Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils/Les caractères

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III

LES CARACTÈRES.


Dame, mon cher, dit Olivier de Jalin à Raymond de Nanjac, vous n’êtes pas comme tout le monde… Vous avez des raisonnements de boulet de 48… Nous ne sommes pas familiarisés avec ces caractères tout d’une pièce, nous autres Parisiens habitués à nous comprendre à demi-mot. »

Sur ce théâtre, dont j’ai essayé de définir la formule, des figures vigoureusement dessinées se peuvent seules mouvoir, et pareillement soumises à la logique qui y règne. Tous ces personnages aspirent à leurs fins, comme le Cid au combat. Ils sont des énergies, des volontés, des tempéraments, des caractères absorbés par un objet et concentrés vers un but, des forces intelligentes ou aveugles, passionnées ou abstraites, qui vont. Et qui vont d’autant plus vite, que la pièce est plus solidement construite. Ils ressemblent plus ou moins à ce grand diable de Clarkson, quaker à haute pression, et qui ne perd point de temps aux subterfuges ou préliminaires. Si ces forces suivaient des voies parallèles, notre monde qui roule si rapidement, dévalerait d’un train d’enfer. Mais elles se rencontrent. Les chocs sont terribles, les accidents inévitables. Joignez que cette conception des caractères dramatiques, habilement renouvelée, est par surcroît un assez fidèle reflet de la vie moderne, ou tout au moins de l’idée que nous en ont faite les plus récentes théories (quelques-uns disent : sophismes), et l’influence croissante du positivisme dans notre société. C’est encore la lutte du devoir et de la passion, mise au point, et accommodée au goût de notre époque Mais les maximes et les sentences abstraites s’y incarnent en de véritables personnages, qui ont un rôle, et qui s’appellent la Loi, l’Opinion, la Conscience, la Fatalité.

Ces notions, ces idées générales s’animent, prennent un corps, ont une silhouette, et le relief de caractères vivants et agissants. Parfois même elles sont les protagonistes, douées d’une rigueur et d’une intransigeance égale à celles des comparses, qui sont les hommes, types d’actualité. « La princesse de Birac, c’est l’Amour ; elle pardonne. M. de Terremonde, c’est la Passion ; il tue. » Et de même Claude, c’est la Conscience, Cantenac la Fatalité, le comte de Lys la Loi, Sternay le Préjugé, Lebonnard la Dialectique, et Mme Aubray tout l’Évangile. Il y a là une manière d’anthropomorphisme très moderne et dramatique. Le Code n’est plus seulement un recueil de textes ; il est né de l’homme ; il est homme ; il est dogmatique, autoritaire, étroit, borné, de chair et d’os comme celui dont il émane, et qui est d’intelligence courte, comme lui. Vous pensez bien que ces personnages sont pour le spectateur d’une clarté parfaite, arrêtés en leurs desseins et entêtés dans leurs volontés. La Loi meurt, mais ne fléchit point ; l’Opinion est exclusive et aveugle ; la Fatalité, implacable perpendiculaire : la Passion, dégradation lente et irrésistible ; pour l’Amour, il est éternel par essence et définition ; il est l’énergie du cœur, qui ne dévie point, que rien n’enraye, pas même la mort. « Vous n’avez pas aimé, si vous n’avez pas cru qu’après la vie vous alliez aimer toujours, éternellement jeune, éternellement beau, l’être que vous avez aimé sur la terre, soit qu’il vous ait devancé, soit qu’il doive vous suivre dans la mort[1]. » C’est la logique des âmes. À mesure que M. Alexandre Dumas a été plus sûr de soi, il a imprimé plus d’unité à ces caractères à la fois abstraits et réels, à ces entités sans parties et qui pourtant respirent, et qui sont les chefs d’emploi de son théâtre. Tels, descendus dans la mêlée, les dieux du vieil Homère donnent et reçoivent les coups, et foncent en avant.

