Le Testament d’un excentrique/II/4

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Hetzel (p. 281-296).
Harris T. Kymbale releva le revolver.

IV

le pavillon vert.

Le Pavillon Vert était celui d’Harris T. Kymbale, le pavillon que l’on plantait sur les cartes pour marquer son arrivée dans tel ou tel État, et qui avait été attribué au quatrième partenaire en raison du rang que cette couleur occupe dans le spectre solaire. Le chroniqueur en chef de la Tribune s’en montrait très satisfait. N’était-ce pas la couleur de l’espérance ?…

Au reste, il aurait eu mauvaise grâce à se plaindre du sort qui le favorisait comme touriste et comme joueur. Après avoir été, par son premier coup de douze, envoyé au New Mexico, voici que le point de dix par quatre et six lui réservait la vingt-deuxième case, South Carolina, aux frontières du territoire fédéral, et plus spécialement Charleston, sa métropole. Il n’ignorait pas, d’ailleurs, que les parieurs se le disputaient dans les agences, qu’il était demandé sur tous les marchés du monde, pris à un contre neuf, — cote qu’aucun de ses concurrents n’avait jamais atteinte, — et partout proclamé grand favori.

Heureusement, en quittant Santa Fé, le reporter n’avait point entendu Isidorio, le très pratique conducteur du stage, formuler cette déclaration qu’il ne voudrait pas risquer vingt-cinq cents sur ses chances, et il était tout confiant en son étoile.

Il avait du 21 mai au 4 juin pour se rendre dans la Caroline méridionale, et comme, à partir de la station de Clifton, le voyage s’effectuerait sans difficultés par les railroads, le temps ne lui manquerait pas.

Harris T. Kymbale quitta donc Santa Fé le 21 et, cette fois, il s’en tira avec une bonne gratification, et n’eut point à faire miroiter devant son nouveau conducteur ni des centaines de mille, ni même des centaines de dollars. Il arriva dans la soirée à la station de Clifton, d’où la voie ferrée, après avoir franchi le parallèle qui limite au sud l’État du Colorado, le déposa à Denver, capitale dudit État.

Et tel fut le raisonnement que se tint Harris T. Kymbale, tel le projet auquel il s’arrêta, sans avoir égard à cette observation que lui avait faite l’honorable maire de Buffalo, qu’il ne s’appartenait pas, mais appartenait aux parieurs engagés à sa suite.

« Me voici transporté dans l’une des plus belles provinces de l’Union, les montagnes Rocheuses à l’ouest… à l’est, des plaines d’une merveilleuse fertilité… un sol pavé de plomb, d’argent et d’or, à travers lequel le pétrole coule à flots… un territoire où affluent les émigrants attirés par ses richesses naturelles et les oisifs sollicités par ses luxueuses villes d’eaux, la salubrité de son climat, la pureté de son atmosphère !… Or, je ne connais pas ce pays superbe et j’ai l’occasion de le connaître… Puis-je compter que le hasard m’y renverra au cours de la partie ?… Rien n’est moins sûr !… D’autre part, pour gagner South Carolina, j’ai à traverser trois ou quatre États que j’ai déjà visités… Ils ne m’offriront rien de nouveau… Le mieux est donc de consacrer au Colorado tout le temps dont je puis disposer, et c’est ce que je vais faire… Pourvu que je sois à Charleston le 4 juin avant midi, je ne vois pas ce que mes partisans auraient à me reprocher… D’ailleurs, je fais ce qui me plaît, et à ceux qui ne seraient pas contents, etc., etc. »

Et voilà pourquoi, au lieu de continuer son voyage par la ligne qui dessert Oaklay, Topeka et Kansas, Harris T. Kymbale, le 21, fit choix d’un confortable hôtel dans la capitale coloradienne.

Il ne passa que cinq jours, jusqu’au 26 soir, en cet État. Mais, — cela ne surprendra personne, — un reporter est capable de faire en un aussi court délai ce que nul autre de ses semblables ne ferait dans le double de temps. C’est une question d’entraînement professionnel. Et, pour s’en convaincre, il suffira de jeter les yeux sur ces notes de carnet dont Harris T. Kymbale se servait pour rédiger ses articles envoyés à la Tribune :

— 22 mai. — « Visité Denver. Ville élégante, larges rues ombragées, superbes magasins comme à New York ou à Philadelphie, églises, banques, théâtre, salle de concert, grand établissement universitaire du Far West, vaste entrepôt, hôtels et restaurations de luxe. Café Français. Très bien au Café Français.

