Le Tailleur de pierre de Saint-Point (éd. 1863)/04

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 420-444).

CHAPITRE IV


Moi. — Pourquoi donc avez-vous laissé mon ouvrage, Claude ? Avez-vous été malade ? ou bien avez-vous cassé vos outils ? ou bien avez-vous trouvé la carrière trop revêche ou les dalles trop friables sous le marteau ?

Lui. — Non, monsieur, je n’ai pas été malade, je n’ai pas cassé mes outils, la carrière est aisée et la pierre est saine ; pourtant je n’ai pas osé vous dire pourquoi je m’en suis allé malhonnêtement, comme un voleur, sans remercier, sans avertir, sans demander mon compte, parce que je me sentais fautif et que je n’aurais jamais su trouver de bonnes raisons. Mais vous me pardonnerez si je vous ai fait peine : ce n’était pas ma volonté. Au contraire, je voudrais vous rendre service si j’en étais capable ; car on aimait bien votre mère dans la montagne, et on en parle encore dans les veillées.

Moi. — Eh bien, c’est au nom de ma mère que je vous demande de me dire pourquoi vous ne voulez pas travailler pour moi. Voyons, prenez courage : les âmes des hommes sont des cloches du même timbre. Elles rendent, en haut ou en bas de la montagne, le même son. Ce qui est juste pour vous sera juste pour moi. Parlez-moi comme vous parleriez à Dieu. Quelle conscience vous êtes-vous faite pour vous retirer en me laissant ainsi dans l’embarras ?

Lui. — Eh bien, monsieur, le voici. Je me suis dit : Claude, tu ne veux pas travailler pour de l’argent ; c’est ton secret, c’est ton idée, personne n’a rien à y voir, c’est vrai. Tu travailles pour les pauvres quand ils n’ont personne pour faire leur ouvrage. En ce moment il n’y a point de pauvres qui t’appellent pour leur rendre service ; tu travailles pour le monsieur du château, tu ne prendras de lui que ta nourriture, c’est bien. » Et j’ai continué ainsi à travailler gaiement pendant cinq journées ; mes pierres sont au bord de la carrière, vous pouvez les voir.

Mais pourtant je n’étais pas tout à fait tranquille de l’esprit en faisant mon ouvrage ; quelque chose me reprochait en moi-même je ne savais pas bien quoi, quand, le sixième jour, en mangeant mon pain le matin, assis sur ma pierre, une idée m’est venue comme un éclair dans les yeux. Je me suis dit : « Tu fais de l’ouvrage à bon marché pour cette maison qui est riche : c’est bien pour elle, c’est bien pour toi, qui n’as que ton chien à nourrir ; mais il y a dans le pays, dans les villages de l’autre côté de la montagne, des tailleurs de pierre qui ont père, mère, femme et enfants à loger, à chauffer, à habiller, à nourrir et à élever de l’argent de leurs journées. Qui est-ce qui les emploie ? Les riches. Or, si tu travailles sans salaire pour les riches, qui est-ce qui fera travailler les pauvres ouvriers de ton état, fils ou pères de famille ? Et s’ils ne travaillent pas, qui est-ce qui nourrira leurs enfants ? En croyant faire l’aumône ici, tu es donc un voleur du pain et de la vie de tes camarades. » Cela m’a frappé comme un éclat de pierre qu’on m’aurait lancé sur la tête, monsieur. J’ai jeté mon morceau de pain, j’ai mis mon pic, ma têtue, ma boucharde dans mon sac, et je me suis sauvé à la maison comme si j’avais fait quelque mauvaise action. Avais-je donc tort, monsieur, de penser à mes pauvres camarades mariés ? et n’était-ce pas leur pain que je mangeais ?

Moi. — Non, Claude, vous n’aviez pas tort ; vous raisonniez droit, vous sentiez juste, et je vous pardonne bien volontiers. Mais dites-moi donc aussi qui est-ce qui a rendu votre raison si éclairée et votre conscience si délicate, que vos devoirs de justice et de charité envers le prochain l’emportent toujours ainsi sur votre intérêt envers vous-même, et que vous pensiez aux autres avant de penser à vous ?

Lui. — Je ne sais pas, monsieur ; je pense que c’est le bon Dieu qui m’a fait comme ça.

Moi. — Vous avez donc étudié dans votre enfance et appris votre religion chez quelque curé du voisinage, parent de votre famille, ou dans quelque séminaire, d’où ces idées sur Dieu, sur le prochain et sur la perfection chrétienne vous seront restées au fond de l’âme pour se développer après en pratiques de charité ?

Lui. Non, monsieur, je n’ai jamais étudié, ni chez un curé ni dans un séminaire. Mon père et ma mère étaient trop pauvres pour cela. D’ailleurs, quand j’étais en âge d’apprendre, il n’y avait pas même de curés dans les paroisses ni de cloches dans les clochers. Je n’ai appris de religion que les trois ou quatre prières que ma mère savait par cœur et qu’elle nous faisait redire après elle, quand on éteignait le feu chez nous. Je ne sais pas même lire et écrire, et je fais mes comptes avec des brins de paille ou de petits cailloux.

Moi. — Mais alors, comment votre esprit s’est-il donc formé tout seul ?

Lui. — Est-ce qu’on est seul, monsieur, quand on a le bon Dieu toujours présent au-dessus de soi ou devant soi ? Je ne me suis jamais senti seul de ma vie.

Moi. Vous avez raison ; mais comment vous êtes-vous élevé de vous-même et accoutumé à cette présence du bon Dieu, qui peuple pour vous le désert et qui vous entretient comme un invisible ami ?

Lui. — Je ne sais pas non plus, monsieur ; je pense que c’est une bonté qu’il a eue pour moi, voyant que j’étais destiné à vivre si haut, ici, sans femme ni enfants, sans père ni mère, de venir me visiter plus souvent et de plus près qu’un autre, pour me consoler et pour m’empêcher de m’ennuyer de la vie.

Moi. — Vous ne vous ennuyez donc pas trop dans cet ermitage, au milieu des brouillards, des neiges et des grands vents, du silence, de la solitude ?

Lui. — Oh ! non, monsieur, jamais je ne m’ennuie. Est-ce qu’on peut s’ennuyer dans la société de Celui qui sait tout, qui dit tout, qui écoute tout ce que nous avons à lui dire, et qui ne se fatigue jamais de nous entendre et de nous répondre dans le cœur ?

