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Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils/Les femmes

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V

LES FEMMES.


M. Dumas a eu le courage, qui n’est point banal, d’être l’auteur des femmes de ce temps ; il s’est fait leur ami, lui aussi, par antiphrase, les aimant tout juste comme elles ne veulent pas être aimées, comme elles ne l’avaient guère été, au théâtre, en connaissance de cause, sans fermer les yeux aux défauts qu’elles ont acquis, ou qu’on a développés en elles avec bien de la constance ; ami clairvoyant, c’est-à-dire détestable. Et, comme il n’est ni myope, ni superficiel, ni timoré, il a trouvé quelques types féminins qui expliquent à la fois, en leurs raisons profondes, et notre époque, et la femme qu’elle a façonnée à son usage.

Dans un violent effort, un peuple peut bouleverser ses institutions et changer la face du monde. Cela s’est vu. Il peut du même coup imprimer un vigoureux élan à la pensée humaine, à la science, et renouveler les bases de la société. Cela encore ne dépasse point ses forces. Mais ce qu’il ne saurait empêcher, ce qui semble de nécessité fatale, et dont le contraire se conçoit malaisément, ce qui ressort de nos mœurs modernes, ce que vous ne trouverez nulle part dans nos lois, une vérité de fait, à quoi d’abord on n’a point pris garde, c’est que l’égalité entre les hommes entraine (pour un temps du moins) la toute-puissance de la femme. « Dès qu’elles seront vos égales, elles seront supérieures »,. disait le vieux Caton. Il eût mieux dit encore, s’il eût vécu en notre temps. « Depuis que vous êtes égaux, elles sont au-dessus de vous. » Et voici comme quoi.

Une société nouvelle est née, et parmi des fluctuations et quelques révolutions s’établit sur ses assises et se développe.

Aux classes fraîchement dirigeantes il faut la sérénité qui affirme le pouvoir, l’élégance qui l’excuse, et, s’il se peut, le charme qui l’impose doucement. La femme seule est capable d’être en même temps tout cela. Il leur faut le luxe, qui est le signe matériel d’une supériorité palpable, et qui affiche la science d acquérir et le souci de dépenser. La femme. Il leur faut le stimulant des ambitions et des énergies, et l’aisance dans le triomphe. La femme. « Comme statue sur un socle ou comme dessus de fauteuil dans un salon, écrivait jadis M. Frédéric-Thomas-Graindorge, la femme est l’idéal ; comme épouse ou maîtresse, elle est souvent l’alliée, souvent l’adversaire, quelquefois l’ennemie. » Vous pensez bien que l’adversaire et l’ennemie n’apparaissent pas tout de suite. Mais la statuette sur son socle, — bientôt sur son piédestal — mais le meuble de prix, qui marque le goût et la condition du possesseur, mais l’alliée qui l’aide à parvenir, qui en proclame partout la valeur, et qui l’impose à force de l’exagérer, qui ne voit combien, dans une société égalitaire et qui s’essaye, ces considérations rehaussent le personnage de la femme et lui donnent du relief ? Il suffit d’avoir habité moins de six mois une sous-préfecture et défilé dans le salon du premier fonctionnaire de l’endroit, pour en garder le sentiment aigu. Croyez que M. Jean Giraud n’avait pas si mal calculé, lorsqu’il mettait le prix à la main d’Élisa.

De cet auxiliaire si précieux, si glorieux, si bien allant le moyen de n’être pas un peu fier ? On l’est, d’abord avec dignité, puis avec complaisance, et cela mène insensiblement à l’adoration publique, qui porte la femme au pinacle, la femme de la société moderne, qui attrape d’instinct les grands airs de la marquise ou de la comtesse, et prend leurs mœurs en prenant leur place. Chrysale parvenu, Chrysale fonctionnaire, Chrysale au pouvoir s’agite, parle ferme, — sauf chez lui ; il a de délicieux moments d’un orgueil qui chatouille sa fibre ; il est peuple, il est maître, et son épouse aussi, qui devient une femme admirable. Il rédige les lois, les lois du monde moderne, avec quelque égoïsme, et à son avantage ; même il les improvise quelquefois : dont il est très capable. Seulement, il y a une chose qu’il oublie qui ne s’improvise pas : l’éducation de la femme qui s’est résignée à l’apothéose, et une autre qui ne se règle ni se limite par des sénatus-consultes : la toute-puissance dont il lui a fait prendre gentiment l’habitude. Elle n’a pas fait les lois ; mais elle fait les mœurs. L’objet d’art, la statue adulée, cajolée, exhibée, et quelquefois maniée par les amateurs, a vu d’ensemble et d’emblée son rôle d’idole ; elle s’est grisée d’encens ; elle a pris les mots au pied de la lettre et sa souveraineté au sérieux. Et, comme pour avoir le maniement du monde, de la fortune, et soutenir avec discrétion le personnage difficile de divinité, il faut, outre la qualité de race et d’esprit, certaine faculté de raisonnement, que parmi les préoccupations, les agitations, les ambitions et les révolutions, on a justement négligé de développer en elle, elle s’est piquée au jeu furieusement, elle s’est lancée dans l’indépendance et l’irresponsabilité, à toute bride, sans autre règle que la divine passion, le divin illogisme, et les désirs, et les fantaisies et les caprices, qui sont tout son charme et toute sa force, comme on a, Dieu merci, pris soin de l’en convaincre. De là les inconsciences, les défaillances, les extravagances, les concupiscences, couvertes du nom magnifique d’Amour, et, au bout de tout cela, la lutte armée après l’adoration béate. C’est vous qui l’avez voulu, Georges Dandin, mon ami ; vos étonnements sont venus trop tard. Vous l’avez voulu tant et si bien, que la littérature s’en est mêlée, que vos poètes ont pris la tête du mouvement, et qu’à ce point de vue (à celui-là seulement) l’exaltation lyrique de la passion effrénée chez les romantiques a été la plus grandiose manifestation de votre ingénuité de parvenu.