« Denver fondée en 1858, au confluent du Cheery Creek et de la Platte River. En 1859, il n’y avait encore que trois femmes. Premier enfant né cette année-là. Vingt ans après, vingt-cinq mille habitants. Immigration constante. Actuellement près de cent sept mille âmes.

« Denver dite ville incomparable, sans rivale. Air de premier choix, oxygène de première qualité, à quatre mille huit cent soixante-douze pieds d’altitude. Grande chaîne du Colorado à l’ouest, haute de sept mille cinq cents, toute verdoyante à sa base, toute blanche à sa cime. Autour de la ville, nombreux cottages. Si je gagne la partie, en ferai bâtir un sur les bords du Cheery Creek, endroit charmant pour villégiature. Aurai voitures, chevaux, chiens, domestiques blancs et noirs. Viens d’être bien reçu du gouverneur de l’État, le sénateur Evans. Encouragements et compliments. A parié pour moi grosse somme, et je crois non sans raison. »

— 23 mai. — « Poussé jusqu’aux villages miniers, devenus villes, Auroria, Golden City, Golden Gate, Oro City, des noms qui sonnent bien, mais moins fort cependant que celui de Leadville, la cité du Plomb, dont l’extraction annuelle se chiffre par soixante et onze mille tonnes. Ville récente, trop éloignée pour que je puisse la visiter. »

— 24 mai. — « Railroad m’a transporté jusqu’à Pueblo (Colorado méridional), en longeant le pied de la grande chaîne. Important centre industriel alimenté par les mines de houille et les sources de pétrole. En achèterai une ou deux si gagne la partie. Passé par Colorado Springs, dite la Cité des Millionnaires, renommée pour ses bains, déjà très fréquentée par malades ou prétendus tels. Vu la Fontaine, rio qui arrose Colorado Springs et va se jeter dans l’Arkansas à Pueblo, et le curieux Monument Park avec ses roches architecturales et son admirable panorama. Colorado tient premier rang aux États-Unis pour la production du plomb, second rang pour la production de l’argent et de l’or (plus de cent vingt millions par an), trentième rang pour la superficie avec cent quatre mille milles carrés. »

— 25 mai. — « Reviens de Suisse, — de la Suisse américaine, s’entend, dans l’ossature orientale des chaînes du Colorado. C’est aussi beau que le Parc National du Wyoming, plus beau peut-être même que la Suisse européenne. Il est vrai, je parle en citoyen des États-Unis. Il y a là des parcs invraisemblables, au nord, au centre, au midi. Quel souvenir je garde du Parc de Fair Play, encadré de montagnes majestueuses que le mont Lincoln domine à quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Vu les Lacs Jumeaux, dans une gorge que parcourt l’Arkansas, séparés par une chaussée de moraines, l’un long de deux milles et demi sur un mille et demi de large, l’autre moins étendu de moitié. Aimerais à passer une quinzaine dans le bon hôtel de Derry. Ai déjà décidé d’acheter un cottage à Denver, deux houillères au Colorado avec mes futurs millions… Pourquoi économiser le prix d’un chalet sur les bords des Twin Lakes ?…

« Aperçu de grands pics en pleines Rocheuses, ceux de la Sierra Madre, dans la partie la plus élevée de l’Amérique, ces Rocheuses établies sur une base qui ne mesure pas moins de trois cent soixante-quinze lieues. C’est à peine si les plus vastes États de l’Europe, sauf la Russie, leur permettraient de s’y asseoir. Véritable échine du North America et qui, avec toute la poussée orographique de l’Ouest, comprend le quart des États-Unis. Amalgamez les Alpes avec les Pyrénées et le Caucase, et vous n’aurez pas de quoi édifier les Rocheuses.

« Pas eu le temps d’aller au mont de la Sainte-Croix, extrémité nord de la Chaîne Nationale, ainsi nommée par Hayden et Whitney, lors de l’expédition de 1873. Mais ai pénétré par la Porte du Jardin des Dieux dans le Jardin des Dieux, à quatre milles de Colorado-Junction, parc incomparable, dont les blocs semblent les géants pétrifiés d’une famille antédiluvienne, et me suis promené au pied du Téocalli, qui figure une sorte de château de Burgraves, bâti à deux mille cinq cents pieds dans les airs.

