Le Tailleur de pierre de Saint-Point (éd. 1863)/03

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 408-420).

CHAPITRE III


Je boutonnai mes guêtres de cuir sur mes souliers à clous ; j’enlevai les grelots à mon chien pour qu’il n’épouvantât pas les chevreaux et n’avertît pas Claude en courant devant moi ; je pris mon fusil, ce bâton et ce génie familier du chasseur ; je traversai les prés de la vallée en faisant lever les grives, et je commençai à gravir lentement, à travers champs, les côtes d’abord douces, puis escarpées de la montagne. C’était le matin d’un dimanche ; je ne rencontrais personne dans les champs ; le jour était long devant moi ; je me retournais et je m’asseyais de temps en temps sur les racines d’un châtaignier pour jeter un long regard sur le bassin qui se creusait, de halte en halte, davantage sous mes yeux. Le soleil avait dépassé oisif la moitié du pan de ciel qu’il semble mesurer sur la vallée, et il penchait déjà un peu vers la montagne opposée, quand j’approchai de ce hameau ruiné des Huttes, d’où le tailleur de pierre recevait sans doute son nom. Je n’y étais pas monté depuis l’âge de onze ans, où ma mère m’avait retiré de la société des petits chevriers du pays pour me mettre dans le moule commun du collège, dans la société des régents, des écoliers et des livres. J’y montais une fois ou deux par an, à cette heureuse époque de mon enfance, avec les servantes de la maison, pour acheter des cabris au printemps et des châtaignes écorcées en automne, dans les deux ou trois cabanes qui composaient alors ce hameau.

Je reconnaissais bien les arbres, les sources sous les cressons et sous les pervenches, les mousses même sur les larges pierres grises qui sortent comme des ossements de la terre du lit des genêts ; mais les cabanes n’existaient plus. Je n’apercevais de loin, à leur place, que deux morceaux de pierraille écroulés. Quelques ronces aux fruits noirs rampaient au-dessus. Un vieux sureau, qu’on appelle soyer dans le pays, arbre domestique qui s’attache de lui-même à la demeure de l’homme, comme la mauve et l’ortie s’attachent à la tombe dans les cimetières, semait sa fleur sur des tuiles brisées. Un magnifique houx se cramponnait par ses bras tortueux aux débris d’un mur percé d’une fenêtre sur le ciel, arbre vigoureux et immortel, dont la sève bout sous la neige et dont l’écorce toujours verte et les feuilles vernissées comme le cuir semblent survivre aux siècles et prendre en pitié les fugitives générations humaines qui passent et qui se couchent à ses pieds. Je cherchai de l’œil le sentier glissant dans le creux du ravin, sur le bord d’un filet d’eau suée par le granit, et qui conduisait jadis à la troisième cabane. Je le découvris sous les feuilles sèches du dernier hiver, que les vents tièdes du printemps avaient roulées sur les pentes du ravin, et j’y marchai quelque temps au bruit de l’eau égouttée plus que versée par la cascade.

Le ravin, d’abord plein d’humidité et de nuit, serpentait tantôt étroit, tantôt large, entre deux parois de granit décomposé qui fondait en sable de différentes couleurs, rouge, jaune-gris, verdâtre comme ces galets de vert antique qu’on trouve dans les sables de la mer de Syrie. Des troncs de cerisiers sauvages, de platanes dentelés et de mélèzes, arbres durs au froid, s’y penchaient l’un vers l’autre des deux bords supérieurs de la gorge, et formaient, en s’entrelaçant au-dessus, une haute voûte de feuillages immobiles. Les pas y résonnaient comme sous une nef de cathédrale. Un doux frisson courait sur la peau, comme si l’on eût marché dans l’avenue d’un mystère. Quelques merles noirs traversaient seuls d’un vol effrayé ce ravin. Mais bientôt il s’éclaircissait, comme si on eût allumé une lampe au-dessus des feuilles transparentes. On apercevait quelques petits pans de ciel bleu à travers les feuilles, comme des morceaux de lapis dans un plafond. Les arbres s’écartaient, le sentier remontait à droite vers le bord de la gorge et vers le jour par une pente rapide. Je laissai à ma gauche quelques flaques d’eau verte au fond de ce qu’on appelle un abîme en langage de montagnes. Quand je fus parvenu au niveau du sol, la demeure du tailleur de pierre était devant moi.

