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Le Talisman (Walter Scott)/12

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 146-153).


CHAPITRE XII.

LA SÉDUCTION.


C’est la femme qui séduit toujours l’humanité.
Gay.


Aux jours de la chevalerie, un poste dangereux, ou une aventure périlleuse était une récompense souvent offerte à la bravoure militaire pour la payer de premières épreuves. Ainsi, lorsqu’on remonte un précipice, chaque rocher que l’on gravit n’est qu’un pas vers un point encore plus dangereux.

Il était minuit, la lune brillait d’une clarté vive et pure, du point le plus élevé du firmament ; Kenneth d’Écosse gardait soigneusement son poste. Sentinelle solitaire sur le mont Saint-George, il était là pour protéger la bannière d’Angleterre contre les insultes qu’auraient pu méditer les milliers d’individus que l’orgueil de Richard avait offensés. De flatteuses pensées se succédaient l’une à l’autre dans l’esprit du guerrier. Il lui semblait qu’il avait trouvé grâce aux yeux de ce monarque chevaleresque qui, jusque-là, ne l’avait pas distingué de la foule des braves que sa renommée avait attirés sous ses drapeaux ; et sir Kenneth n’était point fâché que cette marque de faveur royale consistât à lui confier un poste si dangereux. Son ambitieux amour enflammait encore cet enthousiasme militaire. Tout désespéré que parût cet amour dans presque toutes les circonstances imaginables, celles dans lesquelles il se trouvait maintenant semblaient pourtant avoir diminué la distance qui le séparait de la belle Édith. Celui auquel Richard venait d’accorder une telle distinction n’était plus un obscur aventurier ; il se trouvait placé sous les yeux d’une princesse, quoique la différence de leur rang fût aussi grande que jamais. Un sort ignoré et sans gloire ne pouvait plus être son partage… S’il était surpris et tué au poste qui lui avait été confié, sa mort, et il avait résolu qu’elle serait glorieuse, provoquerait la vengeance de Cœur-de-Lion, et pourrait exciter les regrets et peut-être les larmes des plus nobles beautés de la cour d’Angleterre. Il n’avait donc pas lieu de craindre une mort obscure.

Sir Kenneth eut tout le loisir de se repaître de ces pensées exaltées ; elles entretenaient l’enthousiasme chevaleresque qui, au milieu de ses écarts les plus extravagants et les plus bizarres, était pur, du moins, de tout mélange d’égoïsme. Cet enthousiasme toujours noble, généreux et dévoué, n’avait peut-être de blâmable que la folie de se proposer un but et une suite d’actions incompatibles avec la fragilité et les imperfections de la nature humaine. Autour du chevalier la nature reposait au sein de la paisible clarté de la lune, ou bien ensevelie dans l’ombre. Les longues files de tentes et de pavillons, éclairées ou obscures, étaient calmes et silencieuses comme les rues d’une ville déserte. Au pied de la bannière était le grand lévrier dont nous avons déjà parlé, le seul compagnon de garde de Kenneth, et sur la sagacité duquel il comptait pour être averti du plus léger mouvement hostile. Le noble animal semblait comprendre le but de leur faction, car il regardait de temps en temps les larges plis de la riche bannière ; et lorsque le cri des sentinelles se faisait entendre des lignes éloignées et des retranchements du camp, il répondait par un seul aboiement prolongé, comme pour affirmer que lui aussi faisait son devoir avec vigilance. De temps en temps aussi il inclinait sa noble tête et remuait la queue lorsque son maître passait et repassait devant lui en marchant devant son poste, ou quand le chevalier s’arrêtait silencieux et distrait, appuyé sur sa lance et les yeux fixés vers le ciel, le fidèle serviteur se hasardait quelquefois à troubler ses pensées et à interrompre ses rêveries en fourrant son large museau dans la main gantelée du chevalier pour solliciter une caresse passagère. Tout-à-coup le lévrier aboya avec furie, et sembla prêt à s’élancer à l’endroit où les ténèbres étaient le plus épaisses ; cependant il attendit que son maître lui fît connaître sa volonté.

« Qui va là ? » demanda sir Kenneth, convaincu que quelque chose s’approchait furtivement dans l’obscurité.

« Au nom de Merlin et de Mengis, » répondit une voix rauque et désagréable, « attachez votre démon à quatre pattes, ou je n’approche pas de vous,

— Et qui es-tu, pour vouloir approcher de mon poste ? » répliqua sir Kenneth en dirigeant les yeux avec beaucoup d’attention sur un objet qu’il voyait se mouvoir sans pouvoir en distinguer la forme. « Prends garde, il s’agit ici de vie ou de mort.