La littérature s’en est donc mêlée, et l’on a pu contempler la Déesse dans l’épanouissement de son charme et la pleine assurance de sa domination. Plus sa passion était déchaînée, plus proche était-elle de l’idéal. Que dis-je ? Elle était l’idéal même, Doña Sol, ou Marie de Neubourg ; elle était tout le théâtre, et bientôt tout le roman, sans compter la critique, qui s’affinait, s’épurait, s’extasiait au contact de ces triomphantes délicatesses, de ces superbes délires de reines s’élevant d’un bond au-dessus de notre société moderne, et dans une flambée de passion parfaisant l’égalité et rapprochant les distances. Les rois n’épousaient plus les bergères ; mais les princesses se prenaient d’amour pour les bandits et les laquais, — par goût de l’indépendance et du contraste.

Alors seulement Chrysale, Dandin et Sganarelle s’émurent et songèrent. Et, piteusement, de se retrancher derrière la loi, qu’ils avaient rédigée ou apprise, à leur profit. Alors, par un brusque retour, la Femme-idole se heurta contre la Loi-rempart, mur d’airain des désillusions et des craintes masculines. Et voyez-vous l’amusant spectacle de l’adoration perpétuelle aboutissant à la lutte légale, tout le féminin aux prises avec le Code, la passion tant célébrée avec l’article du cas de légitime défense, l’Amour, l’Amour lui-même, oui, mesdames, brutalement étranglé par une formule aveugle, sourde, inexorable et imparfaite, arrêté net en son capricieux essor par le Droit impitoyable et froid ? C’est à mourir de rire, comme dit M. Dumas, et la comédie est impayable, jusqu’à ce que le drame intervienne.

Quand l’égoïsme masculin regimbe, il rue. De l’arme défensive, le Code pénal, il s’est fait une arme offensive : il s’en est couvert d’abord pour défendre son honneur, et bientôt il s’en est armé pour entamer celui de ses victimes. La loi qui dit : « Tue-la », ne dit pas : « Tue-le », et la bonne raison, c’est qu’il en est l’auteur. Elle autorise la recherche de la maternité, mais non celle de la paternité, — et pour cause. De là les trompées, et les résignées, et aussi les passionnées, les lutteuses, et celles qui les vengent toutes, les déchaînées et les déclassées, celles qui ont bravement ramassé leurs jupes, sauté à pieds joints du haut du piédestal par-dessus le Code, au risque de se rompre les os. Et vous en pressentez maintenant le comique, non exempt de tristesse, qui ne va pas jusqu’au pessimisme, mais qui ne s’en tient pas aussi à l’indifférence béate et superficielle, qui ne s’arrête pas à l’air brillant et à l’élégance tumultueuse de la femme-joujou, que notre époque a ingénieusement perfectionnée comme le revolver. — Le mot est venu sous ma plume, et, décidément, je ne l’efface point, encore que le trait vous puisse paraître d’un goût douteux. C’est qu’en vérité ces types féminins de M. Dumas, alors même qu’il s’apitoie sur leur faiblesse ou leur éclatante folie, laissent l’impression bizarre de ces mortels bijoux, avec le brillant froid de l’acier et le frisson que donne une force aveugle et dangereuse à manier. En cela ces types diffèrent de la tradition classique. Oui, si Mauriceau est plus proche de Jourdain que de Poirier, sa fille est proprement une force, qui pousse droit à son amour, dont il faut que quelqu’un meure ; c’est le vibrion qui disparaît, hu, hu, mais ce pouvait être, l’autre, oh ! oh ! aujourd’hui le duc de Septmonts, hier Paul Aubry. Et, en dernière analyse, de cette contradiction plus que jamais exagérée à notre époque, entre la femme adulée, divinisée sans mesure, et puis méprisée, déclassée sans merci, de ce culte du sexe qui aboutit à la lutte des sexes, naît dans le théâtre de M. Dumas un ridicule qui s’évanouit assez vite en des teintes plus sombres, et qui donne à certaines figures un étrange et saisissant relief ; depuis la pauvre fille inconsciente, comme Clara, en passant par la femme qui suit aveuglément son cœur, comme Catherine, jusqu’à l’autre, celle qui ne suit que son instinct, la créature, non pas seulement légère, ou écervelée, ou indépendante, mais froide, perverse, et gâtée, la Sylvanie de Terremonde, et aussi la Passion mauvaise, l’être de destruction, la Bête de l’Apocalypse, la femme de Claude.

L’ennui est la maladie de l’idole, dont la béatitude serait parfaite sans lui. L’adoration continue lasse, parce que nécessairement elle se répète, et que, se répétant, elle s’affaiblit. Vous vous rappelez l’un des plus spirituels chapitres qui soient sortis de la plume de Gyp, dans la jolie satire Autour du Mariage. Paulette est trop célébrée, trop uniment, trop universellement ; cela est exécrable ; elle en est exténuée. Elle fait le tour du salon pour recueillir les aveux, une déclaration d’amour qui soit plus neuve, qui tranche sur les autres, qui la repose enfin de ce culte, obstiné et obsédant dont elle est partout l’objet. Elle encourage, excite, amorce l’un après l’autre tous ses fidèles, qui tous d’un même élan, et sur le même ton, soupirent la même prière : « Je vous adore. » Cette fois, Paulette suffoque ; ils l’adorent, comme si c’était difficile ; ils l’adorent, comme si c’était nouveau ; ils l’adorent, tous, tous ; elle s’ennuie, avec rage. Elle est incomprise. Incomprise et ennuyée, ce sont les deux points du caractère de la femme moderne qu’a mis en lumière M. Dumas avec une impitoyable clairvoyance. C’était la conclusion nécessaire du lyrisme romantique, qu’il a dégagée d’abord, et d’où il est parti pour ses voyages à travers les joies féminines.

