Le Talisman (Walter Scott)/08

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 94-106).


CHAPITRE VIII.

L’ÉPREUVE.


Un sage médecin, habile à guérir nos blessures, est plus utile que des armées au bonheur du genre humain.
Iliade.


Voilà un étrange récit, sir Thomas, » dit le monarque malade, après avoir entendu le rapport du fidèle baron de Gilsland. « Es-tu sûr que cet Écossais soit un homme franc et loyal ?

— Je ne saurais vous dire, milord, reprit le jaloux anglais… J’ai vécu un peu trop près des Écossais pour supposer beaucoup de loyauté parmi eux, les ayant toujours trouvés traîtres sous de beaux semblants. Mais il y a de la franchise dans les manières de cet homme, et fût-il le diable au lieu d’être Écossais, je serais forcé d’en convenir.

— Et que dis-tu de la manière dont il se comporte en qualité de chevalier, de Vaux ?… demanda le monarque.

— C’est plutôt l’affaire de Votre Grâce que la mienne de remarquer les actions de ses chevaliers, et je gagerais que vous avez fait attention à celles du chevalier du Léopard… Il jouit d’un bon renom.

— Justement acquis, sir Thomas ! dit le roi, et nous avons nous-même été témoin de ses faits et gestes. Notre seul dessein, en nous plaçant toujours aux premiers rangs de l’armée, est de voir comment nos sujets et nos partisans se comportent, et non le désir d’accumuler une vaine gloire, comme on s’est plu à le supposer. Nous connaissons la vanité des louanges des hommes, qui ne sont que fumée, et c’est dans un autre but que nous revêtons notre armure. »

De Vaux fut effrayé quand il entendit le roi faire une déclaration si contraire à son caractère, et crut d’abord que les approches de la mort pouvaient seules le porter à parler dans des termes si méprisants de la gloire militaire, gloire qui lui était aussi chère que l’air qu’il respirait. Mais, se rappelant qu’il avait rencontré le confesseur du roi dans le pavillon extérieur, il eut assez de sagacité pour attribuer cet accès passager d’humilité à l’effet qu’avaient produit les exhortations du saint homme : il laissa donc continuer le roi sans l’interrompre.

« Oui, poursuivit Richard, j’ai, en effet, remarqué la manière dont ce chevalier remplit son devoir ; mon bâton de commandement ne serait autre chose que la marotte d’un fou s’il avait échappé à mon attention… Et déjà il aurait eu des marques de mes bontés, si je n’avais aussi remarqué, d’autre part, son audace et sa présomption.

— Mon roi, » dit le baron Gilsland, remarquant l’altération qui venait de paraître sur le visage du roi, « je crains de m’être exposé à votre déplaisir en prêtant, en quelque sorte, les mains à cette transgression.

— Eh quoi ! Multon, toi, toi ? » s’écria le roi du ton de la colère et de la surprise, « tu aurais encouragé son insolence !… la chose n’est pas possible.

— Votre Majesté me permettra de lui rappeler que j’ai, par ma charge, le droit d’accorder à des hommes d’un sang noble la liberté de garder un chien ou deux dans l’enceinte du camp, ne fût-ce que pour encourager le bel art de la vénerie… et d’ailleurs c’eût été un crime de faire le moindre mal à un être aussi noble que le chien de ce gentilhomme.

— Il est donc bien beau ? demanda le roi.

— C’est le plus parfait animal qu’il y ait sous le ciel, » dit le baron enthousiaste de tout ce qui tenait à la chasse. « Il est de la véritable race du Nord, large de poitrine, vigoureux de croupe, noir de couleur et non tacheté de blanc, mais tavelé sous le poitrail et les pattes de nuance grisâtre ; assez de force pour abattre un bœuf, assez agile pour atteindre l’antilope. »

Le roi se mit à rire de l’enthousiasme du baron. « Eh bien ! dit-il, tu lui as permis de garder son lévrier, et tout finit là. Ne sois pas cependant si libéral de tes permissions parmi ces chevaliers aventureux qui n’ont pas de prince ou de chef pour les tenir en respect. Ils ne connaissent pas de frein, et si on les laissait faire, il ne resterait bientôt plus de gibier dans la Palestine… Mais voyons, occupons-nous de ce savant païen… ne m’as-tu pas dit que cet Écossais l’avait rencontré dans le désert ?

