Le Termite/3/4

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Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 273-285).
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IV

Les jours suivants furent une manière d’an mil de Servaise. Sa fin du monde parut proche. Courbé funèbrement sur son âme, sur les recoins intimes, l’ignominie et la candeur des arrière-fibres, l’inertie des phénomènes, il eut les naïvetés noires, l’horreur directe du « moi », dépouillée d’aphorismes. Il y trouva de singulières ressources de patience, enfoncé dans un labeur monotone, ruminatif, comme celui d’insectes vaquant à la nourriture des générations suivantes et qui agonisent sur la tâche accomplie.

L’instinct de gloire cédait en lui à des dynamiques obscures, à une impulsion de vérité sans faste. Sa tâche diurne accomplie, la source pensive persévérait dans son crâne, une appétition d’amertume solitaire. À pas de paresse il allait, après le crépuscule, dans le rêve de la cité, sur la vieillesse du terroir où son somnambulisme transmuait la vie en ombres. Toute forme entrait en lui sans qu’il y collaborât, d’elle-même allait se joindre aux terreaux, aux tissus, aux fibrilles où la genèse cérébrale enfante ses métamorphoses. À cet état passif correspondait un état nerveux lucide, le pouvoir d’emmagasiner beaucoup d’images « non regardées » qui se précisaient, disparates, dans un cortège hétéroclite, après des heures, des jours, des semaines.

C’était quelque arche de pont, les phosphorescences de la Seine entrelacées à une muraille démolie, des papiers de tenture sinistres où les traces d’humains demeuraient ainsi que le passage de coyotes sur une savane, avec les coudes des cheminées, les bronches noires où naguère circulait l’haleine houilleuse du feu ; des mauves trémières, entre des lances de fer rouge, sur un soleil de demi-couronne de glaives, une aube électrique, des fiacres soubresautant par les nues, par des voies tracées sur des cimes de hêtres, sur des flottilles de canards renversées entre les hiéroglyphes de l’obélisque de Louqsor ; de la cire à cacheter, des plumes hérissées sur l’Arc de Triomphe, de grandes feuilles de manuscrits où, par les lignes de l’écriture, roulent les prunelles des tramways et les taches d’encre des promeneurs. Sur le tout, une pensée de détorsion, une négation de l’équilibre et des lois qui ordonnent les séries du réel.

De là, une douce facilité de rêve à laisser aller le monde, à jouir du hasard poétique, des bénévolences de la fantaisie, la paix de l’Irresponsable, la sourdine de fin du monde, une idée de surface obsessionnelle, comme si l’instinct de la troisième dimension se fût effacée de son être.

Luce participa de cette vaporisation des éléments. Prisonnière chez elle, par une aggravation du mal de Chavailles, Noël lui parlait en chuchotis, dans le tamisement de lumière des chambres. Leurs tête-à-tête étaient brefs, d’une suavité miséricordieuse, chacun ayant compassion de l’autre. De là des paroles étonnamment « lointaines », des dialogues empreints de solennité fantastique. Les yeux magiques de la femme, dans les demi-ombres, le frôlis des vêtements confondus avec le bruit d’ailes d’insectes des confidences, la pâleur des chairs peintes comme sur des toiles de visionnaires, tout reculait, tout s’approfondissait, tout se teignait de la « fin du monde. » Le baiser les rapprochait lentement, peureux, sans lourdeur charnelle.

Leurs mains étreintes laissaient une caresse de lins antiques. La pénétration des senteurs médicamenteuses, atténuées de chambre en chambre, « cloîtrait » la demeure. Un beau étrange sourdait d’elle, lié à l’obsession de « surface, » créait une Luce aux deux tiers immatérielle. Leurs promesses s’éparpillaient comme des akènes laineuses sur les ravins de septembre. De vieilles phrases, sur un ton de plain-chant, bruissaient en assonances dans le crâne du jeune homme.

