Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils/Le système dramatique

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II

LE SYSTÈME DRAMATIQUE.


Il faut le dire sans tarder. Jamais écrivain dramatique n’a fait plus délibérément ce qu’il voulait faire, n’a mieux su ce qu’il faisait. L’art de M. Dumas est réfléchi, conscient de ses moyens et de ses procédés, et repose sur une science approfondie du métier et de la part qui lui revient dans l’œuvre théâtrale. « Pour être un maître dans cet art, il faut être un habile dans ce métier »[1].

On veut qu’il procède de Sedaine et de la Chaussée ; on a raison, si l’on entend qu’il leur a emprunté la conception des drames bourgeois, dont il est d’ailleurs vrai de dire qu’il l’a transformée au point de la rendre méconnaissable. S’il fallait absolument lui trouver des maîtres ou le rattacher à une tradition, je citerais plus volontiers deux autres noms parmi les principaux praticiens de la scène : Scribe, qui en a perfectionné les adresses, et Corneille, qui les a en partie inventées. De l’un il s’est assimilé l’habileté, l’ingéniosité, le coup d’œil et le tour de main : il a forcé tous les secrets du prestidigitateur. Dans le sac à ruses il a su faire un choix conforme à son tempérament. Mais il faut remonter jusqu’à Corneille pour saisir, à son origine, cette entente du métier, ce goût de la composition, de l’unité, de la force, cette âpreté de logique, d’une irréductible logique, ce besoin de la progression inexorable, cette impérieuse sympathie pour les caractères rigoureusement dessinés et les passions rectilignes. De son grand ancêtre il a encore hérité l’incessant désir de faire neuf et surprenant, l’audace dans l’originalité, la sérénité dans l’exécution qui brave le scandale, un instinctif penchant au mélodrame et certaine coquetterie dans les tours de force, avec je ne sais quelle complaisance à les expliquer et recommander au public, pour en bien faire valoir tout le prestige. À l’exemple de Corneille, il était fait pour ce métier, — et ce métier pour lui. De toute éternité « il était écrit dans le grand rouleau » que tout son talent, tout son esprit iraient au théâtre, qu’il ne les détournerait jamais vers un autre objet sans péril ; qu’il écrirait dans sa jeunesse des romans qui ne demanderaient qu’à devenir des drames ; qu’il naîtrait pour la scène, « comme on naît blond ou brun » ; et que, par une dernière analogie avec Corneille, il y serait brun toujours : c’est-à-dire ferme en son propos, obstiné dans le raisonnement, implacable en ses déductions, audacieux jusqu’à la fin de sa carrière, et seulement plus artificieux dans ses hardiesses, plus tacticien dans ses témérités, à mesure qu’il aurait davantage son métier dans la main. De là vient qu’il a pu écrire des pièces très contestables, mais aucune qui manque de force ou d’intérêt, et dont la représentation ennuie. Le métier l’a toujours soutenu, souvent sauvé, rarement égaré. Et ce point, dans la comparaison avec son immortel devancier, est à son avantage.

Il arrivait au théâtre après son père, lequel y avait dépensé dix fois plus de dons et d’éminentes qualités qu’il n’était nécessaire pour y réussir. Ayant pu juger de près la merveilleuse organisation de l’homme, il fut sans doute amené à conclure que, si le succès avait été inégal ou incertain, c’est que le système dramatique était défectueux. Il s’en fit donc un autre.

Il a vu clairement et d’emblée que le théâtre est un coin à part dans la littérature, et que les conditions matérielles où il vit, et dont il vit, le soumettent à des exigences très spéciales, dont la première est la composition. « L’auteur dramatique, qui a le plus à dire, doit tout dire de huit heures du soir à minuit, dont une heure d’entr’actes et de repos pour le spectateur[2]. » Il a vu du même coup que la prodigalité y est un défaut plus fâcheux qu’ailleurs, la clarté y étant plus que partout ailleurs une loi essentielle et primordiale. Restait à trouver le système de composition, qui répondit aux exigences du lieu, du public et des sujets auxquels il avait dessein de l’initier. Les romantiques avaient gaspillé leurs ressources avec une éblouissante insouciance ; il commence par ramasser les siennes avec une industrieuse énergie. D’autre part, le drame bourgeois qu’avaient entrevu ses prédécesseurs du xviiie siècle, ne cadrait évidemment plus avec la formule de Molière. Pour peindre une autre société, et surtout pour la mettre aux prises avec elle-même, avec ses habitudes, opinions, illusions, il veut un moule nouveau où il puisse verser la nouveauté de ses idées. Il institue (je ne dis pas qu’il invente) la pièce à thèse, la comédie sociale, non plus telle que l’entendait Émile Augier, chez qui l’idée se dégage de l’équilibre mesuré des forces, mais l’œuvre dramatique, qui vise un côté précis des mœurs contemporaines, qui s’empare d’une contradiction entre les mœurs et la loi, d’une antinomie entre la morale et l’opinion, entre le devoir et la coutume, qui la jette toute vive sur le théâtre, en déduit les conséquences, les additionne par , multiplie la scène par la scène, comme , et vous laisse au dénomment devant la preuve que l’opération est exacte, et que préjugé, opinion, loi sont tout justement Terreur. La conception était originale, et s’adaptait heureusement aux exigences du métier dramatique.