— Non, sire… Voici ce que m’a dit l’Écossais… Il avait été envoyé près du vieil ermite d’Engaddi, dont on parle tant…

— Mort et furies ! » s’écria Richard en se levant en sursaut… « qui l’y avait envoyé, et dans quel but ? Qui a osé envoyer un homme à la grotte d’Engaddi pendant que la reine y faisait un pélerinage pour notre rétablissement ?

— Le conseil de la croisade lui avait confié cette mission, milord, répondit le baron : dans quel but, c’est ce qu’il a refusé de m’expliquer. On sait à peine dans le camp que votre royale épouse a entrepris ce pèlerinage… moi, du moins, je l’ignorais, et les princes peuvent ne pas en avoir été instruits, puisque la reine s’est tenue séquestrée de toute compagnie depuis que votre amour lui a défendu de s’exposer à l’épidémie en entrant ici.

— Eh bien, nous approfondirons cela… Ainsi, cet Écossais, cet envoyé a rencontré un médecin errant dans la grotte d’Engaddi. N’est-ce pas cela ?

— Non, milord ; mais ce fut, je crois, près de ce lieu qu’il rencontra un émir sarrasin : selon la coutume des chevaliers errants, les deux guerriers ont éprouvé leur valeur mutuelle ; puis satisfaits l’un de l’autre, ils ont fait route ensemble vers la grotte d’Engaddi. »

Ici de Vaux s’arrêta, car il n’était pas de ces gens qui savent raconter une longue histoire sans reprendre haleine.

— Est-ce donc là qu’ils rencontrèrent le médecin ? » demanda impatiemment le roi.

« Non, sire, répondit de Vaux ; mais le Sarrasin, apprenant que Votre Majesté était grièvement malade, promit d’obtenir de Saladin qu’il vous envoyât son propre médecin, dont il vanta beaucoup la science. Celui-ci arriva effectivement à la grotte, après que le chevalier écossais l’y eut attendu un jour ou deux. Il a une vraie suite de prince, il marche au son des tambours et des cymbales, entouré de domestiques à pied et à cheval, et il apporte des lettres de créance de Saladin.

— Ont-elles été examinées par Giacomo Loredani ?

— Je les ai montrées à l’interprète en venant ici, et voici leur contenu traduit en anglais. »

Richard prit un papier où étaient écrits ces mots : « Au nom d’Allah et de Mahomet son prophète (fi ! le chien ! s’écria Richard en crachant par manière d’interjection propre à exprimer son mépris), Saladin, roi des rois, soudan d’Égypte et de Syrie, la lumière et le refuge de la terre, au grand Melec-Ric, Richard d’Angleterre, salut : ayant appris que la main de la maladie s’était appesantie sur toi, notre royal frère, et que tu n’as autour de toi que des médecins nazaréens et juifs, qui travaillent sans la bénédiction d’Allah et du Prophète (périsse son prophète ! murmura de nouveau le monarque anglais)… nous avons envoyé, avec ces présentes, pour te traiter et te soigner, le médecin de notre propre personne. Adonebec El Hakim, devant la figure duquel l’ange Azraël[1] déploie ses ailes, et quitte la chambre du malade… Il connaît les vertus des plantes et des minéraux, la marche du soleil, de la lune et des étoiles, et peut sauver de la mort tout homme qui ne porte pas cette destinée écrite sur son front. Nous le prions avec instance d’honorer son art et d’en faire usage : car nous voulons non seulement rendre hommage à ton mérite et à ta valeur qui brillent entre toutes les nations du Frangistan[2], mais encore mettre un terme à la lutte qui existe maintenant entre nous, soit par un traité honorable, soit en faisant publiquement sur un champ de bataille l’épreuve de nos armes. Nous sommes d’opinion qu’il ne convient ni à ton rang ni à ton courage de mourir de la mort d’un esclave que son maître a tué de travail, ni à notre propre gloire de souffrir qu’un si noble adversaire soit arraché à notre cimeterre par une obscure maladie… Puisse donc le saint…

