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Le Testament d’un excentrique/II/12

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Hetzel (p. 423-436).
Il avait bien vu le grizzli se signer.

XII

sensationnel fait divers pour la tribune.

Harris T. Kymbale, on s’en souvient, était, de sa personne, dans le bureau du télégraphe d’Olympia, avant que le midi du 18 juin eût été se perdre dans les oubliettes du passé. Il se trouvait donc à son poste, brisé de fatigue, éreinté moralement et physiquement, et comment s’en étonner après cette merveilleuse performance des cyclistes professionnels Will Stanton et Robert Flock ? Tombé presque évanoui sur un banc du Post Office, il avait cependant pu répondre : « Présent », lorsque l’employé avait dit : « Un télégramme pour Harris T. Kymbale. »

Quelques minutes plus tard, ayant recouvré l’entière possession de lui-même, grâce à un énergique mélange de wisky et de gin, il prit connaissance du télégramme ainsi conçu :

Chicago, 8 h. 13................
« Kymbale, Olympia, Washington.
« Neuf par cinq et quatre, South Dakota, Yankton.
« Tornbrock »...........

Ainsi donc, le tirage du 18 juin avait été maintenu à cette date, bien qu’il eût pu être avancé de quarante-huit heures, puisqu’il concernait Hermann Titbury. Mais Hermann Titbury était chambré à la Nouvelle-Orléans, où il devait rester pendant le temps réglementaire, et le couple ne cherchait qu’à s’étourdir sur sa propre situation au prix de deux cents dollars quotidiens à Excelsior Hotel. Il avait paru logique à maître Tornbrock et aux membres de l’Excentric Club de ne point modifier les dates de tirages, afin de ne pas diminuer les délais affectés aux déplacements des divers partenaires, et c’était interpréter de juste façon les intentions de William J. Hypperbone.

En somme, le chroniqueur en chef de la Tribune aurait eu mauvaise grâce à se plaindre de ce dernier coup des dés. Il n’était pas obligé de revenir dans la partie trop connue du territoire fédéral, et il allait traverser une région nouvelle pour lui en se rendant au South Dakota, à moins de treize cents milles de l’État de Washington.

En outre, il faut remarquer que Harris T. Kymbale, en prenant possession de la trente-neuvième case, ne serait plus devancé que par X K Z, premier au Minnesota, par Max Réal, second en Pennsylvanie, par Lissy Wag, troisième en Virginie. Il venait donc au quatrième rang, avant le commodore Urrican, qui attendait dans le Wisconsin son prochain départ. Quant à Hermann Titbury, il était cloué pour vingt-huit jours encore en Louisiane, et Tom Crabbe se voyait condamné à moisir dans la prison de Saint-Louis jusqu’à la fin du match, si aucun des partenaires ne venait l’y remplacer.

Harris T. Kymbale recouvra donc, on ne dira pas, toute sa confiance dans le succès final, puisqu’il ne l’avait point perdue, mais il se montra plus emballé que jamais, ses partisans aussi. Sans doute, trois pierres d’achoppement se rencontraient encore sur sa route : le labyrinthe du Nebraska par lequel il avait déjà passé, la prison de Saint-Louis, et la Vallée de la Mort. Il est vrai, de ces trois dangers, un menaçait X K Z, deux menaçaient Lissy Wag et Max Réal. D’ailleurs, le hasard jouait un si grand rôle dans ce match Hypperbone !… Les deux seuls points que le reporter eût à redouter, c’étaient celui de douze, qui lui eût fait reprendre le chemin du Nebraska, et celui de dix doublé, qui l’aurait envoyé offrir ses hommages et compliments à Tom Crabbe dans la prison du Missouri.

Cependant, bien qu’il disposât de quinze jours, du 18 juin au 2 juillet, pour se rendre au South Dakota, Harris T. Kymbale ne voulut pas perdre un jour. Sans attendre, cette fois, l’itinéraire que le complaisant secrétaire de la Tribune, Bruman S. Bickhorn, allait lui adresser sans doute à Olympia, il le combina lui-même de très satisfaisante façon.

