Le Talisman (Walter Scott)/10

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 119-127).


CHAPITRE X.

TRAHISON.


Et maintenant je vais ouvrir un livre secret, et vous lire quelque chose sur un sujet obscur et dangereux, mais que votre mécontentement vous fera facilement comprendre.
Shakspeare. Henri IV, 1re part.


Le marquis de Montferrat et le grand-maître des templiers s’étaient arrêtés devant l’entrée du pavillon royal, dans l’intérieur duquel cette scène singulière s’était passée : ils virent une forte garde d’archers et de becs-de-corbin rangés en cercle tout autour pour écarter ceux qui auraient pu troubler le sommeil du roi. Les soldats avaient cet air silencieux, sombre et abattu que porte leur front lorsqu’ils traînent leurs armes à des funérailles : ils marchaient avec tant de précaution qu’on n’entendait pas le retentissement d’un bouclier ou le cliquetis d’une épée, quoiqu’un si grand nombre d’hommes couverts de fer entourât la tente. Ils baissèrent leurs armes avec un profond respect lorsque les dignitaires traversèrent leurs rangs, mais en gardant le même silence.

« Il y a du changement parmi ces chiens d’insulaires, » dit le grand-maître à Conrad quand ils eurent passé les gardes de Richard. « Quel tumulte, quels jeux bruyants avaient lieu devant ce pavillon il y a peu de temps ! on ne voyait jamais ces gaillards occupés qu’à jeter la barre, lancer la balle, lutter, vociférer des chansons, vider des bouteilles, comme s’ils eussent été à quelque fête de village avec un mai au milieu d’eux au lieu d’un étendard royal.

— Ces Molosses sont d’une race fidèle, dit Conrad, et le roi leur maître a gagné leurs cœurs en partageant leurs passe-temps, en se montrant le plus intrépide dans tous leurs jeux quand l’humeur lui en prend.

— Il ne fait rien que par boutades, dit le grand-maître : avez-vous remarqué le défi qu’il nous a lancé au lieu d’une prière en vidant sa coupe ?

— Cette coupe aurait pu être la dernière et lui paraître bien épicée, dit le marquis, si Saladin était comme tout autre Turc qui ait jamais porté le turban et se fût tourné du côté de la Mecque à la voix du muezzin. Mais il affecte la bonne foi, l’honneur, la générosité : comme s’il appartenait à un chien sans baptême de pratiquer les vertus d’un chevalier chrétien ! On dit qu’il s’est adressé à Richard pour être reçu dans l’ordre de la chevalerie.

— Par saint Bernard, dit le grand-maître, nous n’aurons plus qu’à jeter nos ceintures et nos éperons, sir Conrad, à effacer nos armes et à briser nos cimiers, si les premiers honneurs de la chrétienté sont conférés à un chien de Turc qui ne vaut pas dix sous.

— Vous mettez le soudan à vil prix, dit le marquis ; j’avoue cependant que, quoiqu’il soit d’assez bonne mine, j’en ai vu un qui valait mieux et que l’on a vendu quarante sous au bazar. »

Les deux croisés étaient arrivés près de leurs chevaux qu’ils trouvèrent à quelque distance de la tente royale, piaffant et caracolant au milieu de la foule brillante d’écuyers et de pages qui les surveillaient. Conrad, après un moment de silence, proposa à son compagnon de renvoyer leurs coursiers et leur suite, et de profiter de la fraîcheur de la brise du soir pour revenir dans leurs quartiers en suivant les remparts du vaste camp des chrétiens. Le grand-maître y consentit : ils se mirent en marche, en évitant comme d’un mutuel accord les parties les plus habitées de cette ville de toile, et suivirent la large esplanade qui était entre les tentes et les défenses extérieures, afin de pouvoir converser en particulier et sans être vus, si ce n’est des sentinelles.

Ils parlèrent quelque temps des points militaires et des préparatifs de défense ; mais ce genre de conversation, auquel aucun des deux ne paraissait prendre intérêt, languit, et bientôt il y eut une longue pause, à laquelle le marquis de Monferrat mit fin en s’arrêtant tout court comme un homme qui a formé une résolution soudaine : fixant quelques instants ses yeux sur la physionomie sombre et immobile du grand-maître, il lui parla enfin en ces termes : « Si cela pouvait convenir à Votre Valeur et à Votre Sainteté, révérend sir Gilles Amaury, je vous prierais de vouloir bien, pour une fois, mettre de côté le sombre masque que vous portez et de causer avec un ami à visage découvert. »

Le templier sourit à demi. « Il y a, dit-il, des masques d’un aspect riant, aussi bien que des masques d’une couleur sombre, mais les premiers ne cachent pas moins bien les traits du visage que les seconds.