— Attache ton Sathanos à longues griffes, reprit la voix, ou je saurai le conjurer avec un trait de mon arbalète. »

En même temps le chevalier entendit le bruit qui se fait en bandant un arc.

« Ne touche pas à ton arbalète, et montre-toi au clair de la lune, reprit l’Écossais, ou, de par saint André ! je t’attacherai à la terre, qui que tu sois. »

En parlant ainsi il saisit sa longue lance par le milieu, et le regard fixé sur l’objet qui semblait se mouvoir, il la brandit comme s’il avait l’intention de la lancer, usage qu’on faisait quelquefois, quoique rarement, de cette arme, quand la circonstance le rendait nécessaire.

Il eut honte cependant de son dessein et posa sa lance à terre, lorsqu’il vit passer de l’obscurité au clair de la lune, comme un acteur qui entre en scène, une créature rabougrie et difforme, dans laquelle, à son costume bizarre et à sa difformité, il reconnut le nain qu’il avait vu dans la chapelle d’Engaddi. Se rappelant au même instant les autres visions si différentes de cette nuit extraordinaire, il fit un signe à son chien, qui le comprit, et retourna immédiatement auprès de la bannière au pied de laquelle il se coucha avec un grondement étouffé.

Cet abrégé grotesque des difformités humaines, n’ayant plus rien à craindre d’un ennemi si formidable, se mit à gravir la pente en haletant, travail que le peu de longueur de ses jambes rendait assez pénible ; enfin, étant arrivé sur le haut de l’éminence, il prit de sa main gauche son petit arc qui était une espèce de joujou semblable à ceux dont, à cette époque, on permettait aux jeunes enfants de se servir pour tirer aux petits oiseaux, et se donnant une attitude majestueuse, il tendit gracieusement la main droite au chevalier, comme pour la lui donner à baiser. Mais ses avances n’ayant pas été acceptées, il demanda d’une voix aigre et courroucée : « Soldat, pourquoi ne rends-tu pas à Nectabanus l’hommage dû à sa dignité ? Est-il possible que tu l’aies pu oublier en si peu de temps ?

— Grand Nectabanus ! » répondit le chevalier voulant apaiser le nain, « il serait difficile de t’oublier après t’avoir vu une fois. Pardonne-moi cependant si, comme soldat en faction, et sous les armes, je ne puis, même pour un personnage aussi puissant que toi, quitter mon poste ou abandonner mon arme ; qu’il te suffise que je respecte ta dignité, et que je m’incline devant toi aussi humblement que peut le faire une sentinelle.

— Cela suffira, reprit Nectabanus, pourvu que vous me suiviez tout de suite devant ceux qui m’ont envoyé vous chercher ici.

— Grand roi ! je ne puis vous satisfaire sur ce point, car mes ordres sont de rester auprès de cette bannière jusqu’au point du jour. Je vous prie donc de m’excuser aussi en cela. »

En parlant ainsi il se mit à marcher sur la plate-forme, mais il ne se débarrassa pas si facilement des importunités du nain.

« Écoute, » dit-il en se plaçant devant sir Kenneth comme pour lui barrer le chemin ; « obéis-moi, sire chevalier, comme ton devoir t’y oblige, ou je l’ordonnerai au nom de celle dont la beauté pourrait faire sortir les génies de leur sphère, et dont la grandeur est digne de commander à la race immortelle d’où ils sont descendus. »

Une conjecture invraisemblable vint se présenter à l’esprit du chevalier, mais il la repoussa. Il était impossible, pensa-t-il, que la dame de ses pensées lui eût envoyé un tel message par un tel messager. Cependant la voix lui trembla en répliquant. « Allons, Nectabanus, dis-moi tout d’un coup, en homme loyal, si cette sublime dame dont tu parles n’est pas cette même houri avec laquelle je t’ai vu balayer la chapelle d’Engaddi.

— Comment ! présomptueux chevalier, s’écria le nain, penses-tu que la maîtresse de nos affections royales, celle qui nous égale en beauté, et qui partage notre grandeur, puisse s’abaisser à un vassal comme toi ? Non, quelque honoré que tu sois, tu n’as pas encore mérité un regard de celle qui du haut de son trône regarde les princesses même comme des pygmées. Mais considère ceci, et, suivant que tu connaîtras ou méconnaîtras ce gage, obéis ou refuse-toi aux ordres de celle qui daigne t’appeler. »

En parlant ainsi, le nain plaça dans les mains du chevalier une magnifique bague de rubis ; celui-ci n’eut pas de peine à reconnaître cette bague pour celle qui ornait ordinairement la main de l’illustre dame au service de laquelle il s’était dévoué. S’il avait pu douter encore, il aurait été convaincu par le petit nœud de ruban incarnat qui était attaché à la bague. C’était la couleur favorite de sa dame, et plus d’une fois, en l’adoptant lui-même, il avait fait triompher l’incarnat en champ clos et dans les batailles.