Moi. — Non ; mais il faut une grande concentration d’esprit à une grande élévation sur les hauteurs de l’âme pour n’être pas distrait de cette conversation intérieure avec le bon Dieu, pour n’être pas assourdi par les bruits du monde et entraîné dans le courant des plus petites pensées. En un mot, il faut être doué d’un sens particulier, d’un sens qui est commun à tous les hommes, mais qui n’est pas développé chez tous dans la même mesure, d’un sens plus intellectuel et plus divin que tous nos autres sens, le sens de l’infini, le sens de Dieu autrement dit, mon pauvre Claude ! Il paraît que vous avez à un degré supérieur ce sens de Dieu, le don des dons, la souveraine intelligence chez le savant et chez l’ignorant, la souveraine richesse chez le riche ou chez le pauvre, la souveraine félicité chez l’homme heureux ou chez l’homme malheureux. Je m’en suis douté en vous voyant et en entendant parler de vous l’autre jour. Je parais au monde plus instruit et plus grand que vous ; mais je vous respecte, je vous envie et je vous admire, et c’est pour entendre ce sens supérieur par la bouche d’un simple artisan que je me suis dit : « Montons là-haut ! Dieu se révèle dans les buissons de feu quelquefois ; on trouve toujours plus de paix, plus de lumière et plus de sérénité à mesure qu’on s’éloigne des vallées où fourmillent les hommes, et qu’on s’élève sur les hauteurs où cesse leur bruit. »

Lui. — Ah ! monsieur, vous vous êtes bien trompé, je n’ai pas seulement un mot sur la langue. Je reste quelquefois une semaine entière sans rien dire, bien au contraire. Le bon Dieu aurait aussi bien fait de me faire muet ; car, excepté pour appeler mes chèvres, mes moutons et mon chien par leurs noms, je n’ai jamais senti le besoin de parler.

Moi. — Il y a des âmes si pleines de pensées et de sentiments qu’elles ne peuvent les répandre. Peut-être que la vôtre est ainsi.

Lui. — Oh ! je ne crois pas, monsieur ; je ne dis rien parce que je n’ai rien à dire. C’est même pour cela en partie que je ne descends pas demeurer en bas avec les autres. Je me dis : « Que ferais-tu là-bas ? Tu ne sais pas répondre seulement quand les enfants te regardent travailler et te demandent le nom de tes outils. »

Moi. — Mais alors quelque chose parle donc en vous quand vous faites silence ? car enfin Dieu a donné à toute âme le besoin de se communiquer, le besoin d’écouter ou de répondre, comme il a donné à l’air, à l’eau, à la flamme, le besoin de se mouvoir, de s’alimenter et de se répandre, à moins de s’éteindre ou de tarir.

Lui. — C’est vrai, monsieur ; il y a quelqu’un qui respire, qui remue, qui coule, qui brûle, qui converse à mon insu constamment avec moi. Je le sens bien, je l’entends bien, même quelquefois je lui réponds de cœur. Mais c’est une parole sans mots, qu’on comprend sans avoir été à l’école et qu’on lit sans avoir appris à lire dans les livres. C’est sourd et confus comme le bruit de l’eau profonde qu’on entend d’ici sans la voir dans le puits de l’abîme, et pourtant ça tient compagnie et ça console comme une femme ou comme un ami, la nuit, au coin de son foyer. Sans cette conversation, est-ce que je ne serais pas mort depuis tant d’années que… ?

(Il s’arrêta et soupira en portant involontairement un regard vers un de ces monticules verts qui m’avaient frappé en entrant dans l’enclos. Je vis qu’il y avait une pensée sous l’herbe et qu’il craignait d’y toucher devant moi. Je ne voulus pas faire violence à son mystère dès le premier jour ; je n’eus pas l’air d’avoir remarqué son interruption et surpris son soupir.)

Moi. — Et de quoi vous parle plus ordinairement ce murmure intérieur qui vous entretient ainsi quand vous êtes seul ?

Lui. — Nous nous parlons de tout ce je que vois sur terre, monsieur, et là-haut, ajouta-t-il en montrant du geste le champ des étoiles sur nos têtes, nous nous parlons surtout de lui.

Moi. — Qui, lui ?

Lui. — Le bon Dieu, monsieur.

Moi. — Mais si vous n’avez jamais été à l’école ni au catéchisme, qu’on n’enseignait pas dans votre enfance, ni rien lu dans les livres où l’on parle de Dieu, comment savez-vous qu’il existe seulement un Dieu ?

Lui. — Ah ! monsieur, d’abord notre mère nous l’a bien dit, et puis après, quand j’ai été grand, j’ai bien connu de bonnes âmes qui m’ont conduit dans les églises où l’on se rassemble pour l’adorer et le servir en commun, et pour écouter les paroles qu’il a chargé ses saints de révéler aux hommes en son nom. Mais, quand même ma mère ne m’aurait rien dit de lui, et quand même je n’aurais jamais entendu les catéchismes enseignés dans les paroisses en faisant mon tour de France, est-ce qu’il n’y a pas un catéchisme dans tout ce qui nous entoure, qui enseigne aux yeux et à l’âme des plus ignorants ? Est-ce que son nom a besoin des lettres de l’alphabet pour être lu ? Est-ce que son idée ne rentre pas dans nos yeux avec le premier rayon de lumière, dans notre esprit avec notre première réflexion, dans notre cœur avec notre premier battement ? Je ne sais pas comment sont faits les autres hommes, monsieur ; mais quant à moi, je ne pourrais voir, je ne dis pas une étoile, mais seulement une fourmi, une feuille d’arbre, un grain de sable, sans lui dire : « Qui est-ce qui t’a fait ? »

Moi. — Et vous répondez : « C’est Dieu. »

Lui. — Bien entendu, monsieur ; ça ne peut pas se faire soi-même : car, avant de faire une chose, il faut être, n’est-ce pas ? Et avant d’être, ça n’était pas : donc ça ne pouvait pas se faire. Ça n’est pas plus fin que ça. Du moins voilà comment je me suis dit la chose ; mais vous devez la savoir de bien d’autres manières plus savantes que celle-là.