« Il ne faut pas s’attarder, pourtant, ni oublier que le gouverneur du Colorado et nombre de ses administrés, j’imagine, ont parié pour moi. Donc rentré à Denver, le 26, et suis allé revoir l’emplacement de mon cottage futur, sous de magnifiques ombrages entretenus par les affluents du Cheery Creek. »

En vérité, Harris T. Kymbale n’a point exagéré les éloges dus à la capitale du Colorado et à l’État lui-même. Mais que de sang a baigné le sol de ce beau pays. Avant 1867, les pionniers durent lutter contre les Cheyennes, les Arrapahoes, les Kaysways, les Comanches, les Apaches, toutes ces farouches tribus de Peaux-Rouges, avec des chefs tels que le Chaudron-Noir, l’Antilope-Blanche, la Main-Gauche, le Genou-Foulé, le Petit-Manteau ! Et oubliera-t-on jamais les horribles massacres de Sand Creek qui, en 1864, assurèrent aux blancs la domination du pays sous le colonel Chivington ?…

L’après-midi du 26, le Pavillon Vert la passa dans la splendide capitale. Une réception fut organisée en son honneur à la résidence. On le sait, aux États-Unis, un homme vaut surtout par sa fortune, et, dans l’esprit des Coloradiens comme dans le sien d’ailleurs, Harris T. Kymbale valait soixante millions de dollars. Il se vit donc fêté selon son mérite par ces fastueux Américains qui ont de l’or non seulement dans leurs caisses, dans leurs poches, dans leur sol, mais jusque dans le nom de leurs principales cités !

Le lendemain, 27 mai, le quatrième partenaire prit congé du gouverneur, au milieu d’un grand concours de partisans, qui l’acclamèrent. Le train quitta Denver, atteignit la frontière à Fort Wallace, traversa le Kansas de l’ouest à l’est, puis le Missouri par sa capitale Jefferson City et, à la limite orientale, s’arrêta en gare de Saint-Louis le soir du 28.

L’intention de Harris T. Kymbale n’était point de séjourner dans cette grande ville qu’il connaissait, et il espérait bien n’y jamais être envoyé par le sort, puisque, cité de la cinquante-deuxième case, elle occupait la place de la prison dans le Noble Jeu de l’Oie. Au surplus, les États qu’il devait rencontrer avant son arrivée en South Carolina lui offraient d’attrayantes excursions, Tennessee, Alabama, Georgie. Aussi se proposait-il de choisir un des meilleurs hôtels à Saint-Louis, de consacrer toute la nuit à un repos dont il avait quelque besoin, et de repartir dès l’aube par le premier train.

Il ne semblait donc pas que rien dût troubler son voyage, ni l’empêcher d’être au jour dit à Charleston… Et cependant, il faillit ne point arriver, et même être mis dans l’impossibilité de jamais voyager, par suite de l’incident dont il va être question et que personne n’aurait pu prévoir.

Vers sept heures un quart, Harris T. Kymbale arpentait le quai de la gare afin de s’informer de l’heure des trains, lorsque, brusquement, il se heurta contre ou fut heurté par un individu qui sortait de l’un des bureaux.

Aussitôt ces aménités de s’échanger :

« Butor !

— Brutal !

— Regardez donc devant vous !…

— Et vous derrière ! »

Enfin de ces mots qui partent comme des balles de revolver, pour peu que les gens soient d’un caractère vif ou d’un tempérament irritable.

Or, l’un des deux l’était au plus haut degré, et on ne s’en étonnera pas en apprenant qu’il s’agit de Hodge Urrican.

Harris T. Kymbale reconnut son concurrent.

« Le commodore !… s’écria-t-il.

— Le journaliste ! » lui fut-il répondu d’une voix qui semblait s’échapper d’une bouche à feu.

C’était bien le commodore Urrican, sans son fidèle Turk, cette fois, et mieux valait que Turk n’eût pas à se mêler de cette affaire qu’il aurait poussée aux extrêmes.