Au retour de ces entrevues, « les couleurs baissaient d’un ton. » L’atmosphère vivait comme à travers une lentille fumée, le firmament descendait très bas, semé de sable. Les crépuscules brûlaient dans des fournaises plus caverneuses, l’orange et le glauque des nuées transmis en vermillons et en émeraudes opaques. Une encre teignait le gris des chaussées, du bitume coulait par les façades lointaines. En plein jour, par des cieux argentins, la ville claire se profilait comme une estampe ternie sur une page roussie par les siècles.

Dans ces hallucinations, Noël sentait se ralentir ses veines, sa pensée fluer comme par des digues, par des canaux sableux, par des combes palustres. Aux madrépores du Nerf, la résignation coulait en phases onduleuses comme une atlantique nocturne, alors que toute haleine est morte, que de Terre-Neuve descend une escadre pluvieuse où l’orage, le cyclone, les cataclysmes dorment encore.

S’il se regardait sourire, son sourire était ralenti, plissant tardivement ses lèvres. Sa parole s’allongeait, outre que sa voix se transposait d’une octave plus bas que de coutume. Son pas, son geste suivaient la cadence, sa chambre semblait plus basse de plafond mais extrêmement large, avec des dépôts d’ombres très lourdes dans les encoignures.

Cependant, le travail continuait. Jamais il n’écrivit tant de pages quotidiennes, d’une plume plus égale, plus calme, plus mélancolique. Son œuvre exhalait la même essence sépulcrale que tous ses actes, avec une senteur de safran et de térébenthine émise par les remèdes. Toutefois, par intervalles, la grande vie lui revenait, le combat aigu et féroce, les chausse-trapes de la douleur où s’effaçaient soudain les phénomènes de transposition descendante pour gravir d’horribles altitudes. Dans le cri de ses entrailles, c’étaient des neiges terribles, des rouges de sang artériel, des hypéresthésies cruelles, des cris de mourants, des broiements d’os, des resplendissances électriques et des bonds de fauve dans le sens intime, des visions de massacre sur des ciels de rhodium et de vif-argent.

Alors, la grande glace de la cheminée semblait un gouffre, le firmament, le plafond, les cheminées du faubourg s’exagéraient en hauteur. Au lieu de l’idée de « surface, » partout des creusements, des infinis de lignes étroites fouillant des infinis de « profondeur. » Rué à grandes enjambées, le geste bref, la lèvre et la parole rapides, ses souvenirs cessaient de gravir des pentes douces, accourus comme des cyclones, disparus aussitôt, suivis d’armées nouvelles de faits, d’anciens rêves, avec des acuités de lames de rasoir, des piqûres de courants d’induction, des lividités de foudre.

Au maximum de la courbe, les poings clos, la bouche arrondie en hurlement, un chaos venait en sens contraire de la sensation d’inéquilibre de « fin de monde », C’était quelque tourmente dense où des membres humains coulaient sous de formidables canons à six roues, aux frontières de villes de métal, aux mâchoires de cordillères et d’andes mordant des lambeaux d’éther. Puis, le demi-calme, l’après-sommeil de la crise, la stupéfaction de l’éveil…

Il lui arriva pourtant un bonheur pareil à celui de l’autre hiver : un jour le calcul passa. Il eut soudain devant lui des mois, peut-être des années de trêve. L’orgueil de vivre repalpita dans ses artères. Ému de surprise à la relecture de ses manuscrits, il vit s’évaporer la morosité de fin du monde. Le normal rentra dans lui par grandes vagues. Le balancement morbide entre les obsessions alternatives de surface et de creusement se refondit dans la notion moyenne des trois dimensions.

En même temps, sa résignation amoureuse se pulvérisa. Il fut pétri d’une appétition puissante de liberté dans la tendresse, d’immenses douceurs adoreuses et sans entraves.