Le reste est à leur image. Diane, la Baronne d’Ange, Mme Aubray, Denise, Francillon, Olivier, Raymond de Nanjac, le duc de Septmonts, tous savent ce qu’ils veulent, et le veulent furieusement, tous jusqu’aux plus légers et inconstants en apparence, presque effacés à l’arrière-plan. Est-il amitié plus opiniâtre que celle du Duc dans Diane de Lys, résignation plus obstinée que celle de ce pauvre Guy des Haltes dans l’Étrangère, amour plus résolu au long espoir et à l’éternelle attente que celui de Rébecca dans la Femme de Claude ? Est-il une fiancée plus décidée et plus confiante que la petite Hermine du Fils naturel ? « Mon oncle, vous savez l’anglais ? » — « Oui. » — « Que veut dire ce mot : stiffness ? » — « Il veut dire : persévérance, petite rusée. » Ils n’ont pas tous la persévérance ; mais chez tous l’unité morale est intacte et transparente. Il est véritable que plusieurs parmi les protagonistes paraissent un peu plus ondoyants ou compliqués. Palpez-les, grattez-les : ils vivent de la même logique et de la même unité, quelquefois plus dissimulée ou intérieure, mais qui jamais ne gauchit. Il y a, dans leurs façons d’agir, des raffinements de dialectique plutôt que des défaillances. Et voilà peut-être la meilleure explication de l’autorité que M. Alexandre Dumas a si rapidement conquise sur le théâtre. Les caractères les plus complexes qu’il y ait portés, s’y développent rigoureusement, face au public. Personne mieux que lui, sans altérer l’harmonie générale d’une pièce, n’a su maintenir en son vrai jour la partie d’une figure qu’il veut frapper d’une lumière crue à la fin. Parmi les revirements et les progressions de la scène, les événements et les intérêts divers, chaque personnage demeure identique à soi, et se tient. Les résolutions se suivent, se contrarient, sans se contredire absolument. Il y a un point de psychologie morale, qui est l’individu même, qui suffit à l’expliquer ou à le démasquer, et que M. Alexandre Dumas ne manque pas d’éclaircir au début, et de rappeler toutes les fois qu’il en est besoin. On lui a reproché d’avoir altéré la physionomie de Césarine, femme de Claude, en imaginant cette conversion passagère, ce recours à Dieu, cette prière faite à mi-voix, du bout des lèvres, et à laquelle Dieu lui-même n’a point pris garde. Sa réponse est pour nous édifier sur les procédés de son dessin.


« Après avoir exploité les mœurs, les lois, les sacrements, la nature, elle va essayer d’exploiter l’église, et, comme il lui faut un moyen de reprendre son mari, qui va devenir célèbre et riche, elle appelle le prêtre, à qui il est interdit de révéler la confession au magistrat, mais à qui il est permis de donner l’absolution à la coupable en dehors du mari, et elle lui demande conseil. L’absolution et le conseil la soulagent et l’enhardissent. Elle n’a d’ailleurs avoué que le nécessaire et elle revient assez tranquillement à ce foyer conjugal qu’elle avait résolu de fuir ; elle y revient, lorsque le complice sur lequel elle comptait, lui manque ; elle y revient pour reprendre des forces et le point d’appui dont elle a besoin ; ce n’est pas du repentir, c’est de l’hygiène[2]. »


En d’autres termes, c’est une glissade, comme disait le vieux Corneille, dont elle se relève aussitôt. Le rôle y gagne un air de scélératesse plus cynique et d’unité plus profonde. Talent dramatique au premier chef que cette force de réflexion, cette puissance de coordination, qui président à la peinture de ces caractères ; car il est la garantie d’une émotion consciente, unie, graduée, d’une sorte de bien-être intellectuel et pathétique, prémices du succès.

Mais ne soyez pas étonné que cette manière de traiter les passions more geometrico, qui a tout de suite subjugué le public, ait soulevé dans la critique d’amères protestations. J’en distingue au moins deux causes. La première est que M. Alexandre Dumas s’est évertué d’abord à forcer sa manière pour l’imposer. Sa logique a commencé par être brutale, et sa mathématique effrénée. Le système était trouvé ; il ne manquait à l’auteur que d’être plus sûr de son métier et de lui-même, pour rappliquer avec discrétion ; la ligne est restée droite, la perpendiculaire n’a pas dévié ; mais la main s’est faite plus souple et le crayon plus habile. Au trait rectiligne et un peu sec il a substitué, aux bons endroits, le pointillé, le fil délicat et ténu des transitions morales.

Et puis, il existe au théâtre certaines scènes traditionnelles de déclaration, de confidence, de brouille, de réconciliation, où les personnages de M. Alexandre Dumas ne pouvaient évoluer selon l’antique usage. Il lui était impossible de changer les caractères ; il modifia les scènes. L’Académie avait autrefois crié au scandale, quand Rodrigue, bousculant un peu les convenances, s’en venait trouver Chimène sous son toit et lui arracher un aveu. La critique cria à l’invraisemblance, le jour où une jeune fille du Demi-Monde confessa sans détour et de plein cœur l’existence dont elle vivait et les douloureux enseignements que son innocente raison en pouvait recueillir. J.-J. Weiss n’y tint plus. Il s’était déjà senti froissé en ses plus intimes délicatesses, lorsque Henriette Sternay, sans grimace ni réticence ni prétention, confiait à Jacques l’erreur de son passé, qu’elle regrette sans la déplorer, mais dont elle veut surtout empêcher loyalement les conséquences morales, parce qu’elle raisonne en honnête homme, et que, ses résolutions une fois prises, elle est assez honnête femme pour les pousser à bout avec une pleine droiture. Et Weiss d’écrire :

