Le Testament d’un excentrique/I/11

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Hetzel (p. 157-176).
« Ce ne sera rien, ma chérie. »

XI

les transes de jovita foley.

Lissy Wag était, par son numéro d’ordre, la cinquième à partir. Neuf jours allaient donc s’écouler entre celui où Max Réal avait quitté Chicago et celui où elle devrait quitter à son tour la métropole illinoise.

En quelles impatiences elle passa cette interminable semaine, ou, pour dire le vrai, Jovita Foley la passa en son lieu et place ! Elle ne parvenait pas à la calmer. Son amie ne mangeait plus, elle ne dormait plus, elle ne vivait plus. Les préparatifs avaient été faits dès le lendemain du premier coup de dés, le 1er du mois, à huit heures du matin, et, deux jours après, elle avait obligé Lissy Wag à l’accompagner jusqu’à la salle de l’Auditorium, où le second coup allait s’effectuer en présence d’une foule toujours aussi nombreuse, toujours aussi émotionnée. Puis les troisième et quatrième coups furent proclamés à la date des 5 et 7 mai. Quarante-huit heures encore, et le sort allait se prononcer sur les deux amies, car on ne les séparait pas l’une de l’autre : les deux jeunes filles ne faisaient qu’une seule et même personne.

Il faut s’entendre, cependant. C’était Jovita Foley qui absorbait Lissy Wag, celle-ci étant réduite à ce rôle de mentor, prudent et raisonnable, qu’on ne veut jamais écouter.

Inutile de dire que le congé accordé par M. Marshall Field à sa sous-caissière et à sa première vendeuse avait commencé le 16 avril, le lendemain de la lecture du testament. Ces deux demoiselles n’étaient plus astreintes à se rendre au magasin de Madison Street. Cela ne laissait pas, cependant, de causer quelque inquiétude à la plus sage. Car, enfin, en cas que l’absence se prolongeât des semaines, des mois, leur patron pourrait-il si longtemps se priver d’elles ?…

« Nous avons eu tort… répétait Lissy Wag.

— C’est entendu, répondait Jovita Foley, et nous continuerons d’avoir tort tant qu’il le faudra. »

Cela dit, la nerveuse et impressionnable personne ne cessait d’aller, de venir dans le petit appartement de Sheridan Street. Elle ouvrait l’unique valise qui renfermait le linge et les vêtements de voyage, elle s’assurait que rien n’était oublié pour un déplacement peut-être de longue durée ; puis elle se mettait à compter, à recompter l’argent disponible, toutes leurs économies converties en papier et en or, que les hôtels, les railroads, les voitures, l’imprévu, dévoreraient à la grande désolation de Lissy Wag. Et elle causait de tout cela avec les locataires, si nombreux dans ces immenses ruches de Chicago à dix-sept étages. Et elle descendait par l’ascenseur et remontait dès qu’elle avait appris quelque nouvelle des journaux et des crieurs de la rue.

« Ah ! ma chérie, dit-elle un jour, il est parti, ce monsieur Max Réal, mais où est-il ?… Il n’a pas même fait connaître son itinéraire pour le Kansas ! »

Et, effectivement, les plus fins limiers de la chronique locale n’avaient pu se jeter sur les traces du jeune peintre, dont on ne comptait pas avoir de nouvelles avant le 15, c’est-à-dire une semaine après que Jovita Foley et Lissy Wag seraient lancées sur les grandes routes de l’Union.

« Eh bien, à parler franc, dit Lissy Wag, c’est, de tous nos partenaires, ce jeune homme auquel je m’intéresse le plus…

— Parce qu’il t’a souhaité bon voyage, n’est-ce pas ?… répondit Jovita Foley.

— Et aussi parce qu’il me paraît digne de toutes les faveurs de la fortune.

— Après toi, Lissy, j’imagine ?…

— Non, avant.

— Je comprends !… Si tu ne faisais pas partie des « Sept », répondit Jovita, tes vœux seraient pour lui…

— Et ils le sont tout de même !

— C’est entendu, mais comme tu en fais partie, et moi aussi en qualité d’amie intime, avant d’implorer le ciel pour ce Max Réal, je t’engage à l’implorer pour moi. D’ailleurs, je te le répète, on ignore où il est… cet artiste, pas loin de Fort Riley, je suppose… à moins que quelque accident…

— Il faut espérer que non, Jovita !