— Assez, assez, s’écria Richard, je n’en veux plus lire davantage sur son damné de prophète ; je souffre à la seule pensée que le brave et vaillant Saladin puisse croire en cet imposteur, qui est mort comme un chien qu’il était. Oui, je verrai son médecin, je me mettrai entre les mains de ce Hakim… Je rendrai au sultan confiance pour confiance ; je me mesurerai avec lui sur un champ de bataille, comme il me le propose si dignement, et il n’aura pas lieu de regarder Richard comme un ingrat… Sous le poids de ma hache d’armes, je le courberai jusqu’à terre… Je le convertirai à notre sainte Église avec des coups tels qu’il n’en a jamais reçu : il rétractera ses erreurs devant la croix de mon épée, et je le baptiserai sur le champ de bataille même avec des eaux purifiantes puisées dans mon propre casque, dussent nos sangs confondus s’y trouver mêlés… Hâte-toi, de Multon ; pourquoi retarder un événement si désiré ? Va me chercher le Hakim.

— Milord, » dit le baron qui crut voir peut-être quelque redoublement de fièvre dans cet abandon de confiance… « songez-y… le soudan est un païen… et vous êtes son plus redoutable ennemi.

— C’est pourquoi il n’en est que plus obligé à me rendre ce service, de peur qu’une misérable fièvre ne vienne terminer cette lutte entre deux souverains tels que nous. Je te dis qu’il m’aime autant que je l’aime, autant que deux nobles adversaires se soient jamais aimés. Sur mon honneur, ce serait un crime que de douter de sa bonne foi.

— Néanmoins, milord, il conviendra d’attendre l’effet des médicaments du Hakim sur l’écuyer écossais, ma propre vie en dépend ; car je mériterais de mourir comme un chien si j’agissais imprudemment dans cette circonstance, et si je privais toute la chrétienté de celui sur qui repose toute son espérance.

— Je ne t’ai jamais vu hésiter par crainte de la mort, » dit Richard d’un ton de reproche.

« Et mon roi ne me verrait pas hésiter non plus maintenant, reprit le vaillant baron, s’il ne s’agissait que de ma vie et non de la sienne.

— Eh bien donc, soupçonneux mortel, pars et va toi-même examiner les progrès de ce remède. Je voudrais qu’il pût me tuer ou me guérir, car je suis fatigué de rester là comme un bœuf mourant d’un mal contagieux, quand j’entends au dehors les tambours battre, les trompettes sonner, et les chevaux frapper du pied. »

Le baron se hâta de partir, impatient de communiquer ses doutes à quelque ecclésiastique, car sa conscience s’alarmait un peu à l’idée de voir son maître soigné par un infidèle.

L’archevêque de Tyr fut le premier auquel il confia ses scrupules, sachant combien le roi Richard honorait et aimait ce sage prélat. L’évêque écouta le rapport du baron, avec cette vivacité d’intelligence qui distingue le clergé catholique et romain. Il traita les scrupules religieux du baron avec autant de légèreté que la bienséance lui permit d’en montrer à un laïque sur un semblable sujet.

« Les médecins, dit-il, sont souvent utiles, quoiqu’ils puissent être par leur naissance ou leurs mœurs les êtres les plus abjects de l’humanité. Ils ressemblent en cela aux remèdes qu’ils emploient, et qui n’en sont pas moins salutaires pour être quelquefois extraits des plus viles substances. Les chrétiens, ajouta-t-il, peuvent se servir au besoin des païens et des infidèles, et il y a lieu de croire qu’une des causes pour lesquelles il a été permis à ceux-ci de rester sur la terre, c’est pour qu’ils s’y rendent utiles aux vrais chrétiens ; c’est pourquoi nous faisons légitimement nos esclaves de nos prisonniers de guerre. Il n’y a aucun doute, » poursuivit encore le prélat, « que les chrétiens primitifs ne se servissent des idolâtres avant leur conversion. Ainsi, sur le vaisseau d’Alexandrie, à bord duquel le divin apôtre saint Paul passa en Italie, les matelots étaient probablement païens. Que dit pourtant le bienheureux saint lorsqu’on eut besoin de leur ministère : Nisi sic in navi manserint, vos salvi fieri non potestis. (À moins que ces hommes ne restent sur le vaisseau, vous ne pouvez être sauvés.) Enfin, les Juifs sont infidèles au christianisme aussi bien que les Mahométans, et cependant il y a peu de médecins dans le camp qui ne soient de cette nation, et on les emploie sans scandale et sans scrupule. Donc on peut dans ce but se servir de Mahométans à leur place dans cette capacité, quod erat demonstrandum[3]. »