Le territoire des South Dakota et North Dakota est séparé de celui du Washington par deux États, l’Idaho et le Montana. Or, à cette époque, le Northern Pacific était livré à la circulation. En traversant le Wisconsin, le Minnesota, le North Dakota, le Montana et l’Idaho, il mettait Chicago et par conséquent New York en communication directe avec la capitale du Washington. D’Olympia à Fargo, sur la frontière est du Dakota septentrional, on compte environ treize cents milles, et quatre cents pour redescendre de Fargo à Yankton, au sud du Dakota méridional, — soit une distance totale de dix-sept cents milles.

En service ordinaire, il n’est pas rare que les railroads américains parcourent un millier de milles en trente-deux heures, et il en est même qui ont fait ce trajet en vingt-quatre. Mais il fallait compter avec le passage des montagnes Rocheuses, et admettre la possibilité de forts retards. D’ailleurs, Harris T. Kymbale aurait tout le loisir de se reposer à Yankton en attendant le tirage du 2 juillet. Ce fut donc par suite d’une sage résolution qu’il se décida à quitter Olympia dès le lendemain.

Quatre cents milles environ séparent la capitale du Washington et les premières rampes des montagnes Rocheuses, puis deux cent cinquante de l’ouest à l’est du massif, — ce qui donne près de six cents milles entre Olympia et Helena, capitale du Montana. Cette partie septentrionale des États-Unis jusqu’à Chicago était desservie par le Northern Pacific, presque parallèlement au Grand Trunk et à six degrés plus au nord. Le reporter ayant quinze jours pour gagner le South Dakota, arriverait à Yankton bien avant le télégramme qui, — il n’en doutait pas, — le remettrait en bon rang. Dans tous les cas, ce Northern Pacific aurait l’avantage de le conduire à travers l’Idaho, le Montana, le North Dakota, et de valoir à la Tribune de curieux articles pour le plus grand agrément de ses lecteurs.

Au sortir d’Olympia, après être remonté au nord-est vers Tacoma, le train redescendit au sud-est en franchissant la chaîne des Cascade Mountains par Hotspring, Clealum, Ellensburg, Toppenish, Pace-Pasco, où il traversa la Columbia River.

Harris T. Kymbale, le plus souvent installé sur la passerelle de son wagon, regardait cette merveilleuse contrée, dont les sites se modifient à chaque poteau télégraphique, pourrait-on dire, à travers les gorges profondes où bouillonnent les tumultueux creeks de Cascade Mountains. Et ses regards ne furent pas moins émerveillés, lorsque, le mont Stuart laissé dans le nord, le train enjamba la Columbia, qui s’épanche du nord au sud jusqu’au coude qu’elle fait pour aller se jeter dans le Pacifique en formant la frontière méridionale du Washington.

La grande rivière est peu navigable en cette partie de son cours, coupé de nombreux rapides, tels ceux de Buckland, Gualquil, Islands, Priest. Au delà, la locomotive sillonna le grand désert colombien, à peu près sans rios, entre Salt Lake et Silkatkwa Lake, et que suivent encore les waggon-roads, voies fréquentées au temps où les Indiens Nez-Percés, Cœurs-d’Alène, Puyallups, auxquels il ne reste plus que quelques enclaves, les parcouraient en toute liberté.

L’Idaho, qui appartient au bassin de la Columbia, appuyé au nord sur la Puissance du Canada, est encore riche de forêts et de pâturages comme il l’était autrefois, avant l’exploitation des placers. Sa capitale, Boise City, sur la rivière de ce nom, est une ville de deux mille trois cents âmes, et sa métropole, Idaho City, sur un affluent de la Snake, commande la partie méridionale de ce territoire. Là, les Chinois forment un appoint assez considérable de la population, et aussi les Mormons, auxquels on refuse les droits d’électeurs s’ils ne jurent pas avoir renoncé aux coutumes bigamiques et polygamiques.

Au delà de l’Idaho, dans le Montana, à travers cette indescriptible région des Rocheuses, Harris T. Kymbale éprouva de nouveaux étonnements, lui dont les yeux cependant auraient dû être blasés par tant de beautés naturelles des sierras du New Mexico et du Washington. Entre les ravins et les gorges de ce territoire, auquel les méridiens et les parallèles servent de frontière géodésique, couraient vers le nord des milliers de rios, de creeks, de rivières, arrosant de vastes pâturages favorables à l’élevage du bétail, et qui, avec les mines, sont sa principale richesse, car le climat y est trop rigoureux pour la culture. En dehors du massif des montagnes, il a pour villes principales, que dessert le Northern Pacific, Missoula, Helena, Butte, située dans un centre minier où abondent l’or, l’argent, le cuivre.