Le raisonnement et la logique, outre qu’ils supposent le bon sens et comportent la lucidité, sont beaucoup plus puissants sur la foule qu’on ne serait a priori tenté de le croire. Tout raisonnement serré entraîne avec soi non seulement la persuasion, qui est une force, mais l’action, qui est le drame. Tout raisonnement en forme, fût-il seulement spécieux, frappe l’esprit ; tout ce qui en a l’allure réussit presque immanquablement dans le discours public, à plus forte raison sur le théâtre, où il est renforcé de l’illusion scénique et du mouvement qui s’y fait. Et puis, comme dit Figaro, cela vous a toujours l’air d’une pensée. Mais que cette dialectique s’attaque à une situation actuelle et vivante, qui contient en germe d’autres situations émouvantes et pathétiques, ne voyez-vous pas qu’elle est le ressort de la pièce, le signe visible et continu de la composition, le fil conducteur de l’action et de la parole, grâce auquel l’idée première ne s’égare ni ne se dérobe entièrement, sans cesse apparente en un jour favorable, parmi les événements qui se précipitent et qu’elle dirige ? Ajoutez que la contradiction, qui est au point de départ, agit déjà sur le public plus fortement que l’antique et classique contraste ; que les contraires se développent en une opposition savamment graduée, et que voilà une déduction aisée qui glisse, au dénoûment, vers une conclusion à peine imprévue, et presque, et plutôt nécessaire. Tout cela parait clair, uni aux yeux du spectateur, et permet de risquer en sa présence bien des aventures, sous le couvert de cette logique régnante, dont il convient décidément de ne pas trop médire. Notez enfin que, si ce procédé dramatique intéresse le public, il lui ménage en outre d’agréables surprises, le flatte intérieurement, et le ravit au sens complet du mot.

La logique n’est pas précisément la qualité dont nous abusons dans la vie. Pour peu que vous poussiez M. Dumas, il vous déclarera qu’un des deux sexes, non pas le sien, mais l’autre, y est à peu près réfractaire. De sorte qu’on se sent meilleur à suivre ce raisonneur adroit, intrépide, qui se laisse deviner et même devancer avec un art infini. Le plaisir du spectacle, la lutte pour ridée bénéficient des demi-étonnements, des satisfactions intimes, des impressions inattendues, bientôt pressenties, maintenant toutes naturelles, et qu’on est tout fier d’avoir si logiquement prévues. « Oh ! oh ! Où allons-nous ? Cela se voit. Cela peut arriver. Je l’aurais parié. J’en étais sûr ! » Si vive et intense que devienne l’émotion au cours de la scène, ou à la fin de la pièce, on est pris dans l’engrenage, il n’est plus temps de se défendre, sur l’heure du moins, puisque cela est si proprement déduit, et qu’il semble à présent inévitable d’en être venu à ce point. Oui, c’est une flatteuse erreur que d’être ainsi conduit d’incident en incident, avec la conviction que la ligne droite est le plus court chemin ; que d’être confirmé dans la bonne opinion qu’on a de s’y être engagé à la suite de l’auteur, et même un peu avant lui, sans inintelligence. Cette logique est donc une force et un charme. Le délicat est que, loin de dominer toujours, elle consente parfois à se dérober, triomphante sans affectation, souveraine avec quelque modestie.

Au regard du métier, elle a d’autres avantages que M. Alexandre Dumas sait bien. C’est d’abord la nécessité (car il n’y a que nécessité et peu ou point de contingence en cette façon de comprendre le théâtre) de définir nettement le sujet et d’en prévoir les extrêmes conséquences : en sorte que l’auteur est moins occupé du point d’où il part que du terme où il veut atteindre. Et cette compréhension est d’autant plus limpide que la pièce est plus osée. Il est trop évident que M. Dumas ne choisit pas un sujet à cause d’une scène ou d’un rôle qui le séduit, mais pour le sujet même et la conclusion décisive. Prenez garde que cette lucidité dans la conception, cette vaillance dans la dialectique marquent ce système dramatique d’une singulière originalité. Dans le théâtre de Molière et dans celui de demain peut-être, le dénoûment est une concession beaucoup plus qu’une conclusion, un point final que l’auteur ajoute par habitude ou par déférence, et parce qu’il se fait temps d’aller diner ou dormir. Mourir ou se marier en scène, cela s’appelle pareillement faire une fin. Au reste, ni Regnard ni Molière ne tiraient vanité de leurs dénoûments, et je ne pense pas que M. Henry Becque lui-même tienne davantage aux siens. Pour M. Alexandre Dumas, la fin est véritablement une fin, la raison même du raisonnement.