Ce raisonnement dissipa entièrement les scrupules de Thomas de Vaux, et la citation latine surtout fit sur lui d’autant plus d’effet qu’il n’en pouvait comprendre un mot.

Mais l’évêque argumenta avec moins d’abondance quand il réfléchit à la possibilité que le Sarrasin agît de mauvaise foi ; et là-dessus il n’en vint pas si rapidement à ses conclusions. Le baron lui montrant les lettres de créance, il les lut et relut, et compara l’original avec la traduction.

« C’est un mets qui semble apprêté tout exprès pour flatter le palais du roi Richard, et je ne puis m’empêcher d’avoir des soupçons sur ce rusé Sarrasin. Ils sont habiles dans l’art des poisons, et savent les préparer de manière qu’il s’écoule des semaines entières avant qu’ils agissent sur celui qui les a pris, et pendant ce temps le criminel a le temps de s’échapper. Ils savent imprégner le drap et le cuir du venin le plus subtil ! Et… que Notre-Dame me pardonne ! comment, sachant cela, ai-je pu tenir ces lettres de créance si près de ma figure ? Prenez-les, sir Thomas ; hâtez-vous de les emporter. »

Ici, il les tendit avec vivacité, et de toute la longueur de son bras, au baron. « Mais voyons, milord de Vaux, continua-t-il, en nous rendant à la tente de cet écuyer malade, nous y apprendrons si ce Hakim possède réellement l’art qu’il professe : puis nous déciderons si nous pouvons en toute sûreté lui permettre d’exercer sa science sur Richard. Cependant, arrêtez une minute : laissez-moi prendre ma cassolette, car ces fièvres sont épidémiques. Je vous conseillerai de vous servir de romarin sec trempé dans du vinaigre, milord, car moi aussi je connais quelque chose à l’art de guérir.

— Je remercie Votre Révérence, reprit Thomas Gilsland ; mais si j’avais été accessible à la fièvre, il y a long-temps que je l’aurais gagnée auprès du lit de mon maître. »

L’évêque de Tyr rougit, car il avait un peu négligé de se présenter chez le monarque depuis qu’il était malade ; et il pria le baron de marcher devant.

Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant la misérable hutte qu’habitaient Kenneth du Léopard et son écuyer, l’évêque dit à de Vaux : « Certes, milord, ces Écossais ont moins de soin de leurs serviteurs que nous de nos chiens ; voici un chevalier vaillant, dit-on, dans le combat, et jugé capable de remplir d’importantes missions en temps de trêve, et dont l’écuyer est plus mal logé que ne le serait un chien en Angleterre. Que pensez-vous de vos voisins du nord ?

— Qu’un maître fait tout ce qu’il peut pour son serviteur quand il ne lui donne pas un plus mauvais logement que le sien, » dit le baron ; et il entra dans la hutte.

L’évêque l’y suivit, non sans une répugnance évidente ; car quoiqu’il ne manquât pas de courage à certains égards, cependant ce courage était tempéré par un intérêt vif et puissant pour sa sûreté personnelle ; il se rappela cependant la nécessité où il était de juger par lui-même de la science du médecin arabe, et entra dans la hutte avec une dignité de manières faite, suivant lui, pour inspirer le respect à l’étranger.