Après avoir dépassé Charles-Forke River, les hauts pics de Wiessner et de Stevens, puis Eagle Peaks qui les dominent, le railroad redescendit vers Helena, la capitale de l’Idaho.

On était là en contrée montagneuse et, assurément, il fallait posséder l’audacieux génie des Américains pour avoir établi une voie ferrée en cette région. Le sol est autrement difficile et tourmenté dans la partie septentrionale de ce territoire que dans celle où fut construite la ligne de l’Union Pacific, à quatre cents milles plus au sud. Aussi, Harris T. Kymbale, après avoir suivi la seconde, lorsqu’il se rendait d’Omaha à Sacramento, put-il faire la comparaison tout à l’avantage de la première.

Par malheur, le temps n’était pas beau, et le ciel menaçait. La tension électrique de l’atmosphère n’avait cessé de s’accroître depuis vingt-quatre heures. De lourds nuages orageux se levaient à l’horizon, et Harris T. Kymbale put assister au développement de l’un de ces terribles météores, qui sont grandioses dans les pays de montagnes.

Cet orage ne tarda pas à prendre des proportions effrayantes, — un de ces « blizzards » qui bloquent les habitants chez eux. Les voyageurs n’étaient point rassurés, bien que les trains, même en pleine marche, soient généralement peu exposés, le fluide trouvant un écoulement facile par les rails. Toutefois la fréquence des éclairs qui se succédaient de seconde en seconde, les éclats déchirants du tonnerre, répercutés par les échos en roulements interminables, les coups de foudre frappant les roches et les arbres le long de la voie, des masses détachées roulant en formidables avalanches, les animaux effarés, buffles, daims, antilopes, ours noirs, fuyant de toutes parts, c’était un incomparable spectacle dont les voyageurs purent jouir dans l’après-midi du 20.

Et c’est alors que le chroniqueur de la Tribune eut non seulement l’occasion d’envoyer à son journal une observation des plus inattendues, mais en même temps d’ajouter une singulière découverte, qui se rattachait à l’histoire zoologique des Rocheuses.

Vers cinq heures, le train remontait lentement un col très raide au plus fort de l’orage. Harris T. Kymbale était resté sur la passerelle, tandis que ses compagnons demeuraient blottis sur les banquettes du wagon. À ce moment, il aperçut un ours superbe, un grizzly à fourrure noire, de haute taille, qui marchait sur ses pieds de derrière en longeant la voie, troublé sans doute par cette lutte des éléments qui impressionne si vivement les animaux. Or, voici que le plantigrade, ébloui d’un vif éclair, lève sa patte droite, la porte à son front, et se signe précipitamment.

« Un ours qui fait le signe de la croix !… s’écria Harris T. Kymbale. Ce n’est pas possible… J’ai mal vu !… »

Non ! il avait bien vu et à plusieurs reprises, au milieu des aveuglants éclairs, le grizzly se signer en donnant des marques d’effroi.

Puis le train, arrivé au sommet du col, prit une marche plus rapide et laissa l’ours en arrière.

Aussitôt le reporter d’écrire cette note sur son carnet :

« Grizzly, nouvelle espèce de plantigrade. Fait signe de croix pendant les orages. À dénommer pour la faune des Rocheuses Ursus Christianus. »

Et cette note, elle figura dans la lettre expédiée d’Helena, le lendemain même, à la rédaction de la Tribune.

Après avoir dépassé les stations de Missoula, Bonita, Drummond, Garrison, la locomotive, ayant franchi un long tunnel du massif au-dessous du col de Mullan, vint s’arrêter au quai de la gare d’Helena dans la matinée du 21.

Cette ville, située à une altitude de mille toises sur le revers oriental des Rocheuses, au bord d’un torrent tributaire du Missouri, forme un vaste entrepôt pour les produits miniers de la région, et compte de quatorze à quinze mille habitants. Le train du Northern Pacific n’y stationna qu’une couple d’heures, et n’eut plus qu’à descendre vers les plaines sillonnées par le cours de la Yellowstone et ses nombreux affluents.