Moi. — Non. Toutes les manières aboutissent à la vôtre. On peut les dire en plus de paroles, non en plus de sens. Des effets sans cause ; une chaîne immense qui remonterait et descendrait jusqu’à l’infini des élévations et des profondeurs de l’espace, qui porterait des mondes et des mondes suspendus en tout sens à ses innombrables anneaux, et qui n’aurait point de premier chaînon ! Voilà les mondes sans Dieu, mon pauvre Claude. Une obscurité que vous ne voudriez pas dire tout haut à votre chien, de peur de révolter l’instinct d’une bête, n’est-ce pas ? Ceux qui ne voient pas Dieu ne m’ont jamais paru des hommes. Ce sont à mes yeux des êtres d’une espèce à part, nés pour contredire la création, pour dire non là où la nature entière dit oui ; des ombres intellectuelles que Dieu a créées sous forme humaine pour faire mieux ressortir la splendeur de son évidence par l’absurdité de leur aveuglement. Ils ne me scandalisent pas, ils m’attristent ; je ne les hais pas, je les plains ; ce sont les aveugles de l’âme : Dieu leur rendra les yeux.

Lui. — Est-ce qu’il y a des hommes comme ça ?

Moi. — On le dit ; je ne l’ai jamais cru. Cependant, n’avez-vous pas entendu parler d’hommes vivants dont la peau est morte, qui ne sentent ni le chaud ni le froid, ni l’eau ni le feu, ni les mille impressions de l’air qui font frissonner ou s’épanouir notre peau à nous ?

Lui. — Oui, les malheureux qu’on appelle les ladres dans nos montagnes.

Moi. — Eh bien, puisqu’il y a de ces hommes qui n’ont pas reçu le sens du toucher à l’extérieur, il faut croire qu’il y en a qui n’ont pas reçu le sens du raisonnement et du sentiment à l’intérieur. Ceux qui ne voient pas Dieu, s’ils existent, seraient les ladres de l’esprit.

Lui. — Dieu est trop bon pour les laisser dans cette nuit.

Moi. — Comment savez-vous que Dieu est bon ?

Lui. — Parce que nous aimons ce qui est bon, et que, si Dieu n’était pas bon, nous ne pourrions pas nous empêcher de le haïr. Or, je vous demande un peu à vous, monsieur, qui paraissez bien mieux entendre ça que moi, qu’est-ce que serait une création où la créature ne pourrait pas s’empêcher de haïr son créateur ? Ce serait un contre-sens. La créature aimerait par nature le bon, et le créateur qui l’aurait faite pour remonter à lui et pour l’aimer serait le mal ! Vous voyez bien que c’est le monde renversé et les idées brouillées dans la tête. On ne s’y arrête seulement pas, excepté un moment quand on souffre trop, qu’on perd la justice et l’espérance en lui. Mais c’est un cri qui s’échappe des lèvres, et après lequel l’âme court vite pour le rattraper avant que Dieu ne l’ait entendu.

Et puis, monsieur, Celui qui est immense en tout n’est-il pas la justice et la bonté immenses par nature ? Et puisqu’il a mis en nous, qui sortons de lui et qui ne sommes que ses lointaines et obscures images, la justice et la bonté comme des choses que nous aimons malgré nous, n’est-ce pas la preuve qu’il les possède lui-même sans mesure ? N’est-ce pas une nécessité qu’il soit infiniment bon, puisqu’il veut être infiniment aimé de tout ce qui sort de ses mains ? Voilà du moins comme je me dis quelquefois, quand la vie est dure et que je m’attriste. Mais je n’ai pas souvent besoin de me raisonner ainsi ; je le vois trop bien, je le sens trop bien, je le touche, si j’ose dire, de trop près, cœur à cœur, pour lui faire l’outrage et l’ingratitude de le croire méchant.

Mais pensez donc un peu ce que ce serait, monsieur ; moi, vil ver de terre, je serais bon et Dieu serait mauvais ! Le reflet serait de feu et le soleil serait de glace ! Vraiment, j’ai honte des camarades qui m’ont dit quelquefois ces niaiseries.

Moi. — Vous sentez donc en vous un amour immense et sensible du bon Dieu ?

Lui. — Hélas ! monsieur, pas tant que je voudrais et pas tant que je devrais. Je n’ai pas assez d’instruction pour comprendre les perfections de ce père invisible et pour me noyer l’esprit dans les profondeurs de ses bontés. Je vis tout bonnement comme une de ces pierres brutes et noires qui s’échauffent au soleil juste autant qu’il luit sur elles. Si j’étais un de ces miroirs que j’ai vus briller au fond des chambres de votre château, je m’échaufferais bien davantage, c’est-à-dire j’aimerais bien plus. L’amour doit être en proportion de l’esprit. Je suis un pauvre homme, je ne puis pas avoir les admirations d’un savant.

Moi. — Et comment cela ?

Lui. — Il m’a créé.

Moi. — Mais cela ne lui a rien coûté.

Lui. Cela lui a coûté une pensée, une pensée du bon Dieu, monsieur. Y avons-nous jamais assez réfléchi ? Quant à moi, j’y réfléchis souvent, et je deviens fier comme un Dieu dans mon humilité, grand comme le monde dans ma petitesse ! Une pensée du bon Dieu ! Mais cela vaut autant que s’il m’avait donné tout l’univers. Car enfin, monsieur, bien que je sois peu de chose, pour me créer il a fallu d’abord qu’il pensât à moi, qui n’existais pas encore, qu’il me vît de loin, qu’il m’enfantât d’avance, qu’il me réservât mon petit espace, mon petit moment, mon petit poids, mon petit rôle, ma naissance, ma vie, ma mort, et, je le sens, monsieur, mon immortalité. Quoi ! n’est-ce donc rien que cela, monsieur, avoir occupé la pensée de Dieu, et l’avoir occupée assez pour qu’il daignât vous créer ?… Ah ! je vous le répète, rien que ça, monsieur, rien que ça, quand j’y pense, cela me fond d’amour pour le bon Dieu !

(Il s’arrêta comme essoufflé d’enthousiasme, et mit sa tête dans ses deux grosses mains pour réfléchir. Ses yeux étaient humides quand il les ouvrit. J’étais confondu moi-même, en l’écoutant, de voir qu’une pensée forte et juste, quoique si simple, prêtait des expressions à ce muet que moi-même, homme de parole exercée, j’aurais eu de la peine à rencontrer plus expressives et plus pénétrantes.)