— Il faut espérer que non, c’est entendu… c’est entendu, ma chérie ! »

Et c’est ainsi que Jovita Foley, le plus souvent, ripostait par cette locution, ironique dans sa bouche, aux observations de la craintive Lissy Wag.

Puis, l’excitant encore, elle lui dit :

« Tu ne me parles jamais de cet abominable Tom Crabbe, car il est en route avec son cornac… en route pour le Texas ?… Est-ce que tu ne fais pas aussi des vœux pour le crustacé ?…

— Je fais le vœu, Jovita, que le sort ne nous envoie pas dans des pays aussi éloignés…

— Bah, Lissy !

— Voyons, Jovita, nous ne sommes que des femmes, et un État voisin du nôtre conviendrait mieux…

— D’accord, Lissy, et cependant si le sort ne pousse pas la galanterie jusqu’à épargner notre faiblesse… s’il nous expédie à l’océan Atlantique… à l’océan Pacifique… ou au golfe du Mexique, force sera bien de se soumettre…

— On se soumettra, puisque tu le veux, Jovita.

— Ce n’est pas parce que je le veux, mais parce qu’il le faut, Lissy. Tu ne penses qu’au départ, jamais à l’arrivée… la grande arrivée… la soixante-troisième case… et moi j’y pense nuit et jour, puis au retour à Chicago… où les millions nous attendent dans la caisse de cet excellent notaire…

— Oui !… ces fameux millions de l’héritage… dit Lissy Wag en souriant.

— Voyons, Lissy, est-ce que les autres partenaires n’ont pas accepté sans tant récriminer ?… Est-ce que le couple Titbury n’est pas sur le chemin du Maine ?

— Pauvres gens, je les plains !

— Ah ! tu m’exaspères à la fin !… s’écria Jovita Foley.

— Et toi, si tu ne t’apaises pas, si tu continues à t’énerver comme tu le fais depuis une semaine, tu te rendras malade, et je resterai pour te soigner, je t’en préviens…
LE TESTAMENT D'UN EXCENTRIQUE

— Moi… malade !… Tu es folle !… Ce sont les nerfs qui me soutiennent, qui me donnent l’endurance, et je serai nerveuse tout le temps du voyage !…

— Soit, Jovita, mais alors si ce n’est pas toi qui prends le lit… ce sera moi…

— Toi… toi !… Eh bien… avise-toi d’être malade ! s’écria la très excellente et trop expansive demoiselle, qui se jeta au cou de Lissy Wag.

— Alors… sois calme, répliqua Lissy Wag en répondant à ses baisers, et tout ira bien ! »

Jovita Foley, non sans grands efforts, parvint à se maîtriser, épouvantée à la pensée que son amie pourrait être alitée le jour du départ.

Le 7, dans la matinée, en revenant de l’Auditorium, Jovita Foley rapporta la nouvelle que le quatrième partant, Harris T. Kymbale, ayant obtenu le point de six, allait se rendre d’abord dans l’État de New York, au pont du Niagara, et de là à Santa Fé, New Mexico.

Lissy Wag ne fit qu’une réflexion à ce sujet, c’est que le reporter de la Tribune aurait une prime à payer.

« Voilà ce qui n’embarrassera guère son journal ! lui répliqua son amie.

— Non, Jovita, mais cela nous embarrasserait fort, si nous étions obligées de débourser mille dollars au début… ou même dans le cours du voyage ! »

Et l’autre de répondre, comme d’habitude, par un mouvement de tête, qui signifiait clairement : Cela ne se produira pas… Non ! cela ne se produira pas !…

Au fond, c’était ce dont elle s’inquiétait le plus, bien qu’elle n’en voulût rien laisser paraître. Et, chaque nuit, pendant un sommeil agité qui troublait celui de Lissy Wag, elle rêvait à haute voix de pont, d’hôtellerie, de labyrinthe, de puits, de prison, de ces funestes cases où les joueurs devaient payer des primes simples, doubles, triples, pour être admis à continuer la partie.

Enfin arriva le 8 mai, et, le lendemain, les deux jeunes voyageuses se mettraient en route… Et rien qu’avec les charbons ardents que Jovita Foley piétinait depuis une semaine, on aurait chauffé une locomotive de grande vitesse qui eût pu la conduire à l’extrémité de l’Amérique.