Cette contrée était jadis fréquentée par les Têtes-Plates, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Cheyennes, les Modocs, les Assiniboines, maintenant relégués en différentes enclaves, dont le voisinage est mal supporté par la population blanche.

Après s’être dirigé au sud-est par Loqart et Bozeman, le train rencontra la Yellowstone River à Livingstone, puis de nombreuses stations, Lauri qui jette un tronçon vers le Parc National, Howard, Miles City, passa du Montana dans le North Dakota, puis à Beach sur le cent soixante-quatorzième degré de longitude.

C’est le Dakota septentrional que dessert le Northern Pacific, à la surface d’immenses plaines un peu relevées dans le voisinage de Heart Buttes, après le Fort Lincoln. Enfin, il rencontra le Missouri à Edwinton, qui est la capitale de l’État et à laquelle la population allemande donne plus volontiers le nom de Bismarck. — cité non moins isolée que le porteur de ce nom abhorré dans sa solitude de Friedriksrhue.

Harris T. Kymbale aurait pu prendre à la station de Jamestown un embranchement qui descendait directement sur Yankton. Mais, sa fantaisie aidant, il poussa par Valley City, Oriska, Cassilton, jusqu’à Fargo, où il arriva le 23 matin, sur la frontière occidentale du Minnesota.

C’était là, près de la frontière de cet État, que se trouvait alors, après le coup de dés du 10, ce fantastique X K Z, attendant à Saint-Paul, la capitale, que le tirage du 24 l’envoyât… À quelle case ?… Sans doute bien près du but, si ce n’est au but même, — ce dont, malgré toute sa confiance, enrageait le chroniqueur de la Tribune.

Le Dakota, séparé du Minnesota en 1861, est divisé en deux quadrilatères à peu près égaux, l’un au sud de l’autre. Ce territoire de haute altitude, peu montagneux, contraste avec son voisin de l’ouest. La population blanche s’est de préférence portée dans sa partie sud-orientale pour les cultures de tabac, de maïs, d’avoine, de légumes, où le sol est excellent, le nord étant occupé par des lacs et des étangs nombreux. Le Missouri le traverse d’un cours oblique jusqu’au delà de Yankton, d’où il descend sur Omaha, tandis que la Rivière-Rouge le sépare à l’est du Minnesota[1].

Le railroad, qui s’embranche à Fargo, longeait en partie cette rivière, de manière à desservir Yankton, l’ancienne capitale du South Dakota qui a été remplacée par Pierre City, dont la situation centrale s’accordait mieux avec le plan administratif de la Confédération.

Harris T. Kymbale passa à Fargo toute la journée du 23, sans se faire connaître. Peut-être, cédant à ses goûts de touriste, aurait-il visité les quelques bourgades établies sur la rive gauche de la Rivière-Rouge et leurs vis-à-vis de la rive droite, si une circonstance inattendue ne l’eût décidé à modifier ses projets.

Tandis qu’il se promenait dans l’après-midi aux environs de la petite ville, il fut accosté par un individu, assurément américain, d’une cinquantaine d’années, de moyenne taille, un nez en vrille, de petits yeux clignotants, — air peu sympathique à tout prendre.

« Monsieur, dit cet homme, si je ne me trompe, je vous ai vu ce matin débarquer par le train du Northern Pacific…

— En effet, monsieur, répondit Harris T. Kymbale.

— Je m’appelle Horgarth, reprit l’individu, Len Horgarth, Len William Horgarth…

— Eh bien, monsieur Len William Horgarth, que me voulez-vous, s’il vous plaît ?…

— Il est probable que vous vous rendez à Yankton ?… demanda le personnage en question.

— Tout juste… à Yankton.

— Alors permettez-moi de vous offrir mes services…

— Vos services ?… Et à quel propos ?…

— Une simple question, avant tout, monsieur… Vous êtes venu seul ?…

— Seul ?… répondit Harris T. Kymbale assez surpris… Oui… seul !

— Madame ne vous a pas accompagné ?…

— Madame ?…

— Soit… on s’en passera… Ici, sa présence n’est pas nécessaire… pour divorcer…

— Divorcer, monsieur Horgarth ?…

— Sans doute, et je me charge de toutes les formalités de votre divorce…

— Mais, pour divorcer, il faut être marié… et, croyez-le bien, je ne le suis pas !

