Le Testament d’un excentrique/II/11

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Hetzel (p. 405-422).
La joie de Jovita éclata comme une pièce d’artillerie.

XI

la prison du missouri.

C’était le 6 juin, à Mammoth Hotel, après les six jours passés aux grottes du Kentucky, que Lissy Wag avait reçu la nouvelle fatale. Le point de sept, par quatre et trois, doublé, l’envoyait dans la cinquante-deuxième case, Missouri.

Le voyage ne serait ni fatigant ni long. Les deux États confinent à l’angle de Cairo. De Mammoth Caves à Saint-Louis, à peine deux cent cinquante milles, huit à dix heures de chemin de fer, pas davantage. Mais quel désappointement, quelle ruine !

« Malheur… malheur !… s’écria Jovita Foley. Mieux aurait valu d’être envoyées, comme le commodore Urrican, à l’extrémité de la Floride, ou comme M. Kymbale au fond du Washington !… Au moins n’aurions-nous pas cessé de prendre part à cette abominable partie…

— Oui… abominable… c’est le mot, ma pauvre Jovita ! répondit Lissy Wag. Aussi pourquoi as-tu voulu la jouer ?… »

La désolée demoiselle ne répondit pas, et qu’aurait-elle essayé de répondre ?… Voulût-elle même ne point abandonner le match, se rendre au Missouri, attendre que l’un des partenaires vînt, par un coup malheureux pour lui mais heureux pour elle, délivrer Lissy Wag de la prison en y prenant sa place, elle ne l’aurait pu qu’à la condition de verser une triple prime dans cette cagnotte dont le montant devait appartenir au second arrivant !… Et ces trois mille dollars, les possédait-elle ?… Non… Et pourrait-elle se les procurer ?… Pas davantage.

En effet, seuls quelques gros parieurs, engagés sur Lissy Wag, auraient peut-être fait l’avance de cette prime, et encore si les chances du Pavillon Jaune n’eussent pas été si gravement compromises. Lorsque Hodge Urrican tira « le numéro de la Mort », il en fut quitte à recommencer. Hermann Titbury lui-même, le jour fixé sortirait de l’hôtellerie de la Louisiane et reprendrait son tour. Ni l’un ni l’autre, en somme, n’étaient exclus du match pour un temps illimité, tandis que cette pauvre Lissy Wag…

« Malheur… malheur !… répétait Jovita Foley, qui n’avait plus que ce funeste mot à la bouche.

— Eh bien… que faisons-nous ?… demanda sa compagne.

— Attendons… attendons, ma pauvre chérie !

— Attendons… quoi ?…

— Je ne sais pas !… D’ailleurs… nous avons quinze jours pour nous rendre à la prison…

— Mais non pour payer la prime, Jovita, et c’est cela qui nous embarrasse le plus…

— Oui… Lissy… oui !… Enfin… attendons…

— Ici ?…

— Non, par exemple ! »

Et ce « non », sorti du cœur de Jovita Foley, répondait bien au changement des dispositions manifestées jusqu’alors à la cinquième partenaire par les hôtes de Mammoth Hotel.

En effet, Lissy Wag se voyait déjà délaissée depuis ce déplorable coup de dés. Favorite de la veille, elle n’était plus la favorite du lendemain. Les parieurs, les coureurs de « boom », qui avaient ponté sur elle, l’auraient volontiers couverte de malédictions. En prison, la malheureuse irait en prison, et la partie serait certainement achevée avant qu’elle eût été délivrée ! Aussi, dès la première heure, le vide se fit-il autour d’elle. C’est ce que Jovita Foley avait parfaitement vu, et comme cela était humain, n’est-il pas vrai ?

Bref, dès ce jour-là, repartirent la plupart des touristes, puis le gouverneur de l’Illinois. Et il est bien probable que John Hamilton regrettait à cette heure les grades honorifiques qu’il avait accordés aux deux amies. Il suit de là que le colonel Wag et le lieutenant-colonel Foley ne feraient plus que triste figure au milieu de la milice illinoise.