Le prélat avait réellement un aspect imposant et remarquable. Dans sa jeunesse, il avait été fort beau, et, dans un âge avancé, il tenait à ne pas le paraître moins. Son costume épiscopal était du genre le plus magnifique, garni de riches fourrures, et couvert d’une chape qui offrait un travail d’aiguille précieux. Les bagues qui ornaient ses doigts valaient une belle baronnie, et son capuchon, alors rejeté en arrière à cause de la chaleur, avait des agrafes d’or pur pour l’attacher, quand il voulait, autour de son cou et sous son menton. Sa longue barbe, blanchie par les années, tombait jusque sur sa poitrine. Un des jeunes acolytes qui l’accompagnaient lui procurait une ombre artificielle, suivant la coutume d’Asie, en tenant sur sa tête un parasol de feuilles de palmier, tandis que l’autre rafraîchissait son révérend maître en agitant devant lui un éventail de plumes de paon.

Quand l’évêque de Tyr entra dans la hutte du chevalier écossais, le maître en était absent, et le médecin maure qu’il venait voir était assis dans la même posture où de Vaux l’avait laissé plusieurs heures auparavant, les jambes croisées sur une natte de feuillage, auprès du malade, qui paraissait dormir profondément, et dont il tâtait le pouls de temps en temps. L’évêque resta debout devant lui deux ou trois minutes, comme s’il attendait quelque salutation respectueuse, ou comme s’il espérait du moins voir le Sarrasin frappé de la majesté de sa présence. Mais Adonebec ne lui accorda d’autre attention qu’un regard rapide, et quand le prélat à la fin le salua dans la langue franque, il ne lui répondit que par le salut oriental ordinaire, « Salam alicum ! la paix soit avec vous !

— Es-tu médecin, infidèle ? » dit l’évêque un peu mortifié de la froideur de son accueil : « Je voudrais parler avec toi sur ton art.

— Si tu entendais quelque chose à la médecine, répondit El Hakim, tu saurais que les médecins ne doivent entreprendre aucune discussion, aucune consultation dans la chambre de leur malade. Écoute, » ajouta-t-il, comme le grondement sourd du chien se faisait entendre de l’autre partie de la hutte, « ce chien lui-même te donne une leçon. Uléma, son instinct lui enseigne qu’il doit étouffer ses aboiements auprès du malade. Viens au dehors de la tente, si tu as quelque chose à me dire, » ajouta-t-il en se levant et lui montrant le chemin.

Malgré la simplicité du costume du médecin sarrasin et l’infériorité de sa taille comparée à celle du majestueux prélat et du gigantesque baron, il y avait quelque chose d’imposant dans ses traits et dans ses manières, qui ne permit pas à l’évêque de Tyr de lui exprimer le vif déplaisir que lui avait causé la liberté de cette remontrance. Lorsqu’il fut hors de la hutte, il regarda Adonebec en silence pendant quelques minutes avant de pouvoir trouver le ton qu’il devait prendre avec lui pour recommencer la conversation. On ne voyait pas une mèche de cheveux sortir de dessous le haut bonnet de fourrure de l’Arabe : ce bonnet cachait aussi une partie de son front, qui paraissait élevé et large, uni et exempt de rides, de même que ses joues pâles, autant du moins que sa longue barbe permettait de les apercevoir. Nous avons remarqué quelque autre part l’éclat de ses yeux noirs.

Le prélat, frappé de son air de jeunesse, fit cesser à la fin le silence que l’Arabe ne semblait pas pressé d’interrompre, et lui demanda quel âge il avait.

« Les années des hommes ordinaires, dit le Sarrasin, se calculent d’après leurs rides ; celles des sages en raison de leurs études. Je n’ose pas me dire plus vieux que cent révolutions de l’hégire[4]. »

Le baron de Gilsland, qui prit cette réponse dans le sens littéral, et comprit qu’il se disait âgé d’un siècle, jeta un regard incrédule sur le prélat ; et celui-ci, bien qu’il entendit mieux le sens des paroles d’El Hakim, répondit à ce coup d’œil en agitant mystérieusement la tête. Il reprit cependant son air d’importance et demanda à Adonebec, d’un ton d’autorité, quelles preuves il pouvait donner de ses connaissances médicales.

« Vous avez pour garantie la parole du puissant Saladin, » dit le sage en touchant son bonnet d’un air respectueux ; « parole qu’il n’a jamais violée envers un ami ou un ennemi. Que voudrais-tu de plus, Nazaréen ?

— Je voudrais une preuve oculaire de ton art, répondit le baron, sans laquelle tu n’approcheras pas du lit du roi Richard.