Il va sans dire que Jovita Foley avait acheté un guide général des voyages à travers les États-Unis, le meilleur et le plus complet des Guide-Books, qu’elle le feuilletait, le lisait, le relisait sans cesse, bien qu’elle ne fût pas en mesure d’étudier un itinéraire plutôt qu’un autre.

D’ailleurs, pour être tenu au courant, il suffisait de consulter les journaux de la métropole ou ceux de n’importe quelle autre ville. Des correspondances s’étaient immédiatement établies entre chaque État sorti au tirage et plus spécialement avec chacune des localités indiquées dans la note de William J. Hypperbone. La poste, le téléphone, le télégraphe, fonctionnaient à toute heure. Feuilles du matin, feuilles du soir, contenaient des colonnes d’informations plus ou moins véridiques, plus ou moins fantaisistes même, on doit l’avouer. Il est vrai, le lecteur au numéro comme l’abonné sont toujours d’accord sur ce point : plutôt des nouvelles fausses que pas du tout de nouvelles.

Du reste, ces informations dépendaient, on le comprend, des partenaires et de leur façon de procéder. Ainsi, en ce qui concernait Max Réal, si les renseignements ne pouvaient être sérieux, c’est qu’il n’avait mis personne, à l’exception de sa mère, dans la confidence de ses projets. N’ayant pas été signalé à Omaha avec Tommy, puis à Kansas City, à son débarquement du Dean Richmond, les reporters avaient en vain recherché ses traces, et on ignorait ce qu’il était devenu.

Une non moins profonde obscurité enveloppait encore Hermann Titbury. Qu’il fût parti le 5 avec Mrs Titbury, nul doute à cet égard, et il n’y avait plus à la maison de Robey Street que la servante, ce molosse féminin dont il a été question. Mais, ce qu’on ne savait pas, c’est qu’ils voyageaient sous un nom d’emprunt, et inutiles furent les efforts des chroniqueurs pour les saisir au passage. Vraisemblablement, on n’aurait de nouvelles certaines de ce couple que le jour où il viendrait au Post Office de Calais retirer sa dépêche.

Les dires étaient plus complets à l’égard de Tom Crabbe. Partis le 3 de Chicago, de façon très ostensible, Milner et son compagnon avaient été vus et interviewés dans les principales cités de leur itinéraire, et, finalement, à la Nouvelle-Orléans où ils s’étaient embarqués pour Galveston du Texas. La Freie Presse eut soin de faire remarquer à ce propos que le steamer Sherman était de nationalité américaine, c’est-à-dire un morceau même de la mère-patrie. Et, en effet, comme il était interdit aux partenaires de quitter le territoire national, il convenait de ne point prendre passage sur un bâtiment étranger, lors même que ce bâtiment fût resté dans les eaux de l’Union.

Quant à Harris T. Kymbale, les nouvelles sur son compte ne manquaient pas. Elles tombaient comme pluie en avril, car il ne regardait ni à un télégramme, ni à un article, ni à une lettre, dont bénéficiait la Tribune. On avait ainsi connu son passage à Jackson, puis à Détroit, et les lecteurs attendaient impatiemment le détail des réceptions qui s’organisaient en son honneur à Buffalo et à Niagara Falls.

On était donc au 7 mai. Le surlendemain, maître Tornbrock, assisté de Georges B. Higginbotham, proclamerait dans la salle de l’Auditorium le résultat du cinquième coup de dés. Encore trente-six heures, et Lissy Wag serait fixée sur son sort.

On s’imagine aisément en quelles impatiences Jovita Foley eût passé ces deux journées, si elle n’avait été en proie à des inquiétudes de la plus haute gravité.

En effet, dans la nuit du 7 au 8, Lissy Wag fut subitement prise d’un très violent mal de gorge, et c’est au plus fort d’un accès de fièvre qu’elle dut réveiller son amie, couchée dans la chambre voisine.

Jovita Foley se leva aussitôt, lui donna les premiers soins, quelques boissons rafraîchissantes, la recouvrit chaudement, répétant d’une voix peu rassurée :

« Cela ne sera rien, ma chérie, cela ne sera rien…

— Je l’espère, répondait Lissy Wag, car ce serait tomber malade au mauvais moment. »

C’était l’avis de Jovita Foley, qui n’eut même pas la pensée de se recoucher, et veilla près de la jeune fille dont le sommeil fut très péniblement agité.