Le jour même, l’après-midi, elles réglèrent leur note à Mammoth Hotel, et prirent le train pour Louisville, afin d’y attendre… quoi ?…

« Ma chère Jovita, dit alors Lissy Wag, au moment de descendre du train, sais-tu ce qu’il y aurait à faire ?…

— Non, Lissy, je n’ai plus la tête à moi !… Je suis toute désorientée !

— Eh bien, il y aurait à continuer le voyage jusqu’à Chicago, à rentrer tranquillement chez nous, et à reprendre nos fonctions dans les magasins de M. Marshall Field… Est-ce que ce ne serait pas sage ?…

— Très sage, ma chérie, très sage !… Mais… c’est plus fort que moi… j’aimerais mieux devenir sourde que d’écouter la voix de la sagesse !

— C’est de la folie…

— Soit… je suis folle !… Je le suis depuis que cette partie a commencé, et je veux l’être jusqu’à la fin…

— Va !… c’est fini pour nous, Jovita, bien fini !…

— On ne sait pas, et je donnerais dix ans de ma vie pour être d’un mois plus vieille ! »

Et elle les donnait et elle les avait donnés tant de fois, ses dix ans, que, tout compte fait, cela faisait cent trente années de son existence déjà sacrifiées en pure perte !

Jovita Foley conservait-elle donc encore quelque espoir ?… Dans tous les cas, elle obtint de Lissy Wag, qui eut la faiblesse de l’écouter, qu’elle n’abandonnerait pas la partie. Toutes deux passeraient quelques jours à Louisville. N’avaient-elles pas du 6 au 20 juin pour se rendre au Missouri ?…

Ce fut donc dans un modeste hôtel de Louisville qu’elles allèrent enfouir leurs chagrins, — du moins Jovita Foley, car sa compagne s’était facilement résignée, n’ayant jamais cru au succès final.

Le 7, le 8, le 9 s’écoulèrent. La situation ne s’était point modifiée, et telles furent les insistances de Lissy Wag qu’elle fit consentir Jovita Foley à regagner Chicago.

D’ailleurs, les journaux, — même le Chicago Herald, qui avait toujours soutenu la cinquième partenaire, — la « lâchaient » maintenant. C’était en enrageant que Jovita Foley les lisait, puis les déchirait d’une main, pour ne pas dire d’une griffe fiévreuse. Lissy Wag ne comptait plus dans les agences où sa cote était tombée à zéro et même au-dessous. Dans la matinée du 8, les deux amies avaient appris que le commodore Urrican avait amené neuf par six et trois, — ce qui lui faisait atteindre d’un bond le Wisconsin, vingt-sixième case.

« Le voilà bien reparti !… » s’était écriée la malheureuse Jovita Foley.

Et le 10, lorsque le télégraphe annonça que l’homme masqué était, par cinq points, envoyé au Minnesota, cinquante et unième case :

« Décidément… c’est celui-là qui a le plus de chances, dit-elle, et ce sera lui qui héritera des millions de cet Hypperbone ! ».

On voit que l’excentrique défunt avait singulièrement baissé dans son estime depuis que les dés avaient fait une prisonnière de sa chère Lissy Wag !

Enfin il avait été convenu que, le soir même, les deux amies prendraient le train pour Chicago. Bien que les journaux de Louisville eussent fait connaître dans quel hôtel Lissy Wag et Jovita Foley étaient descendues, inutile de dire que pas un seul reporter n’était venu leur rendre visite. Si ce fut à la grande satisfaction de l’une, ce fut à l’extrême dépit de l’autre, puisque, répétait-elle en serrant les lèvres, « c’est comme si nous n’existions pas ! »

Mais il était écrit qu’elles ne partiraient pas encore pour la métropole illinoise. Une circonstance des moins prévues allait leur permettre de peut-être retrouver une partie de leurs chances en rentrant dans le match que, faute de payer la prime, elles devaient abandonner.

Vers trois heures de l’après-midi, le facteur du quartier se présenta à l’hôtel, monta à la chambre des deux amies. Dès que la porte lui eut été ouverte :

« Mademoiselle Lissy Wag ?… demanda-t-il.

