΖΘ, moitié de ΕΖ. Et ainsi de suite. Mais jamais je n’épuiserai l’étendue ΑΒ, et, d’autre part, le temps exige pour la production de l’effet diminuera sans terme d’une façon inversement proportionnelle à l’accroissement de la force. Donc la force inhérente à ΑΒ est plus grande qu’une force finie quelconque, et, de plus, exige pour produire l’effet un temps moindre que ne ferait une force finie quelconque, c’est-à-dire que, pour cette double raison, la force inhérente à ΑΒ est infinie. 2o Plus simplement, si la force inhérente à une étendue infinie était finie, en prenant une force de même espèce, c’est-à-dire altérante, ou locomotrice, etc., on mesurerait cette force, autrement dit on l’épuiserait. Mais cela est absurde : il faut que la force en question soit infinie, puisqu’il est impossible d’épuiser une étendue infinie et que la force réside partout dans cette étendue. Ainsi une force infinie ne saurait être attachée à une étendue. Donc, de même qu’il est immobile, le premier moteur est inétendu. C’est là le dernier mot de la Physique, et il nous fait décidément sortir du domaine de la nature.


  1. Phys. II, 7, 198 a, 35 : διτταὶ δὲ αἱ ἀρχαὶ αἱ κινοῦσαι φυσικῶς, ὧν ἡ ἑτέρα οὐ φυσική…
  2. οὐ γὰρ ἔχει κινήσεως ἀρχὴν ἐν αὑτῇ, ajoute Aristote immédiatement après les mots cités dans la note précédente.
  3. Phys. VIII, 5, 251 a, 5 : πρὸ ἔργου γὰρ οὐ μόνον πρὸς τὴν περὶ φύσεως θεωρίαν ἰδεῖν τὴν ἀλήθειαν, ἀλλὰ καὶ πρὸς τὴν μέθοδον τὴν περὶ τῆς ἀρχῆς τῆς πρώτης.
  4. La démonstration n’est pas rigoureuse, puisque l’agent et le patient pourraient, par exemple, être éloignés l’un de l’autre.
  5. Cf. Phys. VII, 5, 250 a, 15-19. — Le passage que nous analysons est un peu confus, parce qu’Aristote entremêle la division d’une action dans le temps avec la division d’une force et de ses effets en parties, et nous en avons simplifié l’exposition.
  6. Cf. De an. III, 3, 428 b, 10 sqq. : … ἡ δὲ φαντασία κίνησίς τις δοκεῖ εἶναι…
  7. μᾶλλον δὲ ἀκίνητά ἐστιν ἀεί, dit Thémistius, dans sa paraphrase de la Phys. 420, 17 Sp. Il est hautement probable que c’est par négligence qu’Aristote a écrit ici (254 b, 3) : τὰ δ’ ἠρεμεῖν ἀεί. Au début du ch. (253 a, 29), il avait écrit : τὰ μὲν ἀεὶ… ἀκίνητα εἶναι. Au surplus tout l’ensemble du livre VIII nous oblige à croire qu’il s’agit dans sa pensée du moteur immobile, et non pas de la terre, toujours en repos au centre du monde. Car quel intérêt majeur y aurait-il à appeler si fortement l’attention sur elle ? Le repos de la terre ne joue aucun rôle dans la démonstration du principe premier du mouvement. Le rôle le plus inférieur est joué par la sphère de la lune, représentant le mû qui ne meut plus rien.
  8. L’agent doit toujours toucher le patient : mais la réciproque n’est pas vraie, De gen. et corr. I. 6, 323 a, 31-33.
  9. Ce passage important, qui a ses analogues dans la Métaph. Λ, 7, 1072 a, 24-26 et le De an. III, 10, 433 b, 13-15 (cf. Zeller, p. 359 et n. 3), se trouve placé dans la Physique entre la première et la seconde partie d’un argument destiné à prouver l’existence du moteur se mouvant lui-même, et, d’autre part, la transition par laquelle le passage débute ne peut pas être considérée comme se référant aux mots qui précèdent dans le texte. On semble donc très autorisé à suivre l’exemple de plusieurs commentateurs, et notamment de Thémistius (426, 10 ; 429, 4 Sp.), qui, malgré l’opposition d’Alexandre, transposent ce passage après la fin du ch. 5. Cf. Simplicius, Phys. 4224, 26 Diels (Schol. 433 b, 36).
  10. Telle, par exemple, que l’hélice ; cf. un extrait du commentaire de Damascius sur De caelo I, dans Schol. 455 b, 22.
  11. Idée empruntée, au moins en partie, à Alcméon : cf. Zeller I⁴, 490, 1 ; 491, 1 (tr. fr. I, 465, 3 et 4).
  12. Seule, cette seconde raison de la non-uniformité du mouvement rectiligne est donnée par Aristote. La première est indiquée par Simplicius, Phys. 1317, 18-21 Diels.
  13. Le passage διὸ ἐν ἀέρι… ὥστε καὶ παύεσθαι, 267 a, 15-19, que nous insérons dans le développement un peu plus tôt que ne fait Aristote, doit dans tous les cas être considéré comme une parenthèse.
  14. Phys. VI, 4, 235 a, 11 : … ἅπασα κίνησις ἐν χρόνῳ…
  15. Même si, comme en l’espèce, on essaie de compenser la diminution de la force par celle du mobile ; car il faudrait que la diminution du mobile allât jusqu’à l’infini.