Le lendemain, dès l’aube, toute la maison savait que la cinquième partenaire était assez souffrante pour qu’il eût été nécessaire d’envoyer chercher un médecin, et, ce médecin, on l’attendait encore à neuf heures.

La maison étant mise au courant de la situation, la rue ne tarda pas à l’être, puis le quartier, puis la section, puis la ville, car l’information se répandit avec cette vitesse électrique dont sont particulièrement douées les funestes nouvelles.

Pourquoi s’en étonner, d’ailleurs ?… Miss Wag n’était-elle pas la femme du jour… la personnalité la plus en vue depuis le départ d’Harris T. Kymbale ?… N’était-ce pas sur elle que se portait l’attention du public… l’unique héroïne parmi les six héros du match Hypperbone ?…

Or, voilà Lissy Wag malade, — sérieusement peut-être, — à la veille du jour où le destin allait se prononcer à son égard !

Enfin le médecin demandé, le D. M. P. Pughe, fut annoncé un peu après neuf heures. Il interrogea d’abord Jovita Foley sur le tempérament de la jeune fille :

« Excellent », lui fut-il répondu.

Le docteur vint alors s’asseoir près du lit de Lissy Wag, il la regarda attentivement, il lui fit tirer la langue, il lui tâta le pouls, il l’écouta, il l’ausculta. Rien du côté du cœur, rien du côté du foie, rien du côté de l’estomac. Enfin, après un examen consciencieux, qui, à lui seul, eût valu quatre dollars la visite :

« Ce ne sera pas sérieux, dit-il, à moins qu’il ne survienne quelques complications graves…

— Ces complications sont-elles à craindre ?… demanda Jovita Foley, troublée de cette déclaration.

— Oui et non, répondit le D. M. P. Pughe. Non… si la maladie est enrayée dès le début…, oui, si malgré nos soins, elle ne l’est pas et prend un développement que les remèdes seraient impuissants à réduire…

— Cependant, reprit Jovita Foley que ces réponses évasives rendaient de plus en plus inquiète, pouvez-vous vous prononcer sur la maladie ?…

— Assurément et d’une façon péremptoire.

— Parlez donc, docteur !

— Eh bien, j’ai diagnostiqué une bronchite simple… Les bases des deux poumons sont atteintes… Il y a un peu de râle… mais la plèvre est indemne… Donc… jusqu’ici… pas de pleurésie à redouter… Mais…

— Mais ?…

— Mais la bronchite peut dégénérer en pneumonie, et la pneumonie en congestion pulmonaire… C’est ce que j’appelle les complications graves. »

Et le praticien prescrivit les médicaments d’usage, gouttes d’alcoolature d’aconit, sirops calmants, tisanes chaudes, repos, — repos surtout. Puis, sur la promesse de revenir dans la soirée, il quitta la maison, ayant hâte de regagner son cabinet que les reporters assiégeaient déjà sans doute.

Les complications possibles se produiraient-elles, et si elles se produisaient, qu’arriverait-il ?…

En présence de cette éventualité, Jovita Foley fut au moment de perdre la tête. Pendant les heures qui suivirent, Lissy Wag lui parut plus souffrante, plus accablée. Des frissons annoncèrent un second accès de fièvre, le pouls battit avec une fréquence irrégulière, et la prostration s’accrut.

Jovita Foley, accablée au moral à tout le moins autant que la malade l’était au physique, ne quitta pas son chevet, ne s’interrompant de la regarder, de lui essuyer son front brûlant, de lui verser les cuillerées de potion, que pour s’abandonner aux réflexions les plus désolantes, à de justes récriminations contre une malchance si déclarée.

« Non, se disait-elle, non, ce n’est pas un Tom Crabbe, ce n’est pas un Titbury, qui eussent été pris de bronchite la veille de leur départ, ni un Kymbale, ni un Max Réal !… Et ce n’est pas non plus ce commodore Urrican que pareil malheur aurait atteint !… Il faut que ce soit ma pauvre Lissy, d’une si belle santé… Et c’est demain… oui, demain, le cinquième tirage !… Et si nous sommes envoyées loin… loin… et si un retard de cinq ou six jours seulement doit nous empêcher d’être à notre poste, et même si le 23 du mois arrive avant que nous ayons pu quitter Chicago… et s’il est trop tard pour le faire… et si nous sommes exclues de la partie sans l’avoir commencée… »

Si !… si !… cette malencontreuse conjonction s’agitait dans le cerveau de Jovita Foley et lui faisait battre les tempes.