— C’est moi, répondit la jeune fille.

— J’ai une lettre chargée à votre adresse, et si vous voulez signer la réception…

— Donnez », répondit Jovita Foley, dont le cœur battait à se briser.

Les formalités remplies, le facteur se retira.

« Qu’y a-t-il dans cette lettre ?… dit Lissy Wag.

— De l’argent, Lissy…

— Et qui peut nous envoyer ?…

— Qui ?… » répliqua Jovita Foley.

Elle rompit les cachets de l’enveloppe et en tira une lettre qui renfermait un papier plié.

La lettre ne contenait que ces lignes :

« Ci-inclus un chèque de trois mille dollars sur la Banque de Louisville, et que miss Lissy Wag voudra bien accepter pour payer sa prime, — de la part de Humphry Weldon. »

La joie de Jovita Foley éclata comme une pièce d’artifices. Elle sautait, elle riait à étouffer, elle faisait bouffer ses jupes en tournant, et elle répétait :

« Le chèque… le chèque de trois mille dollars !… C’est ce digne monsieur qui est venu nous voir pendant que tu étais malade, ma chérie !… C’est de M. Weldon !…

— Mais, fit observer Lissy Wag, je ne sais si je peux… si je dois accepter…

— Si tu le peux… si tu le dois !… Ne vois-tu pas que M. Weldon a parié de grosses sommes pour toi !… Il nous l’a dit, d’ailleurs, et il veut que tu puisses continuer la partie !… Tiens, malgré son âge respectable, je l’épouserais… s’il voulait de moi !… Allons toucher le chèque ! »

Et elles allèrent toucher le chèque, qui leur fut payé à l’instant même. Quant à remercier ce digne, cet excellent, ce respectable Humphry Weldon, impossible puisqu’on ne connaissait pas son adresse.

Le soir même, Lissy Wag et Jovita Foley quittaient Louisville, sans avoir rien dit à personne de la lettre si opportunément reçue, et, le lendemain, 11, elles débarquaient à Saint-Louis.

Certes, à bien réfléchir, la situation de Lissy Wag dans le match était toujours compromise, puisqu’elle ne pourrait pas prendre part aux tirages, tant que l’un des partenaires ne l’aurait pas remplacée à la cinquante-deuxième case. Mais cela ne manquerait pas d’arriver, — à en croire cette si confiante, cette trop confiante Jovita Foley, — et, dans tous les cas, Lissy Wag ne serait pas exclue de la partie pour cause de prime impayée.

Toutes deux étaient donc dans cet État du Missouri, auquel aucun des « Sept » ne songeait jamais sans éprouver les affres de l’épouvante. Aussi, on l’admettra volontiers, pas un de ses deux millions sept cent mille habitants n’était-il flatté de ce que William J. Hypperbone se fût permis d’en faire une prison pour son Noble Jeu des États-Unis d’Amérique. Il est vrai, sans parler des gens de couleur, les Allemands y sont en grande majorité, et l’on sait ce que vaut la susceptibilité teutonne !

Le Missouri est l’un des plus importants États de la République américaine, le dix-septième par la superficie, le cinquième par sa population, le premier pour la production du zinc. Limité par des lignes de longitude et de latitude au sud et à l’ouest, il a, du côté de l’est et du nord, le Mississippi et le Missouri dont les eaux se confondent en amont de Saint-Louis, à l’angle où s’élève la petite ville de Columbia. On imagine aisément à quel point ces deux routes fluviales doivent favoriser le commerce de la métropole, expéditions de blé et de farines, exportation du chanvre qui est cultivé en grand, élevage des porcs et des bêtes à cornes. Les métaux ne lui manquent pas, ni les gisements de plomb et de zinc. C’est dans le comté de Washington que se dressent les Iron Mountains, la Montagne de Fer, et le Pilot Kirol, énormes masses hautes de trois cents pieds, que les Américains auront peut-être un jour l’idée de transformer en deux électro-aimants d’une formidable puissance.

L’État de Missouri n’était autrefois qu’un district de la Louisiane, mais il est rentré avec son autonomie dans l’Union depuis 1821, et la fondation de Saint-Louis par les Français date de 1764.