— Vous n’êtes pas marié, et vous allez à Yankton ?… s’écria Len Horgarth, qui parut être au comble de la surprise.

— Ah çà ! qui êtes-vous donc, monsieur Horgarth ?…

— Je suis rabatteur et témoin pour divorce !…

— Alors… je le regrette… répondit Harris T. Kymbale, mais vos services me sont inutiles. »

En somme, le reporter ne pouvait être étonné des propositions de l’honorable Len William Horgarth. Si, dans l’Illinois, les divorces sont d’usage courant, si l’on peut crier aux voyageurs : « Chicago, dix minutes d’arrêt, le temps de divorcer », il faut encore que cette rupture du mariage soit entourée de certaines garanties. Or, au South Dakota, il en va tout autrement. C’est par excellence le pays aux divorces, et il suffit de faire affirmer par témoin qu’on y est domicilié depuis six mois pour bénéficier de ses avantages.

De là, ce métier de rabatteur et de témoin à la disposition des hommes de loi. Ils recrutent le client, ils témoignent en sa faveur, ils lui fournissent un remplaçant, s’il ne veut pas venir en personne et préfère opérer par procuration, — enfin toutes les facilités imaginables. C’est même plus encore à la bourgade de Sioux Falls qu’à la ville de Yankton qu’appartient ce record de démolition matrimoniale.

« Eh bien ! monsieur, ajouta très obligeamment M. Horgarth, je regrette infiniment que vous ne soyez pas marié…

— Moi aussi, répondit Harris T. Kymbale, puisque j’aurais eu là une si belle occasion de défaire mon mariage !

— Mais, puisque vous allez à Yankton, ne manquez pas de vous y trouver demain avant trois heures, afin d’assister au grand meeting qui va s’y tenir.

— Un meeting… et à quel propos ?…

— Il s’agit de demander que les délais de domicile soient réduits à trois mois comme dans l’État d’Oclohama[2], qui nous fait une fâcheuse concurrence. Ce meeting doit être présidé par l’honorable M. Heldreth…

personne sur la locomotive.

— En vérité, monsieur Horgarth !… Et qui est-ce, ce monsieur Heldreth ?…

— Un recommandable commerçant… qui a déjà divorcé dix-sept fois… et ce n’est pas fini, dit-on !

— Monsieur Horgarth, je ne manquerai pas d’être en temps utile à Yankton…

— Je vous laisse donc, monsieur, en me mettant à votre disposition pour l’avenir…

— C’est entendu, monsieur Horgarth, et je tiendrai bonne note d’une offre si obligeante.

— On ne sait pas ce qui peut arriver…

— Comme vous dites, monsieur Horgarth ! » répondit Harris T. Kymbale.

Et il prit congé de ce digne témoin doublé d’un rabatteur pour le compte des solicitors dakotiens.

Restait à savoir si à Yankton, le meeting, présidé par l’honorable M. Heldreth, obtiendrait les commodités inappréciables dont jouissait l’Oclohama.

Enfin, le lendemain 24, à six heures du matin, le chroniqueur en chef de la Tribune montait dans le train qui se dirigeait vers le South Dakota.

Il y a là un assez compliqué réseau de voies ferrées établies d’un État à l’autre. Mais, comme on ne compte que deux cent cinquante milles entre Fargo et Yankton, Harris T. Kymbale était assuré d’être là avant l’heure du meeting.

Par bonne chance, la dernière section du railroad entre la station de Medary et Sioux Falls City venait d’être achevée, et c’était ce jour même qu’elle allait être livrée à la circulation. Aussi Harris T. Kymbale ne serait-il pas dans la nécessité de faire en voiture ou à cheval une partie du trajet, ainsi qu’il y avait été obligé pendant son voyage au New Mexico et en Californie.

Il franchit donc la limite conventionnelle qui sépare les deux Dakota, et il était onze heures, lorsque le train s’étant arrêté près de la petite bourgade de Medary sur le bord de la Big Sioux River, il vit tous les voyageurs en descendre.

S’adressant alors à un employé, qui était de service sur le quai de la gare :

« Est-ce que le train s’arrête ici ?… questionna-t-il.