C’était une masure informe de pierres sèches sans ciment, adossée à un grand bloc carré de roche grisâtre sur laquelle on voyait encore debout, mais sans porte, sans fenêtre et sans toit, les murs de la troisième cabane du hameau des Huttes, que j’avais visitée autrefois. La plate-forme de cette roche, qui avait servi de piédestal à cette hutte de chevrier, était jonchée de tuiles pulvérisées par les pieds des animaux, de tronçons de solives dont une extrémité portait encore sur le mur et dont l’autre bout pendait sans support vers le sol, enfin de vieux lambeaux de chaumes déchirés du toit et tourbillonnant au vent. La suie noire contre un pan de briques autrefois crépi marquait encore la place du foyer où cette famille de montagnards avait vécu, aimé, tari. Derrière ces murailles en ruine, le rocher, creusé en lit de torrent par l’écoulement des eaux de source et des pluies, formait une sorte de canal naturel d’où la petite cascade pleuvait à petit bruit dans le ravin. C’était de ce côté qu’ouvrait jadis la fenêtre basse de la cabane tournée au nord. Un immense lierre, les racines dans l’eau, encadrait déjà de mon temps cette fenêtre et ce côté du mur. Maintenant, il remplissait l’ouverture tout entière d’une gerbe touffue de ses feuilles et de ses grappes noires, comme s’il eût porté des fruits de deuil sur la ruine de la maison qui l’avait nourri. Il s’accrochait aux solives, aux jambages de la cheminée, à l’entablement de la porte ; il se hérissait en corniches débordantes au sommet de chaque pan de mur et sur les rebords même de la roche, comme un chien couché sur son maître mort, qui l’étreint de ses pattes, qui le couvre de son corps, et qui semble défier les hommes de lui enlever la dépouille de celui qui l’a aimé.

Claude n’avait pas essayé de relever la maison éboulée de sa famille et de s’y refaire un asile à lui-même. Rien n’aurait été plus facile, quand la pierre, le bois, les tuiles, étaient encore sains. Pourquoi avait-il préféré se gîter au pied du rocher, sous une espèce de concavité qui formait autrefois l’étable des chèvres, et se coucher là comme un mendiant sous la porte ? Dieu le sait. Sans doute ce fut par quelque superstition secrète du cœur pour le toit où il avait vécu et aimé, ou par l’horreur de s’y voir seul et de le sentir si vide après l’avoir vu si plein. Car ce n’était pas par paresse : il faisait toutes les semaines pour rien plus de travail qu’il n’en eût fallu pour relever et entretenir la solide cabane de sa mère.