Moi. — Mais quelle idée vous faites-vous donc de ce bon Dieu que vous aimez tant, mon pauvre Claude ?

Moi. — Ah ! monsieur, j’y pense, j’y pense, j’y pense depuis que je suis au monde, et je n’ai pas pu me satisfaire encore de la moindre petite ombre d’idée. Mon faible esprit a beau s’élargir dans ma tête comme pour briser les murailles de mon front, pour déborder de sa prison et pour s’étendre à la mesure des mondes tout entiers, c’est toujours comme rien devant tout. Ça ne mesure pas seulement un grain de poussière de sa grandeur, une minute de sa durée, une goutte d’eau de la mer de ses perfections ; ça pèse comme cent mille montagnes de ce granit sur l’aile d’un de ces moucherons ; ça donne le vertige à l’âme d’un pauvre homme ; ça le donnerait aux âmes réunies de toutes les créatures qui ont jamais vécu, qui vivent ou qui vivront dans l’éternité.

Il n’y faut pas penser seulement à s’en faire une idée, monsieur. Une idée de Dieu ; mais si on l’avait, on serait Dieu soi-même… Une image, je ne dis pas ; je m’en fais bien quelquefois des milliers d’images, tantôt l’une, tantôt l’autre, qui me contentent un petit moment et qui me soulagent l’esprit, comme une planche qui soulage un instant l’homme qui se noie sur un océan ; mais ça ne soutient pas longtemps, ça s’enfonce sous vous comme tout le reste, et votre esprit se noie éternellement dans cette contemplation.

Moi. — Et quelles images vous reviennent le plus souvent, Claude ?

Lui. — Bah ! monsieur, on compterait plutôt les grains de poussière que mon marteau fait jaillir tout un jour d’été de la pierre et que le vent me souffle aux yeux. Tantôt je le vois comme un ciel sans fin semé d’yeux de toutes parts, qui enveloppe les mondes, et qui s’élargit à proportion qu’on y en jette davantage, paraît toujours vide, quoique toujours plein ! Tantôt je le vois comme une mer qui n’a point de rivages, d’où il sort sans fin des îles, des terres. Tantôt je le vois comme un géant qu’on charge à jamais de montagnes, de mers, de soleils, de mondes amoncelés les uns sur les autres, et qui n’en sent pas même le poids. Tantôt je le vois comme un cadran marqué en chiffres de soleils sur le ciel, et dont l’aiguille sans fin s’allonge, s’allonge, s’allonge toujours en vain vers les bords de ce cadran sans les atteindre jamais. Tantôt je le vois comme un œil infini, comme vous dites, ouvert plus large que le ciel sur ses œuvres, qu’il regarde en s’élargissant pour les embrasser à mesure qu’il les crée ! Tantôt, comme une main démesurée qui nous porte tous et qui nous rapproche de son regard pour nous éclairer, de son souffle pour nous réchauffer ! Tantôt comme un cœur qui bat dans toutes ses œuvres, depuis la plus grande jusqu’à la plus petite ! Enfin, que vous dirai-je, monsieur ? Quand je vous raconterais de ces bêtises de l’ignorance d’un pauvre homme jusqu’à la fin de nos deux souffles, ce seraient toujours, ce ne seraient jamais que des bêtises, des ombres de l’aile d’un oiseau sur le soleil, des feux de ver luisant contre la nuit ! Ça ne dit pas plus que rien, je le sens tout comme vous. Aussi, je ne m’y arrête qu’une minute. Il n’y a qu’une chose qui me contente un peu, et elle est si bête, que je n’ose pas même vous la dire.

Moi. — Dites toujours, mon pauvre Claude ! nous n’avons pas plus d’esprit les uns que les autres devant l’impossible à concevoir et devant l’impossible à exprimer.

Lui. — Eh bien, monsieur, voilà. Je me couche en été, au milieu du jour, dans l’herbe ou dans le sable, sur le dos, les yeux à moitié fermés, tournés vers les rayons qui tombent du ciel sur mon visage ; il me pleut ainsi dans les yeux et dans l’âme, à travers les paupières, un éblouissement de rayons rosés comme ces feuilles d’églantier. Ça coule, ça illumine, ça réchauffe jusqu’au fond du cœur, comme si on était plongé dans un lac de lumière qui vous entrerait dans les membres, dans les veines et jusque dans l’esprit. Alors, monsieur, je me figure que ces rayons, ces éblouissements, ces chaleurs, c’est la mer de Dieu dans laquelle je nage, et que je suis porté délicieusement à travers l’espace, léger et transparent comme l’air, jusqu’à je ne sais où… Ça me fâche toujours quand je rouvre les yeux et que je ne vois que le soleil. Je croyais que c’était lui, et je me désole d’avoir perdu son sentiment ! Mais je vous fais rire, monsieur ! Que voulez-vous ? nous sommes tous des enfants quand nous cherchons notre père ! Il s’est caché trop haut pour nos mains et pour nos yeux. Nous balbutions tous en l’appelant et en le cherchant ; nous n’embrassons jamais que son fantôme ! N’importe, continua-t-il en jetant un regard vers le tertre vert contre lequel j’étais assis, se tromper, c’est encore aimer, n’est-ce pas ?

Moi. — Oui, Claude, nous ne pouvons atteindre qu’à la portée de nos mains ; nous ne pouvons comprendre qu’à la mesure de nos esprits. Dieu veut que vous et moi nous sentions la distance que rien ne peut mesurer entre lui et nous. Toutes les fois que nous essayons de la combler avec nos rêves ou avec nos images, nous la comblons de nos sottises, de nos audaces ou de nos idoles ! Qu’il nous suffise de le sentir, de l’espérer et de l’aimer ! Quant à le comprendre, le soleil même, si le soleil est l’intelligence du ciel, s’y éteindrait !

Lui. — Bien dit, monsieur, le soleil s’y éteindrait ; que serait-ce de nous ? Contentons-nous de faire sa volonté pendant ce petit moment sur la terre.

Moi. — Mais comment, Claude, avez-vous l’assurance que vous faites la volonté du bon Dieu ?

