Le Taureau blanc/Chapitre II
CHAPITRE II.
COMMENT LE SAGE MAMBRÈS, CI-DEVANT SORCIER DE PHARAON, RECONNUT LA VIEILLE, ET COMMENT IL FUT RECONNU PAR ELLE.
« Madame, lui dit-il, vous savez que les filles, et surtout les princesses, ont besoin de se divertir. La fille du roi est folle de votre taureau ; je vous prie de nous le vendre, vous serez payée argent comptant.
— Seigneur, lui répondit la vieille, ce précieux animal n’est point à moi. Je suis chargée, moi et toutes les bêtes que vous avez vues, de le garder avec soin, d’observer toutes ses démarches, et d’en rendre compte. Dieu me préserve de vouloir jamais vendre cet animal impayable ! »
Mambrès, à ce discours, se sentit éclairé de quelques traits d’une lumière confuse qu’il ne démêlait pas encore. Il regarda la vieille au manteau gris avec plus d’attention : « Respectable dame, lui dit-il, ou je me trompe, ou je vous ai vue autrefois.
— Je ne me trompe pas, répondit la vieille ; je vous ai vu, seigneur, il y a sept cents ans, dans un voyage que je fis de Syrie en Égypte, quelques mois après la destruction de Troie, lorsque Hiram régnait à Tyr, et Nephel Kerès sur l’antique Égypte.
— Ah ! madame, s’écria le vieillard, vous êtes l’auguste pythonisse d’Endor.
— Et vous, seigneur, lui dit la pythonisse en l’embrassant, vous êtes le grand Mambrès d’Égypte.
— Ô rencontre imprévue ! jour mémorable ! décrets éternels ! dit Mambrès ; ce n’est pas, sans doute, sans un ordre de la Providence universelle que nous nous retrouvons dans cette prairie sur les rivages du Nil, près de la superbe ville de Tanis. Quoi ! c’est vous, madame, qui êtes si fameuse sur les bords de votre petit Jourdain, et la première personne du monde pour faire venir des ombres.
— Quoi ! c’est vous, seigneur, qui êtes si fameux pour changer les baguettes en serpents, le jour en ténèbres, et les rivières en sang !
— Oui, madame ; mais mon grand âge affaiblit une partie de mes lumières et de ma puissance. J’ignore d’où vient ce beau taureau blanc, et qui sont ces animaux qui veillent avec vous autour de lui. »
La vieille se recueillit, leva les yeux au ciel, puis répondit en ces termes : « Mon cher Mambrès, nous sommes de la même profession ; mais il m’est expressément défendu de vous dire quel est ce taureau. Je puis vous satisfaire sur les autres animaux. Vous les reconnaîtrez aisément aux marques qui les caractérisent. Le serpent est celui qui persuada Ève de manger une pomme, et d’en faire manger à son mari. L’ânesse est celle qui parla dans un chemin creux à Balaam, votre contemporain. Le poisson qui a toujours sa tête hors de l’eau est celui qui avala Jonas il y a quelques années. Ce chien est celui qui suivit l’ange Raphaël et le jeune Tobie dans le voyage qu’ils firent à Ragès en Médie, du temps du grand Salmanazar. Ce bouc est celui qui expie tous les péchés d’une nation ; ce corbeau et ce pigeon sont ceux qui étaient dans l’arche de Noé : grand événement, catastrophe universelle, que presque toute la terre ignore encore ! Vous voilà au fait. Mais pour le taureau, vous n’en saurez rien. »
Mambrès écoutait avec respect. Puis il dit : « L’Éternel révèle ce qu’il veut et à qui il veut, illustre pythonisse. Toutes ces bêtes, qui sont commises avec vous à la garde du taureau blanc, ne sont connues que de votre généreuse et agréable nation, qui est elle-même inconnue à presque tout le monde. Les merveilles que vous et les vôtres, et moi et les miens, nous avons opérées, seront un jour un grand sujet de doute et de scandale pour les faux sages. Heureusement elles trouveront croyance chez les sages véritables qui seront soumis aux voyants dans une petite partie du monde, et c’est tout ce qu’il faut. »
Comme il prononçait ces paroles, la princesse le tira par la manche, et lui dit : « Mambrès, est-ce que vous ne m’achèterez pas mon taureau ? » Le mage, plongé dans une rêverie profonde, ne répondit rien ; et Amaside versa des larmes.
Elle s’adressa alors elle-même à la vieille, et lui dit : « Ma bonne, je vous conjure par tout ce que vous avez de plus cher au monde, par votre père, par votre mère, par votre nourrice, qui sans doute vivent encore, de me vendre non-seulement votre taureau, mais aussi votre pigeon, qui lui paraît fort affectionné. Pour vos autres bêtes, je n’en veux point ; mais je suis fille à tomber malade de vapeurs si vous ne me vendez ce charmant taureau blanc, qui fera toute la douceur de ma vie. »
La vieille lui baisa respectueusement les franges de sa robe de gaze, et lui dit : « Princesse, mon taureau n’est point à vendre, votre illustre mage en est instruit. Tout ce que je pourrais faire pour votre service, ce serait de le mener paître tous les jours près de votre palais, vous pourriez le caresser, lui donner des biscuits, le faire danser à votre aise. Mais il faut qu’il soit continuellement sous les yeux de toutes les bêtes qui m’accompagnent, et qui sont chargées de sa garde. S’il ne veut point s’échapper, elles ne lui feront point de mal ; mais s’il essaye encore de rompre sa chaîne, comme il a fait dès qu’il vous a vue, malheur à lui ! je ne répondrais pas de sa vie. Ce gros poisson que vous voyez l’avalerait infailliblement, et le garderait plus de trois jours dans son ventre ; ou bien ce serpent, qui vous a paru peut-être assez doux et assez aimable, lui pourrait faire une piqûre mortelle. »
Le taureau blanc, qui entendait à merveille tout ce que disait la vieille, mais qui ne pouvait parler, accepta toutes ses propositions d’un air soumis. Il se coucha à ses pieds, mugit doucement, et, regardant Amaside avec tendresse, il semblait lui dire : « Venez me voir quelquefois sur l’herbe. » Le serpent prit alors la parole, et lui dit : « Princesse, je vous conseille de faire aveuglément tout ce que mademoiselle d’Endor vient de vous dire. » L’ânesse dit aussi son mot, et fut de l’avis du serpent. Amaside était affligée que ce serpent et cette ânesse parlassent si bien, et qu’un beau taureau, qui avait les sentiments si nobles et si tendres, ne pût les exprimer. « Hélas ! rien n’est plus commun à la cour, disait-elle tout bas ; on y voit tous les jours de beaux seigneurs qui n’ont point de conversation, et des malotrus qui parlent avec assurance.
— Ce serpent n’est point un malotru, dit Mambrès ; ne vous y trompez pas : c’est peut-être la personne de la plus grande considération. »
Le jour baissait, la princesse fut obligée de s’en retourner, après avoir bien promis de revenir le lendemain à la même heure. Ses dames du palais étaient émerveillées, et ne comprenaient rien à ce qu’elles avaient vu et entendu. Mambrès faisait ses réflexions. La princesse, songeant que le serpent avait appelé la vieille mademoiselle, conclut au hasard qu’elle était pucelle, et sentit quelque affliction de l’être encore : affliction respectable, qu’elle cachait avec autant de scrupule que le nom de son amant.