Diane de Lys s’ennuie. Elle n’a point d’autre raison à fournir à son amie pour excuser la première escapade, qui la pousse à un rendez-vous dans l’atelier d’un peintre. « Ne te fâche pas… Nous n’avions rien à faire ce soir ; j’ai pensé que cela nous distrairait un peu… Je m’ennuie tant ! » Je me trompe, elle en a une autre, qui est la même, et qu’elle répète à Maximilien : « Tenez, je suis contente de vous revoir, vous arrivez bien ; je m’ennuie à périr. » Elle a pris froid en naissant, elle aussi, dans cette atmosphère d’admiration officielle, qu’elle a respirée dès son premier sourire. Élevée en plein idéal, un jour elle retombe par le mariage dans la réalité. Résultat : une incomprise. Elle a épousé le comte sans enthousiasme, avec quelque curiosité d’une vie nouvelle, où elle serait adorée autrement. Le comte n’a su l’adorer que comme l’idole du jour, assez insignifiante, devant qui il s’est prosterné par bienséance. Quand il s’apercevra qu’il a affaire à une femme qui a un cœur comme les autres, il sera trop tard. L’esprit inoccupé aura lâché la bride à l’imagination ; l’amour, l’amour idéal (toujours l’idéal) donne à cette femme le vertige : consolation suprême et qui vaut qu’on lui sacrifie tout, avec frénésie. Notez que sa folie est consciente et que sa conscience est calme ; que si, forte du sentiment de son essence supérieure et de sa toutepuissance féminine, elle reproche assez justement au comte de l’avoir méconnue, puisqu’il n’a point su la conquérir, elle n’a, pour elle, aucun reproche à se faire, elle n’y songe même point, et sa bonne foi est entière ; il ne lui vient même pas à l’esprit de se demander si elle a fait effort pour être aimée, si, jeune et inexpérimentée, elle a daigné se servir de quelques-unes de ces ruses instinctives et irrésistibles dont la femme nait pourvue. Aphrodite, elle-même, quand elle descendait sur la terre pour donner un instant de bonheur au mortel qu’elle avait distingué, prenait beaucoup sur soi, la bonne déesse, et employait les philtres et multipliait les séductions. Mais Aphrodite était de ce temps-là, et Diane est du sien. Il faut voir le détachement avec lequel elle dit au comte : « Comment se fait-il que m’épousant, moi, qui étais jeune, sans volonté, sans parti pris, (sans parti pris n’est-il pas délicieux ?) moi, qui ne demandais qu’à subir l’influence d’un honnête homme, vous n’ayez pas employé toutes vos qualités à vous faire aimer de moi ? » Peut-être, après tout, eût-elle condescendu, la jeune fille sans parti pris, à être aimée de lui. L’important, en cette affaire, est que, par essence, elle mérite l’amour, sans se croire un instant obligée d’y tâcher dans l’état de mariage. Elle n’y a fait aucune avance ; elle n’a consenti aucun sacrifice ; il ne paraît point que l’idée même lui en soit venue ; et il est vrai que, par une logique très détournée, elle en consentira beaucoup d’autres, sans qu’il lui en coûte, pour courir après la passion vraie, celle d’un amant, qui n’est pas le mari, et dont elle craindra de toute son âme qu’il ne lui échappe. Ennuyée, incomprise, illogique ; un grain de raison, un atome de bon sens, cherchez-les dans ce caractère pourtant opiniâtre, qui est l’ébauche de la femme moderne, telle que M. Dumas l’a révélée au théâtre.

Mais la comtesse de Lys n’était pas encore entièrement dégagée de l’influence romantique ; et vous direz peut-être qu’elle est d’un poète, imaginée à plaisir. Jane de Simerose est née d’une observation perspicace et sans alliage. Je ne crois pas qu’en cette seconde moitié du siècle la scène ait éclairé une figure de femme plus complexe ensemble et plus vraie. Il faut s’y résigner : ce n’est plus l’illogisme, c’est l’absurdité même, exaspérée et consacrée par le monde où nous vivons. Je n’en veux d’autre preuve que la sympathie qu’elle excite dans son inconcevable déraison. Et il en sera encore quelque temps ainsi, jusqu’à ce que la société ait pris son parti d’enseigner à la femme que le bon sens est la qualité indispensable dans la vie, et que le bonhomme Chrysale, qui était peut-être un pleutre, n’est devenu un sot qu’assez tard, et de nos jours.

L’aventure de Jane[1] se résume en quelques lignes.

« Se marier par amour, se refuser à son époux par pudeur, se séparer de lui par jalousie, donner de guerre lasse son âme à un monsieur qu’elle connaît à peine, s’offrir, par dépit, deux heures après, à un individu qu’elle ne connaît pas, se compromettre avec deux hommes tout en n’adorant et n’ayant jamais adoré que son mari, avoir les chastetés d’une sainte, les allures d’une coquette, les audaces d’une courtisane, et revenir à son époux, calomniée, innocente, amoureuse et vierge, voilà des tours de force qu’une femme seule est capable d’accomplir… ! Et il y a des milliers de femmes qui font les mêmes bêtises à l’heure où je parle, toujours au nom de l’amour et de l’idéal. »