Lui. — Ah ! pour ça, monsieur, c’est différent ; je n’en sais rien ; mais j’en suis sûr.

Moi. — Mais, encore une fois, comment en êtes-vous sûr ?

Lui. — Comment, monsieur ? Parce que j’ai la, dans la poitrine et pas dans la tête… la tête a des vertiges, la tête chante, comme nous disons, nous autres, mais le cœur ne tourne jamais, et la conscience ne chante pas… parce que j’ai là (en frappant sur sa poitrine) un cœur et une conscience qui ont deux voix sourdes, mais claires, et qui me disent : « Ceci est bien, ceci est mal, ceci est juste, ceci est injuste, ceci est bon, ceci est mauvais ; » et ce qui est bien, ce qui est bon, ce qui est juste est la volonté de Dieu !

Moi. — Et qu’en savez-vous, encore une fois ?

Lui. — Je vous répète, monsieur, que je n’ai pas besoin de le savoir, puisque je le sens. Quand je me blesse avec mon marteau et que ma chair crie et saigne, je n’ai pas besoin de me prouver que je me suis fait mal, n’est-ce pas ? Je le sens tout seul ; eh bien, de même, quand je fais mal à mon âme en ne suivant pas la volonté de Dieu, je n’ai pas besoin de me le prouver, je le sens aussi fort, et mon âme crie et saigne en moi comme ma chair sous mon marteau. Ce qu’on sent, monsieur, c’est bien plus sûr que ce qu’on sait. C’est l’homme qui se fait ses raisonnements, mais c’est Dieu qui nous fait nos sentiments. Un sentiment, monsieur, c’est un raisonnement tout fait. Un monsieur comme vous me l’a bien dit un jour. « C’est l’homme qui pense, me disait-il, mais c’est la nature qui sent. Défie-toi de tes pensées, mais crois ferme en tes sentiments, car la nature en sait plus que toi et moi. Elle a entendu Dieu avant nous et de plus près que nous, vois-tu ? »

Moi. — Ce monsieur avait raison ; mais avez-vous bien de la peine, Claude, à faire ainsi autant que vous pouvez la volonté de Dieu ?

Lui. — Au contraire, monsieur, c’est le paradis sur la terre pour moi.

Moi. — Et en quoi consiste pour vous cette volonté ?

Lui. — À tout aimer ce qu’il a fait, monsieur, afin de l’aimer ainsi lui-même dans ses œuvres, et à tout servir, afin de le servir ainsi lui-même dans tout le monde.

Moi. — Mais tout aimer et tout servir en vue d’aimer et de servir l’auteur de tout, c’est pénible quelquefois ; car enfin il y a bien des personnes et des choses qu’il est difficile d’aimer, et on est bien tenté souvent de se servir soi-même au lieu de servir les autres.

Lui. — Eh bien, monsieur, on m’a souvent dit ça là-bas dans les villes et ici dans les villages ; il faut que ce soit vrai, et pourtant, ce n’est pas pour me vanter, soyez-en sûr, mais je ne l’ai jamais compris.

Moi. — Comment, Claude, il ne vous a jamais été pénible d’aimer tout le monde et de vous sacrifier à tout le monde ? Vous êtes donc un abîme d’amour et d’abnégation ?

Lui. — Moi, monsieur ! Ah ! je ne suis bien que le dernier des derniers parmi les autres. Je le sens bien, allez, et je me cache bien autant que je peux ici avec mes pauvres bêtes, pour ne pas faire trop honte par ma misère d’esprit à mes pareils dans le pays ; mais pour quant à avoir de la peine à aimer, je mentirais si je le disais. Il paraît que le bon Dieu, qui m’a refusé l’esprit et bien d’autres choses, ajouta-t-il avec un soupir mal étouffé, m’a fait la grâce de me rendre de ce côté ce qu’il m’a ôté de tous les autres. Mais je n’ai jamais senti de haine en moi contre mon prochain de toute espèce.

Moi. — Qu’entendez-vous par votre prochain de toute espèce ?

Lui. — Je m’entends, monsieur : je veux dire les hommes, les choses, les bêtes, et même les arbres et les plantes, tout ce qui est notre parent de corps ou d’âme, enfin, monsieur, ici-bas, tout ce qui est proche de nous, tout ce qui habite ou tout ce qui compose ce monde où Dieu nous a mis comme j’ai mis ces animaux dans cet enclos pour vivre en paix et en amitié autour de moi.

Moi. — Vous aimez tout cela ?

Lui. — Ah ! j’en aimerais bien d’autres, si j’en connaissais davantage. Je ne sais pas comment le bon Dieu m’a fait le cœur, monsieur, mais il est toujours plein et cependant toujours vide.

Moi. — Vous voulez dire qu’il est infini.

Lui. — Peut-être bien, monsieur, que ça veut dire ce que vous appelez comme ça. Quoi qu’il en soit, rien ne peut tout à fait le remplir. Le bon Dieu y jetterait des mondes pour me les faire aimer, que je crois qu’il y aurait encore de la place pour en tenir et pour en aimer d’autres. Ah ! de toutes les grâces que le bon Dieu nous a faites, surtout à nous autres pauvres hommes tout seuls, la plus grande est cette inclination à tout aimer. C’est comme une source chaude qui coule toujours du cœur, monsieur, et qui, après avoir arrosé ici, va arroser là, et qui ne s’arrête jamais de couler. C’est cette qualité du bon Dieu que les bonnes âmes appellent miséricorde, monsieur ! Miséricorde pour les affligés, pour les coupables, pour les pauvres, pour les riches, pour les vieillards, pour les veuves, pour les enfants, pour les hommes, pour les bêtes, pour les plantes, pour la terre même et pour les étoiles du ciel, si ces éléments eux-mêmes ont une sensibilité sourde ou intelligente, et si tout cela sent, crie et souffre à sa manière comme nous. Hélas ! monsieur, je crois bien que c’est là ce que le bon Dieu commande et inspire le plus à nous autres hommes. Car, sans cette miséricorde des uns pour les autres, que deviendrions-nous tous sur une terre si pétrie d’afflictions ?