En cet État, il n’y a pas moins de onze villes à citer pour leur valeur commerciale ou industrielle, dont trois possèdent plus de cent mille habitants. L’une d’elles, Kansas, en face de Kansas City du Kansas, avait déjà été, on s’en souvient, visitée par Max Réal, quand, à son premier voyage, il descendit le Missouri depuis Omaha jusqu’à cette double ville. Mais il en est d’autres, telle Jefferson City, la capitale de l’État, qui mérite l’attention des touristes, grâce à sa pittoresque situation sur une terrasse, dominant la vallée missourienne.

Toutefois, le premier rang appartient sans conteste à Saint-Louis, qui occupe une étendue de dix milles sur la rive droite du grand fleuve. Cette métropole fut appelée jadis Mount City, parce qu’elle est entourée d’une succession de monticules calcaires de couleur blanche. Elle occupe une aire supérieure d’un quart à celle de Paris, et encore conviendrait-il d’y ajouter ses annexes urbaines, East-Saint-Louis, Brooklyn. Cahokia, Prairie du Port, bien qu’elles s’élèvent sur le territoire illinois.

Telle était la cité désignée par ce membre de l’Excentric Club pour servir de prison aux joueurs du match, — la cité entière s’entend. Il va de soi qu’il ne s’agissait pas d’être incarcéré entre les murs d’un cachot. Non ! Lissy Wag n’aurait point à subir la promiscuité des malfaiteurs… Jovita Foley et elle ne seraient point privées de la liberté… Elles pourraient se promener à leur fantaisie à travers cette cité superbe où l’on compte dix-huit parcs publics, et dont l’un ne mesure pas moins de cinq cent cinquante hectares[1].

Les deux amies durent donc faire choix d’un hôtel, — et ce fut à Lincoln Hotel qu’elles vinrent occuper la même chambre dans l’après-midi du 11 juin.

« Eh bien, nous y sommes dans cette horrible prison, s’écria Jovita Foley, et j’avoue que, pour une horrible prison, Saint-Louis me paraît fort agréable.

— Une prison ne saurait l’être, Jovita, du moment qu’on n’a pas la permission d’en sortir…

— Sois tranquille, nous en sortirons, ma chérie ! »

Ainsi toute sa confiance d’autrefois était revenue à Jovita Foley, — en même temps que sa gaîté naturelle, — depuis l’envoi des trois mille dollars, dû à cet excellent M. Humphry Weldon, lesquels furent expédiés le jour même en un chèque à l’ordre de maître Tornbrock, notaire à Chicago.

Mais, cette confiance, il ne semblait pas qu’elle fût revenue au monde des parieurs, aux courtiers des agences. En effet, bien que les journaux de Saint-Louis eussent signalé la présence de la cinquième partenaire à Lincoln Hotel, aucun interviewer ne s’y présenta. Que pouvait-on attendre de Lissy Wag, qui avait eu cette malchance d’être tombée dans la case missourienne ?…

Et, cependant, peut-être cet emprisonnement finirait-il plus tôt qu’on ne l’imaginait. Le lendemain, 12, un nouveau tirage serait effectué et les suivants se succéderaient de deux en deux jours…

« Et qui sait… qui sait… qui sait ?… » répétait sans cesse Jovita Foley.

Les deux amies employèrent donc les loisirs de l’après-midi à visiter quelques quartiers de la ville, qu’un ravin, parallèle au cours du Mississippi, coupe en deux parties inégales. Dans les magasins luxueux des principales rues, quel attrait pour des yeux féminins, non seulement de magnifiques bijoux et de superbes étoffes, mais des pelleteries, des fourrures de toute beauté. Et pourquoi s’en étonner, puisque ces précieuses robes sont fournies à profusion par les opossums, les daims, les renards, les rats musqués, les wolverènes, les chats sauvages dont les Indiens de ce territoire font un grand trafic ? Et ne s’y rencontrent-ils pas encore par milliers, ces bisons, ces buffles, qui fréquentent les vastes prairies en bordure des fleuves, et auxquels des bandes de loups donnent incessamment la chasse ?…

Enfin la journée ne fut pas perdue.