« On ne doit jamais modifier un dénoûment. Un dénoûment est un total mathématique. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise. J’ajouterai même qu’il faut commencer sa pièce par le dénoûment, c’est-à-dire ne commencer l’œuvre que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin. On ne sait bien où l’on doit passer que lorsqu’on sait bien où l’on va[3]. »

Or nul ne sait mieux que lui où il va, et comme où il va, il n’y fait jamais sûr, et qu’il n’est pas homme à craindre le danger, au contraire, nous saisissons l’essentielle nouveauté de ce théâtre, qui est l’art de conclure, ou, comme dit l’autre, l’art des préparations. En effet, vous entendez de reste qu’il ne s’agit pas de pousser devant soi, tête baissée, sous le prétexte que la ligne est droite ou que le calcul est exact. Le raisonnement a des étapes et la déduction des moments, qu’il faut imposer au public, avant de l’entraîner à la conclusion. Car, en face de cette rectitude, le spectateur se trouve à peu près dans la posture de Sylvanie sur la poutre ronde et longue, à quatre mètres au-dessus du sol, et quelquefois plus haut. Seulement, s’il a les yeux rivés au but, il veut voir, lui, où il met les pieds : il craint les culbutes. Chasser la crainte et prévenir les culbutes, là est encore le secret du métier.

Et là aussi, dans ces sagaces et minutieuses précautions, éclate le talent de M. Alexandre Dumas. Est-ce assez dire que, si la pièce converge toute au dénouement, la scène amène la scène, et d’un art tel qu’on la pressente sans le prévoir ? Il excelle encore à jeter ces préparations dans le mouvement du drame, sans en retarder la progression continue, quand il lui plaît ainsi. Pour y réussir, il a dû modifier l’exposition classique, que Scribe avait à peu près respectée. Toutes les « semences » de la pièce, selon le mot de Corneille, ne sont plus réservées au premier acte, qui ne contient que les renseignements indispensables et immédiatement exigibles. Écoutez avec attention : vous happez au vol deux ou trois répliques, prémisses essentielles du sujet. L’action s’engage. Plus la pièce est scabreuse ou délicate, plus l’affaire menace d’être chaude, plus ce premier acte est net en ses indices, rapide d’allure, étincelant d’esprit. Car l’esprit est encore une précaution dramatique : il rompt la glace, il égaie le départ. Voulez-vous pas que le spectateur s’aperçoive combien la route est dangereuse, et qu’on se met en campagne avec plus de préparatifs qu’à l’ordinaire ? Témoin ces expositions du Demi-Monde, de l’Ami des Femmes, des Idées de Mme Aubray, de Denise, et de Francillon.

Mais cette préparation générale, qui suffit à répandre la lumière sur l’ensemble, est impuissante à faire par avance entrer dans les esprits l’attente et le désir des trois ou quatre scènes, qui seront comme le moyen terme de la déduction. C’est peu d’éclairer et d’orienter le drame dès le premier acte. Il n’est pas un moment de l’action, je dis un de ceux qui décident du dénoûment, que l’auteur n’éclaire et ne ménage avec même scrupule et pareille dextérité. De là, aux ii, iii et souvent iv actes un mot, une phrase, un couplet, qui font l’office de jalons sagement espacés. C’est le tracé de la route, et l’on se retrouve. Alors, d’un geste l’auteur relie tous les fils en sa main, et les personnages s’embarquent bravement dans la scène à faire. Faut-il citer en exemple la confession de Jane dans l’Ami des Femmes, et redire de quel tact elle est insinuée, et avec quelle sagace crânerie M. Dumas s’engage dans cette impasse ? « Imbécile ! » murmure Jane. L’imbécile disparait, de Ryons demeure, et voilà le moment arrivé.

DR RYONS, (près de la cheminée)

« …Ou je suis un imbécile, moi aussi, ou nous allons voir quelque chose de curieux. »

JANE, (qui a marché fiévreuse, etc…)

Alors, c’est ça l’amour sérieux, l’amour pur, l’amour éternel ?

DE RYONS.