Moi. — Dieu me préserve de vous contredire, Claude ! vous voyez que, dans la religion, la plus sainte et la plus divine des victimes est celle qui a éprouvé le plus de cette miséricorde, qui n’est que l’attendrissement de cet amour pour nos semblables, et qui s’est sacrifiée elle-même pour racheter la vérité ou la vertu au genre humain. Ce qu’il y a de plus généreux dans le cœur de l’homme, c’est la pitié, Claude ! Pleurer sur les souffrances d’autrui, c’est se faire saigner le cœur sur des maux dont on pourrait détourner ses yeux ! Après son sang, ce que l’homme peut donner de plus de lui, c’est une larme ! N’est-ce pas une goutte de son propre cœur qu’il fait tomber pour le guérir sur le cœur d’autrui ? La miséricorde dont vous parlez est la plus belle forme de l’amour : car il y a un amour qui vous recherche pour vivre avec vous, c’est l’amour des sens ; mais il y a un amour qui vous poursuit pour souffrir avec vous et pour partager vos peines : c’est une belle inclination que cet amour, mais il fait bien souffrir ceux qui en ont été doués.

Lui. — C’est vrai, monsieur, mais il fait bien jouir aussi. Quant à moi, cette amitié que je me suis toujours sentie pour ceux qui ont des peines m’a bien souvent fait coucher tard et réveillé avant le jour. Je me dis : « Tu es tranquille et au chaud dans ta maison avec ton chien et tes chevreaux. Il y a du pain pour toi sur la planche, il y a de l’herbe dans la montagne ou dans le râtelier pour eux. Ton toit, quoiqu’il soit de genêt, est bien réparé contre la pluie et la neige. Tu n’as pas de souci pour ta femme ou pour tes enfants. Mais voilà un tel qui à ses tuiles écrasées sous son plancher écroulé, et son lit et les berceaux de ses petits exposés à tous les vents ; voilà cette pauvre veuve dont la maison a brûlé la semaine passée, et qui n’a pas un pauvre liard pour payer le tireur de pierre, le maçon et le couvreur pour se rebâtir un abri ; voilà ce vieillard qui n’a plus son fils pour lui piocher son morceau de terre ; voilà ces trois orphelins qui n’ont ni père ni mère pour leur moissonner leur seigle ou pour leur battre leur châtaignier ; voilà la cheminée d’un tel qui est tombée ; voilà la porte, voilà l’escalier, voilà la fenêtre de celui-là ou de celle-là qui se sont éboulés, et qui les font courir vainement après le tailleur de pierre, sans argent d’ici à l’année prochaine pour lui payer ses journées. Que vont-ils faire dans la mauvaise saison qui s’avance ? Qui est-ce qui ira à leur secours pour l’amour de Dieu ? Allons, c’est moi ! Donnons-nous de la peine pour leur en enlever un peu ! Tirons de la pierre pour celle-ci, taillons un jambage pour celui-là, rajustons les marches de l’escalier pour l’un, replaçons les solives et les tuiles pour l’autre, piochons la vigne de ce voisin malade, coupons l’orge de cette vieille femme aveugle, prêtons la chèvre à cette pauvre nourrice dont la vache est tombée dans le ravin et qui n’a plus de lait pour ses petits ! Le peu que je puis pour eux leur soulagera le cœur ; ils auront moins de chagrin dans la maison, ils dormiront cette nuit, ils mangeront ce soir, ils coucheront à l’abri avant l’hiver ! » Et j’y vais, monsieur, et rien que de me voir me mettre à l’ouvrage sans leur rien dire souvent, ça les reconsole, ça les réjouit, ils viennent me voir travailler, ils s’assoient au bord de la carrière ou du chantier. Les enfants jouent avec mes outils ou avec mon chien quand il m’a suivi. Ils pensent : « La Providence ne nous a pas abandonnés : Claude a su notre malheur ; le pauvre garçon, il ne peut pas grand-chose ; mais il fait le peu dont il est capable. » Ça leur rend le cœur plus léger, de ce qu’un voisin porte une part de leur mal. Et moi, monsieur, l’idée que ça les soulage me rend le marteau plus léger dans la main ; et le soir, quand je remonte ici à la nuit close et que je me dis : « Claude, qu’as-tu gagné aujourd’hui ? » je me réponds : « J’ai gagné une bonne journée, car les pauvres gens me la payent en amitié, mon cœur me la paye en contentement, et le bon Dieu me la payera en miséricorde ! » N’est-il pas vrai, monsieur, que ça vaut bien une pièce de trente sous qui leur ferait de la peine à donner et à moi à recevoir ? « Il y aura, que je me dis en m’endormant, un chagrin de moins cette nuit dans les hameaux. »

Moi. — Et cela vous rend heureux, de sentir que vous avez bien mérité ainsi de Celui qui nous commande de nous entr’aider ?

Lui. — Oh ! monsieur, je n’ai rien mérité du tout pour cela, puisque c’est un plaisir que je me suis fait à moi-même. Je vous l’ai dit, je ne puis pas sentir souffrir quoi que ce soit sans que ça me torde le cœur et sans avoir l’envie de rendre heureux ce qui est autour de moi. Il me semble que je ne fais qu’un avec tous les hommes, monsieur, qu’ils sont un morceau de ma propre chair, et que je suis un morceau de la leur. Je pense que c’est cela qu’on appelle amour, n’est-ce pas ?

Moi. — Oui, précisément, et dans la portée la plus pure et la plus divine de ce mot.

Lui. — Oh ! si c’est cela, monsieur, je ne sais pas s’il faut m’en vanter ou m’en humilier, mais j’en ai bien pour deux.

Moi. — Et pour cent, mon pauvre Claude. Vous devriez bien en donner un peu à ceux qui ont froid au cœur.

Lui. — Mais peut-être aussi que j’en ai trop, monsieur, et que ça n’est pas bien d’aimer autant tout ce que j’aime presque autant que mon prochain.

Moi. — Et qui aimez-vous donc tant après Dieu et les hommes, que nous ne saurions trop aimer ?

Lui. — Je n’oserai jamais vous le dire, et c’est pourtant comme ça.

Moi. — Dites hardiment. Trop aimer est bien rarement un mal devant Dieu. Il n’y a pas de vase assez plein quand il n’en tombe pas quelques gouttes à terre.