Vers trois heures, l’accès de fièvre tomba. Lissy Wag sortit de cette profonde prostration, et la toux parut devoir prendre une certaine intensité. Lorsque ses yeux s’entr’ouvrirent, Jovita Foley était penchée sur elle.

« Eh bien, lui demanda celle-ci, comment te sens-tu ?… Mieux… n’est-ce pas ?… Que veux-tu que je te donne ?…

— Un peu à boire, répondit miss Wag d’une voix très altérée par le mal de gorge.

— Voici, ma chérie… une bonne tisane… de l’eau sulfureuse dans du lait bien chaud !… Et puis… le médecin l’a ordonné… il y aura quelques cachets…

— Tout ce que tu voudras, ma bonne Jovita.

— Alors cela ira tout seul !…

— Oui… tout seul…

— Tu parais moins souffrante…

— Tu sais, chère amie, répondit Lissy Wag, lorsque la fièvre est tombée, on est très abattue, mais on éprouve comme un certain mieux…

— C’est la convalescence !… s’écria Jovita Foley. Demain il n’y paraîtra plus…

— La convalescence… déjà… murmura la malade, en essayant de sourire.

— Oui… déjà… et quand le médecin reviendra, il dira si tu peux te lever…

— Entre nous… avoue, ma bonne Jovita, que je n’ai vraiment pas de chance !

— Pas de chance… toi…

— Oui… moi… et le sort s’est bien trompé en ne te choisissant pas à ma place !… Demain tu aurais été à l’Auditorium… et tu serais partie le jour même…

— Je serais partie… te laissant dans cet état !… Jamais !

— J’aurais bien su t’y forcer !…

— D’ailleurs, il ne s’agit pas de cela !… répondit Jovita Foley. Ce n’est pas moi qui suis la cinquième partenaire… ce n’est pas moi la future héritière de feu Hypperbone… c’est toi !… Mais réfléchis donc, ma chérie !… Rien ne sera compromis, même si notre départ est retardé de quarante-huit heures !… Il restera encore treize jours pour faire le voyage… et en treize jours, on peut aller d’un bout des États-Unis à l’autre ! »

Lissy Wag ne voulut pas répondre que sa maladie pourrait se prolonger une semaine et — qui sait — au delà des quinze jours réglementaires… Elle se contenta de dire :

« Je te promets, Jovita, de guérir le plus vite possible.

— Et je ne t’en demande pas davantage… Mais… pour le moment… assez causé… Ne te fatigue pas… essaie de dormir un peu… Je m’asseois là près de toi…

— Tu finiras par tomber malade à ton tour…

— Moi ?… Sois tranquille… Et, d’ailleurs, nous avons de bons voisins qui me remplaceraient, si c’était nécessaire… Dors en toute confiance, ma Lissy. »

Et, après avoir pressé la main de son amie, la jeune fille se retourna et ne tarda pas à s’assoupir.

Cependant, ce qui inquiéta et irrita Jovita Foley, c’est que, dans l’après-midi, la rue présenta une animation peu ordinaire à ce quartier tranquille. Il s’y faisait un tumulte de nature à troubler le repos de Lissy Wag, même à ce neuvième étage de la maison. Des curieux allaient et venaient sur les trottoirs. Des gens affairés s’arrêtaient, s’interrogeaient devant le numéro 19. Des voitures arrivaient avec fracas et repartaient à toute bride vers les grands quartiers de la ville.

« Comment va-t-elle ?… disaient les uns.

— Moins bien… répondaient les autres.

— On parle d’une fièvre muqueuse…

— Non… d’une fièvre typhoïde…

— Ah ! la pauvre demoiselle !… Il y a des personnes qui n’ont vraiment pas de veine !…

— C’en est une pourtant de figurer parmi les « Sept » du match Hypperbone !

— Bel avantage, si l’on ne peut pas en profiter !

— Et quand même Lissy Wag serait en mesure de prendre le train, est-ce qu’elle est capable de supporter les fatigues de tant de voyages ?…

— Parfaitement… si la partie s’achève en quelques coups… ce qui est possible…

Lorsqu’elle eut connaissance de ces nouvelles…

— Et si elle dure des mois ?…

— Sait-on jamais sur quoi compter avec le hasard ! »

Et mille propos de ce genre.