Vous vous fâchez et vous dites que cette histoire elle-même est un roman ; alors, je vous préviens qu’il faut vous rendre à l’analyse. Car jamais M. Dumas ne l’a poussée aussi avant. Il ne vous laisse même pas une échappatoire par où vous dérober. Si encore cette jolie femme était une statue de marbre, elle serait un statue un peu curieuse, un peu perverse, mais de marbre, et très peu femme. Elle est de chair, ne vous déplaise, et de tempérament, française par son père, grecque par sa mère : « le sang d’Epaminondas tourmente ses veines. » Alors, quoi ? — Alors, elle a été élevée, comme toutes ses compagnes, dans le culte de soi-même et de toute sa personne sacrée, dans la croyance à son règne et à la soumission du reste de la nature parmi les élégances d’une vie luxueuse, sans un pli de rose qui pût troubler sa quiétude en cette condition artificielle et cette surnaturelle posture. Elle a donc « une nature rebelle à toute espèce de domination », retenez ce point, et elle consent à être aimée, et elle se marie, non plus comme Diane de Lys, sans enthousiasme, mais par amour. Cherchez ce que peut être la première vision de l’amour en cette âme de vierge élevée dans un monde supra-sensible, et voici, j’imagine, par à peu près, ce que vous trouverez : réveil latent des sens, un désir vague d’un bonheur plus complet, plus parfait, plus intime, et aussi d’une extension de soi-même, d’une domination plus entière, d’une suprématie plus directe, plus consciente, quelque chose comme les premières sensations, encore confuses et déjà claires, de Galathée, au moment que la vie pénètre en elle avec la foi intime dans sa beauté souveraine, à la vue de Pygmalion prosterné. Toujours l’objet d’art qui s’anime, et du pays des rêves entre de plain-pied dans l’existence. On n’a oublié qu’une chose, c’est de l’avertir que le rêve, si loin qu’on le poursuive, est toujours inaccessible, et qu’il est la fiction de la réalité, et qu’il en est le charme, à la condition qu’il s’y plie juste assez pour l’embellir, sans la méconnaître. Recueillez ses impressions aux premiers frôlements de l’amour.

« Un jour, elle rencontre un homme jeune qui s’occupe d’elle plus que des autres jeunes filles, qui lui révèle ainsi qu’elle est une femme en âge d’être aimée. C’est le premier dont elle n’a pas envie de rire. Son cœur bat. Cet homme la demande à sa mère, il est agréé, il peut faire sa cour. La nature, la poésie, la musique deviennent leurs intermédiaires. De temps en temps un sourire, un serrement de main ; le soir une rêverie douce : la nuit un songe chaste, l’idéal, toujours l’idéal.

Enfin, après une cérémonie religieuse, où les anges eux-mêmes semblent lui faire fête, l’enfant pieuse, romanesque, ignorante, se trouve livrée à cet homme qui sait ce que c’est que l’amour[2]. »


Vous voyez quelle chute. Ce n’est pas seulement la pudeur qui s’effarouche, la chasteté qui se révolte, c’est la dispersion de tous les rêves effarés, c’est la ruine de tous les préjugés, c’est la conscience et la foi dans l’essence supérieure violées, c’est une première soumission nécessaire, inattendue, inimaginée, d’autant plus odieuse qu’elle apparaît comme un outrage et un sacrilège. Voilà le vrai. Et puis, le mari s’éloigne ; orgueilleux et impatient, il porte ailleurs l’offrande de cet amour que l’épouse a jugé indigne d’elle, et le temple est déserté, et la déesse, restée seule, qui n’entend plus de prières, comprend sa déchéance, et s’abime dans les larmes. À présent, c’est son amour-propre qui souffre, c’est le monde qui s’est renversé d’un seul coup, sous ses yeux ; elle n’est plus qu’une idole abandonnée à sa faiblesse, de bois, de marbre ou d’or, mais déclassée dans l’Olympe où radieuse elle avait grandi. Elle voyage ; elle cherche en d’autres pays une religion plus épurée ; elle ne rencontre que des profanes ; elle commence à entrevoir que l’adoration des hommes ne va pas jusqu’au mysticisme, et, si elle ne regrette rien encore, elle s’ennuie, elle s’ennuie à mourir… elle est prête aux consolations, sans être résignée à la suprême épreuve, qui lui fait toujours horreur. Elle aiguille sur une autre voie à la recherche d’un idéal, où son essence supérieure puisse être respectée. Il apparaît enfin, l’adorateur fervent et dévot, humble et respectueux, qui ne parle point, qui exprime sa passion par lettres brûlantes, qui menace, pour son premier hommage, de s’offrir en holocauste. Cette fois, c’est bien l’amour, l’amour de l’âme, celui qui défie les suprêmes et ravalantes rencontres de la chair. Le temple s’illumine, la déesse renaît, exaltée et triomphante. « … Ah ! si j’étais un homme, il me semble que je voudrais élever au-dessus de l’humanité tout entière la femme que j’aimerais… » Enfin, elle se retrouve sur son piédestal, et ses illusions reparaissent ; et c’est l’assomption libératrice de la vierge vers les sereines splendeurs, d’où elle était un moment descendue. — «… Dire à une femme : « je vous aime », n’est-ce pas lui dire : « Je vous trouve la plus digne, entre tous les êtres, du sentiment le plus noble entre les sentiments ? Oublions la terre, supposons le ciel… » — Rien n’est plus, plus n’est rien ; elle seule a repris sa place, très haut, entre ciel et terre, plus près du ciel, bien entendu, d’où elle domine, d’où elle règne, immatérielle… Oui, c’est bien cela qu’elle avait rêvé, l’amour éthéré, et qui l’élève, et qui la transforme, et qui consacre sa beauté…

— « Je me sacrifierai, j’immolerai en moi tout ce qui ne sera pas digne de vous. Le temps, le monde, l’espace pourront se placer entre nous sans nous séparer et sans avilir cet amour, qui n’aura besoin ni de la voix pour se manifester, ni de la forme pour se convaincre. Tenez, je vous aime par-dessus tout, et je ne toucherais pas à un pli de votre robe. Est-ce cela ? » — « Taisez-vous, je vous adorerais. »