Quoi qu’il en soit, sa maisonnette, ou plutôt sa grotte, ne consistait qu’en une espèce de cave taillée, ou par les eaux ou par l’éboulement d’une partie des parois, dans le flanc même du rocher. Comme cette cavité était peu profonde, il y avait ajouté deux petits murs de pierres informes et la plupart triangulaires de granit roulé. Ces pierres étaient posées sans art, les unes sur les autres, de manière cependant que les angles sortants des unes s’enchâssassent dans les angles rentrants des autres, comme les murs cyclopéens qu’on voit en Étrurie, sans savoir qui les a bâtis, de la nature ou de l’homme. Ces deux murs partaient du rocher, s’avançaient de quelques pas sur la rocaille en pente, mêlée de quelques touffes de buis ; un autre mur pareil les rejoignait. Il était percé, en face de la vallée, d’une porte basse et d’une lucarne à côté fermée d’une botte de genêts encore en fleur. La porte, bâtie de trois morceaux de planches vermoulues évidemment empruntées aux débris du plancher de la cabane supérieure, n’avait d’autre serrure qu’un loquet de bois levé par une ficelle qui pendait dehors le jour, et qui rentrait la nuit, par un petit trou au-dessus du loquet, dans l’intérieur de la hutte. La partie du toit qui s’attachait au rocher et qui en débordait de quelques toises était couverte, au lieu de chaume, de petits balais de genêts fortement liés les uns aux autres par de grosses cordes de paille d’avoine tordue, sur lesquelles glissait la pluie et croissaient des touffes de pariétaire. Le roc lui-même servait de toit naturel au fond de la cabane. On voyait encore, sur ce rebord proéminent du rocher, les restes d’une galerie soutenue par une vieille poutre et décorée d’un débris de balustrade et d’une ou deux marches d’escalier, qui étaient autrefois le porche rustique de la maison. Les lierres chevelus dont j’ai parlé, qui envahissaient à présent toute l’antique demeure, débordaient de cette galerie en ruine jusque sur le toit de la nouvelle hutte. Un cognassier tortueux, quelques genévriers aux perles noires et une immense troche d’aubépine, végétations saxillaires, s’étaient enracinés dans une corniche naturelle du roc. Ils pendaient de là avec leurs branches, leurs guis, leurs fruits et leurs fleurs sur le toit. Ils le recouvraient presque tout entier de feuilles mortes, de feuilles vertes et de neige odorante d’aubépine. Je fus étonné de voir parmi ces branches deux ou trois nids de petits oiseaux des hauteurs. Ils couvaient leurs œufs en me regardant du fond de l’ombre des feuilles. Ils ne s’envolèrent pas à mon approche, comme s’ils eussent par instinct le sentiment d’une confiante sécurité. Les lézards du mur ne s’enfuyaient pas non plus.

Je tirai la ficelle du loquet de bois, et j’entrai dans la cabane en appelant Claude des Huttes. La cabane était vide. J’y jetai rapidement un coup d’œil pour juger des mœurs et des habitudes de l’homme par l’aspect de son habitation. D’un regard je compris la vie de ce pauvre solitaire. Le fond de la hutte était de quelques pieds plus élevé que le plancher. C’était une espèce de lit de pierre creusé au ciseau dans le roc vif, à la taille d’un homme. Ce lit avait le rocher en voûte pour plafond ; il était recouvert, au lieu de matelas, d’une litière de paille d’avoine, mêlée de foin de fines herbes des montagnes. Une botte de genêts servait d’oreiller. Trois ou quatre peaux noires de mouton, roulées au pied de cette couche, servaient de couverture en hiver. À côté de cet enfoncement, une robe de femme, galonnée de velours sur les coutures, pendait à un clou avec une petite croix d’or ou de laiton sur la poitrine : c’était la seule décoration de la cabane, les lares apparemment de la maison. Un peu plus loin, contre le mur de pierres sauvages, on voyait un petit foyer couvert d’une pincée de cendres blanches de genêts. La fumée, qui avait noirci dans cet endroit les pierres grisâtres, s’échappait par l’interstice de deux blocs de granit ménagé pour cet usage par le hasard, et qui se fermait, quand le foyer était mort, par un bouchon d’herbes sèches. Le reste du plancher de la cabane était recouvert tout entier d’une lisière épaisse et propre de bruyères et de fougères vertes, sur laquelle étaient imprimées en creux les places que les chiens, les chèvres ou les chevreaux avaient affaissées de leur poids pendant la nuit. Pour toute provision, on voyait des régimes de maïs doré de l’an passé, suspendus à une poutre du toit, dont les paysans de ces montagnes font griller les grains sous la cendre ; des châtaignes écorcées et séchées au four qu’on fait cuire dans du lait ; quelques petits fromages de chèvre, durs comme les cailloux dont ils ont la forme, et un gros pain de seigle entamé, que les taches de moisissure commençaient à velouter d’un duvet blanc. Un couteau, un pot de grès pour faire bouillir les pommes de terre, et une poche de cuir luisant, emmanchée d’un long manche de fer, pour puiser et boire à la source, étaient les seuls ameublements et les seuls ustensiles de la cabane. Je regardai par la porte ma maison qui brillait à l’horizon, au soleil de la vallée, avec ses vastes murs, ses toits, ses tours, ses grandes chambres remplies de meubles utiles ou futiles, de tous les serviteurs et de toutes les nécessités d’une civilisation insatiable de besoins et de satisfaction de besoins factices ; je reportai mon regard sur le mobilier de Claude des Huttes, et je sortis en disant :