Ainsi donc non seulement Hodge Urrican avait survécu au naufrage de la Chicola, mais il avait trouvé l’occasion de quitter Key West ?… De quelle façon ?… Dans tous les cas, il fallait que son voyage se fût rapidement effectué, puisqu’il était encore en Floride à la date du 25. Une véritable résurrection, assurément, et, depuis son débarquement à Key West dans l’état que l’on sait, ses partenaires devaient croire que le match des… Sept… ne se continuerait plus qu’à six !…

Bref, Hodge Urrican était à Saint-Louis, en chair et en os, ainsi que son concurrent venait de le constater dans la collision, mais d’une humeur encore plus mauvaise que d’habitude. Cela se comprendra. N’était-il pas en route pour la Californie, avec obligation de revenir à Chicago, afin de recommencer la partie après le paiement d’une triple prime !

Cependant Harris T. Kymbale, en brave garçon, crut devoir se présenter à lui, disant :

« Tous mes compliments, commodore Urrican, car je vois que vous n’êtes pas mort…

— Non, monsieur, pas même de ce choc avec un maladroit, et parfaitement capable d’enterrer ceux qui se réjouissaient sans doute de ne plus me revoir !…

— C’est pour moi que vous dites cela ?… demanda le reporter en fronçant le sourcil.

— Oui, monsieur, répondit Hodge Urrican, qui affectait de regarder son adversaire les yeux dans les yeux, oui, monsieur le grand favori ! »

Et il semblait qu’il le mâchait ce mot, qu’il le broyait entre ses molaires.

Harris T. Kymbale, peu endurant en somme, et qui commençait à s’échauffer, répondit :

« Il paraît que cela ne rend guère poli d’avoir à passer par la Californie pour revenir à Chicago… »

C’était toucher le commodore à l’endroit sensible.

« Vous m’insultez, monsieur !… s’écria-t-il.

— Entendez-le comme vous voudrez !

— Eh bien… je l’entends mal, et vous me rendrez raison de vos insolences !

— À l’instant, si cela vous convient !

— Oui… si j’avais le temps, hurla Hodge Urrican, mais je ne l’ai pas.

— Prenez-le.

— Ce que je vais prendre, c’est ce train qui part et que je ne peux manquer ! »

c’était aussi beau que le parc national du wyoming.

En effet, un train tout sifflant, tout empanaché de fumée charbonneuse, allait se mettre en marche. Pas une seconde à perdre. Aussi le commodore, s’élançant sur la passerelle entre deux wagons, s’écria-t-il d’une voix terrible :

« Monsieur le journaliste, vous recevrez de mes nouvelles… vous en recevrez…

— Quand ?…

— Ce soir même… à l’European Hotel.

— J’y serai, » répondit Harris T. Kymbale.

Mais à peine le train était-il parti, qu’il fit cette réflexion :

« Bon !… Voilà qu’il s’est trompé, l’animal !… Ce n’est pas dans le train d’Omaha qu’il est monté !… Il s’en va où il n’a que faire !… Après tout, cela le regarde ! »

Et, de fait, le train en question filait en direction de l’est, précisément celle que Harris T. Kymbale devait suivre pour gagner Charleston.

Non, Hodge Urrican ne s’était point trompé. Il retournait tout simplement à la station précédente, à Herculanum, où l’attendait Turk. À propos de sa valise restée en arrière, une vive explication s’était élevée entre le commodore et le chef de gare d’Herculanum, — discussion dans laquelle Turk menaça d’introduire ledit chef tout vivant dans le foyer d’une de ses locomotives. Son maître l’avait calmé ; puis, profitant d’un train qui démarrait, il était venu faire en personne sa réclamation en gare de Saint-Louis. L’affaire s’arrangea sans peine, la valise serait redemandée par télégramme, et c’était au moment où Hodge Urrican sortait du bureau pour retourner à Herculanum, qu’avait eu lieu sa rencontre avec le chroniqueur.

Au total, voyant son adversaire parti, Harris T. Kymbale ne s’occupa plus de cet incident. Il regagna l’European Hotel, où il était précisément descendu. Après son dîner, il fit une assez longue promenade à travers la ville, et, au moment où il rentrait, on lui remit une lettre arrivée d’Herculanum par le dernier train.

Non ! Il fallait une cervelle chimiquement composée comme celle qui bouillait sous le crâne de Hodge Urrican, pour que cet homme étonnant eût écrit pareille épître.