— Cela se peut, » dit le marquis en portant la main à son menton, et faisant le geste d’un homme qui se démasque ; « mais je mets mon déguisement de côté. Or maintenant que pensez-vous, dans les intérêts de votre ordre, de la perspective de cette croisade ?

— Vous cherchez plutôt à arracher le voile qui couvre mes pensées qu’à me dévoiler les vôtres, dit le grand-maître ; cependant je vous répondrai par une parabole qui m’a été dite par un santon du désert… « Un fermier demandait au ciel de la pluie, et murmurait de ce qu’il n’en tombait pas ; pour punir son impatience, Allah fit déborder l’Euphrate sur sa ferme, et il périt lui et tous ses biens, pour avoir obtenu l’accomplissement de ses vœux. »

— Voilà qui est une grande vérité… Plût au ciel que l’Océan eût englouti les trois quarts des armements de ces princes ! ce qui en serait resté eût mieux servi les intérêts des seigneurs chrétiens de la Palestine, misérables restes du royaume latin. Livrés à nous-mêmes, nous aurions pu subir la loi du vainqueur ; ou bien, avec des secours médiocres de troupes et d’argent, il nous eût été possible de forcer Saladin à respecter notre valeur, et à nous accorder paix et protection à des conditions faciles. Mais d’après l’extrême danger dont cette croisade vient de menacer le soudan, nous ne pouvons pas supposer, s’il en est une fois quitte, que le Sarrasin permette à aucun de nous de conserver des possessions ou des principautés en Syrie, encore moins qu’il souffre l’existence des communautés militaires qui lui ont fait tant de mal.

— Oui ; mais ces croisés aventureux peuvent réussir et planter de nouveau la croix sur les remparts de Sion.

— Et quel avantage en retirera l’ordre des Templiers, ou Conrad de Montferrat ?

— Il en résulterait peut-être un avantage pour ce dernier… Conrad de Montferrat pourrait devenir Conrad roi de Jérusalem.

— C’est un beau nom ; mais ce n’est qu’un nom vide de sens… Godefroy de Bouillon n’avait pas tort de choisir la couronne d’épines pour emblème de la sienne… Grand-maître, je vous avouerai que j’ai pris goût à la forme du gouvernement oriental : une monarchie pure et simple ne devrait se composer que d’un roi et de sujets. Telle est la constitution primitive… un berger et son troupeau. Toute cette chaîne progressive de dépendances féodales n’apporte qu’entraves et corruption dans le gouvernement, et j’aimerais mieux tenir d’une main ferme mon humble bâton de marquis et en user à mon gré, que le sceptre d’un monarque, pour être obligé de l’incliner devant tous les orgueilleux barons féodaux, possesseurs de terres sous la juridiction de Jérusalem. Un roi doit marcher libre, grand-maître, et ne pas se trouver arrêté, ici par un fossé, là par une palissade, tantôt par un privilège féodal, tantôt par un baron couvert d’acier et l’épée à la main, tout prêt à défendre ce qu’il appelle son droit. Pour tout dire en un mot, je sais que les droits de Lusignan au trône seront préférés aux miens, si Richard se rétablit et s’il a quelque influence sur ce choix.

— C’est assez, dit le grand-maître, tu m’as en effet convaincu de ta sincérité ; d’autres peuvent avoir les mêmes pensées ; mais il y en a peu qui osent avouer aussi franchement que Conrad, qu’ils ne désirent pas la restitution du royaume de Jérusalem, mais qu’ils préféreraient être maîtres d’une portion de ses fragments, comme les barbares insulaires qui ne font rien pour travailler à la délivrance d’un noble vaisseau livré aux vagues, et attendent que son naufrage vienne les enrichir.

— Tu ne trahiras pas ma confidence ? » demanda Conrad en le regardant avec attention et méfiance. « Sois assuré que ma langue n’exposera jamais ma tête, et que mon bras saura toujours défendre l’une et l’autre : accuse-moi, si tu veux, je suis préparé à braver en lice le meilleur templier qui ait jamais mis lance en arrêt.

— Cependant tu te cabres un peu vivement pour un si bon coursier ; quoi qu’il en soit, je te promets par le saint Temple que notre ordre a juré de défendre, que je te garderai le secret comme un fidèle camarade.