Mon Dieu, oui[4]. »


Souvent même, et c’est ici le cas, préparer la scène n’est rien ; la faire accepter est autrement délicat. L’auteur n’est pas de ceux qui escamotent la situation équivoque, et que le trait final, s’il est un peu « raide », effraie. Et c’est, à l’instant suprême de la crise, une adresse d’insinuations lumineuses, de réticences révélatrices, qui fait merveille. « Ah ! bonté divine, s’écrie de Ryons, moi qui croyais avoir tout prévu avec les femmes, je n’avais pas prévu celle-là ! » Quoi encore ? Celle-là, c’est cela, précisément, cela qui coûte à dire, cela qui brûle les lèvres de cette femme-enfant, et qui met sa pudeur aux abois, cela dont nous commençons à. nous douter avec quelque malaise, et dont nous sourirons tout à l’heure, lorsque doucement gagnés à le comprendre nous pourrons l’écouter sans répugnance, cela qui est toute la pièce, toute la scène, le mot croustilleux de la cruelle énigme. « On vous sauvera, Mademoiselle ! » Ce n’est pas tout. Regardez-le d’un peu plus près encore, ce mot habilement ménagé, lancé à mi-voix sous le rideau à demi baissé : il n’est pas là seulement pour terminer l’acte ; il le résume. Et c’est toujours ainsi ; il semble que l’auteur les trouve sans peine, ces décisives transitions, qui sont comme la nervure du drame. Où le trait ne suffit pas, il a, au détour du iiie ou du ive acte, des scènes à lui, vibrantes, ramassées, vigoureux raccourcis de ce qui précède, oui projettent une obscure clarté sur la fin qu’on attend.

Surtout dans les pièces en trois actes, cette science du métier, cette possession de soi, cette excellence du système dramatique est admirable : décision dans l’attaque, rapidité de l’action, rigueur de déduction, effort sans cesse tendu vers le dénoûment, scrupule artificieux des préparations, netteté radieuse et poignante. M. Alexandre Dumas traite le public comme Scapin fait Géronte, prestement : zeste ! le sac est ouvert, et zeste ! le bonhomme bouclé, sans oublier aussi la petite fête des coups de bâton. À peine est-il sensible par-ci par-là qu’il appuie légèrement du genou sur la poitrine pour serrer le nœud : le tour est joué. Étouffez tant qu’il vous plaira, mon doux public : mais de crier et regimber, c’est trop tard. Vous êtes lié. — Et c’est un plaisir très lucide, qui nait de cette maîtrise d’exécution appliquée à cette rectitude du développement, une sensation, parfois aiguë, de force adroite et de glorieuse logique.

Il est vrai que le danger du système est la sécheresse et l’excessive tension, surtout aux pièces en cinq actes, qui veulent ampleur et matière. M. Alexandre Dumas ne s’y est point trompé. Sa concision n’est pas aride ; sa dialectique est sans austérité. Elle ne rebute pas la parure ; elle ne répugne aucunement aux jolies choses. Cette rigueur s’assouplit quelquefois cette concision s’étoffe sans empâtement. Son œuvre abonde en agréables détours, en à-côté délicieux. Je cite pour mémoire le caquetage des petits pieds dans le train de Strasbourg, et ces « deux larmes, deux vraies larmes, qui descendaient lentement, et tout étonnées, comme des larmes toutes neuves, qui ne savent quel chemin prendre sur des joues de vingt ans »[5]. Vous trouverez sans peine vingt autres poétiques digressions, de cette veine discrète et attendrie. Que dis-je, digressions ? Bien plutôt précautions raffinées et coquettes d’un homme qui sait le théâtre, qui connaît son public, indispensables agréments d’un art qui doit plaire, légères et délicates broderies, qui font corps avec le tissu, en rehaussent l’éclat et relèvent le dessin. Et ces gentillesses, dont il faut savoir gré à l’auteur, tiennent toujours si étroitement à l’œuvre même, et l’agilité des doigts ouvriers est telle qu’il semble qu’on ne saurait rien retrancher sans regret et sans dommage. « Tout ce qui se meut autour de ma thèse, tout en devant contribuer à en rendre la solution évidente, est de moins grande importance, et mon ingéniosité y est admise[6]. » Le moyen pour le public de ne la pas admettre, de ne pas céder à ces avances, de n’en être pas séduit et enveloppé, — pendant que poursuit ses étapes l’inflexible Logique jusqu’aux plus extrêmes conclusions, dont je ne me défends que plus tard, quand les chandelles sont éteintes, le dialogue refroidi, dans une lecture solitaire et réfléchie, alors que je ne suis plus sous le charme impérieux de ce système dramatique puissamment concerté.

  1. Préface du Père prodigue.
  2. Préface du Père prodigue.
  3. Seconde préface de la Princesse Georges.
  4. L’Ami des Femmes.
  5. L’Ami des femmes.
  6. Éditions des comédiens, iv, 167. Notes de l’Ami des femmes.