Ceci est un oubli, un lapsus de la Vierge immaculée, et pourtant femme, le sang d’Epaminondas qui a fait un tour, un souvenir de l’enveloppe matérielle non encore entièrement dépouillée ; mais qu’elle est amusante ainsi, la petite déesse, dans cet élan vers l’Idéal, l’Idéal infini, (dont elle est le centre), et qui ne voit point que le séraphin agenouillé, en extase, dont elle accueille les vœux mystiques, est un gaillard au teint ambré, aux muscles d’acier, à la poitrine large, un athlète, et non un ascète, dont la prière est déjà une étreinte ! Seconde chute, plus brutale encore que la première. Cette fois, c’en est trop ; et ici apparaît, dans toute sa beauté, cette aptitude de la femme moderne à la déraison. Elle s’est refusée à son époux, elle a rêvé d’amour platonique, et son rêve tombe à plat devant les exigences d’un amant, qui est un homme ; et, dans un transport de colère, de désespoir, de dépit et de fierté outragée» elle se jette aux bras du premier venu (qui, par bonheur et par hasard, est un gentilhomme), honnête femme, avec un mensonge aux lèvres, vierge, sans autre désir que celui de se venger… de ses illusions, et de noyer ses aspirations éthérées. Bien lui prend que quelqu’un fasse la lumière dans son cœur, et la remette sur le chemin de son amour véritable, qui était le mari. Non, je ne crois pas qu’il y ait dans tout le théâtre contemporain de figure féminine plus complexe à la fois et plus simple, et qui donne plus à réfléchir sur la moderne apothéose de la femme, dont la société a fait un ange dévoyé, — ou pervers.

Car M. Dumas a voulu la sauver, celle-là. Mais supposez que l’amant soit un tacticien plus sceptique et plus habile. L’amour idéal sombrait dans l’adultère, et l’adultère se traînait dans la lassitude et le dégoût. En sorte que, si la vérité vous parait ici éludée en ses conclusions extrêmes, il vous est facile d’y suppléer. Contemplez Mme Leverdet[3], quinze ans après la faute, ou Mme de Morancé[4], six mois après l’aventure : — l’une qui, à la recherche de l’oiseau bleu de ses rêves, a mis la main sur M. des Targettes, un second mari plus encombrant et matériel que le premier ; elle n’est point guérie, la bonne dame ; elle se dépêche d’espérer encore (car l’âge vient) qu’elle atteindra après une seconde épreuve sa chimère : seulement, par une plaisante contrariété, c’est l’amant qui venge la morale, par le seul fait qu’il s’éternise et qu’on ne s’en débarrassera point ; — l’autre, une touchante figure de curieuse et de désillusionnée, qui n’a trouvé dans l’adultère que les plaisirs inquiets de deux ou trois équipées, l’intimité glaciale des chambres d’hôtel, avec, au bout, la haine de la femme et le mépris de l’homme pour conclusion, et la passion la plus brutale qui se puisse déclarer à une amante abandonnée, en guise de moralité, et par-dessus le marché du reste. « Ah ! que c’est ennuyeux ! » soupire Mme Leverdet. « C’est écœurant ! Pouah ! » murmure Lydie, en agitant son mouchoir, pour chasser le mauvais air. Pauvres femmes, qui n’avez point compris, ou qui ne comprendrez peut-être jamais (il est vrai que vous avez une excuse, qui est que personne encore n’avait eu le courage de vous le dire), que vous êtes femmes, souveraines et idéales par le désir que vous inspirez à cet amant édifiant et consolateur, mais que le premier rapprochement marque votre défaite, et que ce sera toujours une chute, l’être de raison devenant du même coup « disponible et instrumentaire ». Vestales avant, et le plus souvent incapables de repentir vrai et d’humilité rédemptrice, Bacchantes après.

La Bacchante est un second type, que M. Dumas a marqué de traits brûlants, au fer rouge, avec effroi et colère. Elle est la femme animal, l’instinct déchaîné, l’idole charmeuse et scélérate, d’une volonté opiniâtre et mortelle, le sourire aux lèvres. Bacchante vraiment, mais non pas celle que la plaisante imagination des Grecs aimait à représenter, le thyrse en main, les cheveux épars, au son des flûtes et des cymbales parcourant les montagnes de Thessalie, affolée, enivrée de plaisir, évohé, enragée de mouvement et de tapage, évohé, tant qu’enfin au hasard de la déroute, au détour du sentier odoriférant, pâmée, épuisée, demi-morte, elle s’abandonnait avec un éclat de rire aux rudes baisers des dieux sylvestres, des satyres velus, dans un suprême ravissement. Bacchante moderne, avisée, froide et calme, qui, parmi la fête, songe que les hommes sont faits pour « son plaisir, sa garantie ou son rachat », et que la toute-puissance poétique de la femme, avec ce culte officiel et cette religion d’État, n’a été inventée que pour l’assouvissement de son unique désir, qui est l’amour de soi, c’est-à-dire une avidité de luxe effréné, de jouissance impossible, de maîtrise et d’éclaboussure, une manie furieuse de sensations aiguës et de passion décevante. Elle ne s’abandonne ni ne se donne, toujours sûre d’elle, et dominante jusque dans la faute : elle possède, et n’est point possédée. Elle est d’un sexe à part. Elle est le flot fangeux de notre siècle, qui monte et envahit les maisons et la famille, sous le couvert de la fiction poétique et de la dévotion romanesque. D’en bas elle a vu là une légende à exploiter, un autel à conquérir, le plus fréquenté, le plus orné et le plus riche, et qui domine, au milieu de la nef, et celui de la Vénus pudique, et celui de la Junon égarée, hypocrite, ou désabusée, des demi-déesses, encore femmes, partant impuissantes et faibles. Au lieu de graver au frontispice du temple : « À l’épouse de l’âme, à la Passion pure et divine », elle a ciselé sur le marbre étincelant : « À la déesse aux cheveux couleur des blés, et aux lèvres couleur de sang. » Et au pied de cet autel merveilleux, où brûle un feu, qu’aucun déluge ne saurait éteindre, et qui exhale des parfums étranges et capiteux, apparaît un tronc d’or finement ouvragé, discrètement enchâssé, à la hauteur d’un homme qui se prosterne : « Pour les frais du culte. » Au-dessous de quoi M. Dumas a crayonné d’une main nerveuse : « À la sirène insoumise, frivole, féroce et vénale. »