— Par quel temple ? » demanda le marquis de Montferrat, qui par son penchant au sarcasme nuisait souvent à sa politique et à sa prudence : « jures-tu par celui de la montagne de Sion, que le roi Salomon fit construire, ou par cet édifice symbolique, emblématique, dont il est question dans les conseils tenus en vos commanderies, pour l’agrandissement de l’ordre vaillant et vénérable. »

Le templier lui jeta un regard qui semblait un trait de mort, mais il répondit avec calme : « Par quelque temple que je jure, sois assuré, seigneur marquis, que mon serment sera sacré. Je voudrais savoir comment te lier toi-même d’une manière aussi indissoluble.

— Je te jurerai, » dit le marquis en riant, « par cette couronne de marquis que j’espère, avant la fin de ces guerres, changer pour quelque chose de mieux. Elle ne me garantit pas du froid, cette légère couronne ; celle d’un duc serait une meilleure protection contre la brise qui souffle maintenant, et une couronne de roi me semblerait encore préférable, étant chaudement doublée d’hermine et de velours… Bref, nos intérêts nous lient l’un à l’autre ; car ne croyez pas, grand-maître, que si ces princes alliés reprenaient Jérusalem et y replaçaient un roi de leur choix, ils laissassent à votre ordre non plus qu’à mon pauvre marquisat l’indépendance dont ceux-ci jouissent maintenant. Non, de par Notre-Dame ! dans un tel cas les fiers chevaliers de Saint-Jean seraient forcés de faire de nouveau des emplâtres et de panser des plaies dans les hôpitaux, et vous, très puissants et très vénérables chevaliers du Temple, reprendriez votre état d’hommes d’armes, dormiriez trois sur un grabat et monteriez deux sur un cheval, humble coutume de vos premiers temps, qui est encore rappelée aujourd’hui par l’effigie de votre sceau.

— Le rang, les privilèges et l’opulence de notre ordre l’empêcheront toujours de tomber dans un tel état de dégradation, » dit le chevalier avec hauteur.

« Ce sont là précisément vos fléaux, reprit Conrad de Montferrat. Vous le savez comme moi, révérend grand-maître ; si les princes alliés étaient vainqueurs dans la Palestine, leur première démarche politique serait de détruire l’indépendance de votre ordre, ce qui, sans la protection de notre saint Père le pape et la nécessité d’employer votre valeur à la conquête de la Terre-Sainte, vous serait déjà arrivé. Qu’ils aient un triomphe complet, et vous serez jetés de côté comme les éclats d’une lance brisée sont dispersés dans la lice.

— Il peut y avoir de la vérité dans ce que vous dites, » repartit le templier avec un sombre sourire ; « mais quels avantages aurions-nous à espérer si les alliés retiraient leurs forces et laissaient la Palestine au pouvoir de Saladin ?

— Des avantages brillants et solides, répondit Conrad ; le soudan donnerait de vastes provinces pour conserver sous ses ordres un corps de lances franques aussi bien discipliné. En Égypte et en Perse, cent auxiliaires de ce genre, joints à sa cavalerie légère, décideraient la bataille en sa faveur, même avec toutes les chances contraires. Cette dépendance ne durerait qu’un temps, peut-être pendant la vie de cet entreprenant sultan… Mais, en Asie, les empires s’élèvent comme des champignons… Supposez-le mort, et nous autres étant constamment renforcés par ces esprits intrépides et aventureux qui nous arriveraient d’Europe, que n’aurions-nous pas l’espoir d’accomplir, n’étant plus entravés par ces monarques dont la dignité nous laisse maintenant dans l’ombre, et qui, s’ils restaient ici et réussissaient dans cette expédition, nous dévoueraient avec joie à l’humiliation et à la dépendance ?

— Vous parlez bien, seigneur marquis, et vos paroles trouvent un écho dans mon cœur. Néanmoins il nous faut de la prudence ; Philippe de France est aussi sage que vaillant.

— C’est vrai ; et il se laissera d’autant plus facilement détourner d’une expédition à laquelle, dans un sentiment d’enthousiasme, ou peut-être poussé par ses nobles, il s’est voué si témérairement. Il est jaloux du roi Richard, son ennemi naturel, et il lui tarde de partir pour suivre des plans d’ambition dont le théâtre est plus près de Paris que de Jérusalem. Le premier prétexte honnête lui suffira pour s’éloigner d’un pays où il sent parfaitement qu’il épuise les forces de son royaume.

— Et le duc d’Autriche ?