Il resta muet d’étonnement en recevant un pareil gage ; et le nain s’écria d’un air de triomphe en poussant un éclat de rire bruyant et secouant sa grosse tête informe : « À présent refuse-toi à mes ordres… Ose maintenant me désobéir, et douter que je sois Arthur de Tintagel, qui ai le droit de commander à toute la chevalerie bretonne.

— Au nom de tout ce qu’il y a de sacré, de la part de qui m’apportes-tu ce gage ? demanda le chevalier. Tâche, si tu le peux, de fixer un moment ta raison vacillante et de me dire quelle est la personne qui t’envoie, et le but réel de ton message ; prends garde à la manière dont tu vas parler, car ceci n’est pas un sujet de bouffonnerie.

— Chevalier présomptueux et indiscret, répondit le nain, que voudrais-tu savoir de plus, sinon que tu es honoré des ordres d’une princesse, et qu’un roi même vient te chercher ? Il ne nous convient pas de parlementer autrement avec toi que pour te commander, au nom et par la puissance de cette bague, de nous suivre devant celle à qui cette bague appartient. Chaque minute de retard est un crime contre l’obéissance que tu lui dois.

— Bon Nectabanus ! penses-y bien, reprit le chevalier… ma dame peut-elle savoir où je suis et quel est le devoir que je me suis engagé à remplir cette nuit ?… Sait-elle que ma vie… mais pourquoi parlerais-je de ma vie ? sait-elle, dis-je, que mon honneur tient à ce que je garde cette bannière jusqu’au point du jour, et peut-elle désirer que je la quitte même pour aller vers elle ?…. c’est impossible. La princesse veut s’amuser de son serviteur en lui envoyant un tel message ; et ce qui doit surtout me le faire croire, c’est qu’elle t’a choisi pour messager.

— Oh ! gardez cette croyance, » répliqua Nectabanus en se retournant. « Il m’importe peu que vous soyez félon ou loyal envers cette illustre dame… Ainsi, adieu !

— Arrête ! arrête ! attends un moment, je t’en conjure, dit sir Kenneth, réponds-moi à une seule question… La dame qui t’envoie est-elle près d’ici ?

— Qu’importe ? Le chevalier dévoué doit-il calculer les toises, les milles et les lieues comme le pauvre courrier qui est payé suivant la distance qu’il parcourt ? Sache cependant que la belle dame qui envoie ce gage à un indigne vassal, sans foi ni courage, n’est éloignée d’ici qu’à une portée de cette arbalète. »

Le chevalier regarda de nouveau la bague comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’imposture dans ce bijou. « Dis-moi, » demanda-t-il encore au nain, « ma présence sera-t-elle requise pour un certain espace de temps ?

— De temps, » répondit Nectabanus en suivant sa veine capricieuse ; « qu’appelez-vous le temps ? Ce n’est qu’un nom sans substance, un espace vide pendant lequel on respire, et qui est mesuré la nuit par le son d’une cloche, le jour par une ombre qui se projette sur un cadran solaire. Ne sais-tu pas que le temps d’un vrai chevalier ne devrait se calculer que d’après les services qu’il rend à Dieu et à sa dame ?

— Ce sont des paroles de vérité, quoique sortant de la bouche d’un fou. Est-il vrai que ma dame me somme réellement d’accomplir quelque fait en son nom et pour l’amour d’elle ? Et ne peut-elle différer de quelques heures et jusqu’au point du jour seulement ?

— Elle requiert immédiatement ta présence, et sans perdre seulement le temps nécessaire à l’écoulement de dix grains de sable. Écoute, chevalier flegmatique et soupçonneux, voici ses propres paroles : « Dis-lui que la main qui jeta des roses peut aussi donner des lauriers. »

Cette allusion à leur rencontre dans la chapelle d’Engaddi rappela une foule de souvenirs à l’imagination de sir Kenneth, et le convainquit de la réalité du message du nain. Ces boutons de rose, tout flétris qu’ils fussent, il les portait sous sa cuirasse, ils reposaient sur son cœur, il réfléchit, et ne put se résoudre à abandonner une occasion, la seule qui peut-être se présenterait jamais, de se rendre agréable aux yeux de celle qui était la souveraine de ses affections. Le nain, pendant ce temps, augmentait son embarras en insistant pour qu’il rendît la bague ou le suivît à l’instant.