Le lendemain, on comprend ce que devait être l’impatience de Jovita Foley, qui se réveilla dès l’aube, puisque, ce jour-là, à huit heures, maître Tornbrock allait procéder au tirage du 12 juin.

Aussi, laissant dormir Lissy Wag, elle sortit de l’hôtel, en quête d’informations.

Deux heures… Oui ! elle fut bien deux heures absente, et quel réveil pour la cinquième partenaire, qui sursauta au bruit d’une porte violemment ouverte, et à la retentissante entrée de Jovita Foley, criant :

« Délivrée… ma chère… délivrée…

— Que dis-tu ?…

— Huit par cinq et trois… Il les a…

— Il ?…

— Et comme il était à la quarante-quatrième case, le voilà expédié à la cinquante-deuxième…

— Qui… il ?…

— Et comme la cinquante-deuxième est la prison, il y vient prendre notre place…

— Mais qui ?…

— Max Réal… ma chérie… Max Réal…

— Ah ! le pauvre jeune homme ! répondit Lissy Wag. J’aurais mieux aimé rester…

— Par exemple ! » s’écria la triomphante Jovita Foley que cette observation fit bondir comme un isard.

Rien de plus exact ! Ce coup de dés mettait en liberté Lissy Wag. Elle serait remplacée à Saint-Louis par Max Réal, dont elle reprendrait la place, à Richmond, État de Virginie, sept cent cinquante milles, vingt-cinq à trente heures de voyage !…

D’ailleurs, pour s’y rendre, elle avait, du 12 au 20, plus de temps qu’il n’en fallait. Ce qui n’empêcha point son impatiente compagne, incapable de contenir sa joie, de s’écrier :

« En route…

— Non… Jovita, non… répondit nettement Lissy Wag.

— Non !… Et pourquoi ?…

— Je trouve convenable d’attendre ici M. Max Réal… Nous devons bien cela à cet infortuné jeune homme ! »

Et Jovita Foley d’acquiescer à cette proposition, mais à la condition que le prisonnier ne tarderait pas plus de trois jours à franchir le seuil de sa prison.

Or, ce fut précisément dès le lendemain, 13, que Max Réal descendit à la gare de Saint-Louis. Et il existait sans doute un mystérieux lien de suggestion entre le premier et la cinquième partenaire, puisque, si celle-ci désirait ne pas partir avant que celui-là fût arrivé, celui-là voulait arriver avant que celle-ci fût partie.

Pauvre Mme Réal ! En quel état devait être cette excellente mère, à la pensée que son fils était si malencontreusement arrêté sur le chemin du succès !

Il va de soi que Max Réal savait par les journaux que Lissy Wag logeait à Lincoln Hotel. Dès qu’il s’y présenta, il fut reçu par les deux amies, tandis que Tommy attendait dans un hôtel voisin le retour de son maître.

Lissy Wag, émue plus qu’elle n’aurait voulu le paraître, s’avança au-devant du jeune peintre :

« Ah ! monsieur Réal, dit-elle, que nous vous plaignons…

— Et du fond du cœur !… ajouta Jovita Foley, qui ne le plaignait pas le moins du monde, et dont les yeux ne parvenaient pas à exprimer la pitié.

— Mais non… miss Wag… répondit Max Réal, lorsqu’il eut repris haleine après une montée trop rapide, non !… je ne suis pas à plaindre… ou du moins, je ne veux pas l’être, puisque j’ai le bonheur de vous délivrer…

— Et que vous avez raison !… déclara Jovita Foley, qui ne put retenir cette réponse aussi franche que désagréable.