Lui. — Eh bien, oui, monsieur, quand j’ai bien aimé et bien servi, selon mes forces, le bon Dieu et les hommes, oserai-je vous le confesser ? je me sens une tendresse bête, mais une tendresse que je ne puis pas vaincre, pour tout le reste de la création, surtout pour toutes ces créatures animées d’une autre espèce, qui vivent à côté de nous sur la terre, qui voient le même soleil, qui respirent le même air, qui boivent la même eau, qui sont formées de la même chair sous d’autres formes, et qui paraissent vraiment des membres moins parfaits, moins bien doués par notre père commun, mais enfin des membres de la grande famille du bon Dieu. Je veux parler de ces animaux, de ces chiens si fidèles et si bons serviteurs, que pour des gages mille fois supérieurs ils ne quitteraient jamais le maître indigent à qui ils sont dévoués ; de ces chèvres, de ces chevreaux, de ces brebis qui montent le soir jusque sur la crête de ce rocher pour me voir revenir de plus loin à la hutte, qui m’appellent comme s’ils comprenaient que leurs bêlements hâteront mon retour vers eux, qui s’élancent pour me faire fête aussitôt que j’ai traversé les champs cultivés et que j’entre dans les bruyères incultes où je leur permets de paître et de bondir en liberté ; de ces oiseaux qui m’ont vu, tout petits, sans plumes, respecter leurs nids et émietter mon pain pour les couveuses à portée du bec ; de ces mouches à miel à qui je laisse leur nourriture l’hiver et dont je ne prends un peu le miel que pour les malades ; de ces lézards que le bruit de la pierre sonnante sous le marteau comme une cloche attire au soleil, tout le jour, autour de moi, et que je n’écrase jamais sous mes pieds ; enfin de tous les plus petits insectes habitants des feuilles, des pierres ou des herbes, à qui je ne fais jamais de mal, parce que je vois en eux l’œuvre du bon Dieu, qu’il n’est pas permis de briser en vain.

Ça vous fait rire, monsieur ; mais si vous voyiez, quand nous sommes seuls, comme nous nous parlons, et comme nous nous comprenons de la voix et du regard ! Comme ces chèvres couchées à mes pieds plongent leurs regards profonds et pensifs dans les miens ! Comme ce chien est à la fois doux et sévère pour elles en les surveillant pendant mon absence et en jappant sans leur faire de mal pour les empêcher de franchir le mur de l’enclos ! Comme ces abeilles me caressent le visage et les mains de leurs pattes de velours sans jamais me piquer, quand je manie leurs essaims ou que je me couche le dimanche sur l’herbe de leur table, ainsi que nous voilà ! Comme ces lapins suivent le soir le chien qui les ramène à la hutte ! Comme ces lézards frétillent gentiment jusque sur mes bras et mon cou, et lèvent leurs petites têtes vers mes yeux pour regarder si je me fâche quand ils mangent mon pain ! Si vous entendiez nos conversations le soir dans la hutte, quand le chien, les chevreaux et les brebis jouent amicalement entre eux et avec moi comme pour nous désennuyer ensemble ! Si vous voyiez ces têtes confiantes appuyées à côté les unes des autres sur mes genoux, et ces yeux qui échangent tant de choses non dites mais comprises avec les miens ! Ah ! je vous réponds, monsieur, que vous ne pourriez pas m’en vouloir d’aimer aussi ces pauvres bêtes ; car l’amour vaut l’amour, monsieur, de si haut et de si bas qu’il vienne. Est-ce que Dieu ne permet pas que nous l’aimions, monsieur ? Est-ce qu’il y a plus loin de mes chèvres à moi que de moi au bon Dieu ?

Et puis, quand même on me dirait que c’est niais d’aimer les bêtes du bon Dieu et de les rendre heureuses dans leur pauvre condition, c’est plus fort que moi, je n’y pourrais rien. Le cœur est comme l’eau, il coule où il veut.

Mais ne croyez pas que ce soit encore là toute ma simplicité, monsieur ; j’en ai bien d’autres. Croiriez-vous que, non content de me sentir cette tendresse et cette compassion pour les bêtes qui remuent, qui sentent et qui ont une âme de leur condition, je m’en sens aussi pour ces arbres, pour ces plantes, pour ces mousses qui ne remuent pas, qui ne paraissent pas penser, mais qui vivent et qui meurent là, autour de moi sur la terre, et principalement pour celles que j’ai connues, comme ces fougères, comme ces bruyères, au bord de ces roches, dans cet enclos, quand j’étais petit, et surtout encore, ajouta-t-il plus tendrement, pour ces trèfles à fleurs roses et à feuilles pleines d’une goutte de rosée le matin, comme si elles avaient pleuré avec nous pendant la nuit, et qui poussent sur la terre de ceux d’autrefois !

(Il y eut un léger serrement de gorge sensible dans son accent à ces derniers mots. Je ne fis pas semblant de m’en apercevoir. Il continua avec un ton de rustique mais véritable inspiration.)

Oui, monsieur, il n’y a pas une de ces étoiles là-haut, au ciel, qui commencent à se lever dans la demi-ombre, par-dessus les roches ; pas une de ces cimes de montagnes, pas un de ces mamelons reluisants au soleil couchant, pas un de ces lits de ravines cachés dans les enfoncements de ces gorges avec leur eau qui dort ou qui bouillonne au fond, sous leur nuit, pas une de ces mottes de terre tournées et retournées par ma pioche au soleil, depuis mon enfance, pour lesquelles je ne me sente un fond d’attachement au cœur qui va souvent jusqu’à me faire pleurer quand je les regarde en remontant aux Huttes. « Est-ce donc étonnant, que je me dis quelquefois à moi-même. Est-ce que nous n’avons pas une véritable parenté de corps avec cette terre d’où nous sortons, où nous rentrons, qui nous porte, qui nous abreuve, qui nous nourrit comme une nourrice de ses mamelles ? Est-ce que notre chair n’est pas de sa chair ? Est-ce que notre sang n’est pas de l’eau de ses veines ? Est-ce qu’il n’y a pas entre elle et nous une véritable parenté de corps qui fait que, quand nous prenons dans la main une poignée de sable ou une motte de terre des collines qui nous ont portés, nous pouvons dire à ce grain de sable : « Tu es mon frère ; » et à cette motte de terre : « Tu es ma mère ou ma sœur ? » Et cette terre ne semble-t-elle pas aussi nous répondre et nous aimer, nous, et nous dire : « Oui, je vous reconnais, vous êtes de moi ; chacun de vos membres et de vos os, c’est moi qui vous les ai donnés ! Je suis glorieuse de vous comme une mère de ses enfants, comme je suis glorieuse de ce hêtre, de ce sapin ou de ce châtaignier qu’on vient admirer sur mes pentes ! Vous seriez des ingrats si vous ne m’aimiez pas, si mon souvenir et mon image ne vous poursuivaient pas, quand vous êtes loin de moi, sur d’autres terres, et ne vous rappelaient pas la nuit, dans vos songes, à la colline qui vous a enfantés ! » N’est-il pas vrai, monsieur ? N’est-ce pas un peu de cela qu’on nomme dans la langue des villes le patriotisme ? N’est-ce pas aussi pour cela que les hommes vont en pèlerinage dans des lieux bien éloignés pour visiter la terre où ont vécu autrefois des hommes plus grands qu’eux, des noms plus fameux ou plus saints que les autres, et pour baiser la poussière de leurs pas sur le sol des montagnes qui les ont portés ? Excusez-moi, monsieur, je parle comme un ignorant ; mais vous me demandez ce que je pense, il faut bien vous le dire.