Il est vrai que cette sirène émut d’abord sa sensibilité plutôt qu’elle n’arma sa colère. Il est manifeste aussi qu’il s’y est repris à plusieurs fois, avant d’enlever avec vigueur et vérité la figure de Césarine. Faut-il s’en plaindre, puisque la galerie des portraits n’en est que plus riche et plus variée ? Joignez que, grâce à ces retouches ou approches successives, nous avons le plaisir, sur ce point capital de son œuvre, de suivre le progrès de ses observations et comme la genèse d’un type définitif. Nous avons parlé plus haut, et à un autre point de vue, de Suzanne d’Ange[5], qui, malgré la netteté du dessin, était encore prise de profil. On lisait aux plis de son front l’ambition et la décision rusées ; la frivolité se devinait par un retour sur le passé ; la vénalité se marquait à peine d’un trait, et au dénouement. C’était plus et mieux qu’une esquisse, c’était déjà la créature vivante et fascinante, mais dans le demi-monde, à mi-chemin. Albertine de la Borde[6] en est une réplique, et comme la piquante silhouette, vénale, celle-là, qui fait argent de tout, avec des qualités de femme d’intérieur et d’industrielle prévoyante, à qui un homme entre deux âges peut confier les clés du linge, qui vous met un appartement sur pied et le possesseur sur les dents : la courtisane capitaliste, qui fait son stage dans la vie galante, fille de joie avant d’être dame de charité, à la fois la cigale et la fourmi. Elle épousera de Tournas, qui la ruinera, et dont elle aura une fille, qui épousera le comte de Terremonde et le ruinera pareillement. Cette fois le type est né ; M. Dumas le tient sous son regard pénétrant, il l’enveloppe, il le projette sur la scène, et d’une vérité si ramassée, si concentrée, si saisissante, que je doute, en ce moment même, que la femme de Claude soit plus profondément vraie, quoique plus complexe, et l’étrangère plus vraiment troublante, encore qu’exotique et romanesque. Ce rôle de Sylvanie[7] n’a qu’une scène : il emplit le théâtre ; qu’une tirade : il absorbe tout le reste ; tous les autres personnages sont à sa remorque, déconcertés, aveuglés, ou désespérés. Elle opère sur les acteurs du drame précisément le charme indéfinissable qu’on nous dit qu’elle exerce sur tous les hommes. Elle accapare l’intérêt dramatique, comme elle fait l’amour. Insoumise, cela a sans dire ; elle rayonne à froid ; elle fait le mal en souriant, d’un sourire qui grise, hautain et immuable, sans conscience, sans remords. C’est une force mystérieuse et dissolvante, « Quand je vois, dit Berthe, la comtesse avec son regard impassible, son sourire fixe et ses éternels diamants, il me semble voir une de ces divinités de glace des régions polaires, sur lesquelles le soleil darde et reflète ses rayons sans pouvoir jamais les fondre. » Frivole, c’est son unique passion ; elle a ruiné le comte ; le comte ruiné, elle enlève le prince ; le prince fléchit, elle se rabattra sur le petit de Fondette ; de Fondette mort, rassurez-vous, elle n’en vendra pas ses diamants. Vénale, est-il besoin de le noter ? Incapable d’une fantaisie désintéressée, incapable même de placer son amour à 3 % ; il lui faut le taux usuraire, les liquidations au comptant, les gros morceaux et les grands coups ; vénale à ses amis, vénale à ses amants, vénale… J’aime mieux citer le reste, ne trouvant pas en moi le talent nécessaire à l’écrire honnêtement.

«… Voulez-vous que je vous donne un détail, qu’on m’a assuré être vrai ? » — « Voyons. » — « C’est trop difficile à dire. » — « Puisqu’on vous l’a dit. » — « C’est que c’est mon mari qui m’a conté cela (l’imbécile !), et encore je n’ai compris qu’après. » — « Dites alors, nous sommes entre femmes, nous comprendrons tout de suite. » — « Eh bien, il parait que la comtesse considère en effet sa personne comme une divinité équatoriale on polaire, je n’en sais rien, et le lieu où elle repose comme un temple. Elle s’y enferme à clef, et quand le grand prêtre, son époux, veut faire ses dévotions, il faut qu’il commence par des offrandes… C’est ainsi qu’il s’est ruiné ! Quelle pitié ! »


Et féroce, avec délices, comme une créature indifférente et vaine, qui veut froidement ce qu’elle veut, que rien n’arrête, quand elle veut quelque chose, et qui ne craint rien, pas même ni surtout que le ciel tombe.

« Quand j’étais petite, je faisais de la gymnastique, et je n’ai jamais oublié ce que mon maître disait aux autres élèves, étonnées de me voir passer toute droite sur la poutre ronde, à quatre mètres au-dessus du sol (exercice que faisaient seuls les hommes, et pas tous encore). Savez-vous, disait-il, pourquoi Mlle de Latour-Lagneau passe si bravement et si facilement sur cette poutre, ce qu’aucune de vous n’ose faire ? C’est qu’elle ne regarde pas où elle met les pieds, elle ne regarde qu’où elle va. Il avait raison. Quand on veut arriver quelque part, il ne faut pas regarder sur quoi l’on marche, il faut marcher ; on en est quitte pour ôter ses bottines en arrivant. »


Et ceci même ne la trouble point ; elle en a l’usage, les yeux fermés. M. Taine soutenait jadis cette opinion, qui parut irrévérencieuse en son temps, que toute Parisienne est, au fond, un hussard[8]. Que pensa-t-il de Sylvanie, six ans après ?

