Le Tailleur du Roi et son sergent

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Le Tailleur du Roi
et son Sergent


Un roi avait un excellent tailleur, et ce tailleur avait, parmi ses compagnons, un premier garçon fort habile, nommé Nidui. Aux approches d’une grande fête, le roi manda son tailleur, et lui livra plusieurs riches étoffes dont il voulait tirer différents habits, afin de célébrer dignement la fête. Le maître aussitôt mit tout son monde à l’ouvrage ; mais pour qu’on ne pût rien voler, un chambellan fut chargé par le prince de veiller dans le lieu où l’on travaillait, et de ne pas perdre les ouvriers de vue.

Un jour, le chambellan voulut à dîner régaler de miel le tailleur et ses garçons. Nidui venait de sortir dans ce moment, et le chambellan proposa de l’attendre. « Ce serait bien fait, répondit le maître, si mon premier garçon aimait le miel ; mais je sais que Nidui ne l’aime pas, et qu’il préférera manger son pain sec. » Le drôle ne disait cela que par malice, et pour avoir, aux dépens de son garçon, une portion plus forte.

Celui-ci, quand il rentra, apprit avec quelque dépit le tour qu’on lui avait joué. Néanmoins, il dissimula son ressentiment pour pouvoir mieux se venger ; et ayant trouvé l’occasion de parler au chambellan en particulier : « Je crois devoir vous prévenir d’une chose importante, lui dit-il, c’est que notre maître a le cerveau dérangé, et que, de temps en temps, et aux changements de lune surtout, il lui prend des quintes si dangereuses, qu’on est obligé de le lier et de le battre. Ainsi tenez-vous sur vos gardes, car dans ces moments-là, il ne connaît plus personne, et s’il vous trouvait sous sa main, ma foi, je ne répondrais pas de vos jours. — Vous me faites peur, répondit le chambellan ; mais, dites-moi, peut-on prévoir à quelques signes la prochaine venue d’un accès ? Je le ferais lier alors, et corriger si bien que personne n’aurait à craindre de lui. — À force d’avoir vu de ces sortes de scènes, continua le garçon, nous avons appris à les prévoir. Si vous le voyez chercher çà et là, frapper la terre du pied, se lever, jeter son escabelle, c’est un signe que sa folie le prend. Sauvez-vous alors, ou employez tout aussitôt le remède dont vous m’avez parlé. — Eh bien ! nous l’emploierons, dit l’officier, soyez tranquille. »

Quelques jours après, Nidui trouve le moyen d’enlever adroitement et sans être aperçu de personne les grands ciseaux du tailleur. Celui-ci, qui en avait besoin pour couper, cherche autour de lui ; il se lève, regarde à terre, s’impatiente, frappe du pied, jure et finit par jeter de colère son escabelle au loin. Le chambellan aussitôt appela du monde : on saisit le prétendu fou, et on le bâtonne jusqu’à ce que les bras qui frappent tombent de lassitude.

Lorsqu’il fut délié, il s’informa de ce qui lui avait attiré ce traitement : on le lui apprit. Alors il appela son garçon, et lui demanda depuis quand il était fou : « Sire, répondit Nidui, c’est depuis le jour que je n’aime plus le miel. »

Cette réponse expliqua l’énigme, et l’aventure prêta beaucoup à rire aux dépens du tailleur.