« Voilà donc le résumé des besoins d’un homme ! »

Je refermai la porte et j’appelai du dehors ; mais le creux seul du rocher redit le nom de son habitant. Je m’acheminai alors plus haut, çà et là, pour découvrir l’homme et les chèvres. Un sentier imperceptible à tout autre œil qu’à l’œil du chasseur, tracé par une légère inflexion du gazon sous les pas, et par quelques fougères dont une ou deux feuilles avaient été récemment brisées par la corne des chevreaux, me guida au revers d’un mamelon entouré de pierres grises, à une centaine de pas environ par-dessus la cascade. Un énorme bloc de rocher, semblable à celui qui portait l’ancienne maison, sortait de terre comme une tour de géant au milieu de ce mamelon. Une herbe fine comme le velours de soie verte croissait alentour. Je fis lentement le tour de ce rocher, dont le sommet me paraissait inabordable sans échelle ; puis je trouvai une espèce de cassure entre ses parois, et des degrés naturels et inégaux qui en facilitaient l’accès. Je les gravis pour découvrir de plus haut tout ce qui pouvait habiter ces sommets et ces gorges, où la terre, la pierre et l’eau semblent vouloir se dérober sous les plis multipliés du sol. Parvenu au sommet, une pente douce me conduisit, du côté du midi, au pied de ce rocher que je croyais de toutes parts inaccessible. Il était de niveau, de ce côté, avec une petite enceinte de pelouse fleurie, toute murée de roches moussues entassées les unes sur les autres, comme un pan de jardin préservé par le hasard dans l’écroulement d’un vieil édifice. En mettant le pied sur cette pelouse et en la parcourant d’un regard, j’aperçus tout ce que je cherchais.

La pelouse avait la pente d’un toit de chaume pour laisser glisser les neiges d’hiver et écouler les eaux de la pluie ; le soleil de midi, qui regardait en plein, réverbéré encore par les prismes sablonneux des roches granitiques dont elle était comme murée partout, y répandait des rayonnements et des tiédeurs rares à de si grandes hauteurs au-dessus des vallées. On y respirait le printemps. Une nuée d’insectes y flottaient et y bourdonnaient dans les rayons, qu’ils rendaient, pour ainsi dire, palpables. On sentait que d’autres hôtes encore que l’homme avaient découvert cet abri. Les plantes aussi y pullulaient au pied des roches : les œillets rouges y prenaient racine et y flottaient, comme des cerises entr’ouvertes par le bec des oiseaux, sur les mousses du mur. Les églantiers en tapissaient l’enceinte à profusion ; leurs jets, allongés et flexibles, y lançaient des milliers de paraboles végétales, à l’extrémité desquelles s’ouvrait une étoile de roses à cinq feuilles qui pleuvaient sur le gazon. L’herbe, quoique inculte, semblait peignée par le râteau. Le chasseur, en découvrant cette solitude dans la solitude, à la fois gracieuse et sévère, rayonnante et recueillie, murée et fleurie, était incertain si le morceau de terre qu’il avait sous les yeux était un verger, un jardin, ou un sanctuaire de mort paré de fleurs par la piété d’un village abandonné. Ou plutôt, c’était en réalité quelque chose qui participait de ces deux natures, une espèce de jardin funèbre où la vie disputait le sol à la mort, et où, en voyant tout à la fois de l’herbe, des fleurs, des animaux paissant, des oiseaux chantant, et ces monticules de gazon qui semblent les plis de la couverture de l’homme dans son dernier lit, on hésite entre la joie et le plaisir, et l’on reste à contempler en silence, sans savoir si l’on doit jouir ou s’attrister. Telle fut la première impression produite sur moi par ce charmant asile de soleil, de silence et de repos.