— Oh ! quant au duc, sa présomption et sa sottise le conduiront aux mêmes résultats où la politique et la sagesse auront conduit Philippe. Il se croit, Dieu lui pardonne, traité avec ingratitude, parce que toutes les bouches, même celles de ses ménestrels, sont remplies des louanges du roi Richard ; car il le craint et il le déteste : il se réjouirait du malheur de ce monarque, comme ces chiens de race bâtarde qui, lorsque le chef de la troupe tombe sous la griffe du loup, sont plus portés à l’attaquer par derrière qu’à venir à son secours. Mais pourquoi te parlé-je ainsi, si ce n’est pour te montrer avec quelle sincérité je désire que cette ligue soit rompue et le pays délivré de ces grands monarques et de leurs armées : et tu sais bien, tu as vu par tes propres yeux combien tous les princes qui ont ici quelque influence et quelque pouvoir sont impatients d’entrer en négociation avec le soudan.

— Je l’avoue ; il faudrait être aveugle pour n’avoir pas remarqué cela dans les dernières délibérations. Mais lève ton masque encore un peu plus haut, et dis-moi par quels motifs tu as proposé au concile cet Anglais du nord, cet Écossais, ou quel que soit le nom que vous donniez à ce chevalier du Léopard, comme porteur des conditions du traité.

— J’avais en cela un but politique, reprit l’Italien ; sa qualité d’enfant de la Grande-Bretagne le rendait propre à l’entrevue que désirait Saladin ; ce prince voyait en lui un guerrier de l’armée du roi Richard. D’une autre part, son caractère d’Écossais, et certaine rancune que j’ai cru apercevoir entre ce chevalier et le roi d’Angleterre rendaient peu probable que notre envoyé eût à son retour aucune communication avec Richard auquel sa présence fut toujours désagréable, et qui est d’ailleurs retenu au lit par sa maladie.

— Oh ! voilà une politique trop fine, s’écria le grand-maître. Crois-moi, ces filets italiens ne prendront jamais ce Samson insulaire. Il faudrait pour cela employer d’autres liens, des liens plus solides. Ne voyez-vous pas que ce messager choisi avec tant de soin nous a ramené un médecin qui va rendre à cet Anglais au cœur de lion et au cou de taureau la faculté de poursuivre son entreprise de croisade ? et aussitôt qu’il sera en état de s’élancer de nouveau au combat, lequel des princes osera rester en arrière ? Ils le suivront, rien que par honte, quoiqu’ils aimassent autant marcher sous la bannière de Satan.

— Soyez tranquille ; avant que ce médecin (s’il n’est pas aidé dans son opération par une puissance surnaturelle) ait pu accomplir la guérison de Richard, il sera possible d’amener quelque rupture entre le monarque français, ou tout au moins entre l’Autrichien et leur allié d’Angleterre ; cette querelle sera irréconciliable. Ainsi Richard en sortant de son lit pourra peut-être commander encore ses propres troupes, mais il ne pourra de nouveau, par sa seule énergie, se mettre à la tête de toute la croisade.

— Tu es un adroit archer ; mais, Conrad de Montferrat, ton arc n’est pas assez tendu pour que ta flèche atteigne un tel but. » Il s’arrêta tout court, jeta un regard soupçonneux autour de lui pour s’assurer que personne ne l’écoutait, et, prenant la main de Conrad, il la lui pressa fortement en le regardant fixement en face ; puis il ajouta lentement :

« Quand Richard sortira de son lit, dis-tu ? Conrad, il faut qu’il n’en sorte jamais ! »

Le marquis de Montferrat tressaillit : « Comment ! parles-tu de Richard d’Angleterre, de Cœur-de-Lion, du champion de la chrétienté ? » Tout en disant ces mots, son visage devint pâle et ses genoux tremblèrent. Le templier s’en aperçut, et sur son visage de fer une légère contraction indiqua un sourire de mépris.

« Sais-tu à qui tu ressembles en ce moment ? sir Conrad. Ce n’est pas au politique et vaillant marquis de Montferrat, à celui qui voudrait diriger le conseil des princes et décider du sort des empires, mais à un novice qui, tombant sur une conjuration dans le livre de grimoire de son maître, a évoqué le diable au moment où il y pensait le moins, et reste consterné de l’apparition qui s’offre à lui.

— Je t’accorde, » dit Conrad en se remettant, « qu’à moins de découvrir quelque moyen plus sûr, celui que tu viens d’indiquer nous conduit directement à notre but ; mais, bienheureuse Vierge ! nous deviendrons en horreur à toute l’Europe ! chacun nous maudira, depuis le pape sur son trône jusqu’au dernier des mendiants couché à la porte de l’église qui, lépreux et couvert de haillons, parvenu au dernier degré de la misère humaine, bénira le ciel de n’être ni Gilles Amaury ni Conrad de Montferrat.

