Le Talisman (Walter Scott)/Introduction

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 5-10).
Chapitre I  ►



INTRODUCTION

MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.


Les Fiancés n’ont pas obtenu l’approbation complète de tous mes amis. Plusieurs d’entre eux m’ont objecté que le sujet de ce roman ne répond pas bien au titre général de Contes tirés de l’Histoire des Croisades. Ils ajoutaient que si je n’entreprenais point de peindre les mœurs de l’Orient et les luttes caractéristiques de cette époque, un pareil titre ressemblerait trop à cette affiche de spectacle qui, dit-on, annonçait la tragédie d’Hamlet, dans laquelle on avait supprimé le rôle du prince de Danemarck. Pour moi, je sentis combien il était difficile de donner quelque vie à la peinture d’une partie du monde sur laquelle je n’avais presque aucune notion, à moins qu’on n’en excepte les souvenirs d’enfoncé que m’ont laissés les Nuits arabes. Ainsi, non seulement je devais travailler avec les inconvénients de l’ignorance dans laquelle j’étais enveloppé, comme un Égyptien dans le brouillard d’une des sept plaies, à l’égard de tout ce qui a rapport aux mœurs de l’Orient, mais encore il se trouvait que plusieurs de mes contemporains étaient aussi éclairés sur ce sujet que s’ils eussent été les habitants de la terre fortunée de Goshen. De nos jours, en effet, l’amour des voyages a envahi tous les rangs et a transporté les sujets de la Grande-Bretagne dans tous les coins du globe. La Grèce, si attrayante par les vestiges des arts, par sa lutte contre la tyrannie mahométane, par son nom, par les légendes classiques qui y vivent attachées à la moindre fontaine ; la Palestine, si chère à l’imagination par des souvenirs encore plus sacrés : tous ces lieux ont été visites récemment par des Anglais et décrits par des voyageurs modernes. Si j’avais tenté l’entreprise difficile de substituer des mœurs fictives aux mœurs réelles de l’Orient, tout voyageur qui aurait poussé sa route au delà de ce qu’on appelait autrefois le Grand Tour (le tour d’Europe) aurait été en droit de critiquer sévèrement ma présomption. Tout membre du club des voyageurs qui aurait pu prétendre avoir mis le pied sur le sol d’Édom, aurait été constitué, par ce fait seul, mon critique et mon correcteur. Il me semblait qu’à une époque où l’auteur d’Anastasias et celui d’Hadji Baba viennent de décrire les coutumes et les vices des nations de l’Orient, non seulement avec fidélité, mais aussi avec la gaîté de Le Sage et la caustique énergie de Fielding, la tentative d’un auteur entièrement étranger à un pareil sujet devait nécessairement produire un contraste défavorable. Le poète lauréat Southey, dans sa charmante histoire de Thalaba, avait aussi montré jusqu’à quel point un homme de talent pouvait se rendre familières, par la seule force de l’étude sédentaire, les antiques croyances, l’histoire et les mœurs de l’Orient, berceau du genre humain. Moore dans Lalla Roock avait suivi avec succès la même route, dans laquelle Byron, lui-même, joignant sa propre expérience à une longue étude, était entré pour quelques uns de ses plus charmants poèmes. En un mot, tant de livres avaient déjà été écrits sur l’Orient avec tant de succès, et par des gens qui connaissaient si bien la matière qu’ils traitaient, que je ne pouvais songer sans défiance à tenter la même voie.

Ces objections étaient bien puissantes, et la réflexion ne leur fit rien perdre de leur force, quoiqu’à la fin elles n’aient pourtant pas prévalu. D’un autre côté, on pouvait dire que, sans avoir l’espoir de rivaliser avec les contemporains que je viens de désigner, cependant il était possible que je vinsse à bout de la tâche que je me proposais, sans entrer précisément en concurrence avec eux : et cette dernière excuse emporta la balance.