À peine avais-je posé le pied sur cette herbe en fleur pour en faire le tour, qu’un étrange et inexplicable spectacle attira mon regard et suspendit mon pas commencé. À vingt ou trente enjambées de moi, trois gros blocs frustes de granit gris se dessinaient au sommet de la pelouse sur le bleu du ciel : l’un sortait de terre comme le tronçon debout d’un pilastre démoli ; l’autre était posé en travers et en équilibre sur ce tronçon ; le troisième, assis comme un dé au-dessus et au milieu du second bloc transversal, formait ainsi, soit hasard de la nature, soit intention du constructeur, une croix massive et surbaissée, dont les dimensions et la pesanteur semblaient dépasser les forces de l’homme. Une des branches de pierre de cette croix penchait à gauche d’une telle inclinaison, qu’elle semblait attester dans ce monument semi-druidique un jeu irrégulier et inhabile des éléments plutôt qu’une combinaison de la volonté. Était-ce cette croix sauvage qui avait attiré l’attention et groupé alentour les sept ou huit tombes de ces huttes ? Étaient-ce les habitants qui avaient roulé anciennement ces blocs détachés pour en faire l’enseigne de leur mort et le signe de leur immortalité ? C’était impossible à dire. Les petites écailles blanches et grises des lichens, les taches sombres de la pluie, les mousses vertes du printemps, les germinations accidentelles que les vents sèment avec les poussières de la terre et les plantes sur les grosses roches, tapissaient ces trois blocs de granit de toute espèce de végétations saxillaires et de velours fins et diversement coloriés. Des touffes de bruyères violettes pendaient, les fleurs renversées, des branches de la croix ; un lierre rampant et des ronces vigoureuses s’enlaçaient de toutes parts au tronc principal et formaient au sommet un couronnement de feuilles touffues, de rameaux entrelacés, de fleurs, de grappes et d’épines qui rappelaient la couronne symbolique du supplice sur le front du juste, du crucifié. Deux chevreaux blancs comme la neige, par cet instinct qui porte ces animaux aux escarpements, étaient couchés l’un en face de l’autre sur chacune des branches transversales de cette croix, leurs jambes de devant repliées sous le ventre, et leurs têtes barbues se dessinant comme une corniche antique sur le bleu du firmament.

Je serrai le cordon de mon chien contre moi, et je lui fis signe du doigt de se taire, pour qu’il ne dérangeât pas cette admirable disposition du caprice des chèvres et du hasard de la nature.

Au pied de ce groupe de pierres et d’animaux, Claude des Huttes dormait couché sur l’herbe. Un de ses coudes, recourbé sous sa tête, lui servait d’oreiller. Son autre bras était étendu et porté sur le dos d’un chien noir à longues soies, couché et dormant aussi à côté de lui. On voyait qu’il s’était endormi en le caressant. Le soleil, un peu tempéré, tombait d’aplomb, en s’éloignant, sur l’homme et sur le chien, et semblait les pénétrer et les fondre de ses feux, comme si l’herbe, la pierre et la chair devaient également bénir ses rayons. À côté du chien, cinq ou six moutons, dont la laine d’hiver n’était pas encore tombée sous le ciseau, se tenaient en cercle, leurs têtes basses et concentrées les unes contre les autres, comme les rayons de la roue vers le moyeu, pour se donner réciproquement l’ombre de leur corps. Une belle chèvre tachetée de blanc et de noir, la mamelle pleine et rebondie comme une outre de lait, était couchée aux pieds de Claude, dans une attitude de repos, de bien-être et de complète sécurité. Elle appuyait nonchalamment sa belle tête, plantée de deux longues cornes luisantes, sur le cou d’un troisième petit chevreau blanc sans cornes, couché entre ses jambes.

Les sabots de ces charmantes bêtes, polis par l’herbe, brillaient comme des cailloux noirs polis par l’eau d’un ruisseau. Les grands yeux de la mère, vagues, lointains et rêveurs comme les yeux de la gazelle et du chameau, semblaient penser. Ils se portaient tour à tour du maître à ses petits, du chien aux moutons, des roches à l’herbe, comme si elle eût rassemblé voluptueusement dans son regard tout ce tableau de paix dont elle faisait partie. Quelques lapins broutaient le serpolet de la pelouse à côté du chien, des chèvres et de l’homme, sans s’effrayer même de mes pas. On voyait que Claude avait appris à son chien à les regarder comme du troupeau. Sept ou huit pruniers et deux cerisiers, aux troncs maigres et courbés par les vents, croissaient à quelques pas de là, à l’abri d’une rangée de blocs de granit plus hauts que le reste de l’enceinte. Leurs fleurs tardives, qui commençaient cependant à tomber, pleuvaient par flocons à chaque ébranlement insensible de l’air. Ils faisaient flotter une ombre légère entremêlée de clarté sur le gazon.