« Monsieur le quatrième partenaire, vous avez sans doute un revolver, comme moi j’ai le mien. Je prendrai demain matin, sept heures, le train qui part d’Herculanum pour Saint-Louis. Je vous somme de prendre à la même heure le train qui part de Saint-Louis pour Herculanum. Cela ne changera rien ni à votre itinéraire, ni au mien.

« Ces deux trains se croiseront à sept heures dix-sept minutes. Si vous n’êtes pas homme à bousculer les gens, à les insulter ensuite sans leur rendre raison, soyez à ce moment précis, seul, sur la passerelle arrière du dernier wagon qui précède le fourgon de bagages, comme je serai sur la passerelle arrière du dernier wagon de mon train. Il y aura là l’occasion d’échanger quelques balles.

« Commodore Hodge Urrican. »

Voilà l’homme, terrible toujours, et encore n’avait-il rien dit à Turk ni de cette querelle, ni de cette provocation, par crainte d’envenimer les choses.

Mais, pour trouver un adversaire digne de lui, il n’aurait pu mieux s’adresser qu’au chroniqueur de la Tribune. Celui-ci fut à sa hauteur en cette circonstance.

« Eh bien, si ce marin d’eau salée s’imagine que je vais reculer, s’écria-t-il, il se trompe !… Je serai à l’heure dite sur ma passerelle, puisqu’il sera sur la sienne !… Et le Pavillon Vert d’un journaliste ne s’abaissera pas devant le Pavillon Orangé d’un commodore ! »

Que l’on veuille bien remarquer que rien de tout cela ne saurait étonner en cet étonnant pays d’Amérique !

Donc, le lendemain, un peu avant sept heures, Harris T. Kymbale descendit à la gare afin de prendre le train qui se dirigeait vers Columbus, à la frontière du Tennessee, en passant par Herculanum. Après avoir choisi sa place dans le dernier wagon qui communiquait par une passerelle avec le fourgon de bagages, il s’y installa. Dix-sept minutes devaient s’écouler avant qu’il eût à occuper son poste de combat.

Le temps était frais, l’air vif, et personne évidemment ne serait tenté de se tenir au dehors pendant la marche du convoi.

Le wagon occupé par Harris T. Kymbale ne contenait qu’une douzaine de voyageurs.

Lorsque le reporter consulta sa montre pour la première fois, elle lui indiqua sept heures cinq. Il n’avait donc plus que douze minutes à attendre et il attendit avec un calme que son adversaire ne possédait sans doute pas.

À sept heures quatorze, il se leva, vint se placer sur la passerelle, le revolver tiré hors du gousset du pantalon, les charges vérifiées, et il attendit encore.

À sept heures seize, un roulement grandissant se fit entendre sur l’autre voie, par laquelle le train d’Herculanum venait à toute vapeur en sens inverse.

Harris T. Kymbale releva le revolver à la hauteur de son front, prêt à l’abaisser horizontalement.

Les locomotives se croiseront, laissant en arrière un tourbillon de vapeurs blanches…

Une demi-seconde après, deux détonations éclatèrent simultanément.

Harris T. Kymbale sentit le vent d’une balle qui frôlait sa joue et à laquelle il avait répondu coup pour coup.

Puis les deux trains se perdirent dans le lointain.

Il ne faudrait pas croire que, pour avoir entendu ces deux coups de feu, les voyageurs du wagon se fussent dérangés. Non ! Cela n’était pas pour les émouvoir. Aussi Harris T. Kymbale vint-il tranquillement reprendre sa place, sans savoir si le commodore avait été touché au vol.

Et alors le voyage continua par Nashville, la capitale actuelle du Tennessee, sur la Cumberland River, cité industrielle et commerçante de soixante-seize mille âmes, par Chattanooga, nom qui en langue cherokee signifie « Nid de Corbeau », — un nid stratégique de premier ordre, à l’entrée des passes que Shermann parvint à franchir avec l’armée fédérale. Puis il se lança à travers cet État de Georgie auquel sa situation a valu d’être nommé « Clef de voûte du Sud », comme la Pennsylvanie est nommée « Clef de voûte du Nord ».

Depuis la guerre de Sécession, c’est Atlanta qui est devenue capitale de la Georgie, en souvenir de sa longue résistance. Située à plus de cent cinquante toises d’altitude, à l’orée des gorges praticables des Appalaches, cette ville, en prospérité croissante, est la plus populeuse de l’État.