— Excusez Jovita, dit alors Lissy Wag. Elle ne réfléchit pas assez, monsieur Réal, et, pour moi, croyez que j’éprouve un profond chagrin…

— Sans doute… sans doute… reprit Jovita Foley. D’ailleurs, ne vous désespérez pas, monsieur Réal !… Ce qui nous arrive peut aussi vous arriver !… Certes, cela eût été bien préférable si d’autres que vous avaient été envoyés en prison, ce Tom Crabbe, ce commodore Urrican, cet Hermann Titbury !… Nous eussions accueilli avec plus de plaisir leur visite… que la vôtre… c’est-à-dire… je me comprends… Enfin… ils viendront peut-être vous délivrer…

— C’est possible, miss Foley, répliqua Max Réal, mais il ne faut pas trop y compter. Croyez, au surplus, que j’accepte ce contretemps avec grande philosophie… En ce qui concerne la partie, je n’ai jamais cru que je gagnerais…

— Ni moi, monsieur Réal, se hâta de dire Lissy Wag.

— Mais si… mais si… affirma Jovita Foley, ou, du moins, je l’ai cru pour elle !…

— Et je l’espère encore, miss Wag, ajouta le jeune homme.

— Et moi, je veux l’espérer pour vous, monsieur Réal… répondit la jeune fille.

— Voyons… voyons… reprit Jovita Foley, vous ne pouvez pas gagner tous les deux…

— C’est impossible, en effet, dit en riant Max Réal. Il ne peut y avoir qu’un gagnant…

— Allons donc ! s’écria Jovita Foley, de plus en plus emballée. Si Lissy gagne… elle aura les millions… et si vous arrivez second… vous aurez le produit des primes…

— Comme tu arranges les choses, ma pauvre Jovita ! observa Lissy Wag.

max réal resta sur le quai.

— Attendons, dit alors Max Réal, et laissons faire le sort !… Puisse-t-il vous être favorable, miss Wag… »

Et, vraiment, il la trouvait de plus en plus charmante, cette jeune fille !… Cela se voyait d’une façon trop claire… Et Jovita Foley, qui n’était point sotte assurément, de se dire en aparté :

« Tiens… tiens… et pourquoi pas ?… Voilà ce qui simplifierait la situation, et il importerait peu que l’un atteignit le but plutôt que l’autre !… »

Ah ! comme elle connaissait bien le cœur humain, et en particulier celui de son amie !

Tous les trois se mirent à causer des péripéties du match, des incidents survenus au cours du voyage, des beautés naturelles qu’ils avaient pu admirer en allant d’un État à l’autre, les merveilles du Parc National du Yellowstone que Max Réal ne devait jamais oublier, les merveilles des grottes du Kentucky, dont Lissy Wag et Jovita Foley conserveraient l’éternel souvenir.

Puis elles racontèrent ce qui s’était produit à propos des trois mille dollars. Sans le généreux envoi de M. Humphry Weldon, fait dans des termes qui ne permettaient pas de le refuser, Lissy Wag aurait dû se retirer de la partie.

« Et quel est ce monsieur Humphry Weldon ?… demanda Max Réal, un peu inquiet.

— Un excellent et digne vieillard… qui s’intéressait à nous… répondit Jovita Foley.

— Comme parieur, sans doute… ajouta Lissy Wag.

— Et en voilà un qui est bien sûr d’empocher ses paris ! » déclara Jovita Foley.

Et ce que ne dit pas Max Réal, c’est que lui aussi avait eu la pensée de mettre cette somme à la disposition de la jeune prisonnière… Mais à quel titre eût-elle pu l’accepter ?…

Enfin, cette journée et celle du lendemain, Max Réal et les deux amies les passèrent ensemble, en causeries, en promenades. Si Lissy Wag se montrait extrêmement chagrine de cette mauvaise chance de Max Réal, celui-ci se montrait tout heureux que Lissy Wag en eût profité. Et, en effet, depuis vingt-quatre heures un revirement s’était produit dans les agences en faveur de la cinquième partenaire. Aussi les reporters de venir assidûment à Lincoln Hotel afin d’interviewer Lissy Wag, qui se refusait toujours à les recevoir, et les parieurs d’abandonner l’ancien favori pour la nouvelle favorite ! Ce qui résultait de la situation actuelle de la partie, c’est que, même en revenant en Virginie à la quarante-quatrième case abandonnée par Max Réal, Lissy Wag ne serait plus devancée que par Tom Crabbe à la quarante-septième, et par X K Z à la cinquante et unième.