Et que dire de la femme de Claude ? Qu’elle est une autre Sylvanie, et déjà l’étrangère, et qu’elle est peut-être le type le plus saisissant qui ait occupé la scène française depuis Tartufe. Bacchante, Messaline, insoumise, féroce, frivole, vénale, elle est tout cela, créature excessive en tout, et pourtant inachevée, puisqu’elle n’aimera jamais, quoi qu’elle fasse, fermée qu’elle est à la passion, et même au plaisir, malgré ses furieux transports de tête et ses prurits imaginaires. Plus en dehors que Sylvanie, plus chercheuse de sensations, elle se démène parmi les curiosités scélérates, moins déesse, mais polaire comme elle, avec une secrète rage au cœur contre cette glace du sang, qui est son désespoir, son mystère, et sa force. Elle donne la vie et la mort, à la hâte, et en souriant. L’autre ruine des princes, des comtes, des inutiles ; à celle-ci, belle d’une étrange et perverse beauté, il faut des débauches de triomphe, d’influence, de charme, de sorcellerie et d’envoûtement : elle s’en prend aux travailleurs, aux hommes de génie. Elle trouve une volupté acre et irritante à manier et broyer de la substance cérébrale. Elle commet et confesse la faute, pour la sensation inquiète du pardon, pour l’avide angoisse d’être insultée, foulée aux pieds, et reprise : délire énervé de fille perdue. Au demeurant, superstitieuse et lâche, et, dès que sa santé est atteinte, toute prête à se donner à Dieu, comme aux autres, et sous réserve de le trahir, comme un homme. Ce trait manquait à Sylvanie. La trahison l’attire et la fascine, au point qu’à l’instant où elle veut aimer, ses yeux s’éclairent d’une lueur fauve, et qu’elle montre ses dents « comme un loup ». Celui qui a souffert par une pareille femme, craint, plus que tout, chez elle, l’expression du repentir ou de la prière, qui accuse un crime ou présage une menace. Il appréhende toujours qu’elle n’ait encore une infamie à commettre, qui, cette fois, sera la dernière, peut-être, qui, en attendant, perce son cœur davantage, en quelque coin non encore meurtri. Après avoir percé le cœur, elle en veut à l’œuvre du cerveau, et elle trouvera jour à frapper les deux ensemble ; il doit y avoir un moyen ; il y en a un. Si Ruper a recueilli un enfant du hasard, à qui il a donné la science et transfusé le génie, qu’il aime, avec qui il travaille, et qui est presque de moitié dans ses patriotiques découvertes, elle affolera, pervertira, déshonorera l’enfant adoptif pour vendre l’invention. Vénale ne suffit plus, c’est voleuse qu’il faut dire : créature d’enfer, en vérité, que M. Dumas a dressée en pied sur la scène avec un effort de vision tendue, qui approche de la prescience, et contre quoi ne se récrieront ni les magistrats en charge, ni les jurés en exercice, mais quelques oisifs, titrés ou rentes, et ingénus, de qui l’égoïsme élégant fait la haie sur le passage de ces anges de rebut, leur prépare les voies avec distinction et ferveur, et n’est d’ailleurs pas près de s’émouvoir, tant qu’il y aura des cabinets de travail pour les autres et des cabinets de nuit pour eux. Et s’il leur plait à eux d’être battus, évidés, ruinés, défendrez-vous à ces sages de s’empresser au-devant de Césarine, ou de courir aux five o’clock tea de l’étrangère ?

L’étrangère ! Troublante figure, qui semble résumer en soi toutes les autres, la bacchante avide et immaculée, un tour de force de la civilisation moderne, la Vierge du mal ! Bien des fois M. Dumas avait été tenté par ce phénomène exotique, indiquant d’un mot, au début d’une généalogie, le genre de ferment que le rastaquouérisme féminin sème dans nos mœurs et qui achève de les désorganiser. Étrangère, la comtesse de Simerose, par sa mère, qui était Grecque, étrangère la comtesse Savelli, qui, aimable et désirable, si elle se pouvait fixer à un honnête homme, quelque part, promène ses velléités d’amour et ses crises d’ennui entre Naples, Paris et Londres ; et encore Sylvanie, fille naturelle de lord Hatherbrok, et aussi la femme de Claude, dont les aïeux Teutons sont de très vieille lignée bavaroise. Oui, il paraît bien que, dès le début de sa carrière, ou à peu près, M. Dumas a distingué nettement le danger qu’apportent avec elles ces femmes qui n’ont ni patrie, ni foyer, libres partout, à grandes allures et d’une indépendance exaspérée, qui s’abattent sur les capitales toujours trop petites pour leur fièvre de mouvement et leur rage de domination.