La nature sait combien les dernières cimes des montagnes sont froides et battues des vents. Elle n’y fait croître que des arbustes à maigre feuillage, dont l’ombre légère et mobile n’est qu’un éventail étroit et transparent sur la face de la terre. Cette ombre des pruniers et des cerisiers en fleur n’atteignait pas les pieds du tailleur de pierre endormi. Contre les blocs, derrière ces arbres, on voyait sept ruches avec un petit toit pointu de paille, portées sur autant de pierres qui leur servaient de piédestal pour les préserver de l’humidité pendant les pluies. Ces ruches, pleines d’essaims, bruissaient sourdement comme une flamme dans le bois vert ; les abeilles, réchauffées par le soleil, sortaient et rentraient en foule, volant autour de l’homme et se posant même sur son bras et sur son front sans le piquer : car elles connaissent, comme les animaux domestiques, la main qui les nourrit. Une énorme fourmilière s’élevait tout auprès de la tête du paysan. Son bâton n’avait pas voulu la démolir, pour ne pas détruire une ville laborieusement bâtie par ces petits architectes du bon Dieu, comme il me le dit après. Des légions de petits lézards apprivoisés montraient leurs jolies têtes éveillées entre les fentes des pierres, ou se poursuivaient dans l’herbe rare, sans craindre de passer sur les pieds, sur les mains et jusque sur les cheveux noirs de l’homme et sur les pattes du chien. On eût dit qu’un esprit de douceur et d’amitié avait mis la confiance et la paix entre toutes les choses et entre tous les êtres de cette petite colonie de la montagne.

Je restai immobile et involontairement attendri à contempler tout cela. Je craignais maintenant d’y porter le trouble en réveillant Claude pour l’interroger. Si j’avais pu me retirer en silence et sans avoir été aperçu, je serais revenu sur mes pas. Mais, au moment où je me retournais pour aller attendre à la porte de sa cabane le réveil et le retour du tailleur de pierre, son chien flaira le mien. Il se dressa sur ses pattes de derrière en regardant de mon côté, et, élevant son museau vers le ciel, comme font les chiens en détresse ou surpris par un objet inattendu, il jeta un long hurlement d’angoisse et d’effroi pour éveiller son maître. Claude se releva sur son séant, regarda vers moi, me reconnut et fit quelques pas pour m’aborder avec un visible embarras. Je m’avançai moi-même alors avec un visage souriant pour le rassurer, et, lui prenant la main : « Je vois ce que c’est, Claude, lui dis-je ; vous vous sentez en faute envers moi, et vous avez peur que je ne vienne vous reprocher d’avoir déserté mon chantier. Rassurez-vous, rasseyez-vous où vous étiez, là, au milieu de votre famille de chèvres, de moutons, de lézards, d’abeilles et de chien. Tout cela est de la même famille que nous, n’est-ce pas ? Je les comprends et je les aime comme vous. Puisque le bon Dieu ne s’est pas trouvé trop grand pour les faire, nous ne devons pas nous trouver trop grands pour les fréquenter. »

Le chien se tut, la chèvre ne se leva pas de son creux dans l’herbe, les moutons continuèrent à bêler, la tête dans leurs jambes, les lézards à courir, les abeilles à bourdonner. Nous nous assîmes au soleil, l’un vis-à-vis de l’autre, lui sur son monticule, moi sur le mien, la tête dans la lumière du ciel, les pieds dans l’herbe de quelque sillon de tombe fermée et oubliée sous ce vert linceul de gazon embaumé de fleurs, et nous eûmes ensemble l’entretien que je désirais avec lui.