« Et ce particulier aux initiales, demanda Jovita Foley, sait-on enfin qui il est ?…

— On l’ignore, répondit le jeune peintre, et il demeure plus mystérieux que jamais ! »

Il va sans dire, n’est-il pas vrai, que Max Réal, Lissy Wag et Jovita Foley ne s’entretinrent pas uniquement des choses du match Hypperbone. Ils parlèrent de leur famille… de la jeune fille qui n’avait plus aucun parent… de Mme Réal, maintenant installée à Chicago et qui serait heureuse de recevoir miss Lissy Wag… de Sheridan Street qui n’était pas très loin de South Halsted Street, etc., etc.

Toutefois, Jovita Foley cherchait sans cesse à ramener la conversation sur la partie engagée, sur les coups qui pouvaient encore se produire.

« Enfin, dit-elle, peut-être qu’au prochain tirage, ma chérie, tu planteras le pavillon jaune sur la dernière case ?…

— Impossible, miss Foley, c’est impossible, déclara Max Réal.

— Et pourquoi ?…

— Parce que miss Wag va prendre ma place à la quarante-quatrième…

— Eh bien… monsieur Réal ?…

— Eh bien… le plus grand nombre que pourrait obtenir miss Wag serait dix qui, redoublé, soit vingt points, lui ferait dépasser la soixante-troisième case, et elle devrait rétrograder à la soixante-deuxième… Et, alors, impossibilité de gagner le coup suivant, puisque le point de un ne peut être amené par les dés…

— Vous avez raison, monsieur Réal, répondit Lissy Wag. Donc, Jovita, il faudra te résigner à attendre…

— Mais, reprit le jeune peintre, il y a un autre coup qui pourrait être très mauvais pour miss Wag…

— Lequel ?…

— Ce serait si les dés amenaient le point de huit, puisqu’il la renverrait en prison…

— Ça !… jamais !… s’écria Jovita Foley.

— Et cependant, répondit en souriant la jeune fille, j’aurais à mon tour le bonheur de délivrer monsieur Réal !…

— Très sincèrement, miss Wag, affirma le jeune homme, je ne le souhaite pas…

— Ni moi !… déclara la pétulante Jovita Foley.

— Et alors, monsieur Réal, demanda Lissy Wag, quel est le meilleur point que je doive désirer ?…

— Celui de douze, puisqu’il vous enverrait à la cinquante-sixième case, État de l’Indiana, et non dans les lointaines régions du Far West.

— Parfait, déclara Jovita Foley, et au tirage suivant, nous pourrions arriver au but ?…

— Oui, avec le point de sept.

— Sept !… s’écria Jovita Foley, un battant des mains. Sept… et la première des Sept !

— Dans tous les cas, ajouta Max Réal, vous n’avez point à redouter la cinquante-huitième case, celle de Death Valley où succomba le commodore Urrican, puisqu’il faudrait amener le point de quatorze, ce qui ne se peut. Et maintenant, je vous renouvelle, miss Wag, les vœux très sincères que j’avais formés pour vous au début, puissiez-vous être victorieuse, c’est ce que je souhaite le plus au monde ! »

Lissy Wag ne répondit que par un regard où se peignait une vive émotion.

« Décidément, se dit Jovita Foley, c’est qu’il est vraiment très bien, ce monsieur Réal, un artiste de talent et plein d’avenir !… Et qu’on ne vienne pas arguer de la position modeste de Lissy Wag… Elle est charmante, charmante, et encore charmante, et elle vaut, certes, les filles des millionnaires, qui vont chercher des titres en Europe, sans s’inquiéter de savoir si les princes ont des principautés, les ducs des duchés, si les comtes ne sont pas ruinés et les marquis dans la panne ! »

C’est ainsi que raisonnait cette judicieuse quoique trop évaporée personne, et, en sa sagesse, elle pensa qu’il ne fallait pas prolonger outre mesure cette situation. Aussi remit-elle sur le tapis la question du départ.