Mais il n’y a qu’une étrangère, qui est devenue un type au lendemain même de la première représentation. C’est mistress Noemy Clarkson, originaire de la Louisiane ou de la Caroline du Sud, née quelque part et qui mourra je ne sais où, reine ou déesse (la divinité les obsède décidément toutes) dans une tribu de l’Afrique centrale, sur un trône d’ivoire surmonté de têtes humaines ou dans un temple de porphyre, où les Européens seront immolés en sacrifice. C’est une dompteuse américaine, qui domestique les hommes à la cravache, qui les dresse en haute école, impassible, impeccable, et intacte, et, la recette encaissée, les lâche en liberté, vides, nuls, encore sous le charme, et les renvoie à la prison, à la folie, au déshonneur, au meurtre, au suicide. L’étrangère n’est point vénale ; je veux dire qu’elle n’engage jamais sa personne. Il est vrai qu’elle fait payer le froufrou de sa robe et le parfum de ses cheveux. Haine des hommes, dédain des femmes, âpre soif de l’argent, et volonté sauvage, telle mistress Clarkson. Elle a un mari dont elle n’a jamais été la femme, mais dont elle est l’associée et la commanditaire. Elle ne l’a point aimé, il n’y a pas d’apparence qu’elle l’aime plus tard ; elle l’estime pour son adresse au pistolet et son habileté commerciale. Le jour où il rajusterait de son revolver, elle serait fièrement émue, et capable de lui sauter au cou — sans récidive. Superstitieuse, d’ailleurs, joueuse résolue — ce qui n’est point contradictoire — et qui craint par-dessus tout la passion. Si elle éprouve jamais cette curiosité nouvelle, quelqu’un en meurt. El peut-être est-ce caprice, peut-être passion ; quoi que ce soit, malheur à. ceux qui sont sur son chemin et lui font obstacle : la mort ne l’effraie ni pour autrui ni pour elle-même, « c’est un instrument comme un autre. » Ne dites point qu’elle est un type de fantaisie : ne voyez-vous pas bien qu’elle est femme, puisqu’elle s’éprend du seul homme qui se refuse à elle, et qui en aime une autre ? Double lutte, double plaisir ; l’impossible la tente. Désirs féroces, égoïsme meurtrier, jalousie implacable, et fureur de domination, tout est là. Ce n’est plus la bacchante, ni la guenon de Nod, c’est une divinité hautaine et infernale, la femelle de Set, dieu des ténèbres. Et le personnage est condensé, concentré avec une telle énergie, qu’ici encore il accapare la scène, efface les autres comparses, malgré l’effort constant de M. Dumas à lui mesurer la place. Quel dommage qu’à cette âpre observation il ait cru devoir ajouter une pointe de romanesque assez inutile, qui fait de la Vierge du mal une manière de misanthrope haïtien, apôtre de la race de Cham, missionnaire qui parcourt l’Europe pour prêcher l’abolition de la traite des nègres, une échappée rancunière de la Case de l’Oncle Tom ! Mais le type est si vigoureusement enlevé que cela même ne saurait l’altérer ni l’obscurcir. Là, M. Dumas est arrivé à l’extréme limite de l’observation pénétrante et impitoyable, qui s’est exercée avec puissance et obstination à la peinture de ces charmeuses au sang glacé, de ces déesses froides aux cheveux roux, qui humilient les honnêtes femmes sacrifiées et désespérées, mais qui les vengent…

Mais quoi, toujours du sang, et toujours des suppliées !


murmure Mme Leverdet très fort scandalisée. Où l’auteur a-t-il pris que les femmes de son temps soient ainsi faites ? En vérité, je ne me saurais reconnaître dans ces ouvrages, qui blessent les pudeurs les plus délicates de la femme. » — Aussi n’est-ce point la pudeur de Mme Leverdet qui est en jeu, mais le bonheur, mais la vie des pauvres filles désabusées, des épouses irréprochables et attardées dans ce monde, qui va bon train, et qui roule si vite, qu’on se demande quel frein pourra l’arrêter, et où aboutira ce culte irraisonné de la femme, dont la vraie femme, simple et aimante, est suppliciée. Car voyez, vous qui avez eu l’esprit de prendre sagement votre parti de toutes choses, la triste figure qu’elles font, les autres, celles que la raison, ou l’éducation, ou la bonne nature a préservées du piédestal, de l’autel et du temple, et le peu de place qu’elles occupent, à moins que pour se défendre elles n’en viennent aux moyens des drôlesses, quand elles ont le courage seulement de se défendre. La princesse Georges, pour qui la loi ne peut rien, arme le bras de Terremonde et cause la mort d’un innocent. Son mari lui revient, à la bonne heure ; mais le mouton bêlant reviendra aussi dans ses rêves. Voyez Francillon, victime de la plus sotte existence mondaine, voyez où la pousse le désespoir, et où elle sombrerait, si M. Dumas, par bonté d’âme, ne la retenait au bord de l’abime. Tant mieux, mais je crains les suites. Et considérez aussi combien les honnêtes femmes sont effacées et ternes dans cette vie enivrante, où elles se sacrifient ; et cela encore est un signe du temps. Car ce qui est de toute nécessité, c’est que l’homme se rattrape des trahisons des coquines qui le trompent, sur la résignation des autres qui ont eu la candeur de l’aimer, et qu’où les premières sont toutes-puissantes, les autres soient humiliées et ravalées. Tout ce qui brille est or dans un siècle où l’or seul est quelque chose. Et c’est aussi pourquoi il n’y a point de jeunes filles dans ce théâtre, ou si peu que rien. Elles ont toujours l’air d’y être déplacées, et profanées, comme dans le Demi-Monde. Et, en vérité, je me demande où M. Dumas aurait trouvé le contrepoids nécessaire à tenir son œuvre en équilibre, s’il n’avait, par un subterfuge que tout le monde lui pardonnera, projeté en avant de la scène quelques types de mères, non point optimistes et confiantes comme Mme de Périgny[9], ou diplomates et assagies, comme Mme de Thauzette[10], mais des mères qui ont vidé la coupe d’amertume, et qui, victimes de l’amour, se sont réfugiées dans l’amour maternel, modestes et repliées, comme Clara Vignot[11], repentantes et à jamais attristées, comme Mme de Montaiglin[12].

De ces victimes il a fait des figures sympathiques et imaginées avec quelque tendresse, qui nous remettent et consolent des autres, mais qui ne nous sauraient consoler ni de l’égoïsme candide de l’homme, ni de sa niaise superstition, ni de son ouvrage, ni de la femme moderne qui en est sortie, frivole, inconsciente, superflue, et divinement déséquilibrée. Tel n’est point l’avis de Mme Leverdet ; M. Dumas s’en était, je pense, un peu douté.

  1. L'Ami des femmes.
  2. Préface de l’Ami des femmes.
  3. L’Ami des femmes.
  4. Une visite de noces.
  5. Le Demi-Monde. V. plus haut Ch. iv p. 154 sqq.
  6. Un Père prodigue.
  7. La princesse Georges.
  8. Frédéric-Thomas Graindorge.
  9. La Princesse Georges.
  10. Denise.
  11. Le Fils naturel.
  12. Monsieur Alphonse.