— Si tu le prends ainsi, » dit le grand-maître avec le même calme caractéristique qu’il avait gardé pendant ce dialogue remarquable, « supposons qu’il ne se soit rien passé entre nous, que nous avons parlé pendant un songe, que nous nous sommes réveillés, et que la vision s’est évanouie.

— Cette vision ne pourra jamais s’évanouir, dit Conrad.

— Des visions qui nous offrent des couronnes ducales et des diadèmes royaux ont en effet quelque peine à s’effacer de l’imagination, répondit le grand-maître.

— Eh bien ! reprit Conrad, laissez-moi essayer d’abord de rompre l’alliance entre l’Autriche et l’Angleterre. »

Ils se séparèrent. Conrad resta immobile au lieu où ils s’étaient quittés, les yeux attachés sur le manteau flottant du templier qui s’éloignait à pas lents, et disparaissait par degrés au milieu des ténèbres rapidement croissantes d’une nuit d’Orient. Plein d’orgueil et d’ambition, peu scrupuleux dans ses mœurs et sa politique, le marquis de Montferrat n’était cependant pas naturellement cruel. C’était un épicurien, un homme avide de voluptés, et qui avait par égoïsme de la répugnance à faire le mal et à être témoin d’actes de cruauté. Il conservait aussi pour sa réputation un certain respect qui tenait la place de meilleurs sentiments. « En effet, » se dit-il tandis que ses regards étaient encore fixés sur le point où le manteau flottant du templier avait disparu, « en effet, j’ai évoqué le démon de la vengeance. Qui aurait pensé que cet austère et fanatique grand-maître, dont le sort est lié à celui de son ordre, voudrait tenter pour l’agrandissement de cet ordre plus que moi pour mon intérêt personnel ? Mon but était à la vérité de disperser cette folle croisade ; mais je n’ose pas songer au moyen que ce prêtre hardi a eu l’audace de suggérer ; et cependant c’est le plus sûr… peut-être même le moins dangereux. »

Telles étaient les méditations du marquis quand son soliloque intérieur fut interrompu par une voix qui s’écria, à peu de distance, du ton emphatique d’un héraut d’armes : « Rappelez-vous le Saint-Sépulcre ! »

Cette exhortation fut répétée de poste en poste, car c’était le devoir des sentinelles de crier ces mots de temps en temps dans leurs rondes périodiques, afin que l’armée des croisés eût toujours présent à la mémoire le but dans lequel elle avait pris les armes. Conrad, familiarisé avec cette coutume, eût entendu cet avertissement dans toute autre circonstance sans y faire attention ; mais à ce moment il était tellement en contact avec le genre de ses pensées, qu’il lui parut une voix du ciel qui le mettait en garde contre le crime que son cœur méditait. Il tourna les yeux autour de lui avec inquiétude, cherchant peut-être si, comme l’ancien patriarche, quoique dans des circonstances bien différentes, il ne verrait point quelque bélier arrêté dans un taillis, quelque victime à substituer au sacrifice que le templier voulait offrir, non à l’Être-Suprême, mais au moloch de leur ambition. En ce moment la bannière d’Angleterre, dont les larges plis étaient légèrement agités par la brise du soir, attira son attention. Elle était plantée sur un monticule élevé sans doute par la main des hommes, et qui se trouvait situé au milieu du camp ; peut-être autrefois ce monticule avait-il été le tombeau de quelque chef hébreu. Quoi qu’il en fût, son nom était oublié, et les croisés l’avaient appelé le mont Saint-George, à cause de la manière dont la bannière d’Angleterre se déployait du haut de cette éminence, d’où elle dominait les autres bannières illustres et même royales.

Un coup d’œil peut faire naître bien des idées dans une imagination aussi vive que celle de Conrad. Un seul regard sur la bannière parut dissiper l’incertitude d’esprit où il était plongé. Il se dirigea vers son pavillon, du pas déterminé d’un homme qui vient d’adopter un plan, et qui est décidé à le suivre. Là, il renvoya le cortège presque royal qui l’entourait, et, en se mettant au lit, il se dit qu’il fallait d’abord essayer des mesures modérées avant d’avoir recours aux moyens violents.

« Demain, ajouta-t-il, j’assiste au festin de l’archiduc d’Autriche : nous verrons ce qu’il sera possible de faire pour arriver à notre but, avant de suivre les noirs conseils de ce templier. »