— L’éloge du médecin est dans la guérison de son malade, dit l’Arabe. Contemplez cet écuyer : son sang avait été brûlé par la fièvre qui a blanchi votre camp d’ossements, et contre laquelle tout l’art de vos médecins nazaréens n’a pas su mieux vous défendre qu’une veste de soie ne protégerait un guerrier contre une lance de fer. Regardez ses doigts et ses bras amaigris, semblables aux pattes et aux griffes de la grue. La mort, ce matin, avait étendue sa faux sur lui : mais quand Azraël eût été d’un côté de la couche, moi étant de l’autre, son âme n’aurait pas quitté son corps. Ne me troublez donc plus par d’inutiles questions ; mais attendez le moment critique, et contemplez dans un silencieux étonnement le miracle qui va s’opérer. »

Le médecin eut alors recours à son astrolabe, l’oracle de la science orientale, et parut le consulter avec beaucoup d’attention et de gravité jusqu’au moment précis où l’heure de la prière étant arrivée, il tomba sur ses genoux, le visage tourné du côté de la Mecque, et récita les prières par lesquelles un musulman termine le travail du jour. L’évêque et l’Anglais se regardaient pendant ce temps avec indignation et mépris ; aucun des deux ne jugea néanmoins convenable d’interrompre El Hakim dans ses dévotions, toutes profanes qu’elles leur parussent.

L’Arabe se leva de terre et entra dans la hutte où le malade était couché ; il tira d’une petite boîte d’argent une éponge imbibée peut-être de quelque liqueur aromatique ; car, lorsqu’il la mit sous le nez du dormeur, celui-ci éternua, s’éveilla, et regarda autour de lui d’un air égaré. Il était effrayant à voir quand il se mit sur son séant, à moitié nu, avec ses os et les cartilages qui se dessinaient en saillie à la surface de sa peau comme s’ils eussent été à découvert. Sa figure, longue et creuse, sillonnée de rides, contrastait avec son œil d’abord tout hagard, mais qui finit pourtant par se remettre graduellement ; il parut s’apercevoir de la présence de ses illustres visiteurs, car il essaya de ses mains faibles de se découvrir la tête en signe de respect. Bientôt il demanda son maître d’un ton humble et soumis.

« Nous connais-tu, vassal ? demanda le lord Gilsland.

— Pas parfaitement, milord, » répondit l’écuyer d’une voix faible, « j’ai dormi long-temps, et j’ai beaucoup rêvé. Cependant je sais que vous êtes un illustre lord anglais, comme il le paraît à la croix rouge que vous portez, et cet autre seigneur est un saint prélat dont je sollicite la bénédiction sur moi, pauvre pécheur.

— Je te l’accorde : Benedictio Domini sit vobiscum ! » dit le prélat en faisant le signe de la croix, mais sans s’approcher du lit du malade.

« Vous voyez par vos yeux, dit l’Arabe, que la fièvre a été domptée. Il parle avec calme, il a toute sa mémoire ; son pouls bat aussi paisiblement que le vôtre. Examinez vous-même ses pulsations. »

Le prélat refusa de faire cet essai ; mais Thomas Gilsland, plus déterminé, voulut se satisfaire par lui-même, et se convainquit bientôt que la fièvre était passée.

« Ceci est merveilleux, » dit le chevalier en regardant l’évêque ; « cet homme est certainement guéri. Je vais conduire à l’instant ce médecin à la tente du roi Richard : qu’en pense Votre Révérence ?

— Attendez, laissez-moi finir une cure avant d’en commencer une autre, dit l’Arabe. Je vous accompagnerai lorsque j’aurai donné à mon malade la seconde dose de ce bienheureux élixir. »

En parlant ainsi, il prit une petite coupe d’argent, et la remplit de l’eau d’une gourde qui était à côté du lit ; il tira ensuite de sa ceinture un petit sac fait d’un tissu de soie et d’argent, dont on ne put voir le contenu, et le trempant dans la coupe, il le regarda en silence pendant l’espace de cinq minutes. Au moment de cette opération, les spectateurs crurent apercevoir dans l’eau une légère fermentation, mais s’il y en eut une, elle ne dura qu’un instant.