L’époque qui se rapporte plus immédiatement aux croisades, et pour laquelle je me décidai à la fin, fut celle où le caractère guerrier, rude et généreux de Richard Ier, ce modèle de chevalerie avec toutes ses vertus exagérées et ses erreurs non moins absurdes, s’est montré en regard de celui de Saladin, époque où l’on voit le monarque anglais et chrétien montrer la cruauté et la violence d’un sultan d’Orient ; Saladin, au contraire, déployer la profonde politique et la prudence d’un souverain d’Europe, et tous deux en même temps chercher à se surpasser en qualités chevaleresques, en bravoure et en générosité. Ce singulier contraste offrait, selon moi, des matériaux pour un ouvrage de fiction d’un intérêt tout particulier. Un des personnages que je me proposai d’introduire sur le second plan, fut une parente supposée de Richard Cœur-de-Lion. Cette violation de la vérité historique a choqué M. Mill, l’auteur de l’Histoire de la Chevalerie et des Croisades, qui ne s’est point rappelé, je présume, que la composition d’un ouvrage d’imagination implique naturellement que l’on accorde à l’auteur le pouvoir d’une pareille invention, et que c’est là, en vérité, une des nécessités de l’art.

Le prince David d’Écosse, qui était alors à l’armée, et qui fut à son retour en Europe le héros de quelques aventures très dramatiques, fut aussi enrôlé à mon service, et il fait partie de mes personnages.

Il est vrai que j’avais déjà employé dans une de mes nouvelles (Ivanhoé) le personnage de Richard Cœur-de-Lion. Mais je me suis proposé de le montrer sous un jour plus particulier dans le Talisman. Alors, c’était un chevalier déguisé ; maintenant il figure sous le caractère déclaré d’un monarque conquérant : je n’ai point douté qu’un souverain aussi cher aux Anglais que notre Richard Ier ne fût capable de les intéresser plus d’une fois.

Il m’était permis de m’emparer de tout ce que nos pères ont raconté, soit réalité, soit fable, sur le compte de cet illustre guerrier, qui fut la plus grande gloire de l’Europe et de la chevalerie ? Les Sarrasins, selon un historien de leur propre pays, se servaient de son nom terrible pour réprimander leurs chevaux lorsqu’ils étaient effrayés : « Pensez-vous, disaient-ils, que le roi Richard est sur vos traces, que vous montrez une si grande frayeur ? » Le livre le plus curieux sur l’histoire du roi Richard est un roman traduit du normand ; ce fut d’abord sans aucun doute un livre de chevalerie, mais il s’est rempli successivement des fables les plus étonnantes et les plus monstrueuses. Il n’existe peut-être pas un roman en vers qui présente, au milieu de faits réels et curieux, un mélange pareil d’événements absurdes ou exagérés.

Un des principaux incidents de cette histoire est celui d’où son titre est tiré. De tous les peuples de la terre, les Perses furent peut-être le plus remarquable par leur crédulité inébranlable dans les amulettes, les charmes ou talismans, composés, croyaient-ils, sous l’influence de quelques planètes particulières, et possédant de grands pouvoirs médicaux ou pouvant donner aux hommes les moyens de commander à la fortune. On raconte dans l’ouest de l’Écosse une histoire de ce genre, qui est arrivée à un croisé de distinction : la relique à laquelle elle se rapporte existe encore, et même elle est tenue en grande vénération.

Sir Simon Lockhart de Lee et Cartland fut un personnage considérable sous le règne de Robert Bruce et sous celui de son fils David. Il était un des chefs de cette bande d’Écossais qui accompagnèrent Jacques, le bon lord Douglas, dans son expédition commencée pour la Terre-Sainte où il voulait porter le cœur du roi Robert Bruce. Douglas, impatient de combattre les Sarrasins, entra en guerre avec les Maures d’Espagne, et fut tué dans la péninsule. Lockhart poursuivit sa route vers la Terre-Sainte avec les chevaliers écossais qui avaient échappé au sort de leur chef, et prit part, pendant quelque temps, à la guerre contre les Sarrasins.

La tradition raconte que l’aventure suivante lui est arrivée.