« Arrête ! arrête ! je t’en prie, un moment encore, » s’écria le chevalier, et il commença à se parler à lui même : « Suis-je le sujet ou l’esclave du roi Richard plus que tout autre chevalier qui soit dévoué au service de cette croisade ? Et qui suis-je venu servir ici de ma lance et de mon épée ? notre sainte cause et mon illustre dame !

— La bague ! la bague ! Indolent et déloyal chevalier, rends-moi cette bague que tu es indigne de toucher et de regarder.

— Un moment ! un moment ! bon Nectabanus, ne trouble pas mes pensées. Eh quoi ! si les Sarrasins attaquaient maintenant nos lignes, resterais-je ici comme un vassal de l’Angleterre, veillant à ce que son orgueil ne fût pas humilié, ou m’élancerais-je à la brèche, pour combattre en faveur de la croix ? Après les commandements de Dieu, viennent ceux de ma souveraine… Et cependant la recommandation de Cœur-de-Lion et mes propres engagements… Nectabanus, je le conjure de me dire si tu dois me conduire loin d’ici.

— À ce pavillon qui est là-bas, puisque vous voulez absolument le savoir : et le jour commence à poindre sur la boule d’or qui le surmonte et qui vaut la rançon d’un roi.

— Je puis être de retour dans un instant, » dit le chevalier fermant les yeux en désespéré sur toutes les conséquences de sa démarche. « Je puis entendre de là l’aboiement de mon chien si quelqu’un approche de l’étendard. Je me jetterai aux pieds de ma dame, et je lui demanderai la permission de revenir pour achever ma garde. Ici, Roswall, » s’écria-t-il en appelant son chien, et jetant son manteau à côté de la bannière : « Garde ceci, et ne laisse personne s’en approcher. »

Le noble animal regarda son maître en face, comme pour l’assurer qu’il le comprenait bien, puis vint s’asseoir à côté du manteau, les oreilles dressées et la tête levée comme s’il entendait parfaitement dans quel but il était posté là.

« Maintenant, bon Nectabanus, continua le chevalier, hâtons-nous d’obéir aux ordres que tu m’as apportés.

— Se hâte qui voudra, » dit le nain avec humeur ; « tu ne t’es pas pressé d’obéir à mes ordres, et je ne puis marcher assez vite pour suivre tes longues enjambées. Ce n’est pas là marcher comme un homme, mais sauter comme une autruche du désert. »

Il n’y avait que deux moyens de dompter l’obstination de Nectabanus qui, tout en parlant, avait ralenti son pas, et imitait la marche du limaçon. Quant à des dons, sir Kenneth n’en avait pas à lui faire ; il n’avait pas le temps de le mettre de bonne humeur en le flattant. Dans son impatience, il enleva le nain de terre, et, le portant dans ses bras, malgré ses prières et ses alarmes, il arriva ainsi auprès du pavillon indiqué. En approchant, il vit que ce pavillon était gardé par un petit détachement de soldats assis à terre, ce que lui avaient caché les tentes qui s’élevaient entre eux et le mont Saint-George. S’étonnant que le bruit de son armure n’eût pas encore attiré leur attention, et supposant que maintenant il devait mettre plus de précaution dans ses mouvements, il déposa à terre son guide haletant pour qu’il reprît haleine, et lui indiquât ce qui lui restait à faire. Nectabanus était effrayé et en colère ; mais il s’était senti aussi complètement au pouvoir du robuste chevalier qu’une chouette entre les serres d’un aigle, et ne se souciait pas de le mettre dans le cas de déployer encore une fois ses forces.

Il ne se plaignit donc pas du traitement qu’il venait d’éprouver. Traversant le labyrinthe formé par les tentes, il conduisit en silence le chevalier vers le côté opposé du pavillon. Tous deux se trouvèrent ainsi à l’abri des regards des sentinelles, qui paraissaient trop négligentes ou trop endormies pour remplir leur devoir avec une bien grande exactitude. Arrivés là, le nain souleva le bas de la toile qui recouvrait la tente, et fît signe à sir Kenneth de s’y introduire en se glissant dessous. Le chevalier hésita. Il lui parut qu’il y avait quelque chose d’indélicat à pénétrer furtivement dans un pavillon qui servait sans doute de logement à d’illustres dames ; mais il se rappela les garanties que le nain lui avait données, et en conclut que ce n’était pas à lui de contrarier la volonté de la dame de ses pensées.

Il se baissa donc et se glissa sous la toile, et entendit le nain lui dire tout bas à l’oreille : « Reste là jusqu’à ce que je t’appelle. »