« Vous connaissez, Monsieur, certaines situations nées de l’indifférence d’un mari et de l’oisiveté d’une femme… » — En méditant ce morceau comme il le mérite, on a le grand secret de M. Dumas et la raison pour laquelle il ne connaît point d’obstacles. Il supprime les transitions morales ; la nature n’a pas pour lui de nuances, ni le cœur humain de timidité. Où seraient dès lors les obstacles ? Tenez pour certain que, s’il avait eu à écrire la déclaration de Phèdre à Hippolyte. Phèdre dont les yeux n’eussent été facilement étonnés ni du jour ni d’autre chose, eût soupiré le résumé biographique suivant ou quelque autre fleurette analogue : « Thésée voyage, nous sommes seuls, je vous aime. » Et les fervents de M. Dumas se fussent récriés sur un style aussi énergique[3]. »


La boutade est spirituelle plus que le raisonnement n’est impeccable. Tenez pour certain pareillement que, si Corneille, et non Racine, avait traité la même scène, il l’eût déduite plutôt que filée, que l’aveu aurait sans doute été direct, fatal, et peut-être sublime, et que c’est pécher contre la logique que de condamner le système dramatique de M. Dumas au nom d’un autre diamétralement opposé. Encore une fois, c’est ici exagération de jeunesse, inexpérience aussi d’un écrivain, qui plus tard ne donnera plus dans la faute d’engager en une scène décisive et prématurée un caractère un peu vague et de contours flottants. Mais à la brusque franchise de Marcelle comparez l’audacieuse ingénuité de Lucienne dans les Idées de Mme Aubray, au « résumé biographique » d’Henriette la confession sincère de Jeannine[4] et l’héroïque aveu de Denise ; et dites si l’intempérance même de la rectitude et cette ferveur de logique n’y font pas le plus grand effet. Ces femmes ni ne s’attardent aux pudeurs obliques ni ne se dérobent par l’éloquence des soupirs ou des larmes : même droiture, même décision, mais préparée, mais enlevée d’une main magistrale. Et que l’unité morale des personnages ait renouvelé certaines traditions du théâtre, ce n’est pas le plus curieux de l’affaire.

Aux caractères féminins, plus mystérieux et ondoyants, il semble que l’agilité psychologique de Racine ou le lyrisme romantique se plient et s’adaptent avec plus de grâce et de vérité. Or, si, en ces trente dernières années, les femmes ont eu un peintre attitré et un directeur austère, celui-là est sans conteste M. Alexandre Dumas. N’a-t-il pas écrit en un jour de polémique agacée ? « Mon délit, le voici. J’ai pénétré dans le temple, j’ai dévoilé les mystères de la méchante déesse, j’ai trahi le sexe… j’ai déshabillé la femme en public[5]. » Lui aussi, il s’est insinué dans les fêtes secrètes de Cérès, et il en a rapporté une manière de philosophie, qui est en accord parfait avec ses procédés dramatiques. Il a été convaincu de bonne heure qu’après des siècles de civilisation l’énigme, le mystère de la femme n’est un mystère que pour les myopes et une énigme que pour les aveugles ; que, si un éminent jurisconsulte a dit de l’homme criminel : cherchez la femme, il est aussi vrai de dire de la femme coupable : cherchez le premier homme ; que de celui-là se déduisent les autres par une progression fatale et encore mathématique, et que la femme qui tombe, mystère ou énigme, subit la loi de la chute des corps. Il est un moment précis où le cœur n’est plus de la partie, où la sensation prend le dessus, où l’inconsistante femme est rivée à sa passion, et suit une manière de logique non encore définie, quelque chose comme de la logique sensuelle.

« Demandez à ces femmes déclassées comment elles ont dégringolé du mariage dans la galanterie et du respect dans le mépris ; elles vous raconteront toutes, si elles sont sincères, et elles sont toujours sincères, quand la sincérité peut leur être une excuse, elles vous raconteront toutes ce que Mme de Morancé raconte : l’idéal dans le premier, le dépit dans le second, la galanterie dans le troisième, le laisser-aller dans le quatrième, la curiosité de la sensation et finalement le libertinage dans les autres[6]. »


Plusieurs sont des mères ou des saintes avec acharnement, et jusqu’au fanatisme. Et celles qui ne sont rien de tout cela, sont des femmes, comme la princesse Georges, comme Catherine[7], qui s’obstinent dans leur premier amour, trompé ou méconnu, contrarié ou maladroit, mais irréductible et finalement exaspéré. Logique encore, logique toujours, un peu tourmentée, qui défie parfois la parfaite raison, mais non pas la rigueur du développement : logique dramatique au plus haut point. Ainsi tout se plie à la souveraineté de la formule.

  1. Préface d’Une visite de noces.
  2. Préface de la Femme de Claude.
  3. J.-J. Weiss, Le théâtre et les mœurs, M. Alexandre Dumas fils, 156 sqq.
  4. Les Idées de Madame Aubray
  5. Préface de l’Ami des femmes.
  6. Préface d’Une visite de noces.
  7. L’Étrangère.