Eh bien, il y a des moments, les dimanches dans la saison, où, couché au soleil, sur cette terre qui sent et semble me rendre les battements de mon cœur, embrassant de mes deux mains des poignées d’herbe, le visage tout enseveli dans les mauves et dans les trèfles de ce petit enclos, au bourdonnement de ces milliers d’insectes dans mes oreilles, au souffle de cette foule de petites fleurs invisibles du printemps dans les mousses, je sens des frissons de vie et de mort sur tout mon corps, comme si le bon Dieu m’avait réellement touché du bout d’un de ces rayons de son soleil ; comme si mon père, ma mère, mes sœurs, et tous ceux et toutes celles que j’ai aimés, se ranimaient et palpitaient sous l’herbe, dans cette terre, pour me reconnaître et pour m’attirer dans leur sein. Oh ! qui est-ce qui n’aimerait pas, monsieur, une terre où l’on a déposé son trésor, et qui vous le garde pour la résurrection ?

(Une grosse larme roula sans qu’il la sentît sur sa joue. Je vis qu’il y avait un amour dans cet amour ; quelque culte particulier et de l’espérance dans ce culte universel et pieux de la création.)

Moi. — Mais, aimant comme vous l’êtes, Claude, cette solitude sans femme, sans enfants, sans voisins sur ces hauteurs, où le vent seul monte avec vous, ne vous attriste-t-elle pas ?

Lui. — Non, monsieur, bien au contraire : je suis triste quand je suis en bas ; je redeviens gai et content dès que je remonte. Les hommes font trop de bruit pour mon faible esprit, qui ne s’entend lui-même que dans le silence ; ce bruit chasse le bon Dieu d’auprès de moi ; il me semble que je ne suis pas tant dans sa compagnie, quand je suis au milieu des villages. Je crois vraiment que le bon Dieu aime mieux les montagnes.

Moi. — Pourtant il a fait les vallées et les plaines aussi.

Lui. — C’est vrai ; mais les montagnes sont plus près du ciel.

Moi. — Mais n’y a-t-il pas, Claude, une autre raison que vous ne me dites pas, et qui fait que vous vivez seul ici avec vos chevreaux et vos brebis, et que vous faites tous les jours deux lieues pour descendre et deux lieues pour remonter à votre ancienne maison ?

Lui. — (en se levant et en regardant les tombes vertes). — C’est vrai, monsieur ; mais de ça, n’en parlons pas : ça vous ferait peine, et à moi aussi. Voilà le soleil qui est tout à fait couché derrière la montagne où vos bois noircissent. Vous n’aurez que le temps de redescendre avant la nuit noire dans la vallée.

Moi. — Je l’avais oublié en causant avec vous, Claude ; quand on a découvert une bonne source à l’ombre, en marchant dans ces solitudes, on s’y oublie quelquefois plus que l’heure ne le voudrait. J’ai fait comme cela aujourd’hui. Je vous pardonne d’avoir laissé mon ouvrage ; pardonnez-moi à votre tour d’avoir dérangé votre repos du dimanche. Je reviendrai encore, si cela ne vous fait pas d’ennui, parler avec vous, de temps en temps, de Dieu, et même le prier avec vous, dans votre langue, Claude. Car je suis bien loin de vivre en entretien perpétuel avec lui comme vous ; bien plus loin encore de lui garder dans mon âme un sanctuaire aussi pur et aussi vide des vanités humaines que celui qu’il s’est préparé dans votre solitude et dans votre repos. Mon âme court avec le flot d’une vie agitée et bruyante : tout ce qui court écume ; mais, sous cette écume de la surface de ma vie, j’ai gardé cependant, comme ces coupes de rocher au fond de votre ravin, quelques gouttes claires des eaux de mon âme, où j’aime à réfléchir un coin du ciel, à contempler comme vous ces ombres flottantes de Dieu. Je ne le sers pas comme vous de toutes mes forces ; cependant je l’aime et je le prie de tout mon cœur et de toute mon intelligence. Quelquefois même je lui chante des hymnes. Mais mon cantique ne vaut pas le vôtre, Claude ; mes cantiques sont des mots qui remplissent l’oreille ; les vôtres sont des actes qui servent les hommes… Je ne suis digne de votre entretien que par le goût que j’ai toujours eu pour les âmes où Dieu habite dans la simplicité et dans la vertu. À revoir donc, quand le hasard ou la chasse me ramènera aux Huttes.

Je sortis de l’enclos ; il m’accompagna jusqu’au seuil des Huttes. Son chien, ses moutons, ses chevreaux, les lapins eux-mêmes le suivirent comme s’il les avait rappelés. Ces animaux apprivoisés avaient l’air de lui faire cortège et de comprendre son amitié pour eux. Je n’aurais pas été étonné de le voir suivre par les abeilles et par les insectes de l’enclos. Cet homme aurait apprivoisé les rochers et les arbres. Toute la nature animée ou inanimée et lui, ils semblaient s’entendre, vivre et s’aimer dans une mystérieuse et pieuse intelligence aux pieds de leur Dieu.