« Buvez, dit le médecin au malade ; dormez et réveillez-vous en pleine santé.

— Et c’est avec cette simple drogue que tu entreprendras de guérir un monarque ? dit l’évêque de Tyr.

— J’ai guéri un mendiant, comme vous pouvez le voir, répondit le sage ; les rois du Frangistan sont-ils faits d’une autre argile ?

— Qu’il vienne avec nous sur-le-champ chez le roi, dit le baron de Gilsland : il nous a montré qu’il possédait le secret qui peut lui rendre la santé ; s’il lui arrivait de n’en pas faire usage, je me charge de le mettre hors du pouvoir de la médecine. »

Comme ils allaient quitter la hutte, le malade, élevant la voix autant que sa faiblesse le permettait, s’écria : « Révérend père, noble chevalier, et vous, bienfaisant médecin, si vous voulez que je dorme et que je guérisse, dites-moi, par charité, ce qu’est devenu mon cher maître.

— Il est parti pour une expédition lointaine, ami, répondit le prélat, chargé d’une honorable ambassade qui peut le retenir pendant quelques jours.

— Hé ! pourquoi, dit le baron de Gilsland, pourquoi tromper ce pauvre garçon ?… Ami, ton maître est revenu au camp, et tu le verras tout à l’heure. »

Le malade éleva ses mains décharnées vers le ciel comme pour lui rendre grâces ; et ne pouvant résister davantage à l’effet de l’élixir, il s’abandonna à un doux sommeil.

« Vous êtes meilleur médecin que moi, sir Thomas, dit le prélat ; il vaut mieux dire un mensonge flatteur dans la chambre d’un malade qu’une fâcheuse vérité.

— Que voulez-vous dire ? mon révérend lord, » demanda vivement de Vaux, « croyez-vous que je consentisse à proférer un mensonge pour sauver la vie d’une douzaine d’hommes comme lui ?

— Vous venez de dire, » reprit l’évêque avec des signes évidents d’alarme, « vous venez de dire que le maître de cet écuyer était revenu. Je veux parler du chevalier du Léopard.

— Et il est en effet revenu, répondit de Vaux. Je lui ai parlé il y a quelques heures. Il avait amené avec lui ce savant médecin.

— Bienheureuse Vierge ! et pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de son retour ? » reprit le prélat fort troublé.

— Ne vous avais-je pas dit que ce chevalier du Léopard était arrivé avec le médecin ? Je croyais l’avoir fait, » répliqua de Vaux avec insouciance ; « mais qu’importe son retour à propos de la science du médecin et de la guérison de Sa Majesté ?

— Il importe fort, sir Thomas ; il importe fort, » répéta l’évêque en joignant ses mains avec force, frappant du pied et donnant des signes d’impatience qui semblaient lui échapper involontairement. « Mais où peut-il être allé maintenant, ce chevalier ? que Dieu soit avec nous ! il y a peut-être eu quelque fatale erreur ?

— Ce serf qui se tient là en dehors, » répondit le baron, non sans quelque étonnement de l’émotion de l’évêque, « pourra probablement nous dire où son maître est allé. »

Le jeune garçon fut appelé, et dans un langage qui parut presque incompréhensible aux deux croisés, il parvint à la fin à leur faire comprendre qu’un officier était venu chercher son maître quelques moments avant leur arrivée, pour le conduire à la tente royale. L’inquiétude de l’évêque parut s’augmenter au plus haut point, et devint visible même pour de Vaux, quoique le baron ne fût ni un observateur pénétrant, ni un homme soupçonneux ; mais, à mesure que le trouble de l’ecclésiastique augmentait, son désir de le cacher et de s’en rendre maître s’accroissait aussi. Il prit à la hâte congé de de Vaux, qui le regarda d’un air étonné et qui, après avoir haussé les épaules, sortit pour conduire le médecin arabe à la tente du roi Richard.



  1. L’ange de la mort. a. m.
  2. C’est ainsi que les Orientaux désignent l’Europe. a. m.
  3. Ce qui restait à démontrer. a. m.
  4. Ce qui veut dire qu’il avait autant de science et de connaissances qu’on en peut acquérir en cent ans. a. m.