— Ici même, répondit l’employé.

— Ce n’est donc pas aujourd’hui qu’on inaugure la section entre Medary et Sioux Falls City ?…

— Non, monsieur.

— Et quand donc ?…

— Demain. ».

Cela était de nature à contrarier Harris T. Kymbale, car les deux stations sont séparées par une soixantaine de milles, et, en prenant une voiture, il arriverait trop tard pour assister au meeting de l’honorable M. Heldreth.

Or, précisément voici qu’il aperçoit, dans la gare de Medary, un train prêt à démarrer dans la direction de Yankton.

« Et ce train ?… demande-t-il.

— Oh ! ce train… répond l’employé d’un ton singulier.

— Est-ce qu’il ne va pas partir ?…

— Si… à midi treize…

— Pour Yankton ?…

— Oh !… Yankton ! » réplique l’employé en hochant la tête.

Mais, à cet instant, appelé par le chef de gare, cet homme ne put compléter les renseignements que demandait Harris T. Kymbale.

Au surplus, ce train n’était point un train de voyageurs, et il ne se composait que de deux fourgons de bagages, attelés d’une locomotive qui paraissait être en pleine pression.

« Ma foi, se dit T. Kymbale, voilà mon affaire… puisqu’on n’inaugure la section que demain… Un train de marchandises, peu importe, pour aller de Medary à Sioux Falls City… Si je puis me glisser sans être aperçu dans un des fourgons, je m’expliquerai en débarquant… »

Et le confiant reporter ne mettait pas en doute qu’on reçût avec la plus parfaite complaisance les explications que donnerait un des célèbres partenaires du match Hypperbone, lorsqu’il déclinerait ses noms et qualités, tout en offrant de payer le prix de ce transport non réglementaire.

Précisément, ce qui favorisait le projet d’Harris T. Kymbale, c’est que la gare de Medary était déserte en ce moment. Tous les voyageurs semblaient avoir eu hâte de la quitter. Plus un seul employé sur le quai. Seuls, le mécanicien et le chauffeur s’occupaient à charger à grands coups de pelle le foyer de la locomotive.

Sans être vu, Harris T. Kymbale put donc pénétrer dans le fourgon, s’y blottir en un coin, et attendre le départ.

À midi treize, le train démarra avec une brusquerie peu ordinaire.

Dix minutes s’écoulèrent pendant lesquelles la vitesse du train n’avait fait que s’accroître, et elle était excessive alors.

Circonstance bizarre, lorsque ce train passait devant les stations, le mécanicien ne sifflait pas.

Harris T. Kymbale se releva, et regarda par une petite fenêtre grillagée à l’avant du fourgon…

Personne sur la locomotive, qui vomissait des torrents de fumée et de vapeur, ni chauffeur, ni mécanicien…

« Qu’est-ce que cela signifie ?… se demanda Harris T. Kymbale. Est-ce qu’ils seraient tombés tous les deux… ou bien cette maudite locomotive s’est-elle échappée de la gare comme un cheval de son écurie ?… »

Soudain, il poussa un cri de terreur.

Sur la même voie, à un demi-quart de mille, apparaissait un autre train qui venait en sens contraire, animé, lui aussi, d’une vertigineuse vitesse…

Quelques secondes après se produisait une effroyable collision. Les deux locomotives s’étaient télescopées avec une indescriptible violence, brisant les fourgons l’un contre l’autre. Puis, après une formidable explosion, les débris des deux chaudières volèrent à travers l’espace.

Et alors, au fracas de l’explosion se joignirent les hurrahs, les hips de milliers de personnes, massées de chaque côté de la voie à une distance suffisante pour n’avoir rien à craindre de la formidable collision.

C’étaient des curieux qui s’étaient offert ce palpitant spectacle, organisé à leurs frais, de la rencontre de deux trains lancés à toute vapeur, — spectacle américain, s’il en fut jamais…

Et c’est ainsi que fut inaugurée la section du railroad entre Medary et Sioux Falls City, l’Éden des divorces en Amérique.



  1. Cette rivière porte le même nom que celle du Bas-Mississippi dont il a déjà été fait mention.
  2. Lire Oklahoma. Le nom de cet État est correctement orthographié dans la liste des cases du jeu.