Après avoir traversé la Georgie jusqu’à la ville d’Augusta sur la rivière Savannah, où fonctionnent d’importantes filatures de coton, le train traversa le territoire du South Carolina, fila par Hamburg qui fait face à Augusta, et vint s’arrêter à son point terminus de Charleston.

Ce fut à la date du 2 juin, dans la soirée, que le reporter atteignit cette ville fameuse, après un parcours d’environ quinze cents milles depuis Santa Fé du New Mexico, — voyage marqué par la rencontre avec Hodge Urrican.

Ce fut là, d’ailleurs, que les journaux l’informèrent du passage des deux inséparables, le commodore et Turk, à Ogden dans la journée du 31 mai, se dirigeant à toute vapeur vers les lointaines régions de la Californie.

« Ma foi, tout est au mieux, se dit-il. Je ne regrette point de l’avoir manqué. C’est un ours, et même un ours marin, mais un ours qui, en somme, a figure humaine ! »

Du reste, les journaux ne faisaient point allusion au duel en railroad, connu seulement de ceux qui y avaient joué un rôle, et jamais, à moins que l’un d’eux n’en parlât… Il est vrai, compter sur la discrétion d’un fabricant de chroniques !…

Les quais de Charleston.

C’est dans la Caroline du Sud, sur les îles de son littoral, que vinrent s’établir les premiers colons français. Si cet État n’occupe que le vingt-neuvième rang au point de vue de la superficie, il ne compte pas moins de onze cent cinquante-deux mille habitants.

Il est riche par sa production de coton à longues soies, riche par ses récoltes de riz d’excellente qualité, riche par ses gisements de phosphate. Malheureusement, la guerre l’a fort éprouvé. Nombre de propriétaires ruinés durent vendre leurs terres qui glissèrent entre les mains des prêteurs juifs. On y rencontre un chiffre assez élevé de Français, descendants de ces huguenots qui furent contraints de s’expatrier après la révocation de l’Édit de Nantes. Mais, ainsi que le remarque Élisée Reclus, les noms de ces familles ont été anglicisés pour la plupart.

Cet État, dont les noirs formaient les trois cinquièmes, est cependant celui qui proclama avant tous autres l’acte de Sécession, ne laissant à l’occupation fédérale en cette partie de l’Union que le fort Sumter, près de Charleston.

La capitale est Columbia, une jolie petite ville de quinze mille âmes, abritée sous les frondaisons des magnolias et des chênes. Beaufort, dans les Sea Islands, avec ses mouillages de Port Royal, tient tête, comme exportateur de coton et de riz, à la métropole. Celle-ci est toujours la première cité du South Carolina que représentent au Congrès deux sénateurs et six députés, et qui possède quarante-six sénateurs et cent vingt-quatre députés dans sa propre assemblée législative.

La Caroline du Sud est d’ailleurs le vingt-neuvième État de l’Union, grâce à son étendue et le vingt-deuxième au point de vue de sa population. Accidenté dans sa portion méridionale par les dernières ramifications des montagnes Bleues, il jouit d’un climat des plus sains et des plus tempérés.

Son sol produit en abondance du froment, du chanvre, du tabac qui vaut celui des campagnes virginiennes. Au centre, il est plus favorable à la culture du maïs, et, dans le sud, aux récoltes du coton et du riz. En outre de l’exploitation de vastes forêts, l’industrie carolinienne trouve encore à s’alimenter aux mines de fer, de plomb, aux carrières de marbre, aux gisements d’or et d’ocre de la province. L’hiver, il y règne une douceur exceptionnelle, mais les chaleurs sont très fortes en juin. Dès le mois de février, la végétation commence à se renouveler, et les bourgeons des érables montrent déjà la pointe de leurs fleurs rouges.

Harris T. Kymbale ne connaissait pas Charleston, qui mérita la fâcheuse réputation d’être considérée comme la métropole de l’esclavage. Au total, telle est sa vitalité que, malgré une série d’effroyables catastrophes, si éprouvée qu’elle ait été tant de fois par l’eau, par le feu, par les secousses sismiques, et même par la fièvre jaune, elle a toujours résisté à ces multiples causes de destruction.