Il va sans dire que nombre de curieux, — peut-être de parieurs, et assurément des chroniqueurs, — se présentèrent au domicile de Jovita Foley. Malgré leurs instances, celle-ci refusait de les recevoir.

De là, des nouvelles contradictoires, empreintes d’exagération, ou fausses de tous points, relativement à la maladie, et qui couraient la ville.

Mais Jovita Foley tenait bon, se contentant de s’approcher de la fenêtre, de maudire l’intense brouhaha de la rue. Elle ne fit d’exception que pour une employée de la maison Marschal Field, à laquelle elle donna d’ailleurs des nouvelles très rassurantes, — un rhume… un simple rhume.

Entre quatre et cinq heures du soir, comme le tumulte redoublait, elle mit la tête hors de sa chambre et reconnut au milieu d’un groupe en grande agitation… qui ?… Hodge Urrican. Il était accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années, à tournure de marin, vigoureux, trapu, remuant, gesticulant. C’était à le croire encore plus violent, plus irascible que le terrible commodore.

Certes, ce ne pouvait être par sympathie pour sa jeune partenaire que Hodge Urrican se trouvait ce jour-là Sheridan Street, qu’il se promenait sous ses fenêtres, qu’il les dévorait du regard. Et, ce que Jovita Foley observa très distinctement, — c’est que son compagnon, plus démonstratif, montrait le poing en homme qui n’est pas maître de lui.

Puis, autour de lui, comme on assurait que la maladie de Lissy Wag se réduisait à une simple indisposition :

« Quel est l’imbécile qui dit cela ?… » proféra-t-il.

Le personnage interpellé ne chercha point à se faire connaître, craignant un mauvais coup.

« Mal… elle va mal !… déclara le commodore Urrican.

— De plus en plus mal… surenchérit son compagnon, et si l’on me soutient le contraire…

— Voyons, Turk, contiens-toi.

— Que je me contienne ! répliqua Turk en roulant des yeux de tigre en fureur. C’est facile à vous, mon commodore, qui êtes le plus patient des hommes !… Mais moi… d’entendre parler de la sorte… cela me met hors de moi… et quand je ne me possède plus…

— C’est bon… en voilà assez ! » ordonna Hodge Urrican, en secouant, à le lui arracher, le bras de son compagnon.

Après ces quelques phrases, il fallait donc croire — ce que personne n’eût cru possible — qu’il existait ici-bas un homme auprès duquel le commodore Hodge Urrican devait passer pour un ange de douceur.

En tout cas, si tous deux étaient venus là, c’est qu’ils espéraient recueillir de mauvaises nouvelles, et s’assurer que le match Hypperbone ne se jouerait plus qu’entre six partenaires.

C’était bien ce que pensait Jovita Foley, et elle se retenait pour ne pas descendre dans la rue. Quelle envie elle éprouvait de traiter ces deux individus comme ils le méritaient, au risque de se faire dévorer par le fauve à face humaine !…

Bref, de ce concours de circonstances, il résulta que les informations des premières feuilles, publiées vers six heures du soir, furent pleines des plus étranges contradictions.

D’après les unes, l’indisposition de Lissy Wag avait cédé aux premiers soins du docteur, et son départ ne serait pas même retardé d’un seul jour.

D’après les autres, la maladie ne présentait aucun caractère de gravité. Cependant un certain temps de repos serait nécessaire, et miss Wag ne pourrait pas se mettre en route avant la fin de la semaine.

Or ce furent précisément le Chicago Globe et le Chicago Evening Post, favorables à la jeune fille, qui se montrèrent les plus alarmistes : consultation des princes de la science… une opération à pratiquer… miss Wag s’était cassé — un bras, disait le premier, — une jambe, disait le second… Enfin une lettre anonyme avait été écrite à maître Tornbrock, exécuteur testamentaire du défunt, pour le prévenir que la cinquième partenaire renonçait à sa part éventuelle de l’héritage.

Quant au Chicago Mail, dont les rédacteurs semblaient épouser les sympathies et les antipathies du commodore Urrican, il n’hésita pas à déclarer que Lissy Wag avait rendu le dernier soupir entre quatre heures quarante-cinq et quatre heures quarante-sept de l’après-midi.