Naturellement, Max Réal insista pour que le séjour à Saint-Louis ne prît pas fin avec trop de hâte. Les deux amies pouvaient attendre jusqu’au 18 juin avant de gagner Richmond, et le lendemain n’était que le 13… Et peut-être Lissy Wag, elle aussi, pensa-t-elle que c’était partir un peu tôt… Elle n’en voulut rien dire cependant et se rendit au désir de Jovita Foley.

Max Réal ne chercha point à se dissimuler le chagrin que lui causait cette séparation. Mais il sentit qu’il ne devait pas insister davantage, et, le soir venu, il conduisit les deux voyageuses à la gare. Là, il répéta une dernière fois :

« Tous mes vœux vous accompagnent, miss Wag…

— Merci… merci… répondit la jeune fille qui lui tendit franchement la main.

— Et moi ?… demanda Jovita Foley. Il n’y a donc pas une bonne parole pour moi ?…

— Si… mademoiselle Foley, répondit Max Réal, car vous avez un excellent cœur !… Veillez bien sur votre compagne, en attendant notre retour à Chicago… »

Le train se mit en marche, et le jeune homme resta sur le quai de la gare jusqu’à ce que les lumières du dernier fourgon eussent disparu dans la nuit.

Ce n’était que trop certain, il aimait, il aimait cette douce et gracieuse Lissy Wag, que sa mère adorerait dès qu’il la lui aurait présentée à son retour. D’avoir sa partie très compromise, d’être confiné dans cette métropole avec l’espoir très hypothétique d’une prochaine délivrance, voilà ce qui ne le préoccupait guère !

Il rentra à son hôtel très attristé, et combien il se trouva seul ! D’ailleurs, à son tour, grâce à cette déplorable situation de prisonnier, il était abandonné, il n’avait plus de partisans, sa cote baissait dans les agences comme la colonne du baromètre par des vents de sud-ouest, quoiqu’il eût satisfait à l’obligation de payer la triple prime…

Tommy, lui, était désespéré. Son maître n’empocherait pas les millions du match. Il ne pourrait l’acheter pour le réduire à la plus cruelle mais à la plus désirée des servitudes…

Eh bien, on a toujours tort de ne pas compter avec le hasard. S’il n’a pas d’habitudes, comme cela a été justement observé, du moins a-t-il des caprices, et cette observation se réalisa derechef dans la matinée du 14.

Dès neuf heures, la foule des parieurs assiégeait le bureau du télégraphe de Saint-Louis, afin d’être le plus vite possible informée du nombre de points obtenus, ce jour-là, par le second partenaire.

Le résultat que les suppléments des journaux publièrent immédiatement fut celui-ci : cinq, par trois et deux, Tom Crabbe.

Or, comme Tom Crabbe, alors en Pennsylvanie, occupait la quarante-septième case, ce point de cinq l’expédiait dans la cinquante-deuxième, Missouri, Saint-Louis, prison…

Que l’on juge de l’effet produit par cet inattendu coup de dés !… Max Réal, qui avait pris la place de Lissy Wag, immédiatement remplacé par Tom Crabbe, qu’il allait à son tour remplacer en Pennsylvanie !… De là, à l’heure même, un bouleversement dans les agences, ce qui fit accourir les courtiers et les reporters à l’hôtel du jeune peintre, voilà ce qui fit remonter sa cote, ce qui amena ses partisans, devant cette incroyable chance, à le proclamer de nouveau grand favori du match !…

Mais quelle devait être la fureur de John Milner, à qui décidément rien ne réussissait plus !… Tom Crabbe en prison à Saint-Louis et une triple prime à payer !… Décidément, elle se remplissait, la cagnotte Hypperbone, et les dollars s’y multipliaient au profit du second arrivant…

Quant à Max Réal, il avait le temps de se rendre de Saint-Louis à Richmond entre le 14 et le 22 juin. Aussi ne se pressa-t-il point de partir. Et pourquoi ?… Parce qu’il voulait connaître le tirage du 20 qui concernait Lissy Wag. Peut-être la jeune fille serait-elle envoyée dans l’un des États voisins, où il lui serait si agréable de s’arrêter pendant quelques jours…



  1. Onze fois le Champ-de-Mars, à Paris.