Il fit prisonnier dans une bataille un émir distingué par son importance et ses grandes richesses. La mère du prisonnier, femme d’un âge avancé, vint au camp des chrétiens pour racheter son fils de la captivité. Lockhart ayant fixé le prix de la rançon du prisonnier, la dame tira de sa poche une large bourse brodée, s’apprêtant à payer, comme une mère qui ne regarde pas à l’or quand il s’agit de la liberté de son fils. Pendant cette opération elle laissa tomber de sa bourse une petite pierre enchâssée dans une pièce de monnaie, qui, selon quelques personnes, était une médaille du Bas-Empire. La vieille dame montra un tel empressement à la ramasser, que le chevalier écossais en conçut une haute idée de la valeur de ce caillou comparativement à celle de l’or ou de l’argent. « Je ne consentirai pas, dit-il, à donner la liberté à votre fils, si vous n’ajoutez pas cet amulette à la rançon convenue. » La dame non seulement y consentit, mais encore expliqua à sir Simon Lockhart la manière dont il devait se servir de ce talisman, et l’usage qu’il pouvait en faire. L’eau dans laquelle il était plongé devenait un puissant fébrifuge, un excellent styptique, et acquérait encore plusieurs autres propriétés médicales.

Sir Simon Lockhart, après avoir fait plusieurs fois l’expérience des miracles qu’il produisait, l’apporta dans son pays ; il le laissa à ses héritiers. Ses descendants et tous les habitants du Clydesdale désignent encore cet amulette sous le nom de Lee-Penny, Lee étant le manoir où sir Simon était né.

La partie la plus remarquable de l’histoire de ce talisman est peut-être celle qui concerne la manière singulière dont il échappa à la condamnation que l’Église d’Écosse porta contre plusieurs autres remèdes qui se donnaient pour miraculeux, prétendant qu’ils provenaient de quelque sorcellerie : elle en défendit solennellement l’emploi, exceptant seulement cet amulette, appelé Lee-Penny auquel il avait plu à Dieu d’attacher quelques vertus médicales que l’Église ne pensait pas devoir condamner. Ce talisman, comme on l’a dit, existe encore, et quelquefois on a recours à son pouvoir. Dans les derniers temps, il n’a guère été employé que pour guérir les personnes mordues par des chiens enragés, et comme dans ces cas-là souvent la maladie vient de l’imagination, on ne peut douter que l’eau versée sur le Lee-Penny n’ait pu fournir un remède convenable.

Telle est la tradition que l’auteur a pris la liberté de changer en l’appliquant à son propre sujet.

L’auteur n’a pas pris moins de liberté à l’égard de la vérité historique, soit dans ce qui concerne la vie de Conrad de Montferrat, soit dans le récit de sa mort. Que Conrad cependant ait été l’ennemi de Richard, c’est sur quoi l’histoire et le roman sont d’accord. On peut conjecturer à quels termes ces deux princes en étaient ensemble par ce qui arriva quand les Sarrasins proposèrent de donner au marquis de Montferrat certaines parties de la Syrie qu’ils devaient céder aux chrétiens. Richard, selon le roman qui porte son nom pour titre, ne put pas plus long-temps réprimer sa fureur. Il dit que le marquis était un traître ; qu’il avait volé aux chevaliers hospitaliers soixante mille livres dont son père Henri leur avait fait présent ; que c’était un renégat dont la perfidie avait causé la perte d’Acre, et il termina en jurant solennellement que lui Richard le ferait mettre en pièces par quatre chevaux indomptés, s’il se hasardait jamais à souiller le camp chrétien de sa présence. Philippe essaya d’intervenir en faveur du marquis, et jetant son gant, il s’offrit comme garant de sa fidélité aux chrétiens ; mais son offre fut rejetée, et il fut obligé de retirer sa protection à celui que poursuivait le courroux de Richard. (Histoire de la Chevalerie.)

Conrad de Montferrat figura d’une manière notable dans les guerres, et fut assassiné par un des émissaires du scheik ou Vieux de la Montagne. Richard, lui-même, ne fut pas à l’abri de tout soupçon relativement à sa mort.

On peut dire en général que la plupart des événements introduits dans l’histoire suivante sont fictifs, et que la réalité n’existe que dans les caractères des personnages.


1er juillet 1832.