Lorsque Jovita Foley eut connaissance de ces nouvelles, elle faillit se trouver mal. Heureusement, le docteur Pughe, à sa visite du soir, la rassura dans une certaine mesure.

Non… il ne s’agissait que d’une simple bronchite, il le répétait. Aucun symptôme de la terrible pneumonie, ni de la terrible congestion pulmonaire, — jusqu’à présent, du moins… Il suffirait de quelques jours de calme et de repos…

« Combien ?…

— Peut-être sept à huit.

— Sept à huit !…

— Et à la condition que le sujet ne s’expose pas à des courants d’air.

— Sept ou huit jours !… répétait la malheureuse Jovita Foley en se tordant les mains.

— Et encore… s’il ne survient pas de complications graves ! »

La nuit ne fut pas très bonne. La fièvre reparut, — un accès qui dura jusqu’au matin et provoqua une abondante transpiration. Toutefois le mal de gorge avait diminué, et l’expectoration commençait à se rétablir sans grands efforts.

Jovita Foley ne se coucha pas. Ces interminables heures, elle les passa au chevet de sa pauvre amie. Quelle garde-malade aurait pu la valoir pour les soins, les attentions, le zèle ? D’ailleurs, elle n’eût cédé sa place à personne.

Le lendemain, après quelques moments de malaise et d’agitation matinale, Lissy Wag se rendormit.

On était au 9 mai, et le cinquième coup du match Hypperbone allait être joué dans la salle de l’Auditorium.

Jovita Foley aurait donné dix ans de sa vie pour être là. Mais quitter la malade… non… il n’y fallait pas songer. Seulement, il arriva ceci : c’est que Lissy Wag ne tarda pas à se réveiller, elle appela sa compagne et lui dit :

« Ma bonne Jovita, prie notre voisine de venir te remplacer près de moi…

— Tu veux que…

— Je veux que tu ailles à l’Auditorium… C’est pour huit heures… n’est-ce pas ?…

— Oui… huit heures.

— Eh bien… tu seras revenue vingt minutes après… J’aime mieux te savoir là… et, puisque tu crois à ma chance… »

Si j’y crois ! se fût écriée Jovita Foley trois jours avant. Mais, ce jour-là, elle ne répondit pas. Elle mit un baiser sur le front de la malade, et prévint la voisine, une digne dame, qui s’installa au chevet du lit. Puis elle descendit, se jeta dans une voiture et se fit conduire à l’Auditorium.

Il était sept heures quarante lorsque Jovita Foley arriva à la porte de la salle déjà encombrée. Reconnue dès son entrée, on l’assaillit de questions.

« Comment allait Lissy Wag ?…

— Parfaitement bien », déclara-t-elle en demandant qu’on lui permît de s’avancer jusqu’à la scène, — ce qui fut fait.

La mort de la jeune fille ayant été formellement affirmée par des journaux du matin, quelques personnes s’étonnèrent que sa plus intime amie fût venue, — et pas même en habits de deuil.

À huit heures moins dix, le président et les membres de l’Excentric Club, escortant maître Tornbrock, toujours lunetté d’aluminium, parurent sur la scène et s’assirent devant la table.

La carte était étalée sous les yeux du notaire. Les deux dés reposaient près du cornet de cuir. Encore cinq minutes, et huit heures sonneraient à l’horloge de la salle.

Soudain une voix tonnante rompit le silence, qui s’était établi, non sans quelque peine.

Cette voix, on la reconnut à ses éclats de faux bourdon : c’était la voix du commodore.

Hodge Urrican demanda à prendre la parole pour une simple observation, — ce qui lui fut accordé.

« Il me semble, monsieur le président, dit-il en grossissant son timbre à mesure que la phrase se développait, il me semble que, pour se conformer aux volontés précises du défunt, il conviendrait de ne pas tirer ce cinquième coup, puisque la cinquième partenaire n’est pas en état…

— Oui… oui !… hurlèrent plusieurs assistants du groupe où se tenait Hodge Urrican, et, d’une voix plus enragée que les autres, cet homme violent qui l’accompagnait la veille sous les fenêtres de Jovita Foley.

« Tais-toi… Turk… tais-toi !… lui signifia le commodore Urrican, comme s’il eût parlé à un chien.