Le renouveau y aida, le caprice des jeunes soleils d’avril pointant après l’équinoxe. Tout hésitait. Sur les torsades du rameau, à peine des vert-de-gris, des pointules, de petits poils or-émeraude. L’éveil à tâtons, la terre remuée, des larmes montées vers la surface. Au cœur des hommes l’induction de la racine et des branches, des pulsations de poème, des redites du grand cantique. Des sorties de lumière dans la verrerie dépolie du ciel, de petites citernes de lazulité pâle, tous les oiseaux captifs retentissants par les chambres parisiennes. Des pluies pâles et féminines, de pauvres éveils de plantules dans le gravat des terrains à bâtir, dans le ciment rongé, pelliculé de poussière féconde, des maisons vieilles. La venue de vêtements à peine dépliés et qui se dérident à l’air, l’envahissement de fronts rajeunis, avec un peu de migraine. Des trépas nombreux, des convois funéraires dans la gaminerie du soleil et les larmes brèves de l’ondée. La fanfaronnade d’écoliers ivres bondissant de crêtes de murailles, usant leurs semelles à grimper des déclivités dures, et pleins de rudesse barbare, de grands instincts de bataille, de voyage, de volupté qui leur pâlit la prunelle et les rend exécrables aux pédagogues. Des cavernes de l’usine et du bureau, un jaillissement d’humains émus de l’antique souvenir des jungles, des plaines de chasse, des embuscades où l’homme fauve surprend la femme, reparu sur les faces esclaves, dans les recoins de l’organisme et avivant la respiration, poignant de suffocations angoisseuses, adorables, cent mille poitrines mâles.

Noël circulait par ces magnétismes, avec la même éclosion au cœur qu’aux renouveaux de jadis, mais avec plus de tendresse pour les menuités naturelles, ému aux palingénésies de la feuille, à la venue des tisseuses de couleurs et des baumes de l’avrillée. Chagrin, pourtant, alors qu’il contemplait quelque bassin où la dilatation faisait remonter à la surface des épaves, il se répétait que l’amour existait pour lui, que la réalité ineffable de Luce se posait sur ses lèvres ou se pressait à sa poitrine. Mais le rare et le furtif de l’aventure, le sevrage perpétuel de la passion qui lui dévorait l’âme, il s’y achoppait en fièvres et en colères. L’humiliation de son mal s’y juxtaposa, l’ardeur printanière à se montrer sain et puissant, puisque était venue la certitude de longs mois de rémission.

Ténébreuse et quoiqu’il eût le demi-scrupule de vouloir l’écarter, la conception de délivrance éternelle ne lui vint pas sous une autre forme que la « mort de Chavailles ». Son pas, sur le gravier des allées, sembla syllaber ces quatre mots ; ils s’inscrivirent au rebord de nimbus et dans les océans du crépuscule, et, lorsque se glissait Jupiter dans sa chute diurne, insinuants et doux, baignés de la tremblerie de l’heure, de la béatitude des oisillons endormis, après « les luttes pour la branche », ils devenaient le sens de l’univers, ils martelaient le rêve de Noël comme un bruit de cloche affole la migraine.

Il fuyait, il se réfugiait dans la fièvre des chaussées. À travers le froufrou des femmes, la poussière, les vapeurs saturées d’humanité, les phares électriques où les rais sont comme des cordelles de métal, son mauvais vœu persévérait comme un esprit incube. La vie duplexe du littérateur y entrelaçait des thèmes, des étalements d’analyse pareils à des tris de fausses perles ou de verreries pour des insulaires mélanésiens. Mais embryon de nouvelle, note à roman, tout pâlissait sous la domination du vœu. Naufragé dans la deuxième cour du Louvre, pleine d’idylles suspectes, pleine de chasses à courre, pendant que ruisselait l’écume du firmament sur les douceurs stellaires, que le sillon des passants allait en ombres lentes, que dormassaient les colombes, qu’une perpétuelle répercussion tremblait sur l’encre des murailles et la vitrerie des croisées, les quatre mots tourbillonnaient comme les numéros d’un quaterne dans un crâne fanatique de loterie.