C’est sur une basse presqu’île, entre les estuaires d’Ashtley et de Cooper formant rade, avec un vaste port desservi par deux passes, entre les promenades et les quais, que Charleston étale ses quartiers commerçants, ses maisons à vérandas, avec façades ombragées de magnolias, de grenadiers et d’azeradachs[1] en pleine verdure. Un peu en dehors, sur les îlots et les pointes s’élèvent des forts, — entre autres le fort Moultrie qui est l’un des arsenaux de l’Union et du South Carolina.

Toujours le benjamin de la chance, ce chroniqueur en chef de la Tribune ! Aucune inondation, aucun incendie, aucun tremblement de terre ne désolait Charleston, lorsqu’il y arriva, ni même aucune épidémie de vomito negro ! Cette cité, si connue, si appréciée pour l’urbanité de ses mœurs, la politesse de ses habitants, put donc lui apparaître dans toute sa splendeur. Ils ne devaient jamais s’effacer de son souvenir, les quelques jours que sa bonne fortune lui permit d’y séjourner.

Dire que Harris T. Kymbale fut reçu avec enthousiasme, ce serait insuffisant. Il s’y joignit une sorte de délire pour le partenaire en qui la cité voyait le plus qualifié des « Sept ». Les autres ne comptaient même pas. Pour les Charlestoniens il n’y en avait qu’un, — celui que le point de dix venait de leur envoyer. Quant aux millions de feu Hypperbone, c’est comme s’il les portait déjà dans son sac de voyage.

Pendant quarante-huit heures affluèrent donc invitations sur invitations auxquelles le populaire reporter ne put se refuser, — non plus qu’aux promenades à travers la campagne environnante, où les orangers poussent en pleine terre. Sur tous les murs, couverts d’affiches tire-l’œil, le nom de Harris T. Kymbale figurait en lettres éclatantes, et, le soir, en caractères électriquement reproduits.

Un hôte si bien accueilli contractait envers la cité une forte dette de reconnaissance. Aussi son intention, s’il gagnait la partie, — il le déclara, — était-elle de fonder à Charleston un hospice pour les pauvres gens sans famille. Et, ce qui est à noter, c’est que nombre de miséreux vinrent se faire inscrire à la municipalité afin de s’assurer les premières places dans cet établissement de charité. On le voit, le futur gagnant se montrait encore plus généreux à Charleston de la Caroline du Sud qu’à Denver du Colorado.

Enfin, au milieu de toutes ces fêtes, arriva le soir du 3 juin. Un splendide banquet avait été organisé par souscription. Il aurait lieu sous de magnifiques ombrages, un peu en dehors de la ville, du côté de l’estuaire d’Ashtley. La foule des invités s’y rendit processionnellement, bannières déployées aux couleurs du héros de ce jour. Il n’y a pas lieu d’insister sur ce que fut cette réunion épulatoire dont il serait impossible d’ailleurs de donner une idée, ni pour les recherches du menu, ni pour le faste du service.

Qu’il suffise de savoir que la pièce principale fut un pâté monstre, pesant huit mille livres, cuit dans un four gigantesque, et qu’un char, attelé de douze chevaux, amena au lieu du festin. Dans la confection de ce pâté, il entrait deux mille quatre cents livres de bœuf, quatre cents livres de veau, quatre cents livres de mouton, cinq cent soixante livres de porc, cent vingt livres de beurre, trois cent soixante livres de lard, soixante-seize lapins, cent quatre-vingt-huit poulets, deux cents pigeons, deux mille huit cents livres de farine, deux cent quarante pièces de gibier. Ce monstrueux comestible mesurait quatorze pieds de largeur, vingt-quatre de longueur, six de hauteur. C’est avec des couteaux longs de cinq pieds que vingt maîtres d’hôtel le débitèrent de manière à satisfaire plusieurs milliers de personnes, qui, d’ailleurs, eurent encore à leur disposition cinq milles de saucisses.

Et alors retentirent des acclamations que la brise d’ouest emporta vers la pleine mer :

« Hurrah pour Harris T. Kymbale !… Hurrah pour le quatrième partant !… Hurrah pour le Pavillon Vert !… Hurrah pour le grand favori du match Hypperbone !… »



  1. Azédarach : Arbuste ou arbre de 6 à 10 mètres originaire des Indes, souvent utilisé pour border les avenues. Il donne de très grosses grappes de fleurs parfumées, de couleur rose ou lilas. Les fruits, de la taille d’une cerise, sont légèrement vénéneux.