— Que je me taise…

— À l’instant ! »

Turk se résigna au silence sous le fulgurant regard de Hodge Urrican, qui reprit :

« Et si je fais cette proposition, c’est que j’ai de sérieux motifs de croire que la cinquième partenaire ne pourra partir ni aujourd’hui… ni demain…

— Pas même dans huit jours… cria un des spectateurs du fond de la salle.

— Ni dans huit jours, ni dans quinze, ni dans trente, affirma le commodore Urrican, puisqu’elle est morte ce matin, à cinq heures quarante-sept… »

Un long murmure suivit cette déclaration. Mais il fut aussitôt dominé par une voix féminine, répétant par trois fois :

« C’est faux… faux… faux… puisque moi, Jovita Foley, j’ai quitté Lissy Wag, il y a vingt-cinq minutes, vivante et bien vivante ! »

Alors les clameurs de reprendre, et nouvelles protestations du groupe Urrican. Après la déclaration si formelle du commodore, Lissy Wag manquait évidemment à toutes les convenances. Est-ce qu’elle n’aurait pas dû être morte, puisqu’il avait affirmé sa mort ?…

Et, cependant, quoi qu’il en eût, il aurait été difficile de tenir compte de l’observation de Hodge Urrican. Néanmoins, l’irréductible personnage insista en modifiant toutefois son argumentation comme suit :

« Soit… la cinquième partenaire n’est pas morte, mais elle n’en vaut guère mieux !… Aussi, en présence de cette situation, je demande que mon tour de dés soit avancé de quarante-huit heures, et que le coup qui va être proclamé dans quelques instants soit attribué au sixième partenaire, lequel par ce fait sera désormais classé au cinquième rang. »

Nouveau tonnerre de cris et de piétinements à la suite de cette prétention de Hodge Urrican, soutenu par des partisans bien dignes de naviguer sous son pavillon.

Enfin maître Tornbrock parvint à calmer cette houleuse assistance, et, lorsque le silence fut rétabli :

« La proposition de M. Hodge Urrican, dit-il, repose sur une fausse interprétation des volontés du testateur, et elle est en contradiction avec les règles du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique. Quel que soit l’état de santé de la cinquième partenaire, et lors même que cet état se serait aggravé jusqu’à la rayer du nombre des vivants, mon devoir d’exécuteur testamentaire de feu William J. Hypperbone n’en serait pas moins de procéder au tirage de ce 9 mai, et au profit de miss Lissy Wag. Dans quinze jours, si elle n’est pas rendue à son poste, morte ou non, elle sera déchue de ses droits, et la partie continuera de se jouer entre six partenaires. »

Véhémentes protestations de Hodge Urrican. Il soutint d’une voix furieuse que, s’il y avait une fausse interprétation du testament, c’était celle de maître Tornbrock, bien que le notaire eût pour lui l’approbation de l’Excentric Club. Et, en lançant ses phrases comminatoires, le commodore, si rouge de colère qu’il fût, paraissait pâle auprès de son compagnon, dont la face était poussée jusqu’à l’écarlate.

Aussi eut-il le sentiment qu’il fallait retenir Turk pour prévenir un malheur. Après l’avoir arrêté, au moment où celui-ci essayait de se dégager :

« Où vas-tu ?… dit-il.

— Là… répondit Turk en montrant du poing la scène.

— Pour ?…

— Pour prendre ce Tornbrock par la peau du cou et le jeter dehors comme un marsouin…

— Ici… Turk… ici ! » commanda Hodge Urrican.

Et l’on put entendre dans la poitrine de Turk un rugissement sourd de fauve mal dompté, qui ne demande qu’à dévorer son dompteur.

Huit heures sonnèrent.

Aussitôt un profond silence succéda aux rumeurs de la salle.

Et alors maître Tornbrock, — peut-être un peu plus surexcité que d’habitude, — prit le cornet de la main droite, y introduisit les dés de la main gauche, l’agita en le levant et l’abaissant tour à tour. On entendit les petits cubes d’ivoire s’entrechoquer contre les parois de cuir, et, lorsqu’ils s’échappèrent, ils roulèrent sur la carte jusqu’à l’extrémité de la table.

Maître Tornbrock invita Georges B. Higginbotham et ses collègues à vérifier le nombre amené, et, d’une voix claire, il dit :

« Neuf par six et trois. »

Chiffre heureux, s’il en fut, puisque la cinquième partenaire allait d’un bond à la vingt-sixième case, État du Wisconsin.